16

Louis dérangea le maire à son domicile, tard dans la soirée.

Sur le pas de la porte, Chevalier le considéra de ses gros yeux bleus, remuant sans bruit ses lèvres fines et lasses. Il avait l’air de se dire merde, avec fatigue.

— Chevalier, j’ai à nouveau besoin de vous voir.

Foutre Kehlweiler à la porte ? inutile, il reviendrait demain, il savait cela. Il le fit entrer, il dit que sa femme était déjà couchée, on ne sait pourquoi, et Louis prit le fauteuil qu’on lui désignait en silence. Le fauteuil était aussi mou que son maître, de même que le chien qui était couché sur le sol. Là au moins, la règle s’appliquait. C’était un gros mâle bouledogue, fatigué d’avoir couru les femelles bouledogue, et qui estimait qu’il en avait assez fait, ça suffisait comme ça le métier de chien, qu’on ne compte pas sur lui pour hurler sous prétexte qu’un inconnu pénétrait dans la maison.

— Vous avez là une bête qui sait y faire avec la vie, dit Louis.

— Si ça vous intéresse, dit Chevalier en s’enfonçant dans le canapé, il n’a jamais mordu personne, ni mangé de pieds non plus.

— Jamais mordu ?

— Une ou deux fois, quand il était jeune, et parce qu’on l’avait emmerdé, admit Chevalier.

— Bien sûr, dit Louis.

— Cigarette ?

— Merci, oui.

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, pas d’animosité entre eux, nota Louis, une sorte d’entente convenue, de résignation, d’acceptation mutuelle. Le maire n’était pas un gars désagréable à fréquenter, très calmant, aurait dit Vandoosler le Jeune. Chevalier attendait que l’autre parle, ce n’était pas un type à prendre les devants.

— J’ai été faire un tour à la gendarmerie de Fouesnant, dit Louis. Marie Lacasta s’est tuée en se fracassant le front contre les rochers.

— Oui, on se l’est déjà dit.

— Il lui manque malgré tout la dernière phalange du pouce du pied gauche.

Chevalier ne sursauta pas, il tapota sa cigarette et il dit merde, ce coup-ci il le dit vraiment.

— Impossible… murmura-t-il, ce n’est pas dans le rapport. Qu’est-ce que c’est que cette combine ?

— Je suis navré, Chevalier, c’est dans le rapport. Pas dans celui que vous m’avez montré, mais dans l’autre, celui qui a suivi, établi lundi par le médecin légiste, et dont un double vous a été posté mardi avec la mention « personnel ». Je ne suis pas mandaté, je le sais, mais pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— Mais parce que je ne l’ai pas eu, ce rapport ! Une minute, laissez-moi réfléchir… Il a pu arriver mercredi, ou jeudi. Mercredi, j’ai assisté aux obsèques de Marie Lacasta puis j’ai filé sur Paris. Réunions sur réunions au Sénat jusqu’à samedi. Je suis revenu dimanche, et ce matin, à la mairie…

— Vous n’avez pas ouvert le courrier de la semaine ? Quand je suis venu vous voir, il était presque midi.

Le maire écarta les bras, puis retourna ses doigts.

— Bon Dieu, je n’étais là que depuis onze heures ! Je n’ai pas eu le temps de regarder le courrier, je n’attendais rien d’urgent. En revanche, l’eau débordait dans l’anse de Penfoul et je voulais m’en occuper avant d’avoir tous les habitants sur le dos. Un traquenard, cette anse, je n’aurais pas dû laisser construire, et par pitié, bon sang, n’allez pas vous fourrer là-dedans !

— Ne vous faites pas de souci, je suis sur autre chose qu’une anse en inondation. Mais j’avais cru comprendre que votre permanence commençait à neuf heures ?

— Ma permanence, c’est au café que je la tiens, à l’apéritif, et tout le monde le sait. Vous croyez que j’ai lu le rapport et que je ne vous en ai rien dit ? Eh bien non, Kehlweiler ! À dix heures, je dormais, que cela vous plaise ou pas. Je n’aime pas me lever, ajouta le maire en fronçant les sourcils.

Louis se pencha et posa l’index sur son bras.

— Je dormais aussi.

Le maire sortit deux verres et versa du cognac. La somnolence matinale de Louis l’avait haussé dans son esprit.

— Pire, ajouta Louis, je fais des siestes. Au ministère, je fermais la porte, je m’allongeais par terre, la tête posée sur un gros traité de droit pénal. Une demi-heure. Il m’arrivait d’oublier le bouquin par terre, personne n’a jamais su pourquoi je consultais la loi sur le tapis.

