10

Samedi matin, Marc était au travail dans le bunker de Kehlweiler. Il avait découpé et classé comme d’habitude, et il n’avait rien remarqué de particulier dans l’actualité des faits divers, sinon les accidents habituels, et pas trace de pied. Il avait archivé, de toute façon il était payé pour ça, mais franchement, il était temps que cette traque du banc 102 aboutisse, serait-ce au néant. Il s’était habitué à la présence de la vieille Marthe dans son dos. Parfois elle sortait, parfois elle restait, en lisant sans faire de bruit ou en s’obstinant sur des mots croisés. Vers onze heures, ils se faisaient un café, et Marthe en profitait pour rompre le silence et discuter le coup. Elle aussi, paraît-il, elle avait renseigné pour Ludwig. Mais elle disait que maintenant elle mélangeait les bancs, le 102 et le 107 par exemple, qu’elle n’était plus efficace comme dans le temps et ça la rendait mélancolique, parfois.

— Voilà Ludwig, dit Marthe.

— Comment tu le sais ?

— Je reconnais son pas dans la cour, son pied traîne. Onze heures dix, c’est pas son heure. C’est le coup du chien, il s’agace là-dessus. On n’en voit pas le bout, tout le monde en a marre.

— On a fait des rapports complets. Vingt-trois sorteurs de chiens, tous des paisibles et rien à en tirer. Il a toujours travaillé comme ça, sur rien ? Sur n’importe quelle crasse ?

— Toujours, dit Marthe, à la piste. Mais attention, c’est un visionnaire. C’est comme ça qu’il s’est fait célèbre, là-haut. Trouver la merde, c’est sa vocation, à Ludwig, son destin, sa pente.

— Il y a quelque chose qui peut l’empêcher d’emmerder le monde ?

— Ah, mais certainement. Le sommeil, les femmes, les guerres. Ça fait beaucoup si t’y penses. Quand il veut dormir ou se faire des pâtes, il n’y a plus rien à tirer de lui, il se fout de tout. Pareil pour les femmes. Quand ça ne va pas en amour, il tourne en rond, il se fout de tout. Et ça m’étonne qu’il travaille tant parce que ça ne va pas trop fort de ce côté-là en ce moment.

— Ah, fit Marc avec satisfaction. Et les guerres ?

— Ça, les guerres, c’est encore autre chose. C’est le bouquet. Quand ça le prend d’y penser, ça l’empêche de dormir, de manger, d’aimer, et de travailler. C’est un truc qui lui vaut rien du tout, les guerres.

Marthe secoua la tête en tournant son café. Marc l’aimait bien maintenant. Elle le rabrouait constamment, comme s’il avait été son petit, alors qu’il avait tout de même trente-six ans, ou comme si elle l’avait élevé. Elle disait : « À une vieille pute comme moi, tu ne vas pas me la faire, je m’y connais en hommes. » Elle disait ça tout le temps. Marc lui avait montré Mathias, et elle avait dit que c’était un gars bien, un peu sauvage mais bien, et qu’elle s’y connaissait en hommes.

— Tu t’es trompée, dit Marc en se réinstallant à son bureau. Ce n’était pas Louis.

— Tais-toi, t’y connais rien. Il discute en bas avec le peintre, c’est tout.

— Je sais pourquoi tu l’appelles Ludwig. Je lui ai demandé.

— Et alors, t’es bien avancé maintenant.

Marthe souffla la fumée avec réprobation.

— Mais t’en fais pas, il les retrouvera, compte là-dessus, ajouta-t-elle en bougonnant et en faisant du bruit avec le journal.

Marc n’insista pas, et ce n’était pas un sujet avec lequel chatouiller Marthe. Il avait seulement voulu lui dire qu’il savait, c’est tout.

Kehlweiler entra et fit signe à Marc de s’arrêter de classer. Il tira un tabouret et s’assit en face de lui.

