15

Marc Vandoosler descendit en gare de Quimper en début de soirée. C’était trop facile aussi. Kehlweiler le faisait cavaler après un chien charognard pendant des jours et ensuite il filait terminer l’histoire sans personne. Non, trop facile. Il n’y avait pas que Kehlweiler pour vouloir terminer les sales besognes. Lui, Marc, n’avait jamais laissé une enquête en suspens, jamais, puisqu’il haïssait toute forme de suspension. Enquêtes toutes médiévales sans doute, mais enquêtes tout de même. Il avait toujours été au bout de ses dépouillements d’archives, même les plus ardus. La lourde étude sur le commerce villageois au onzième siècle lui avait coûté sang et sueur, mais bon Dieu, c’était bouclé. Ici, il s’agissait évidemment d’autre chose, d’un meurtre crasseux, avait suggéré Louis, mais Louis n’avait pas l’exclusivité de la course à la crasse. Et maintenant, le fils de la Seconde Guerre — bien, il faudrait urgemment qu’il cesse de l’appeler ainsi parce qu’un jour ça lui sortirait des lèvres par mégarde —, le fils de la Seconde Guerre se tirait tout seul à la poursuite du chien, du chien dépisté par Mathias en plus. Et Mathias avait été de son avis, fallait suivre le clebs. Cela sans doute, plus que toute autre chose, avait achevé de décider Marc. En hâte, il avait bourré un sac, que Lucien, l’historien de 14–18, s’était empressé de vider en lui reprochant de ne pas savoir plier son paquetage. Bon sang, ce type.

— Merde ! avait crié Marc, tu vas me faire rater le train !

— Mais non. Les trains attendent toujours les combattants valeureux, c’est peint pour l’éternité dans la gare de l’Est. Les femmes pleurent mais, hélas, les trains partent.

— Je ne vais pas gare de l’Est !

— Aucune importance. Au fait, tu oublies l’essentiel.

Lucien, tout en pliant les chemises en petits carrés, avait désigné du regard la pile des comptes du seigneur de Puisaye.

Et en effet, Marc avait été rassuré de pouvoir, dans le train, dormir la tête appuyée sur les registres de Hugues. Le Moyen Âge, c’était le salut. On ne peut s’emmerder nulle part quand dix siècles vous accompagnent. Le génie du Moyen Âge, avait expliqué Marc à Lucien, c’est qu’on n’en verrait jamais le bout, qu’on pouvait encore creuser là-dedans des milliers d’années, ce qui était bien plus réconfortant que de travailler comme lui sur la Grande Guerre qu’il finissait par connaître au jour le jour. Erreur monumentale, avait répondu Lucien, la Grande Guerre est un gouffre, un trou noir de l’humanité, une secousse sismique où gît la clef des catastrophes. L’histoire n’est pas faite pour rassurer l’homme, mais pour l’alerter. Marc s’était endormi entre Lorient et Quimper.

Un taxi l’avait mené jusqu’à Port-Nicolas, et Marc avait vite déserté ce port démantelé, cet habitat dispersé dont un cœur minuscule avait seul subsisté, pour aller traîner sur les grèves. La nuit tombait, avec une demi-heure de retard sur la capitale, et il se cassait la gueule sur les blocs de rochers glissants. La mer montait, Marc suivait sa lisière, calme, satisfait, la pluie coulant de ses cheveux sur sa nuque. Au fond, s’il n’avait pas été médiéviste, il aurait été marin. Mais les bateaux d’aujourd’hui ne lui donnaient pas l’envie de grimper à bord. Pire, les sous-marins. Il avait visité l’Espadon immergé dans les eaux de Saint-Nazaire, grosse erreur qui lui avait valu des suées d’angoisse dans la salle des torpilles. Bon alors, marin d’hier. Encore que les gros navires baleiniers ou canonniers ne l’inspiraient guère. Alors marin plus ancien encore, par exemple vers la fin du quinzième siècle, partant pour une terre, se gourant de route, arrivant sur une autre. En fait, même marin, il se retrouvait balancé dans le Moyen Âge, on n’échappe pas à son truc. Cette conclusion rendit Marc morose. Il n’aimait pas se sentir enfermé, acculé, destiné, serait-ce par le Moyen Âge. Dix siècles peuvent être aussi étroits que dix mètres carrés de cellule. Ce devait être l’autre raison qui l’avait conduit là où la terre finit, au Finis Terrae, au bout du bout, au Finistère.

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