— Alors ? demanda le maire. Ce deuxième rapport ?

— Les gendarmes ont fait les premières constatations dimanche, comme vous le savez. Le corps avait été roulé par cinq marées successives, il était abîmé, et couvert de vase et de goémon. L’enfoncement du crâne était bien visible, la blessure au pied, non. Pourtant, Marie Lacasta était pieds nus. Il semble qu’elle se chaussait toujours de bottines courtes en caoutchouc, celles de son mari qui étaient trop grandes pour elle.

— C’est exact. Elle enfilait ça pieds nus pour aller à la pêche.

— Il semble que les vagues l’aient déchaussée.

— Oui, pieds nus, c’était dans le premier rapport… on a retrouvé une des bottines à une dizaine de mètres, sur les rochers.

— Et l’autre ?

— L’autre, elle est partie. À l’heure qu’il est, elle doit filer vers New York.

— Dans son premier examen, effectué tard dans la nuit, le médecin généraliste de Fouesnant s’est occupé de la tête, fractures évidentes, et le pied, sali par la vase, ne l’a pas alerté. Le sang avait cessé de couler et la blessure avait été lavée par l’océan. Le médecin a rapidement établi son diagnostic, exact d’ailleurs, mort par enfoncement de la boîte crânienne, os frontal brisé, choc contre un rocher. C’est ce rapport préliminaire qui vous a été adressé. Le légiste n’est venu que le lendemain, il était sur un accident de la route à Quimper, le dimanche soir. C’est le légiste qui a remarqué la phalange manquante. Ses conclusions pour le coup à la tête sont les mêmes que celles de son confrère. Pour le pied, il écrit ceci…

Louis fouilla dans la poche de son pantalon et sortit un papier chiffonné.

— Je résume… absence de la phalange du doigt du pied gauche. Le doigt n’a pas été coupé, mais arraché. Le légiste exclut donc toute intervention humaine. Vu le contexte, il suggère le passage d’un goéland. Donc, mort accidentelle, puis charognage animal. Le moment du décès ne peut être fixé avec précision, au plus tard vendredi matin. On a vu Marie jeudi vers quatre heures, elle est donc morte entre jeudi quatre heures trente et vendredi à midi. Marie allait-elle cueillir le bigorneau à l’aube ?

— Ça lui arrivait. Elle était libre du vendredi jusqu’au lundi. Mais enfin, le légiste a conclu à la mort accidentelle, malgré ce détail atroce du pied. Alors, où cela vous mène-t-il ? L’hypothèse du goéland est un peu douteuse, mais pourquoi pas ? Ils sont là par millier, féroces, braillards, une plaie.

— Chevalier, je n’ai pas trouvé l’os dans le ventre d’un goéland, vous l’oubliez.

— Oui, j’oubliais.

Louis se cala en arrière sur le fauteuil, sa jambe droite et raide étendue devant lui. Le cognac était de qualité, le maire se modifiait sensiblement, il attendait que les réflexions s’organisent dans la tête de l’élu. Mais il aurait aimé savoir si oui ou non Chevalier avait connu le deuxième rapport, s’il avait été surpris ce soir ou s’il avait menti ce matin, espérant que Louis n’irait pas chercher plus avant. Avec un type pareil, impossible de savoir. Le flegme de ses traits, la décontraction de son corps imprécis effaçaient toute perception de ses pensées réelles. On aurait dit que ses pensées se noyaient avant d’atteindre la surface et le jour. Tout chez lui, restait en dessous, flottant, entre deux eaux. C’était un gars poissonneux à l’extrême. Ce qui fit comprendre à Louis que les yeux clairs et ronds, qu’il croyait avoir déjà vus quelque part, il les avait vus chez le poissonnier, à l’étalage, tout simplement. Louis jetai un œil au vieux chien pour voir s’il avait des yeux de poisson, mais le bouledogue dormait en bavant sur le dallage.

— Minute, dit soudainement Chevalier. C’est entendu, les faits vous donnent raison, le pit-bull de Sevran peut avoir avalé le doigt de pied de Marie, ce qui est répugnant et ça ne m’étonne pas de ce chien, j’ai souvent mis Sevran en garde. Mais une fois encore, et alors ? Marie est tombée et s’est tuée, et le chien, errant comme à sa détestable habitude et charognard comme pas un — encore que tous les chiens en soient là, c’est leur nature, qu’est-ce qu’on y peut —, est passé sur la grève et a croqué son doigt. Une fois encore, et alors ? Vous n’allez pas traîner un chien aux assises pour avoir mutilé un cadavre ?

