Louis réussit à se lever vers neuf heures. Il voulait se dépêcher d’aller dire salut, comme ça ce serait fait, et le plus tôt serait le mieux, puisqu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Marc avait raison, il aurait dû éviter, ne pas revoir son visage, ne pas regarder le mari, mais rien à faire, il n’avait jamais connu la sagesse d’éviter, il voulait faire des emmerdements. Pourvu qu’il ne fasse pas de tapage, de ces placides tapages qui mettaient les gens hors d’eux, et tout irait à peu près bien. Pourvu qu’il ne se conduise pas comme un caustique salaud. Tout dépendrait de la tête qu’elle ferait. Tout cela serait de toute façon triste et médiocre, Pauline avait toujours voulu du fric, elle aurait empiré avec les années et ce serait moche à voir. Mais précisément, c’était cela qu’il voulait voir. Voir quelque chose de moche, Pauline confite dans les billets de banque et le jus de poisson, couchant avec le petit homme en fermant les yeux, Pauline sans éclat, sans mystère, engoncée dans les couloirs de ses mauvais penchants. Et quand il aurait vu ça, il n’y penserait jamais plus, ça ferait toujours une case de vidée. Marc se trompait, il n’avait pas l’intention de coucher avec elle, mais de voir à quel point il ne voulait plus coucher avec elle.
Mais attention, se dit-il en sortant de l’hôtel, pas de tapage placide, pas d’ironie vengeuse, trop facile, trop grossier, faire attention à cela, bien se tenir. Il s’étonna de ne voir aucune voiture de flic devant la mairie. Le maire devait encore dormir et les appellerait mollement dans la matinée, et c’était encore ça de gagné pour l’assassin. Le visage de la vieille écrasée sur les rochers, du maire dormant, de Pauline dans le lit du type, le visage d’une ville de cons. Attention, pas de tapage.
Il se présenta à l’accueil du centre de thalassothérapie, tirant sur son mètre quatre-vingt-dix, conscient de se tenir très haut, très droit, et demanda à voir Pauline Darnas, puisque c’était son nouveau nom. Non, ce n’était pas pour une admission, il voulait voir Pauline Darnas. Elle ne recevait personne le matin ? Bien, d’accord, pourrait-on avoir l’amabilité de lui dire que Louis Kehlweiler désirait la voir ?
La secrétaire fit partir le message et Louis s’installa dans un fauteuil jaune, immonde. Il était content de lui, il avait fait les choses bien, poliment, selon les usages. Il dirait salut et il s’en irait sur l’image renouvelée en moche de cette femme qu’il avait aimée. Les flics allaient rappliquer à Port-Nicolas, il n’allait pas passer la nuit là-dessus, dans ce hall luxueux où il n’y avait rien de beau à voir. Salut et au revoir, il avait autre chose à foutre.
Dix minutes passèrent et la secrétaire revint vers lui. Mme Darnas ne pouvait pas le recevoir et le priait de l’en excuser, qu’il repasse une autre fois. Louis sentit les bons usages se pulvériser. Il se leva trop brusquement, manqua perdre l’équilibre sur cette saleté de jambe et se dirigea vers la porte où la pancarte « Privé » le contrariait depuis un bon moment. La secrétaire courut à son bureau pour sonner, et Louis entra dans les appartements interdits. Il s’arrêta sur le seuil d’une vaste pièce, où les Darnas achevaient le petit déjeuner.
Ils levèrent tous les deux la tête, puis Pauline la baissa aussitôt. À trente-sept ans, on ne peut pas espérer qu’une femme soit devenue complètement moche, et Pauline ne l’était pas. Elle portait maintenant ses cheveux bruns coupés court et ce fut la seule différence que Louis eut le temps d’enregistrer. Lui, il s’était levé et Louis le trouva aussi laid qu’il l’avait espéré quand il l’avait aperçu hier à déjeuner. Il était petit, gras, moins que sur la photo, il avait la peau très pâle, presque verte, le front court, les joues et le menton informes, le nez perdu, les sourcils énormes sur des yeux bruns assez vifs. C’était tout ce qu’il y avait de vif à voir, et encore, ses yeux étaient rétrécis. Darnas s’attarda lui aussi à considérer l’homme qui venait d’entrer chez lui.
