8

Louis Kehlweiler avait réfléchi une partie de la nuit. La veille au soir, il avait compté ceux qui venaient faire pisser leur chien sur la petite place du côté du banc 102. Au moins dix, un va-et-vient infernal de chiens pisseurs et de maîtres dociles. De dix heures trente à minuit, il avait regardé les visages, noté des détails pour s’y repérer, mais il ne voyait pas comment pister tout le monde. Ça pouvait prendre des jours et des jours. Sans tenir compte de la légion qui passait sans doute avant dix heures trente. Un travail accablant, mais pas question de laisser tomber le truc. Une femme s’était fait démolir, peut-être, il avait toujours su repérer la crasse, il n’arrivait pas à laisser tomber.

Inutile de surveiller les promeneurs de chiens du matin, la grille d’arbre était propre quand il avait quitté le banc jeudi, à deux heures de l’après-midi. Le chien était venu après. Et il y avait au moins une chose sur laquelle on pouvait compter, c’était la régularité des promeneurs de chiens. Toujours aux mêmes heures, et un ou deux trajets possibles, en boucle. Quant aux habitudes du chien, c’était plus délicat. Dégénérés comme ils étaient, les chiens de ville ne savaient plus marquer leurs territoires, ils faisaient n’importe quoi n’importe où, mais sur le trajet du maître, forcément.

Donc il y avait les meilleures chances pour que le chien repasse sur cette grille d’arbre. Les chiens aiment les grilles d’arbre, davantage que les pneus de voitures. Mais même s’il arrivait à circonscrire vingt-cinq sortes de chiens, comment s’y prendre pour repérer leurs noms et adresses sans y passer un mois entier ? D’autant que maintenant, il n’était plus très bon pour les filatures. Avec sa jambe raide, il marchait moins vite, et il se faisait repérer plus facilement. Sa grande taille n’arrangeait rien.

Il lui aurait fallu des gars pour l’aider, mais il n’avait plus le fric pour ça. C’était fini, les frais de mission du ministère. Il se retrouvait seul, autant abandonner. Il y avait eu un bout d’os sur la grille d’arbre, il suffisait de l’oublier.

Toute une partie de la nuit, il avait essayé de se convaincre d’oublier. Les flics n’avaient qu’à s’en occuper. Mais les flics s’en foutaient. Comme si chaque jour les chiens avalaient des pouces de pied qu’ils venaient éjecter par la suite n’importe où. Kehlweiler haussa les épaules. Les flics ne se mobiliseraient pas sans cadavre ni disparition signalée. Et une petite phalange égarée n’est pas un cadavre. C’est une petite phalange égarée. Mais pas question de la laisser tomber. Il regarda sa montre. Il avait le temps, tout juste, d’attraper Vandoosler au bunker.

Kehlweiler appela Marc Vandoosler dans la rue au moment même où il quittait le bureau. Marc se raidit. Qu’est-ce que Kehlweiler venait lui dire un samedi ? D’ordinaire il passait le mardi, pour prendre le compte rendu de la semaine. Est-ce que la vieille Marthe avait parlé ? Rapporté ses questions ? Très vite, Marc, qui ne voulait pas perdre le boulot, élabora mentalement un rapide tissu de mensonges défensifs. Il était doué pour ça, très prompt. Se défendre vite, c’est ce qu’il faut savoir faire quand on est nul à l’attaque. Quand Kehlweiler fut assez près de lui pour qu’il voie son visage, Marc se rendit compte qu’il n’y avait aucune sorte d’attaque à contrer et il se détendit. Plus tard, le premier janvier de l’année prochaine par exemple, il essaierait de cesser de s’énerver comme ça. Ou de l’année suivante, au point où il en était, il n’y avait pas urgence.

Marc écouta et répondit. Oui, il avait le temps, oui, d’accord, il pouvait l’accompagner une demi-heure, de quoi s’agissait-il ?

Kehlweiler l’entraîna vers un banc tout proche. Marc aurait préféré aller se mettre au chaud dans un café mais ce grand type avait l’air d’avoir une prédilection pénible pour les bancs.

— Regarde, dit Kehlweiler en sortant une boule de papier journal de sa poche. Ouvre ça doucement, regarde et dis-moi ce que tu en penses.

Louis se demanda pourquoi il lui posait cette question puisqu’il savait très bien quoi penser de cet os. Sans doute pour faire partir Marc du point exact duquel il était parti lui-même. Ce rejeton de Vandoosler le Vieux l’intriguait. Les notes de synthèse qu’il lui avait fournies étaient excellentes. Et il s’était bien démerdé dans l’histoire Siméonidis[3], deux crimes immondes, il y avait six mois de ça. Mais Vandoosler l’avait prévenu : son neveu ne s’intéressait qu’au Moyen Âge et aux amours désespérées. Saint Marc, il l’appelait. Il paraît qu’il était très bon dans son domaine. Mais ça peut donner des résultats ailleurs, pourquoi non ? Louis avait appris il y a trois jours que Delacroix était le fils présumé de Talleyrand, et cette jonction lui avait fait plaisir. Génie pour génie, peinture ou politique, des rails incompatibles pouvaient s’emboîter.