— Non.

— Parfait, l’affaire est close. Vous avez trouvé la femme que vous cherchiez et il n’y a plus rien à dire.

Le maire remplit à nouveau les deux verres.

— Une petite chose tout de même, dit Louis. J’ai repéré l’os le vendredi matin, après la pluie de la nuit, mais il était déjà en place sur la grille d’arbre vers une heure du matin, le jeudi soir. Le chien de Sevran est passé là entre deux heures de l’après-midi, où la grille était encore propre, et une heure du matin, où j’ai remarqué cette merde.

— On peut dire que vous avez de bonnes occupations. Toute une vie à l’Intérieur, ça ne vous arrange pas un homme. C’est du tatillonnage, de l’obsession.

— Peu importe, le chien est passé là avant une heure du matin, le jeudi soir.

— Mais tonnerre, bien entendu ! Sevran se rend à Paris tous les jeudis soir ! Il fait cours le vendredi aux Arts et Métiers ! Il part vers six heures du soir pour arriver vers minuit, d’une traite. Il emmène toujours son chien, Lina ne veut pas rester seule avec lui, et soit dit entre nous, je l’approuve.

Chevalier abusait de l’expression « soit dit entre nous », et cela ne convenait pas à sa manière d’être. Il n’était pas homme à confier ce qui flottait sous la surface de ses eaux.

— Donc, continua le maire en finissant d’un trait son cognac, quand Sevran arrive, il sort le chien tout de suite, cette bête, c’est normal. Ceci dit, j’irai toucher à nouveau deux mots de son chien à Sevran. Ronger les cadavres, ce n’est pas tolérable. Il l’attache ou je prends des mesures.

— Ce n’est pas contre le chien qu’il va falloir prendre des mesures.

— Dites, Kehlweiler, vous ne comptez pas rendre l’ingénieur responsable de cette barbarie ?

— L’ingénieur ?

— Sevran. C’est comme ça qu’on l’appelle ici.

— Pas spécialement Sevran, mais quelqu’un, certainement.

— Quelqu’un ? Quelqu’un qui aurait coupé le pied de Marie pour le donner à manger au chien ? Vous ne trouvez pas que vous poussez à plaisir cette histoire ? Le légiste l’a dit, il n’y a pas eu section. Vous vous figurez un être humain attaquant le cadavre avec ses dents ? Vous n’y êtes plus, Kehlweiler.

— Monsieur le maire, remettez-nous un cognac et allez me chercher l’horaire des marées, je vous prie.

Chevalier eut un léger recul. C’était rare qu’on lui donne un ordre, et sur un ton léger qui plus est. Une rapide pensée sur la conduite à tenir, mais non, on l’avait dit, inutile de mettre l’Allemand dehors quand on avait la malchance de l’avoir dans son fauteuil. Il poussa un soupir et se dirigea vers son bureau.

— Servez donc à boire, faites comme chez vous, grogna-t-il.

Louis sourit et remplit les verres. Chevalier revint à pas sautillants et lui tendit l’horaire des marées.

— Merci, mais je l’ai déjà lu. C’est pour vous.

— Je les connais par cœur, les marées.

— Ah bon ? Et si vous savez ça, rien ne vous saute aux yeux ?

— Non, rien ne me saute, alors hâtez-vous, j’ai sommeil.

— Mais enfin, Chevalier, imaginez-vous un chien, ou même un goéland, ôter la botte d’un cadavre pour aller manger le pouce du pied ? Pourquoi le pit-bull n’a-t-il pas croqué plutôt la main, l’oreille ?

— Vous avez lu les rapports, bon sang de tonnerre ! Marie était débottée, pieds nus ! Le chien s’est attaqué au pied par hasard ! Bien entendu qu’il n’a pas retiré la botte, vous me prenez vraiment pour un imbécile…

— Je ne vous tiens pas pour un imbécile. C’est pourquoi je vous pose cette question : si le chien a attaqué Marie pieds nus, et si ce n’est pas le chien qui l’a déchaussée, qui est-ce ?

— Mais la mer, tonnerre de Dieu, la mer ! C’est dans le rapport, encore une fois ! Soit dit entre nous, vous oubliez tout, Kehlweiler !

— Pas la mer, mais la marée, restons précis.

— La marée, c’est pareil.

