Ils arrêtèrent le taxi à cinquante mètres de chez les Sevran.
— Je ramasse Mathias, dit Marc.
— Où est-il ?
— Là, planqué, la masse noire sous la masse noire dans la masse noire.
En plissant les yeux, Louis distingua le grand corps replié du chasseur-cueilleur qui guettait la maison sous la pluie fine. Avec ce type à l’affût devant la porte, on ne voit pas comment on aurait pu se tirer.
Louis s’approcha de la porte et sonna.
— C’est ce que je craignais, ils ne vont pas répondre, Mathias, enfonce une porte-fenêtre.
Marc enjamba la porte-fenêtre brisée et aida Louis à la franchir. Ils entendirent Sevran dévaler l’escalier et le stoppèrent à mi-chemin. Il avait l’air affolé et il tenait un pistolet en main.
— Une seconde, Sevran, ce n’est que nous. Où est-elle ?
— Non, je vous en prie, vous ne comprenez pas, vous…
Louis poussa doucement l’ingénieur et monta à la chambre de Lina, suivi de Marc et Mathias.
Lina Sevran était installée raide à une petite table ronde. Elle s’était arrêtée d’écrire. La bouche trop grande, les yeux trop vastes, les cheveux trop longs, tout inquiéta Marc dans sa posture fixe, défaite, la main qui se serrait autour du stylo. Louis s’approcha, prit la feuille et lut en murmurant :
— Je m’accuse des meurtres de Marie, de Diego et de mon mari. Je m’accuse et je disparais. J’écris ceci dans l’espoir que mes enfants…
Louis reposa la feuille d’un geste fatigué. L’ingénieur croisait et décroisait ses mains en une sorte de prière torturée.
— Je vous en prie, dit Sevran à moitié criant, laissez-la aller ! Qu’est-ce que ça change, hein ? Les enfants ! Laissez-la aller, je vous en prie… Dites-lui, je vous en prie… J’ai voulu qu’elle parte, mais elle ne m’écoute plus, elle dit qu’elle est terminée, qu’elle n’a plus la force et… je viens de la trouver là, en train d’écrire ça, avec le pistolet… Je vous en prie, Kehlweiler, faites quelque chose ! Dites-lui de partir !
— Et Jean ? demanda Louis.
— Ils n’auront pas de preuves ! On dira que c’est Diego, hein ? Diego ! On dira qu’il est toujours vivant, qu’il est revenu tuer tout le monde, hein ? Et Lina partira !
Louis grimaça. Il fit un signe à l’ingénieur qui s’était tassé sur une chaise, et emmena Marc et Mathias en bas, dans la salle des machines, où ils chuchotèrent un court moment dans l’ombre des bécanes.
— C’est d’accord ? dit Louis.
— C’est prendre un gros risque, murmura Marc.
— Il faut tenter ça pour elle, ou elle est foutue. Allez, Mathias, file.
Mathias ressortit par la fenêtre cassée et Louis remonta à l’étage.
— C’est entendu, dit-il à l’ingénieur. Mais d’abord, on passe à la grande machine. On a un truc à y régler. Lina, ajouta-t-il en baissant la voix, prenez votre valise.
Comme Lina ne bougeait toujours pas, il la souleva doucement des deux bras et la poussa vers la porte.
— Marc, prends sa valise et son sac, son manteau aussi, il flotte.
— Où est l’autre, le grand ? demanda Sevran la voix inquiète. Il a filé ? Il est parti prévenir ?
— Il est parti couvrir.
Les trois hommes et Lina marchèrent sous la pluie. Quand ils aperçurent au loin la silhouette géante de la Machine à rien, Louis demanda à Marc de rester au guet à l’arrière. Marc s’arrêta et les regarda continuer en silence. Louis tenait toujours Lina par l’épaule. Elle se laissait pousser, sans plus de réaction qu’une folle apeurée.
— Voilà, dit Louis en s’arrêtant au pied de la grande ferraille. Qu’est-ce qu’on fait de ça, Sevran ? dit-il en désignant le sol. Car c’est bien là qu’est Diego ?
— Comment vous l’avez su ?
— Il y a ici quelqu’un qui sait distinguer l’inutile vrai de l’inutile trafiqué, et un autre qui sait lire sous la terre. À eux deux, ils pouvaient comprendre que ce monument de l’inutile servait de toute sa masse à sceller Diego. C’est bien ça ?