— Je suppose, dit-il, que vous avez d’excellents motifs pour passer outre à la consigne de ma secrétaire ?
— J’ai des motifs. Mais je doute qu’ils soient excellents.
— À la bonne heure, dit le petit homme en lui proposant de s’asseoir. Monsieur… ?
— Louis Kehlweiler, un vieil ami de Pauline.
— À la bonne heure, répéta-t-il en s’asseyant à son tour. Vous prendrez du café ?
— Volontiers.
— À la bonne heure.
Darnas s’appuya confortablement sur son large fauteuil et regarda Louis en ayant l’air de s’amuser beaucoup.
— Puisque nous avons des goûts communs, dit-il, passons outre aux préliminaires et venons-en directement au but de votre intrusion, qu’en dites-vous ?
À vrai dire, Louis ne s’attendait pas à cela. Il avait plutôt l’habitude de conduire les débats et Darnas prenait un net avantage. Cela ne lui déplut pas.
— Ce sera facile, dit Louis en levant les yeux vers Pauline qui, toujours serrée sur sa chaise, soutenait à présent son regard. En tant qu’ami de votre femme, ancien amant, je le précise en toute humilité, et amant éconduit après huit années, je le signale toute rage contenue, et sachant qu’elle vivait ici, j’ai voulu voir ce qu’elle devenait, à quoi ressemblait son mari, et pourquoi et pour qui elle m’avait laissé ronger ma peine durant deux ans, enfin toutes questions banales que le premier venu se poserait.
Pauline se leva et sortit de la pièce sans dire un mot. Darnas fit un petit mouvement avec ses gros sourcils.
— Bien entendu, dit Darnas, en servant une seconde tasse de café à Louis, je vous suis fort bien, et je comprends que le refus de Pauline vous ait froissé, c’est légitime. Vous examinerez ces questions tous les deux à tête reposée, vous serez plus à l’aise sans moi. Vous voudrez bien l’excuser, votre visite a dû la surprendre, vous la connaissez, une nature très vive. À mon avis, elle ne tient peut-être pas tant que ça à me montrer à ses anciens amis.
Darnas avait une voix très douce, fluette, et il paraissait être aussi naturellement calme que Louis, sans affectation, sans effort. De temps à autre, il secouait lentement ses deux grosses mains comme s’il s’était brûlé, ou comme s’il s’était mouillé et qu’il voulait faire tomber les gouttes d’eau au sol, ou comme s’il voulait remettre tous ses doigts en place, enfin c’était curieux, et Louis trouvait le geste inhabituel et intéressant. Louis regardait toujours ce que les gens faisaient de leurs mains.
— Mais pourquoi vous décider tout d’un coup, en plein mois de novembre ? Il y a autre chose ?
— J’allais vous le dire. C’est le second motif de ma visite, le meilleur, le premier étant de nature évidemment plus vile, plus revancharde, comme vous l’avez remarqué.
— Évidemment. Mais je veux espérer que vous ne ferez pas de mal à Pauline, et quant au mal que vous pourrez me faire, à moi, nous verrons cela en temps utile, et s’il y a lieu.
— C’est entendu. Voici donc ce second motif : vous êtes un des hommes les plus riches du lieu, votre centre de bouillasse marine draine hommes, femmes et ragots en nombre, vous êtes installé ici depuis presque quinze ans, et de plus, Pauline travaille au journal régional. Vous avez donc peut-être des choses pour moi. Depuis Paris, j’ai suivi une bricole qui m’a amené jusqu’à la mort de Marie Lacasta dans les rochers de la grève Vauban, il y a douze jours de ça. Accident, a-t-on dit.