— À quelle heure est venue la marée montante ce jeudi-là ?

— Vers une heure du matin.

Cette fois, Chevalier sursauta. Pas un vrai sursaut mais un tressaillement pour poser le verre à cognac sur la table basse.

— Et voilà, dit Louis en écartant les bras. Marie n’a pas été déchaussée par la marée le jeudi soir car la mer descendait et n’est revenue vers elle que sept heures plus tard. Or le pit-bull a recraché son os à Paris avant une heure du matin.

— Je ne comprends plus. Le chien aurait-il tiré sur la botte ? Ça n’a pas de sens.

— Par acquit de conscience, j’ai demandé à voir la bottine, qu’ils avaient encore à Fouesnant. On a eu de la chance, c’est la bottine gauche.

— De quel droit vous l’ont-ils montrée ? dit Chevalier, indigné. Depuis quand les gendarmes déballent-ils leur matériel devant les civils à la retraite ?

— Je connais un ami du capitaine de Fouesnant.

— Félicitations.

— J’ai seulement examiné la bottine, et au microscope encore. Elle ne porte pas de trace de croc, pas même de léger mordillage. Le chien ne l’a pas touchée. Marie était déjà déchaussée quand le pit-bull est arrivé avant six heures.

— Ça peut s’expliquer… Voyons… Elle ôte sa botte, pour retirer un caillou par exemple, et… en déséquilibre, elle tombe et elle se fracasse la tête.

— Je ne crois pas. Marie était une vieille femme. Elle se serait assise sur un rocher pour ôter sa botte. On ne fait pas d’équilibre sur un pied à son âge… Elle était agile, allante ?

— Plutôt non… Très précautionneuse, fragile.

— Donc ce n’est pas la marée, ce n’est pas Marie, ce n’est pas le pit-bull.

— Quoi alors ?

— Qui, voulez-vous dire ?

— Qui ?

— Chevalier, quelqu’un a tué Marie et c’est de cela qu’il va falloir vous occuper.

— Comment voyez-vous la chose ? dit doucement le maire après un silence.

— J’ai été voir les lieux. Vers cinq ou six heures du soir, le jour baisse, mais il ne fait pas nuit noire encore. S’il faut tuer Marie, la grève, même déserte en cette saison, n’est pas l’endroit le mieux approprié, trop à découvert. Imaginez qu’on la tue dans le bois de pins en arrière de la grève, ou dans la cabane Vauban qui la surplombe, d’un coup de pierre sur le front, pour la descendre ensuite par le sentier abrupt qui conduit jusqu’aux rochers ? L’assassin charge la vieille Marie sur son épaule, elle n’était pas lourde.

— Une plume… Continuez.

— Sur son épaule, jusqu’à la grève où il la dépose face contre les rochers. Dans la descente, n’y a-t-il pas toutes les chances que l’une des bottines, trop lâche, ne tombe au sol ?

— Si.

— L’assassin, en disposant le corps, s’aperçoit de la perte de la botte. Il lui faut absolument la retrouver pour permettre de conclure à l’accident. Il ne pouvait imaginer que la mer la déchausserait à nouveau. Il remonte le sentier, jusqu’à la cabane ou jusqu’au bois, cherche dans l’obscurité qui tombe. C’est bourré d’ajoncs et de genêts, et plus en arrière, de pins. Admettons au mieux qu’il, ou elle, mette quatre minutes pour monter le sentier, quatre minutes pour retrouver la botte, qui est noire, et trois minutes pour redescendre. Cela laisse onze minutes pendant lesquelles le chien de Sevran, errant sur la grève, a largement le temps de croquer un pouce. Vous connaissez ses crocs, une saloperie d’arme, très puissante. Dans le soir tombant, agissant vite, l’assassin rechausse la morte sans s’apercevoir de l’amputation. Remettez-nous un cognac.

Chevalier obéit, muet.

— Si on avait retrouvé Marie tout de suite, et donc bottée, on aurait noté l’amputation aussitôt en la déchaussant à l’enquête, et l’assassinat aurait été patent. Une morte ne s’occupe pas de remettre sa botte après qu’on lui a mangé le pied…

— Continuez.

— Mais la marée, chance pour l’assassin, ôte les bottes de Marie, dépose l’une sur les caillasses, emporte l’autre vers l’Amérique. On la retrouve donc pieds nus, amputée, mais les goélands sont là, tout désignés pour expliquer la chose, plutôt mal que bien. Seulement voilà…

— Seulement le chien de Sevran était passé par là et… il a éjecté l’os à Paris le soir même avant la marée montante.