— Lanquetot, l’inspecteur du secteur, m’a donné les dernières informations ce matin sur le quartier et sur les dix-neuf autres arrondissements : rien à Paris, Marc, rien. Rien en banlieue non plus, il a vérifié aussi. Pas un corps perdu, pas un cadavre oublié, pas une déclaration de disparition, pas une fugue. Ça fait dix jours que le chien nous a pondu ça sur la grille d’arbre. Donc…

Louis s’interrompit, tâta la cafetière encore tiède et se versa une tasse.

— Donc, le chien a rapporté ça d’ailleurs, de plus loin. C’est sûr. Il y a un corps quelque part qui remonte au bout de notre os, et je veux savoir où, quel que soit l’état de ce corps, vivant ou mort, accident ou meurtre.

Oui, peut-être, pensa Marc, mais avec toute la province sur les bras et pourquoi pas la planète, tant qu’on y était, les comptes du seigneur de Puisaye ne risquaient pas d’avancer. Kehlweiler s’acharnerait jusqu’au bout, Marc savait mieux à présent pourquoi il se collait ces sortes de missions sur le dos, mais lui, il fallait qu’il sorte de là.

— Marc, reprit Kehlweiler, parmi nos vingt-trois chiens, il faut qu’il y en ait au moins un qui ait bougé et qui soit sorti de Paris. Regarde tes fiches. Qui ait bougé en semaine, le jeudi, ou le mercredi. Est-ce qu’on a repéré un type ou une femme en déplacement ?

Marc fouilla dans un classeur. Des gens paisibles, que des gens paisibles. Il y avait les notes de Kehlweiler, les siennes, et celles de Mathias. Il n’avait pas encore mis de l’ordre dans tout ça.

— Regarde lentement, prends ton temps.

— Tu ne veux pas regarder toi-même ?

— J’ai sommeil. Levé à l’aube, à dix heures, pour voir Lanquetot. Je ne suis bon à rien quand j’ai sommeil.

— Bois ton café, dit Marthe.

— Il y a celui-là, dit Marc, c’est un type dont le chasseur-cueilleur s’est chargé.

— Le chasseur-cueilleur ?

— Mathias, précisa Marc, tu m’avais autorisé.

— J’y suis, dit Louis. Qu’est-ce qu’il a chassé ton cueilleur ?

— D’habitude c’est de l’aurochs, là, il s’agit d’un homme.

Marc parcourut une nouvelle fois la fiche.

— C’est un homme qui enseigne une fois par semaine aux Arts et Métiers, le vendredi. Il arrive à Paris le jeudi soir, et il repart le samedi matin, à l’aube. Quand Mathias parle de l’aube, c’est vraiment l’aube.

— Il repart où ? dit Kehlweiler.

— Au bout de la Bretagne, à Port-Nicolas, près de Quimper. Il habite là-bas.

Kehlweiler fit une légère grimace, tendit la main et attrapa la fiche rédigée par Mathias. Il lut et relut, très concentré.

— Il fait sa tête d’Allemand, chuchota Marthe à l’oreille de Marc. Ça va chauffer.

— Marthe, dit Louis sans lever les yeux, tu ne chuchoteras jamais convenablement.

Il se leva et tira des rayonnages un lourd fichier en bois, étiqueté O-P.

— T’as une fiche sur Port-Nicolas ? demanda Marc.

— Oui. Dis-moi, Marc, comment il a fait pour savoir tout ça, ton chasseur-cueilleur ? Il est spécialiste ?

Marc haussa les épaules.

— Mathias est un cas spécial. Il ne dit pratiquement rien. Et puis, il dit « parle », et les gens parlent. Je l’ai vu à l’œuvre, c’est pas des blagues. Et il n’y a pas de truc, je me suis informé.

— Tu penses bien, dit Marthe.

— En tous les cas, ça marche. Pas dans l’autre sens, malheureusement. S’il dit « ta gueule » à Lucien, ça ne marche pas. Je suppose qu’il a bavardé avec le gars pendant que le chien vaquait à ses préoccupations de chien.

— Pas d’autres déplacements ?

— Si. Un autre type qui passe deux jours par semaine à Rouen, double famille, semble-t-il.

— Donc ?

— Donc, dit Marc, si on regarde les quinze jours écoulés dans Ouest-France et dans Le Courrier de l’Eure, que voit-on ?