— Et vous ?
— Moi, j’ai dit meurtre.
— À la bonne heure, dit Darnas en secouant les mains. Racontez ça.
— Vous vous en foutiez, de Marie Lacasta ?.
— Mais pas du tout. Qu’est-ce qui vous met cette idée en tête ? J’aimais bien cette femme, tout au contraire, très rusée et très gentille. Toutes les semaines, elle venait au jardin. Elle n’avait pas de jardin, comprenez-vous, et cela lui manquait. Je lui avais donc laissé une parcelle dans le parc du centre. Là, elle faisait ce qu’elle voulait, ses patates, ses petits pois, que sais-je ? Ça ne me privait pas, je n’ai pas le temps pour du jardinage et ce ne sont pas les clients de la thalasso qui vont se mettre à biner les pommes de terre en sortant de la piscine, certes non, ce n’est pas le genre. On se voyait souvent, elle apportait des légumes à Pauline, pour la soupe.
— Pauline ? Elle fait de la soupe ?
Darnas secoua la tête.
— C’est moi qui cuisine.
— Et en course ? Son quatre cents mètres ?
— Trions, trions, dit Darnas de sa voix délicate. Vous vous occuperez de Pauline en tête à tête, parlez-moi de ce meurtre. Vous avez raison, je connais tout le monde ici, c’est bien évident. Dites-moi ce qui s’agite.
Louis ne tenait pas à garder les choses au secret. Puisque l’assassin avait pris soin de masquer l’acte en accident, mieux valait tout renverser au plus vite, divulguer et faire grand bruit. Forcer l’assassin à se retourner dans un autre sens que sa planque naturelle, seul espoir de faire jaillir quelque chose, c’est du simple bon sens, solide comme un vieux banc. Louis exposa à Darnas, qui lui semblait tout aussi moche, Dieu merci, mais dont la compagnie lui plaisait beaucoup, à quoi bon le nier, le détail des événements qui l’avaient conduit à Port-Nicolas, la phalange, le chien, Paris, les bottines, la marée montante, l’entretien avec le maire, l’ouverture de l’enquête. Darnas secoua ses doigts gras deux ou trois fois pendant ce récit, qu’il n’interrompit pas une seule fois, même pas pour dire « à la bonne heure ».
— Eh bien, dit Darnas, je suppose qu’on va nous envoyer un inspecteur de Quimper… Voyons, si c’est le grand brun, c’est désastreux, mais si c’est le petit malingre, on a des chances. Le petit malingre, pour ce qu’il m’est arrivé d’en voir — il y a eu un accident au centre il y a quatre ans, une femme morte sous sa douche, un désastre, mais un simple accident, n’allez pas vous mettre martel en tête —, donc le petit malingre, Guerrec, est assez futé. Très soupçonneux en revanche, il n’accorde sa confiance à personne, et cela le retarde. Il faut savoir choisir ceux sur qui s’appuyer, au lieu de quoi on s’enlise. Et puis, il a au-dessus de lui un juge d’instruction qui fait une hantise de l’échec. Aussi le juge a-t-il la garde à vue facile, il fait boucler le premier suspect venu tant il a peur de rater le coupable. Trop de hâte nuit aussi. Enfin, vous verrez ça… Encore que je suppose que vous n’allez pas rester pour l’enquête ? Votre partie est terminée ?
— Juste le temps de voir comment Quimper prend les choses en main. C’est un peu mon œuvre, je veux savoir à qui je confie le soin de poursuivre.
— Comme pour Pauline ?
— On a dit qu’on triait.
— Trions. Que puis-je vous dire sur ce meurtre ? D’abord, Kehlweiler, vous me plaisez.
Louis regarda Darnas, assez stupéfait.