— Je n’aurais pas mieux dit.

— Rien à faire alors, on l’a donc tuée… On a tué Marie… Sevran a pourtant emmené son chien avec lui, vers six heures, comme d’habitude…

— Le chien a eu le temps de trouver Marie avant six heures. Il faudra demander à Sevran si le chien avait fugué avant le départ.

— Oui… évidemment.

— Il n’y a plus le choix, Chevalier. Il faudra prévenir Quimper dès demain. C’est un meurtre, et prémédité, soit qu’on ait suivi Marie jusqu’à la grève, soit qu’on l’ait entraînée là-bas pour accréditer l’accident.

— Alors, Sevran ? L’ingénieur ? C’est impossible. C’est un type charmant, talentueux, très cordial, Marie était avec eux depuis des années.

— Je n’ai pas dit Sevran. Son chien est libre. Sevran et le pit-bull, ça fait deux. Tout le monde connaissait le coin de pêche de Marie, vous l’avez dit.

Chevalier hocha la tête, frotta ses gros yeux.

— Allons dormir, dit Louis. On ne peut rien faire ce soir. Il faudra avertir vos administrés. Si l’un d’eux a quelque chose à dire, qu’il le fasse discrètement. Un meurtrier, ça peut frapper encore.

— Un meurtrier… il ne manquait plus que ça. Sans compter que j’ai un cambriolage sur les bras.

— Ah, tiens ? dit Louis.

— Oui, la cave de l’ingénieur, justement, là où il entrepose ses machines. La porte a été défoncée cette nuit. Vous savez peut-être que c’est un expert, on vient le consulter de loin et ses machines valent cher.

— De la casse ?

— Non, curieusement. Simple visite, semble-t-il. Mais c’est tout de même fâcheux.

— Très.

Louis ne sentait pas l’urgence de s’étendre sur le sujet et quitta le maire. En marchant dans les rues noires, il sentit l’effet du cognac. Il ne pouvait pas s’appuyer ferme sur sa jambe gauche pour faire obtempérer la droite. Il s’arrêta sous un arbre, secoué par le vent d’ouest qui se levait soudainement. Parfois, ce genou coincé le décourageait. Il avait toujours pensé que Pauline était partie parce que sa jambe était foutue. Elle s’était décidée six mois après l’accident. En quelques secondes, Louis revit ce sauvage incendie d’Antibes où la mécanique de son genou était partie en miettes. Il avait coincé les types, après une traque de presque deux ans, mais il avait coincé son genou avec. Marthe, pour l’encourager, lui disait que c’était élégant de boiter, comme de porter monocle, et qu’il pouvait être content de ressembler à Talleyrand, puisque c’était son ancêtre. Ce détail de la boiterie de Talleyrand était l’unique chose que connût Marthe sur cet homme. Mais lui savait bien que boiter n’avait rien de séduisant. Il eut la vague envie de s’attendrir sur son genou. C’est à ça qu’on remarque qu’un cognac est bon et qu’on en a trop bu. Le monde était à feu et à sang, il avait retrouvé la femme qui collait au bout du tragique débris de la grille d’arbre, il avait eu raison, on l’avait tuée, on avait tué une vieille femme, un bout de femme de rien avec un rocher sauvage, il y avait un assassin dans Port-Nicolas, le chien avait trahi le tueur au banc 102, pour cette fois il allait pardonner au chien, ça suffisait comme ça avec son genou, il allait dormir, il n’allait pas passer la nuit à pleurer sur sa boiterie, Talleyrand ne l’avait pas fait, encore que si, à sa manière. Si on lui avait dit qu’il avait bu trop de cognac, il n’aurait pas discuté, c’était la vérité. Il serait plombé demain pour accueillir les flics de Quimper à l’ouverture de l’enquête. Il aurait fallu savoir si Chevalier avait eu ou non connaissance du deuxième rapport, mais entrer par effraction dans la mairie pour aller examiner l’enveloppe semblait peu concevable. La mairie ne devait pas s’ouvrir comme une boîte à sardines ou la cave de Sevran. Il se remit en marche, tirant son genou, et passa sur la place noire, où le vent d’ouest fonçait autant qu’il le pouvait. La mairie était un petit bâtiment bien fermé. Et pourtant… Louis leva la tête. Là-haut, au premier étage, une petite fenêtre était restée ouverte, son cadre blanc se détachait sur le ciel de nuit.