Ludwig sourit et se resservit du café. Il n’y avait plus qu’à laisser Marc discourir.

— Or, que voit-on ? répéta Marc.

Il reprit ses classeurs et parcourut rapidement les nouvelles du Finistère-Sud et de la Haute-Normandie.

— Dans l’Eure, un camionneur qui s’est pris un mur dans la nuit, il y a onze jours mercredi, beaucoup d’alcool dans le sang, et dans le Finistère, une vieille dame qui s’est cassé la gueule sur une grève caillouteuse, le jeudi ou le vendredi matin. Pas d’histoire de doigt de pied, tu t’en doutes.

— Passe-moi les coupures.

Marc passa, et croisa ses jambes sur la table, satisfait. Il fit un signe encourageant à Marthe. Finis les chiens, on allait passer à autre chose. C’est déprimant à la longue de parler sans cesse de merde de chien, il y a autre chose dans la vie.

Louis reclassa les coupures puis lava les tasses à café dans le petit lavabo. Ensuite, il chercha un torchon propre pour les essuyer et les replaça sur l’étagère, entre deux dossiers. Marthe rangea la boîte à café, reprit son livre et se cala sur le petit lit. Louis s’assit à côté d’elle.

— Eh bien voilà, dit-il.

— Si ça t’arrange, je peux te garder Bufo.

— Non, je préfère l’emmener. Tu es gentille.

Marc replia brutalement les jambes et posa ses bottes au sol. Qu’est-ce qu’il avait dit, Louis ? Emmener le crapaud ? Il ne se retourna pas, il s’était gouré, il n’avait rien entendu.

— Il a déjà tâté l’air marin ? demanda Marthe. Il y en a qui supportent pas.

— Bufo se trouve bien partout, ne te fais pas de bile pour lui. Pourquoi penses-tu que c’est dans le Finistère ?

— Dans l’Eure, un camionneur bourré, ça ne peut pas cacher grand-chose. Tandis que la vieille dans les rochers, on peut se poser des questions, et puis c’est une femme. Qu’est-ce que t’as à ton nez ?

— Je me suis cogné en me levant ce matin, je n’ai pas vu la porte, c’était l’aube.

— T’as de la chance d’avoir un nez, ça protège les yeux.

Bon Dieu ! Mais ils allaient continuer longtemps comme ça ? Marc se tendait, silencieux, appuyant ses mains sur ses cuisses, courbant le dos, le réflexe d’un homme qui voudrait se faire oublier. Kehlweiler allait partir pour la Bretagne, qu’est-ce que c’était que cette foutaise ? Et Marthe, elle avait l’air de trouver ça naturel. Mais il n’avait donc fait que cela toute sa vie ? Aller voir ? Pour un oui pour un non ? Pour une merde ?

Marc regarda sa montre. Presque midi, c’était son heure, il pouvait se tirer l’air de rien avant que Kehlweiler ne l’engage comme homme qui court dans sa chasse au néant. Avec un tel type, hanté par l’inutilité depuis que la Seconde Guerre l’avait mis au monde et la Justice au chômage, on risquait de parcourir toute la France à la poursuite du vide. En ce qui concerne les illusions perdues, Marc estimait avoir largement sa part et il n’avait pas l’intention d’avaler celle de Kehlweiler.

Louis examinait son nez dans une petite glace de poche que lui tendait Marthe. Très bien. Marc referma discrètement les classeurs, boutonna sa veste, salua tout le monde. Kehlweiler répondit par un sourire et Marc fila. Une fois dans la rue, il pensa que le mieux était d’aller travailler ailleurs qu’à la baraque. Il préférait avoir le temps de préparer des arguments de refus avant que Kehlweiler ne passe le recruter pour aller courir sur les confins de la terre bretonne. Marc venait d’en faire l’expérience toute la semaine, le plus habile était de se tirer et de réfléchir à la meilleure manière de s’opposer à ce type. Il passa donc en coup de vent dans sa chambre pour emporter de quoi s’occuper dans un bistrot jusqu’au soir. Il bourra un vieux cartable de comptes de Saint-Amand et redescendit l’escalier en hâte, tandis que son oncle le grimpait tranquillement.