— Si, Kehlweiler, vous me plaisez. Et en attendant de constater le mal que vous me ferez concernant Pauline, que j’aime, toute personne qui l’a bien connue comprend cela aisément, et en attendant que la rivalité millénaire nous dresse l’un contre l’autre et front contre front, et j’ai l’idée désolante que je n’aurai pas le dessus, car vous l’avez noté, que je suis laid, ce qui n’est pas votre cas, en attendant donc ces éventuels instants qui font trembler la vie, je ne tolère pas de savoir qu’on a écrasé la vieille Marie. Non, Kehlweiler, je ne le tolère pas. Et ne comptez pas trop sur le maire pour vous fournir des renseignements sur ses administrés, à vous pas plus qu’aux flics. Il soigne chacun de ses bulletins de vote et passe son existence à tenter de s’épargner des ennuis, je ne le blâme pas, mais il est, comment dire, très flasque.
— Dessus ou jusqu’au fond ?
Darnas tordit les lèvres.
— À la bonne heure, vous avez vu cela. On ne sait pas ce qu’il y a au fond du maire. Il est ici depuis deux mandats, envoyé d’Île-de-France, et après tout ce temps, impossible de saisir quelque chose d’un peu constant chez lui. C’est peut-être le secret pour se faire élire. Le mieux à faire pour pouvoir se retourner en tous sens sans que cela se voie trop, c’est d’être rond, n’est-ce pas ? Eh bien, Chevalier est rond, glissant, vitrifié comme un congre, un chef-d’œuvre dans un certain sens. Il vous fera peu de réponses franches, même si elles vous le semblent.
— Et vous-même ?
— Je sais mentir comme un autre, cela va de soi. Il n’y a que les niais qui ne savent pas. Mais, jardin excepté, je ne vois pas de lien entre Marie et moi.
— Du jardin, elle pouvait aisément entrer dans la maison.
— Et elle le faisait en effet. Je vous l’ai dit, pour les légumes.
— Et dans une maison, on peut en apprendre beaucoup. Elle était curieuse ?
— Ah ! Très curieuse… Comme beaucoup de gens seuls. Elle avait bien Lina Sevran, et les enfants de Lina qu’elle a élevés, mais les enfants sont grands, tous deux à Quimper, au lycée. Alors, elle traînait beaucoup seule, surtout depuis la disparition de son mari, Diego, il y a environ cinq ans, oui, c’est à peu près cela. Deux petits vieux qui s’étaient mariés tard et qui s’aimaient fort, très émouvant, vous auriez dû voir ça. Oui, Kehlweiler, très curieuse, Marie. Et c’est sûrement pourquoi elle a accepté le petit travail malpropre que lui a confié le maire.
— Puis-je sortir mon crapaud de ma poche ? Je ne comptais pas rester si longtemps et j’ai peur qu’il n’ait chaud.
— Je vous en prie, à la bonne heure, dit Darnas, pas plus troublé de voir Bufo sur son sol de marbre que s’il s’était agi d’un paquet de cigarettes.
— Je vous écoute, dit Louis en prenant le pot à eau refroidi et en lançant des gouttelettes sur Bufo.
— Allons parler de ça dans le parc, qu’en dites-vous ? Il y a beaucoup de personnel ici, et comme vous en avez fait l’expérience ce matin, on entre comme dans un moulin. Votre animal sera aussi bien dehors. Vous me plaisez, Kehlweiler, jusqu’à nouvel ordre, et je vous raconte l’histoire des poubelles de Marie, tout à fait entre nous. Il n’y a que Pauline qui le sache aussi. D’autres ont pu l’apprendre, bien sûr, Marie était moins discrète qu’elle ne le pensait. Cela vous intéressera.
Louis se leva, se rassit pour ramasser Bufo, et se releva à nouveau.
— Vous ne pouvez pas vous plier ? demanda Darnas. Cette jambe ? Je vous ai vu boiter en entrant.
— C’est cela. J’ai brûlé mon genou dans une sale enquête. C’est après que Pauline est partie.
— Et selon vous, elle serait partie pour ça ?
— Je le crois. Mais à présent, je ne sais plus.