Une petite fenêtre qui devait être celle des toilettes, certainement pas d’un bureau. Quelle négligence. Et quelle tentation pour un type comme lui. Tentation inutile. Il y avait bien la gouttière pour s’accrocher et les joints creux et assez larges entre les pierres de granit, mais avec ce genou, pas la peine d’y songer. Et la fenêtre était trop étroite pour un corps comme le sien, même s’il n’avait pas eu la jambe du Diable boiteux. Tant pis pour la mairie, tant pis pour Chevalier, il tirerait les poissons hors de la peau de ce type d’une autre manière. Louis se glissa dans son hôtel avec l’image de Marie devant les yeux. La photo qu’il avait vue dans le rapport, une petite vieille qui n’aurait pas touché à un crapaud. Une plume, avait dit le maire. Celui, celle, qui l’avait écrasée à coups de pierre, il lui ferait suer sa crasse et sa certitude. Juré. Il pensa à son père, à Lörrach, là-bas, loin, sur l’autre rive du Rhin. Juré au vieux, il lui ferait suer sa certitude.

Il eut un certain mal à insérer avec la précision nécessaire sa clef dans la serrure de sa porte. C’est le problème avec le cognac. On s’attendrit sur son genou, sur Marie, sur le Rhin et on rate l’introduction de la clef. Pourtant, il avait allumé la faible lumière du couloir.

— Je peux t’aider ? dit une voix derrière lui.

Louis se retourna lentement. Adossé au mur du couloir, Marc souriait, bras croisés, jambes croisées. Louis le considéra un moment, pensa que le rejeton de Vandoosler était bel et bien un emmerdeur et lui tendit sa clef.

— Tu tombes bien, dit-il seulement. Et pas que pour la clef.

Marc ouvrit la porte sans un mot, alluma, et regarda Louis s’étendre de tout son long sur le lit.

— Cinq cognacs bien tassés, dit-il en grimaçant. Du bon, du très bon, l’élu sait recevoir, on n’est pas tombés n’importe où. Assieds-toi. Sais-tu que Marthe m’appelle aussi le Diable boiteux ?

— C’est un honneur ?

— Pour elle, oui. Pour moi, c’est un emmerdement. Toi, tu ne boites pas, tu es petit et mince, juste ce qu’il faut.

— Ça dépend pour quoi.

— Pour la fenêtre des toilettes, ça sera parfait.

— C’est gai. De quoi s’agit-il ?

— Qu’as-tu dit que tu savais faire ? À part ton foutu Moyen Âge, bien sûr ?

— Ce que je sais faire ? À part ça ?

Marc réfléchit un peu. Il ne trouvait pas la question facile.

— Grimper, dit-il.

Louis se redressa d’un seul mouvement sur le lit.

— Alors vas-y. Regarde.

Il entraîna Marc vers la fenêtre de la chambre.

— Tu vois la maison en face ? C’est la mairie. Sur le flanc gauche, la fenêtre des toilettes est restée ouverte. Il y a une gouttière, de bons joints entre les pierres, tout ce qu’il faut. Ce n’est pas facile mais ce sera de la rigolade pour un homme comme toi, si tu ne m’as pas menti. C’est le vent d’ouest qui t’envoie, jeune Vandoosler. Mais il faudrait que je te donne d’autres chaussures. Tu ne pourras pas grimper en bottes de cuir.

— J’ai toujours grimpé en bottes, dit Marc en se cabrant. Et je ne mettrai pas d’autres pompes.

— Et pourquoi ça ?

— Ça me réconforte, ça me consolide, si tu tiens à le savoir.

— Entendu, dit Louis. À chacun ses béquilles et après tout, c’est toi qui grimpes.

— Une fois dedans, je fais quoi ? Je pisse et je m’en vais ?

— Assieds-toi, je t’explique.

Vingt minutes plus tard, Marc se glissait près de la mairie et l’abordait par son flanc gauche. Il souriait en grimpant, coinçant les bouts de ses bottes dans les joints des pierres. Joint après joint, il progressait vite, s’aidant d’une main de la gouttière râpeuse. Marc avait les mains larges et très solides, et ce soir, l’agilité de son corps trop mince mais qu’il pouvait propulser sans effort lui donnait satisfaction.

