19

Chez les Sevran, on se mettait à table. Quand Lina vit arriver les deux hommes détrempés et apparemment décidés à rester, elle n’eut pas d’autre choix que d’ajouter deux assiettes. Louis présenta Marc, qui ne pensait soudain plus qu’à une chose, éviter le pit-bull s’il entrait dans la pièce. Il parvenait à se raisonner devant les chiens ordinaires, mais un pit-bull, et un pit-bull qui bouffait les pieds des morts, ça lui coupait les jambes en deux.

— Alors ? dit Sevran en s’installant à table, c’est toujours ce chien qui vous préoccupe ? Vous voulez une adresse ? Vous vous êtes décidé, pour votre amie ?

— Je me suis décidé. Et je souhaitais vous en parler avant.

— Avant quoi ? demanda Sevran en versant dans chaque assiette deux louches de moules.

Marc détestait les moules.

— Avant que les flics ne viennent vous rendre visite. Vous ne les avez pas vus ce matin, devant la mairie ?

— Ça y est, dit Lina, je t’avais bien dit que ce chien avait fait une connerie.

— Je n’ai vu personne, dit Sevran. J’ai travaillé sur ma dernière machine, une belle pièce, une Lambert 1896, en très bon état. Les flics pour Ringo ? Ça ne va pas un peu trop loin, non ? Qu’est-ce qu’il vous a fait à la fin ?

— Il a permis de reconstituer quelque chose d’essentiel. C’est grâce à lui qu’on sait que Marie n’est pas tombée dans les rochers. Elle y a été assassinée. C’est pour ça que les flics sont là. Je suis désolé pour vous deux.

Lina ne se sentit pas bien. Elle regarda Kehlweiler en se tenant à la table, comme une femme qui ne veut pas tomber devant tout le monde.

— Assassinée ? dit-elle. Assassinée ? Et c’est le chien qui…

— Non, le chien ne l’a pas tuée, dit Louis rapidement. Mais… comment dire… il est passé par la grève, aussitôt après le meurtre, et, je suis navré, il a avalé un des doigts de son pied.

Lina ne poussa pas un cri mais Sevran se leva brusquement et alla tenir sa femme par les deux épaules, derrière sa chaise.

— Calme-toi, Lina, calme-toi. Expliquez-vous, monsieur… pardonnez-moi, j’ai oublié votre nom.

— Kehlweiler.

— Expliquez-vous, monsieur Kehlweiler, mais faites vite. La mort de Marie nous a fait un choc pénible. Elle avait élevé ma femme et mes enfants, donc vous le comprenez, Lina supporte très mal qu’on en parle. De quoi s’agit-il ? En quoi le chien…

— Je fais vite. Marie a été trouvée sur la grève, elle était pieds nus, vous le savez, on dit que la mer l’a déchaussée. Et, chose qui ne fut pas mentionnée dans le journal, il lui manquait un doigt du pied gauche. Les goélands, a-t-on pensé. Mais Marie a perdu ce doigt avant que la mer n’arrive sur elle. Quelqu’un l’a tuée, le jeudi soir, l’a descendue sur la grève, et la bottine trop large de Marie est tombée. L’assassin a achevé le travail sur les rochers, est remonté chercher la botte manquante. Ce temps a suffi au chien pour arracher le pouce du pied nu. Le meurtrier n’en a rien vu, la nuit tombait, il a replacé la chaussure et trois nuits se sont écoulées avant que l’on ne retrouve Marie.

— Mais comment pouvez-vous affirmer tout cela ? demanda Sevran. On a des témoins ?

Il tenait toujours Lina par les épaules. Plus personne ne pensait à bouffer.

— Aucun témoin. On a votre chien.

— Mon chien ! Mais pourquoi lui ? Il n’est pas le seul à traîner, que diable !

— Il est le seul à avoir rejeté dans ses excréments l’os du pied de Marie, jeudi soir, avant une heure du matin, place de la Contrescarpe, à Paris.

— Je ne comprends rien, dit Sevran, rien !