— Parce que, en me voyant, vous vous dites que Pauline n’est pas très soucieuse des disgrâces physiques ? À la bonne heure, je crois que vous êtes dans le vrai. Mais trions, nous avions dit qu’on triait.
Louis mouilla sa main, prit Bufo, et les deux hommes sortirent dans le parc.
— Vous êtes réellement riche, dit Louis, en considérant l’étendue de la pinède.
— Réellement. Alors voilà. Il y a un peu plus de cinq ans, un type s’est fixé dans la commune. Il a acheté une grande villa, blanche, laide, aussi laide que ce centre de thalasso, c’est vous dire. Personne ne sait de quoi il vit, il travaille à domicile. Rien de très spécial à en dire au premier examen, plutôt convivial, joueur de cartes, braillard, vous ne pourrez pas le manquer au Café de la Halle, il y vient tous les jours faire des parties, une grosse tête solide et monotone. Il s’appelle Blanchet, René Blanchet. À mon idée, il va vers les soixante-dix ans. Donc, aucun intérêt particulier, je ne m’en approche guère, à ceci près qu’il s’est mis dans la tête de devenir le prochain maire.
— Ah.
— Il a du temps devant lui, cinq ans, tout peut arriver. Il plaît aux gens. C’est un genre d’intégriste du lieu, Port Nicolas pour Port-Nicolas et pour personne d’autre, ce qui est assez curieux, lui-même n’étant qu’un tard venu. Mais ça peut plaire, vous l’imaginez.
— Vous ne l’aimez pas ?
— Il me porte un léger tort. René Blanchet susurre pendant ses parties de cartes que le centre de thalassothérapie draine des étrangers sur Port-Nicolas, des Néerlandais, des Allemands, et pire, des Espagnols, des Latins, et pire encore, des Arabes fortunés. Vous vous figurez mieux l’homme ?
— Très bien.
— Vous-même, vous êtes allemand ?
— En partie, oui.
— Eh bien, Blanchet le verra, ça ne fera pas long feu. Il n’a pas son pareil pour dépister les étrangers.
— Je ne suis pas étranger, je suis fils d’Allemand, précisa Louis en souriant.
— Pour René Blanchet, vous le serez, vous verrez ça. Je pourrais le balayer d’ici, j’en ai les moyens. Mais ce ne sont pas mes méthodes, Kehlweiler, croyez-le ou non. J’attends de voir ce qu’il trafique et je me tiens aux aguets, car la commune ne serait pas marrante avec lui. Mieux vaut cent fois le congre rond. Et c’est ainsi, en le surveillant du coin de l’œil, que j’ai repéré que la vieille Marie le surveillait de même. C’est-à-dire qu’elle surveillait ses poubelles, à la nuit tombée.
— Envoyée par le maire ?
— À la bonne heure. Ici, on sort les poubelles une fois par semaine, le mardi soir. Depuis sept ou huit mois, Marie escamotait les sacs de René Blanchet, les examinait chez elle — ils habitent assez près l’un de l’autre — et reposait le tout refermé, ni vu ni connu. Et le lendemain, Marie se rendait à la mairie.
Louis s’arrêta de marcher et s’adossa au tronc d’un sapin. Il caressait machinalement Bufo du doigt.
— Le maire craint-il que René Blanchet ne cherche à le faire sauter de son siège plus tôt que prévu ? Blanchet aurait-il quelque chose contre lui ?
— Toujours possible, mais on peut aussi concevoir l’inverse. Le maire cherche à savoir qui est ce Blanchet, ce qu’il fait, d’où il vient, et espère peut-être en apprendre assez dans ses poubelles pour ruiner sa candidature le moment venu.
— Oui… Et si Marie a été surprise à fouiller par René Blanchet ? Il l’aurait tuée ?
— Et si Marie en avait appris trop sur le maire, dans les poubelles de Blanchet, il l’aurait tuée ?
Les deux hommes restèrent silencieux.
— Moche, dit enfin Louis.