Louis l’observait depuis la fenêtre de sa chambre. Vêtu de noir, Marc se distinguait à peine dans l’ombre de la mairie. Il le vit faire un rétablissement à hauteur de la fenêtre, s’y engager et disparaître. Il se frotta les mains et attendit sans inquiétude. En cas de pépin, Marc saurait se démerder. Comme aurait dit Marthe, il s’y connaissait en hommes, et Vandoosler le Jeune, avec sa fragilité, sa franchise excessive, son émotivité à niveau variable, sa science de vieil emmerdeur d’historien, sa curiosité de gosse, sa ténacité de roseau pensant, le tout très mélangé, était un type qui valait le coup. Louis avait ressenti une réelle détente à voir brusquement débarquer le médiéviste dans le couloir de l’hôtel, et il n’avait pas été étonné. D’une certaine manière, il l’attendait, ils avaient démarré ça ensemble, et Marc le savait aussi bien que lui. Pour des raisons très différentes des siennes, Marc Vandoosler finissait toujours ce qu’il avait commencé.

Il le vit s’éjecter de la fenêtre vingt minutes plus tard, descendre sans hâte le long de la façade, toucher terre et retraverser la place à pas longs. Louis alla entrouvrir sa porte et deux minutes après, Marc entrait sans bruit et buvait un coup d’eau au lavabo de la petite salle de bains.

— Merde, dit-il en ressortant, tu as mis ton crapaud dans la salle de bains.

— C’est lui qui a choisi. Il a l’air à son aise sous le lavabo.

Marc frotta son pantalon de toile crassé par l’escalade et réajusta sa ceinture d’argent. Austère et clinquant lui avait dit Vandoosler le Vieux pour le décrire, et c’était vrai.

— Ça ne te les brise pas d’être toujours serré dans ton froc ?

— Non, dit Marc.

— Allons, tant mieux. Raconte.

— Tu avais raison, les toilettes donnaient sur le bureau du maire. J’ai fouillé dans le trieur à courrier. La grande enveloppe de la gendarmerie de Fouesnant était là, annotée « personnel ». Mais elle était ouverte, Louis. J’ai regardé. C’est comme tu as dit, c’est le deuxième rapport, avec les précisions sur le doigt manquant.

— Ah ! dit Louis. Donc il a menti. Crois-moi ou non, c’est un homme qui ment sans que cela se voie. Il est comme la surface mousseuse d’un étang, tu ne distingues pas les poissons en dessous. De vagues mouvements, des ombres ondulantes, et c’est tout.

— Un étang propre, ou un étang sale ?

— Ça…

— Pourquoi a-t-il menti ? Tu te figures l’élu écraser la vieille ?

— On peut se figurer n’importe quoi, on ne connaît personne ici. Il peut y avoir des causes simples à son mensonge. Admets qu’il n’ait pas imaginé de lien entre le doigt manquant et un meurtre, vu qu’il ne pouvait pas envisager que le doigt avait filé jusqu’à la Contrescarpe et que je repérerais la merde avant la marée montante. Vu ?

— Vu. Ne va pas si vite, ça m’énerve.

— Tu souhaites que je parle très lentement ?

— Non, ça m’énerve aussi.

— Qu’est-ce qui ne t’énerve pas ?

— Aucune idée.

— Alors débrouille-toi. Tout ce que le maire sait ce matin, c’est qu’une de ses administrées s’est tuée dans les rochers et que des goélands lui ont sans doute fauché un doigt. Note qu’il ne communique pas le détail à la presse, et pourquoi ? La Bretagne vit du tourisme et Port-Nicolas est une bourgade pauvre, tu as sans doute vu ça. Il n’a aucun avantage à faire de la publicité pour les sales goélands de sa commune. Ajoute à cela…

— J’ai soif. J’ai soif d’eau.

— Tu es emmerdant comme type. Va boire, tu n’as pas besoin de mon autorisation.

— Si ton crapaud me saute dessus ? Je l’ai vu bouger tout à l’heure.

— Tu violes une mairie comme un prince et tu as peur de Bufo ?

— Parfaitement.

Louis se leva et alla remplir un verre au lavabo.

— Ajoute à cela, dit-il en tendant le verre à Marc, qu’un type rapplique dans son bureau et lui sort le doigt manquant de la vieille Marie. Ce n’est pas le doigt qui le contrarie, encore que ça l’intrigue, c’est le type. Aucun élu, sénateur qui plus est, aussi correct soit-il, n’aime à m’avoir dans ses parages. Ces types-là ont des amis, des amis d’amis, des conventions, des pactes, et ils préfèrent ne pas avoir à rencontrer « l’Allemand ». C’est ce qu’il m’a dit, avec des bulles, du fond de son étang.