— Alors ? demanda Louis.

— Ça a été trouvé où ?

— Paris, sur la grille d’arbre du banc 102, à la Contrescarpe. Tu en penses quoi ?

— À première vue, je dirais que c’est de l’os qui sort d’une merde de chien.

Kehlweiler se redressa et observa Marc. Oui, ce type l’intéressait.

— Non ? dit Marc. Je me goure ?

— Tu ne te goures pas. Comment tu le sais ? Tu as un chien ?

— Non, j’ai un chasseur-cueilleur des temps paléolithiques. C’est un préhistorien, très braqué avec ça, faut pas l’emmerder sur le sujet. Il a beau être préhistorien, très braqué, c’est un ami. Je me suis intéressé à ses détritus de fouille car il est sensible en fait, je ne veux pas le peiner.

— C’est lui que ton oncle appelle Saint Luc ?

— Non, ça c’est Lucien, il est historien de la Grande Guerre, très braqué avec ça. On est trois dans la baraque, Mathias, Lucien et moi. Et Vandoosler le Vieux qui s’obstine à nous appeler Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc de sorte qu’on a l’air de tarés. Il ne faudrait pas pousser beaucoup le vieux pour qu’il s’appelle Dieu. Enfin, c’est les conneries de mon oncle. Celles de Mathias, le préhistorien, c’est encore autre chose. Dans les détritus de sa fouille, il y avait des os comme celui-là, percés de petits trous. Mathias dit que ça vient des merdes des hyènes préhistoriques et qu’il ne faut surtout pas mélanger ça avec la bouffe des chasseurs-cueilleurs. Il avait étalé le tout sur la table de la cuisine jusqu’à ce que Lucien s’énerve parce que ça se mélangeait avec sa bouffe à lui, et Lucien aime la bouffe. Bref, peu t’importe cette baraque, mais comme il n’y a pas d’hyène préhistorique sur les grilles d’arbre de Paris, je pense que ça doit venir d’un chien.

Kehlweiler hocha la tête. Il souriait.

— Seulement, continua Marc, et après ? Les chiens croquent des os, c’est dans leur nature, et ça ressort dans cet état, poreux, percé. À moins que… ajouta-t-il après un silence.

— À moins que, répéta Kehlweiler. Car celui-là, c’est de l’os humain, une dernière phalange de doigt de pied.

— Sûr ?

— Certain. J’ai fait confirmer au Muséum par un homme qui sait. Un pouce de pied de femme, assez âgée.

— Évidemment… dit Marc après un nouveau silence. Ce n’est pas usuel.

— Ça n’a pas troublé les flics. Le commissaire du quartier n’admet pas qu’il s’agisse d’os, il n’a jamais vu ça. Je reconnais que la pièce est dans un état inhabituel et que je l’ai forcé à l’erreur. Il suppute que je lui tends un piège, ce qui est exact, mais ce n’est pas celui qu’il croit. Personne n’a disparu dans le quartier, ils ne vont donc pas ouvrir une enquête pour un os emballé dans une merde de chien.

— Et toi, tu penses à quoi ?

Marc tutoyait quiconque le tutoyait. Kehlweiler étendit ses grandes jambes et croisa les mains derrière sa nuque.

— Je pense que cette phalange appartient à quelqu’un et je ne suis pas certain que la personne qui est au bout soit vivante. J’écarte l’accident, trop invraisemblable. Les hasards les plus inconséquents peuvent se produire, mais tout de même. Je pense que le chien s’est plus sûrement servi sur un cadavre. Les chiens sont charognards, comme tes hyènes. Laissons tomber le cas d’un cadavre légal, dans une maison ou un hôpital. Il serait inepte d’imaginer le passage du chien dans la chambre funèbre.

— Et si une vieille est morte seule dans sa chambre, avec son chien ?

— Et comment le chien serait-il sorti de là ? Non, impossible, le corps est dehors. Un corps à l’oubli quelque part, ou bien assassiné quelque part, cave, chantier, terrain vague. Alors, le passage d’un chien peut s’envisager. Le chien avale, digère, éjecte, et la pluie torrentielle de l’autre nuit lessive.

— Un cadavre à l’abandon dans un terrain vague, ça ne veut pas dire un meurtre.