— Oui, chuchota Sevran dans la nuit. Quand Lina a compris que Diego avait décidé de l’accuser du meurtre de Thomas, elle l’a entraîné dehors. Diego a accepté de discuter, mais il avait pris son fusil. Le vieil homme était fragile, elle l’a eu facilement et elle l’a abattu. Je les avais suivis, j’ai vu Lina tirer sur lui. J’étais atterré, j’ai tout appris ce soir-là, l’assassinat de Thomas, et puis ce crime… Et en quelques secondes, je me suis décidé à aider Lina, toujours. Je l’ai ramenée à la maison, j’ai pris une pelle, je suis reparti en courant, j’ai tiré le corps dans le bois, je l’ai enterré, j’ai mis des pierres dessus, j’étais en sueur, j’avais peur, j’ai bien rebouché, tassé, étalé des aiguilles de pin… Puis j’ai été poser le fusil sur le port et j’ai détaché une barque. Ce n’était pas brillant, mais il fallait improviser vite. Et puis tout s’est calmé, Lina aussi.
Sevran lui caressait les cheveux et Lina, toujours maintenue par le bras de Louis, ne tournait pas la tête.
— Plus tard, j’ai appris qu’on allait déboiser la parcelle et construire ici même. On allait creuser, trouver. Il fallait une grande idée pour éviter cette catastrophe. Alors j’ai conçu le plan de la machine. Il me fallait un truc assez lourd pour qu’on ne le déplace pas avant un siècle, un truc qui puisse tenir sur des fondations en simple percée…
— Passez sur la technique, ingénieur.
— Oui… — oui… un truc surtout qui puisse assez séduire le maire pour qu’il déplace le projet immobilier. Je me suis escrimé sur cette foutue bécane, et personne ne pourra dire qu’elle n’est pas unique au monde, non, personne…
— Personne, le rassura Louis. Elle a rempli son but, jusqu’ici. Mais il vaudrait mieux déterrer Diego et l’emporter ailleurs, ce serait plus…
Un hurlement passa dans la nuit, puis un autre plus faible, étranglé. Louis leva brusquement la tête, regarda autour de lui.
— Marc, nom de Dieu ! cria-t-il. Restez là, Sevran. Tirant son genou, Louis courut vers le bois et s’y enfonça. Il retrouva Marc où il l’avait laissé, avec le sac et la valise.
— Tu parles d’une fontaine miraculeuse, lui dit Louis en frottant sa jambe. Viens, on y retourne, ça n’a pas dû traîner.
Cent mètres plus avant, ils entendirent un choc sourd.
— Ça, dit Marc, c’est la chute du chasseur-cueilleur sur le dos de sa proie. Te presse pas, il ne raterait pas un bison.
Au pied de la machine, Mathias maintenait l’ingénieur au sol, les deux bras repliés sur les reins.
— À mon avis, dit Marc, il ne faudrait pas laisser Sevran trop longtemps là-dessous, il va réduire.
Louis reprit Lina par les épaules. Il faisait ça instinctivement, il avait toujours l’impression qu’elle allait se casser la gueule.
— C’est bouclé, lui dit-il. Il n’aurait pas eu le temps, Mathias surveillait. Alors, Mathias ?
— Comme prévu, dit Mathias, qui était installé sur le dos de Sevran aussi paisiblement que sur un tapis roulé. Dès que tu n’as plus été en vue, il a serré le flingue dans la main de sa femme et il lui a collé sur la tête. Il avait peu de temps pour la suicider, j’ai dû faire vite.
Louis détacha les courroies du sac à dos.
— C’est bon, tu peux lâcher la bête. Remets ce mec sur ses pieds et attache-le au pilier de la machine. Et, s’il te plaît, va nous chercher Guerrec.
Louis détailla l’ingénieur dans l’obscurité. Marc ne prit pas la peine de regarder, il était sûr qu’il avait pris sa tête de Goth du Danube inférieur, celle de la mosaïque.
— Alors, Sevran ? dit Louis, la voix basse. Tu veux qu’on lui demande les réponses, à ta machine de mort ? Pourquoi t’as assassiné Thomas ? Pour avoir Lina et, avec elle, la collection unique de machines du physicien ? Vas-y, Marc, donne un coup de manivelle.
Il ne sut pourquoi, Marc tourna et toute la masse d’acier se mit à nouveau à vibrer. Au bout, Marc courut récupérer le petit message. Il l’avait tellement fait qu’il savait exactement où mettre le doigt dans le noir pour récupérer le papillon souvenir.