Louis grimaça.

— Il t’a appelé comme ça ? dit Marc. Il te connaît ?

— De surnom, oui. Je veux une bière, et toi ?

— D’accord, dit Marc, qui avait noté que Louis, à intervalles réguliers, disait « Je veux une bière », péremptoirement.

— Bref, Chevalier a pu mentir pour éviter que je ne m’incruste au port, dit Louis en ouvrant deux bouteilles.

— Merci. Il a pu aussi décacheter le courrier sans le lire. On ouvre, on jette un œil circonspect à l’intérieur, on verra ça plus tard, on passe à la suite. Je fais ça. Les feuillets n’étaient pas froissés.

— Possible.

— Qu’est-ce qu’on fout maintenant ?

— Demain, les flics seront là, ils ouvriront l’enquête.

— Alors, c’est réglé, on repart. On verra la suite dans les journaux.

Louis ne répondit pas.

— Quoi ? dit Marc. On ne va pas rester ici à les regarder faire ? On ne va pas surveiller toutes les enquêtes à travers tout le pays ? Tu as atteint ton but, c’est parfait, l’enquête s’ouvre. Qu’est-ce qui te retient ?

— Une femme que je connais ici.

— Ah merde, dit Marc en écartant les bras.

— Comme tu dis. Je dis juste salut et on repart.

— Dire salut… Et après, on ne sait plus où ça s’arête, ne compte pas sur moi pour t’attendre, et t’attendre tout seul en plus, comme un niais qui n’a personne à qui dire salut. Non merci.

Marc but quelques longues gorgées au goulot.

— Elle t’intéresse beaucoup, cette femme ? reprit-il. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

— Ça ne te regarde pas.

— Toutes les histoires de femmes me regardent, mieux vaut que tu le saches. J’observe les autres, ça me cultive.

— Il n’y a rien à cultiver. Elle est partie après que je me suis pété la jambe, et je la retrouve ici, aux côtés d’un épais époux qui barbote dans la thalassothérapie. Je veux voir ça. Je veux dire salut.

— Et quoi d’autre ? Dire salut, lui parler, la reprendre ? Enfoncer l’époux dans la piscine de boue ? Tu sais que ça ne marche pas du tout ? On arrive comme un seigneur du fin fond de la mémoire et on se fait jeter comme un manant dans le cul-de-basse-fosse du quotidien.

Louis haussa les épaules.

— J’ai dit que je voulais dire salut.

— « Salut » ? ou bien : « Salut, qu’est-ce qui t’a pris d’épouser ce type ? » Tu ne t’amuseras pas, Louis, dit Marc en se levant. Avec les femmes perdues, courage, fuyons, c’est mon système, et courage, pleurons, et courage, suicidons-nous, et courage, tâchons d’en aimer une autre, et courage, fuyons, ça recommence, et toi tu vas foutre la pagaille, moi je prends le train demain soir.

Louis sourit.

— Et alors ? dit Marc. Ça te fait marrer ? Tu ne l’aimais peut-être pas tant que ça, au fond. Regarde, tu es calme comme une prairie.

— C’est parce que tu es nerveux pour deux. Plus tu t’énerves, plus je m’apaise, tu me fais beaucoup de bien, Saint Marc.

— N’abuse pas. Tu te sers déjà de ma jambe droite sans demander, comme si c’était la tienne, c’est bien assez. Tu peux en chercher des types serviables qui te prêteront une jambe, comme ça, gratuit. Alors, que tu songes aussi à exploiter mon anxiété naturelle pour en faire ton pain blanc, c’est dégueulasse. À moins, ajouta-t-il après un silence et quelques gorgées, que tu ne me repasses du pain blanc après, c’est à débattre.

— Pauline Darnas, dit Louis en tournant autour de Marc, c’est le nom de cette femme, était très sportive, elle cultivait le quatre cents mètres.

— Je m’en fous.

— Elle a trente-sept ans à présent, elle n’est plus d’âge, elle fait donc le sport dans la rubrique du journal régional. Elle est au journal deux à trois fois par semaine, elle sait pas mal de choses sur les gens d’ici.

— Prétexte idiot.

— Sans doute. Il faut avoir un prétexte idiot pour cacher une mauvaise pensée. Et puis j’ai un type à examiner.

Marc haussa les épaules et risqua un œil dans le goulot de sa bouteille vide. Incroyable tout ce qu’on peut voir quand on s’enfonce l’œil dans une bouteille vide.

Загрузка...