— C’est moi qui ai retrouvé cet os, moi qui ai remonté sa piste jusqu’ici. Je suis navré, mais c’est votre chien. En l’occurrence, il a rendu service. Sans lui, on n’aurait jamais pu suspecter un meurtre.

Soudain Lina cria, échappa aux mains de son mari et courut hors de la pièce. Il y eut un grand vacarme à côté et Sevran se précipita.

— Vite, leur cria-t-il, vite, elle adorait Marie !

Ils rattrapèrent Lina quinze secondes plus tard. Elle était simplement, dans la grande cour, face au pit-bull qui grognait. Lina tenait une carabine à la main, elle recula, épaula, visa.

— Lina ! Non ! hurla Sevran en courant vers elle.

Mais Lina ne se retourna même pas. Dents serrées, elle fit partir les deux détonations et le chien sursauta et retomba au sol, ensanglanté. Elle jeta l’arme sur le cadavre du chien, sans un mot, le maxillaire tremblant, ne jeta pas un regard aux trois hommes qui l’entouraient et rentra dans la maison.

Louis l’avait suivie, laissant Marc auprès de Sevran. Elle avait repris sa place à table, devant son assiette pleine. Les mains tremblaient, et son visage était si contracté qu’elle ne semblait plus du tout belle. Il y avait en cet instant une telle rigidité dans ses traits que tout le tressaillement de son corps n’aurait pu attendrir personne. Louis lui versa du vin, poussa le verre vers elle, lui tendit une cigarette allumée et elle prit les deux. Elle le regarda, respira, et de la douceur réapparut sur son visage.

— Il a payé, dit-elle tout en inspirant entre les mots, cette saloperie de chien de l’enfer. Je savais bien qu’un jour ou l’autre il nous ferait du mal, à moi ou aux enfants.

Marc revenait dans la pièce.

— Que fait-il ? demanda Louis.

— Il enterre le chien.

— Bien fait, dit Lina. Bien fait, bon débarras. J’ai vengé Marie.

— Non.

— Je sais, je ne suis pas idiote. Mais je n’aurais pas passé une minute de plus avec cette saleté.

Elle les regarda tour à tour.

— Quoi ? Ça vous choque ? Vous allez pleurer sur cette saleté de chien ? J’ai rendu service à tout le monde en l’abattant.

— Vous avez du sang-froid, dit Louis. Vous ne l’avez pas raté.

— Tant mieux. Mais ce n’est pas du sang-froid d’abattre un chien qui vous fait peur. Et cette bête m’a toujours fait peur. Quand Martin était plus jeune — Martin, c’est mon fils —, le chien lui a sauté au visage. Il a toujours la cicatrice sur le menton. Hein ? Il était joli, le chien, hein ? J’ai supplié Lionel de nous en débarrasser. Mais non, il n’a rien voulu savoir, il a promis d’éduquer le chien, il a dit qu’il vieillirait, et que Martin l’avait emmerdé. Jamais la faute du chien, toujours la faute des autres.

— Pourquoi votre mari gardait-il Ringo ?

— Pourquoi ? Parce qu’il l’avait trouvé petit, à moitié mort dans un fossé. Il l’avait recueilli, soignoté et le chien avait guéri. Lionel est capable de s’attendrir sur une vieille machine à écrire rouillée quand elle se remet à marcher, alors je vous laisse imaginer quand le chiot s’est jeté dans ses bras. Il a toujours eu des chiens. Je n’ai pas eu le courage de lui retirer. Mais ce coup-ci, ma Marie, non, je ne peux plus le supporter.

— Qu’est-ce que va dire Lionel ? demanda Marc.

— Il va être triste. Je lui en achèterai un autre, quelque chose de gentil.

Sevran revint à cet instant dans la pièce. Il posa une pelle terreuse contre le mur et se rassit à table, pas du tout à sa place. Il se frotta le visage, les cheveux, se mit de la terre partout, se releva, alla se laver les mains à l’évier. Puis il posa la main sur l’épaule de sa femme, comme tout à l’heure.

— Je vous remercie tout de même d’être venus avant la police, dit-il. Mieux valait ça devant vous que devant eux.