— Les poubelles, ce n’est jamais glorieux.
— Et les Sevran ? Ça vous dit quoi ?
Darnas écarta les bras et secoua ses mains.
— À part leur saleté de pit-bull, je n’aurais que du bien à en dire. Elle, elle est assez impressionnante, belle sans être jolie, vous l’avez sûrement remarqué, et plutôt silencieuse, sauf quand ses enfants sont là, où elle change du tout au tout, très marrante. Je crois qu’elle s’emmerde ici, tout bonnement. Sevran est un bon compagnon, intelligent, amusant, franc, mais il a un gros problème avec ses foutues mécaniques. Il est passionné par des histoires de leviers, de pistons, d’engrenages, il court le pays après ses sacrées machines, mais remarquez qu’il en vit. C’est ce qu’on pourrait appeler un collectionneur authentique, d’autant plus qu’il en fait son commerce et qu’il les vend, les achète, les revend, et ça fait tourner la baraque, croyez-moi. C’est un des grands spécialistes du pays, très réputé en Europe, on vient le voir de partout. Lina se fiche des machines, et lui les aime trop. Alors, forcément, Lina s’emmerde. C’est plus facile pour une femme de lutter contre une autre femme que contre des machines à écrire. J’avance cette idée en l’air, car en ce qui me concerne, je préférerais que Pauline s’intéresse à des machines, par exemple, plutôt qu’à vous.
— Trions.
Darnas leva la tête et observa le visage de Louis.
— Vous m’examinez ? Quelque chose qui ne va pas ?
— Je me fais une idée, j’évalue le risque.
Darnas plissa ses petits yeux et considéra Louis sans bouger. Finalement, il hocha la tête et dérangea du pied les aiguille de pin qui tapissaient le sol.
— Alors ? demanda Louis.
— Le danger n’est pas à négliger. Il faut que je réfléchisse.
— Moi aussi.
— Alors à bientôt, Kehlweiler, dit Darnas en lui tendant la main. Soyez sûr que je vous suivrai pas à pas, pour l’enquête comme pour Pauline. Si je peux vous aider pour la première et vous desservir pour la seconde, ce sera avec grand plaisir. Vous pouvez compter sur moi.
— Merci. Vous n’avez aucune idée de ce que Marie aurait pu trouver dans les poubelles ?
— Hélas, non. Je l’ai vue faire, c’est tout. Le maire doit être le seul informé, ou Lina Sevran, peut-être, Marie l’a élevée comme sa gosse. Mais avant d’obtenir des renseignements de l’un ou l’autre, il vous faudra passer beaucoup d’heures au Café de la Halle.
— Lina Sevran vient au café ?
— Tout le monde vient au café. Lina y est souvent, pour voir son mari au billard, pour voir les amis. C’est le seul endroit où ça bavarde, l’hiver.
— Merci, répéta Louis.
Il s’éloigna vers la sortie du parc en tirant sa jambe droite, et il sentait dans son dos Darnas qui l’observait, qui devait juger si oui ou non le boiteux avait une chance. C’était en tout cas la question que Louis se posait sur lui-même. Il n’aurait pas dû revoir Pauline, c’était évident. Elle n’avait pas changé, sinon de lieu et de nom, et maintenant, un léger chagrin lui embarrassait la tête. Et elle l’avait fui, en plus. Ce qui était normal, à considérer qu’il s’était comporté comme un mufle. Le plus embêtant avec tout cela, c’est que Darnas lui plaisait aussi. Si c’était lui qui avait tué Marie, ça pourrait arranger les choses, évidemment. Darnas avait été bien empressé à lui fournir des pistes, intéressantes d’ailleurs. Une petite pluie se mit à tomber, ce qui fit plaisir à Bufo. Louis ne hâta pas le pas, il ne le faisait presque jamais, et respira l’odeur des pins qui sortait avec l’humidité. L’odeur des pins, c’était très bien, il n’allait pas penser à cette femme toute la journée. Il voulait une bière.