— Comment tu l’as fait, tu vas nous le dire. Une astuce qui a fait se pencher ton ami par-dessus la rambarde, pour te voir dans la cour d’où tu l’appelais. Comment Diego l’a compris ? Vas-y, Marc, tourne. Il l’a compris dans le train, en te regardant dans le miroir du porte-bagages. On voit tout là-dedans, toute la gueule et même les mains de ceux qui sont dans le quatre-places, si on est placé en arrière. C’est un détail qu’on oublie. On se croit tranquille dans le train, tout seul, alors que tout le wagon peut vous voir dans le verre du porte-bagages. Je le sais, je passe mon temps à regarder les autres en l’air. Et toi, de quoi avais-tu l’air dans le train du retour ? Tourne, Marc, fais cracher la vérité à ce tombeau de ferraille. De l’ami effondré qu’on avait vu à l’enquête ? Pas du tout. Tu souriais, tu profitais, et Diego l’a vu. Et pourquoi s’est-il tu, le torero ? Parce qu’il a cru que Lina avait tué son mari et que tu étais complice. Accuser Lina, que Marie avait élevée depuis l’enfance, c’était anéantir Marie. Diego aimait Marie, il a voulu qu’elle n’en sache jamais rien. Mais avec vous deux, pire encore après votre mariage, il avait changé. Et un soir, Diego a su que Lina n’y était pour rien, qu’elle ne savait rien. Comment ? Tourne, Marc, merde ! Je n’en sais rien, tu nous diras ce qu’il a surpris. Une conversation de Lina, une lettre peut-être, un signe qui lui a fait comprendre. Diego sait alors que tu es le seul tueur, et il n’a plus aucune raison de se taire. Il va te voir. Tu l’emmènes, tu veux discuter, vous êtes amis depuis si longtemps. Diego, prudent, emporte tout de même son fusil. Mais il ne fait pas le poids, Diego, l’Espagnol sentimental, face à toi, mécanique d’acier dont rien n’enraye la bonne marche de tes leviers, de tes pistons, de tes engrenages, huilés à l’orgueil, graissés à l’ambition, tous tapant, frappant pour assurer ton pouvoir. Tu l’abats, tu l’enterres ici. Et pourquoi tu tues Marie, la vieille Marie qui attendait son Espagnol en ramassant des bigorneaux ? Parce que Marie déménage, Lina veut la prendre chez elle. Cela t’inquiète, ce sacré déménagement. Et si Diego avait laissé des traces ? Tu as déjà tout fouillé depuis longtemps dans leur maison, mais sait-on jamais, une petite cachette entre époux ? Tu prends ta bagnole pour filer sur Paris comme tous les jeudis soir, tu la planques, tu t’arrêtes chez Marie, tu regardes. Elle n’est pas aux bigorneaux, la pauvre vieille, elle pleure tout ce qu’elle sait dans le bureau de Diego qu’elle a mis en cartons, elle tourne et retourne dans la chambre vide, tapote les meubles souvenirs, et puis elle trouve. Quoi ? Où ? Tu nous le diras, peut-être quelques feuilles roulées dans le vieux parapluie, resté dans le coin de la porte. Je dis parapluie parce que ça ne se met pas en carton et qu’il y en avait un dans la pièce, j’ai demandé. Je vois ça comme ça, une cachette simple, tu nous diras. Elle lit, elle sait. Tu prends Marie, tu l’assommes, tu l’emmènes, tu l’écrases dans la cabane, dans le bois, où tu veux, et tu la descends sur la grève. Cela ne t’a pas pris dix minutes. Retrouver la botte et la rechausser te fait perdre dix autres minutes. Tu te tires à Paris, et là, c’est le drame. Le drame animal que la mécanique de ton être n’a pas prévu : le chien défèque sur la grille d’arbre. C’est beau, non ? Tu ne trouves pas ? La nature fondamentale, intestinale, qui vient enrayer la perfection nickelée de tes turbines… Dorénavant, tu le sauras, ne fais pas confiance à la nature et ne prends pas de chien. Les flics arrivent ici, c’est l’enquête, c’est imprévu, tu remets ton moteur en marche et tu pares le coup, plaçant ta sauvegarde dans la sainte mécanique. Tu accuses Gaël et Jean, tu me glisses le billet dans la poche. Bien vu, ingénieur, tu m’as retardé, et puis j’avais l’esprit embrouillé par autre chose. Je me suis renseigné sur ta Virotyp 1914. C’est une machine singulière, dont la partie supérieure est démontable, ajustable sur un tout petit chariot, et donc portable, n’est-ce pas ? Si portable qu’elle peut tenir dans une poche et qu’avec de l’habileté, et tu en as, on peut taper un billet la main dans le manteau. Mais comment ? Comment voir les lettres sur le disque ? Taper en aveugle ? Justement oui, tu peux faire ça. Il existe une version lettres en braille de la Virotyp, conçue pour les aveugles de la Grande Guerre. Et c’est celle que tu possèdes, une pièce plutôt rare. J’ai été lire tout ça à Rennes dans le bouquin d’Ernst Martin, la référence des collectionneurs, celui qui traîne sur le buffet de ta cuisine. Je l’avais remarqué, comprends-tu, c’est un livre allemand. Ta Virotyp, c’est l’idée de génie. Aux yeux de tous, tu es resté l’après-midi entier au café. Tu n’as pas pu taper le billet, tu es insoupçonnable, parfaitement protégé par les secrets de ta merveilleuse machine. Je l’ai assuré moi-même à Guerrec. En réalité, tu as terminé ton message sur place, dans ta poche, après avoir joué la 7. Tu avais remis ton manteau après la partie. Ensuite, c’est facile, saisir le papier avec un mouchoir, le bouchonner, le laisser tomber dans ma veste. Quand tu es rentré chez toi, tu as réinstallé la pièce démontable sur le grand socle de la Virotyp. Tu me permettras d’aller revoir ta bécane, elle m’intéresse, j’avoue que je ne connaissais pas. Et tu comptais là-dessus, qui peut connaître ça ? Qui peut s’imaginer qu’une antique machine peut tenir dans la poche d’un manteau ? Mais comme ça grippait dans le tableau, j’ai été consulter les livres, je suis parfois un homme de recherche, ingénieur, faut pas prendre le monde entier pour des cons, c’est là l’erreur. Et puis, tu as poussé Gaël, tu n’en as rien à faire de la vie de Gaël, ce n’est qu’un levier dans ton immonde construction.