Louis et Marc se levèrent pour partir et Lina leur fit un faible sourire. Sevran les rejoignit sur le pas-de-porte.

— Je vous en prie, dit-il, est-ce qu’il serait possible…

— De ne pas en parler aux flics ?

— Évidemment… Quel effet ça va leur faire d’apprendre que ma femme a tiré ? Ce n’était que sur un chien, mais vous savez, les flics…

— Qu’allez-vous raconter s’ils veulent voir le pit-bull ?

— Qu’il a fugué, que je ne sais pas où il est. On dira qu’il n’est jamais revenu. Pauvre chien. Ne jugez pas Lina à la hâte. Marie l’a élevée, elles ne se sont pas quittées depuis trente-huit ans et elle allait s’installer chez nous. Depuis la disparition de Diego, son mari, Marie tournait en rond chez elle et Lina avait décidé de la prendre avec nous. Tout était prêt… La mort de Marie lui a foutu un coup terrible. Alors… un meurtre, en plus… et le chien par là-dessus, elle a perdu pied. Il faut la comprendre, Kehlweiler, elle a toujours eu la frousse de ce chien, pour ses enfants surtout.

— Il avait mordu Martin ?

— Oui, oui… il y a trois ans, c’était encore un jeune chien, et Martin l’avait un peu cherché. Alors ? Qu’est-ce que vous allez dire aux flics ?

— Rien. Les flics se débrouillent, c’est leur métier, c’est leur sort.

— Merci. Si je peux aider, pour Marie…

— Réfléchissez, tous les deux, quand vous aurez réglé entre vous l’affaire du chien. À quelle heure êtes-vous parti, ce jeudi soir ?

— L’heure ? Je pars toujours vers six heures, à peu près.

— Avec le chien ?

— Toujours. C’est exact, ce soir-là, il n’était pas à la maison, il s’était fait la malle une fois de plus. Une fois de trop, n’est-ce pas ? Je rageais, parce que je n’aime pas arriver trop tard à Paris, je veux avoir le temps de dormir avant mon cours du lendemain. J’ai pris la voiture et j’ai tourné dans le pays. Je l’ai retrouvé beaucoup plus près que la grève Vauban, il arrivait en courant vers le village. Je l’ai attrapé, je l’ai engueulé, et en voiture. Je ne pouvais pas deviner… ce qu’il venait de faire… n’est-ce pas ?

— Je vous l’ai dit, Sevran, en l’occurrence, votre pitbull a rendu service. Sans lui, personne n’aurait su qu’on avait tué Marie.

— C’est vrai, il faut tâcher de voir les choses sous cet angle… Il a rendu service. Mais au fait, vous n’avez même pas déjeuné ?

— Ce n’est pas grave, dit Marc précipitamment. On s’arrangera.

— Je vais voir Lina. Elle doit déjà regretter, penser à m’acheter un nouveau chiot, je la connais.

Marc le salua, se disant que ce n’était pas le jour pour lui poser des questions sur sa fabuleuse machine à rien, qu’il repasserait, et reprit son vélo. Il le poussa lentement pendant que Louis marchait à côté de lui.

— Tu as remarqué son visage quand elle a tiré sur le clebs ? demanda Marc.

— Oui, on ne voyait que cela.

— C’est bizarre comment quelqu’un de beau peut devenir horrible. Et puis tout à l’heure, elle était à nouveau normale.

— Que penses-tu d’elle ? Tu aimerais coucher avec elle si elle te le proposait ?

— Tu es drôle. Je ne me suis pas posé la question.

— Tu ne t’es pas posé la question ? Mais qu’est-ce que tu fous de ta vie ? Il faut toujours se poser la question, Marc, bon sang.

— Ah bon. Je ne savais pas. Et toi, tu t’es posé la question ? Ce serait oui ou non ?

— Eh bien, ça dépend. Avec elle, ça dépend des moments.

— À quoi ça te sert de te poser ce genre de question si tu ne sais pas y répondre mieux que cela ?

Louis sourit. Ils marchèrent un moment silencieux.

— Je veux une bière, dit Louis brusquement.

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