— Mais l’os vient de Paris, et c’est cela qui me trouble. Les chiens de Paris ne vont pas fureter loin de leur habitat, et un cadavre ne reste pas inaperçu bien longtemps dans la ville. On aurait déjà dû le repérer. J’ai revu l’inspecteur Lanquetot ce matin, toujours rien, pas le moindre corps dans la capitale. Pas de disparition non plus. Et les enquêtes routinières suite à décès solitaires n’ont rien révélé de particulier. J’ai trouvé l’os jeudi soir. Ça fait trois jours. Non, Marc, ce n’est pas normal.

Marc se demandait pourquoi Kehlweiler lui racontait tout cela. Il n’était pas contre, d’ailleurs. C’était agréable de l’écouter parler, il avait une voix calme, basse, très apaisante pour les nerfs. Ceci dit, cette merde de chien, il n’en avait rien à faire. Il commençait à faire vraiment froid sur ce banc, mais Marc n’osait pas dire : « J’ai froid, je me tire. » Il se serra dans sa veste.

— Tu as froid ? demanda Louis.

— Un peu.

— Moi aussi. C’est novembre, on n’y peut rien.

Si, pensa Marc, on peut aller au bistrot. Mais évidemment, c’était délicat de parler de tout ça dans un café.

— Faut encore attendre, reprit Kehlweiler. Il y a des gens qui traînent huit jours avant de déclarer une disparition.

— Oui, dit Marc, mais qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Ça me fait que je ne trouve pas cela normal, je l’ai dit. Il y a quelque part un meurtre crasseux, c’est ce que je crois. Cet os, cette femme, ce meurtre, cette crasse, c’est dans ma tête et c’est trop tard, il faut que je sache, il faut que je trouve.

— C’est du vice, dit Marc.

— Non, c’est de l’art. Un art irrépressible et c’est le mien. Tu ne connais pas ça ?

Oui, Marc connaissait, mais pour le Moyen Âge, pas pour une phalange sur une grille d’arbre.

— C’est le mien, répéta Kehlweiler. Si huit jours s’écoulent et que Paris ne livre rien, le problème va se corser singulièrement.

— Bien sûr. Un chien, ça peut voyager.

— Exactement.

Kehlweiller replia son corps et puis se leva. Marc le regarda d’en bas.

— Le chien, dit Kehlweiler, a pu faire des kilomètres en bagnole pendant la nuit ! Il a pu bouffer un pied en province et l’avoir recraché dans Paris ! Tout ce qu’on peut supposer grâce à ce chien, c’est qu’il y a un corps de femme quelque part, mais ce corps peut être n’importe où ! Ce n’est pas si petit que cela, la France, rien que la France. Un corps quelque part et nulle part où chercher…

— C’est fou tout ce qu’on peut dire sur une crotte de chien, murmura Marc.

— Tu n’as rien repéré dans la presse régionale ? Meurtres, accidents ?

— Meurtres, non. Accidents, comme d’habitude. Mais pas d’histoire de pied, j’en suis sûr.

— Continue à dépouiller et sois vigilant là-dessus, pied ou pas pied.

— Bien, dit Marc en se levant.

Il avait compris le boulot, il avait les doigts gelés, il voulait se tirer.

— Attends, dit Kehlweiler. J’ai besoin d’aide, j’ai besoin d’un homme qui court. Je suis ralenti par ma jambe et je ne peux pas suivre cet os tout seul. Tu serais d’accord ? Un simple coup de main de quelques jours. Mais je n’ai pas de quoi te payer.

— Pour faire quoi ?

— Suivre les sorteurs de chiens habitués du banc 102. Noter les noms, les adresses, les déplacements. J’aimerais ne pas perdre trop de temps, au cas où.

L’idée ne plaisait pas du tout à Marc. Il avait déjà fait le guetteur une fois pour son oncle, ça suffisait comme ça. Ce n’était pas un truc pour lui.

— Mon oncle dit que tu as des hommes dans Paris.

— Ce sont des fixes. Des patrons de bistrot, des vendeurs de journaux, des flics, des gars qui ne bougent pas. Ils regardent et m’informent quand c’est nécessaire, mais ils ne sont pas mobiles, tu comprends ? J’ai besoin d’un homme qui court.

— Je ne cours pas. Je sais juste grimper aux arbres. Je cours après le Moyen Âge, mais pas au cul des gens.

Kehlweiler allait s’énerver, c’était normal. Ce type était encore plus cinglé que son oncle. Tous les artistes sont cinglés. Artistes suant dans la peinture, le Moyen Âge, la sculpture, la criminologie, tous cinglés, il en savait quelque chose.

Mais Kehlweiler ne s’énerva pas. Il se rassit sur le banc, lentement.

— D’accord, dit-il seulement. Oublie, c’est sans importance.

Il replaça la boule de papier journal dans sa poche. Bon. Marc n’avait plus qu’à faire ce qu’il voulait, aller se réchauffer au café, manger un morceau et rentrer à la baraque. Il dit au revoir et s’éloigna à grands pas vers l’avenue.

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