Louis suspendit sa phrase et étira ses bras. Il regarda Marc et Mathias.
— Je m’énerve, moi, comme dirait Marthe. Faut qu’on en termine. Lina t’a suivi quand tu es sorti à la nuit pour rejoindre Gaël. Et si Lina t’a suivi, c’est qu’elle te soupçonne. Et si elle te soupçonne, son sort est réglé. Tu laisses monter les doutes contre elle. L’arrestation de Jean te paraît mal assurée. Guerrec t’a semblé mou, ce matin, à l’église, quand le dévot sanglotait la perte de son ami Gaël. C’est donc Lina qui va payer, avant qu’elle ne flanche. Tu as dû tout faire pour qu’elle ne parle pas, je suppose que tu as été au plus simple, tu as menacé de toucher aux enfants. Lina se taira forcément, Lina crève de peur. Depuis mon arrivée et l’histoire du chien, elle a peur. Salut, Guerrec, je termine avec ce type et je te le repasse. Gaël ?
— Ça revient, dit Guerrec.
Il avait l’air content, Guerrec, il s’était attaché au petit.
— Écoute la fin, reprit Louis ; je te redirai le début tout à l’heure. Lina a peur à cause du doigt dans la gueule du chien. Parce que les jeudis soir, le chien sait que tu pars et il te suit partout. N’importe quel chien fait cela, même ton pitbull, mais je suis resté trop longtemps avec mon crapaud pour m’en souvenir tout de suite. Lina, elle, le sait. L’idée monte. Si le chien a mangé le doigt de Marie jeudi soir, c’est que toi, Sevran, tu étais à proximité, le chien ne t’aurait pas décollé les soirs où tu sors la bagnole. L’idée monte et l’étrangle, elle pense à son premier mari, à Diego, le scénario sort des ombres, elle panique, elle se croit folle, elle te croit fou, elle n’arrive plus à agir normalement. Elle a si peur, elle est si muette, qu’elle donne prise à tous les soupçons. Elle te guette, elle te suit. À partir de là, elle est condamnée, et comme des cons, on suit ta piste, un jour de trop. En rentrant ce soir, avec le secret de la Virotyp, je te tenais, mais sans preuve. Sans autre preuve que l’ignorance crasse de Lina pour les machines, ça ne comptait pas. Ou que ma preuve par le chien. Il m’avait éjecté sa vérité, il m’en donnait une autre, post mortem : le chien détestait Lina, il ne l’aurait jamais suivie à la grève. Avec des preuves aussi fragiles, et avec le silence buté de Lina qui protégeait ses mômes, elle était foutue. Il fallait créer la preuve. Ce soir, quand je t’ai vu lui extorquer des aveux pour la suicider ensuite, tu m’offrais le moyen. Je m’étais hâté pour revenir de Quimper, je te l’assure, quand j’ai su qu’elle avait voulu fuir aujourd’hui. Lina en fuite, c’était trop risqué pour toi, tu allais l’effacer. Et pourtant, on peut imaginer que tu l’as assez aimée pour la prendre à Thomas, à moins que tu n’aies voulu que ses machines, c’est fort possible. Je t’ai entraîné ici, pour que tu la suicides dans le seul instant de répit que je te laissais en courant vers Marc, tu n’avais plus le choix du lieu ni du moment. Tu comprends maintenant que Mathias était posté en avant-garde. Je n’aurais pas pris ce risque sans être assuré que le chasseur te tomberait sur le dos. Tu es une ordure, Sevran, j’espère que tu l’as bien compris, parce que je n’ai pas le courage de recommencer.
Louis revint vers Lina et prit son visage dans les mains, pour voir si la terreur passait.
— On reprend les valises, lui dit-il, on y va.
Cette fois, Lina dit quelque chose. C’est-à-dire qu’elle fit oui avec la tête.