— Salut, dit Vandoosler le Vieux. On dirait que tu as les flics au cul.

Ça se voyait tant que ça ? Plus tard, il s’entraînerait à ne pas s’énerver, ou en cas d’échec, ce qui était à envisager, à s’énerver sans que cela se remarque.

— Je vais travailler un peu plus loin. Si ton Kehlweiler rapplique, tu ne sais pas où je suis.

— Motif ?

— Ce type est cinglé. Je n’ai rien contre, et il a ses raisons, mais je préfère qu’il déraille sans moi. Chacun son train, chacun son art, je n’ai pas la vocation de courir après le vent jusqu’au bout des terres.

— Tu m’étonnes, dit seulement Vandoosler, qui grimpa jusqu’aux combles où il demeurait.

Marc trouva un bon café, assez loin de la baraque, et s’occupa de la bascule du XIIIe siècle.


Kehlweiler, debout, tapotait en silence la petite fiche cartonnée qu’il avait extraite de son fichier.

— Ça tombe mal, dit-il à Marthe. Je connais trop de monde, je voyage trop et je croise trop de gens. Trop petit, ce pays, vraiment trop petit.

— T’as quelqu’un de connu dans ce pays breton ? Dis voir.

— Cherche.

— En combien de lettres ?

— Sept.

— Homme ou femme ?

— Femme.

— Ah. Que tu as aimée, ou moyen ou pas du tout ?

— Que j’ai aimée.

— Ça va être vite vu alors. La deuxième ? Non, elle est au Canada. La troisième ? Pauline ?

— Tout juste. Marrant, non ?

— Marrant… Ça dépend de ce que tu comptes faire.

Louis se passa la fiche cartonnée sur la joue.

— Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ? Les gens sont libres, ils font ce qu’ils veulent. Je l’aimais bien, la petite Pauline, sauf qu’elle était près de ses sous, c’est ça qui t’a perdu. Et tu sais que je m’y connais en femmes. Comment tu sais qu’elle est là-bas ? Je croyais qu’elle n’avait plus jamais donné de ses nouvelles.

— Une seule fois, dit Louis en sortant un fichier, pour me signaler un cas toxique dans son patelin, il y a bien quatre ans. Elle m’avait adressé une coupure de presse sur le gars et ajouté ses propres notes. Mais pas un mot personnel, rien, pas même « je t’embrasse » ou « porte-toi bien ». Juste le renseignement, parce qu’elle pensait que le type était assez moche pour devoir figurer dans mes fichiers. Pas même « je t’embrasse », rien. J’ai répondu de même pour accuser réception et j’ai ajouté le gars dans la grosse boîte.

— Pauline donnait toujours de bons renseignements. Qui est le gars ?

— René Blanchet, dit Louis en sortant une carte du fichier, je ne connais pas.

Il lut quelques secondes en silence.

— Résume, dit Marthe.

— Un vieux salaud, tu peux en être sûre. Pauline connaissait mes préférences.

— Et depuis quatre ans que tu as son adresse, tu n’as jamais pensé aller y faire un tour ?

— Si, Marthe, vingt fois. Faire un tour, examiner ce Blanchet et tâcher de reprendre Pauline au passage. Je me la figurais assez bien seule dans une grande maison littorale battue par la pluie.

— Ne le prends pas mal mais ça m’étonnerait, je m’y connais en femmes. Pourquoi t’as pas tenté le coup, tout compte fait ?

— Tout compte fait, t’as vu ma gueule, t’as vu ma jambe ? Moi aussi je m’y connais, Marthe. Et puis ça n’a pas d’importance, ne te tracasse pas. Pauline, je l’aurais croisée un jour ou l’autre. Quand on passe sa vie sur les chemins d’un pays trop petit, on a les rencontres qu’on mérite, et celles qu’on suscite et celles qu’on désire, ne te tracasse pas.

— N’empêche… marmonna Marthe. Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ?

— Ne répète pas toujours les mêmes trucs. Tu veux une bière ?

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