8.

L'air du petit matin était encore humide. Première levée, Milly s'aventura dehors, satisfaite que sa voiture ait passé la nuit à l'abri. Raoul surgit dans son dos.

– Matinale ?

– Toujours. Vous avez bien dormi, ajouta-t-elle en souriant ?

– Comme un ange, répondit Raoul d'un ton malicieux. Un café ?

– Avec plaisir ! Agatha est réveillée ?

– Pas encore, mais je t'ai entendue descendre alors je suis venu te rejoindre. Viens, allons faire quelques pas ensemble si tu le veux bien.

– C'est une drôle de femme, n'est-ce pas ?

– Non, c'est une femme exceptionnelle, mais tu ne la connais pas encore.

– Je vais rentrer chez moi, dit Milly.

– Je sais, je te comprends, tu n'as rien à voir dans tout ça.

– Je dois retrouver Frank, Jo et mon travail.

Raoul hocha la tête en signe d'approbation.

– Un jour, j'aimerais vous le présenter.

– Frank ou Jo ?

– Jo, c'est un pianiste exceptionnel, il a un don, mais il ne s'en rend pas compte.

– C'est souvent le cas chez les gens qui ont du talent, ils sont les derniers à le savoir.

– Jo est comme ça, il ne croit pas en lui, ni en sa musique, ni en sa poésie.

– Et Frank ?

– Frank n'a pas ce genre de problème.

– Alors, pardonne ma franchise, mais j'ai peur que tu t'emmerdes avec lui.

Milly partit dans un grand éclat de rire.

– Si je vous avais rencontré à l'adolescence, je me serais mis en tête que vous étiez mon père.

– Quelle drôle d'idée, et pourquoi ça ?

– Parce que j'aurais adoré qu'il me sorte un truc comme ça, qu'il me bouscule, me contredise, affirme des choses que je n'ai pas envie d'entendre, que je puisse lui faire la tête et le haïr le temps de grandir.

– Alors un conseil, profite des quelques jours que tu peux passer avec Agatha, si tu aimes la contradiction, c'est une experte.

– Vous auriez été un père formidable.

– Ah bon ?

– Oui, je ne vous avais pas demandé de conseil.

– Eh bien, moi, j'aurais détesté avoir une fille comme toi.

– Vraiment ? s'étonna Milly.

– Non, répondit Raoul en la prenant par l'épaule.

Ils marchèrent sur le chemin qui bordait l'arrière du hangar en lisière des bois.

– J'ai un service à vous demander. Avant de partir, je voudrais lui faire un cadeau, j'y pensais en m'endormant et je crois bien que c'est ce qui m'a tirée du lit si tôt, confia Milly en regardant ses bottes. J'aimerais qu'elle aussi garde un souvenir de moi.

– Et en quoi puis-je t'aider ?

– Hier, quand elle s'est mise à chanter seule sur la scène de votre club, j'ai connu la même émotion que lorsque Jo me jouait de l'orgue à l'église.

– Et pas quand tu m'as entendu au cabaret ?

– Si, c'était beau, mais ce n'était pas pareil. Cette guitare qu'elle a prise dans la vitrine, elle coûte cher ?

– Une Gibson qui a appartenu à Springsteen ? Trois fois rien.

– Vous me faites marcher, vous avez connu Bruce Springsteen ?

– Tu aimes sa musique ?

– Vous plaisantez ? Et il a joué sur cette guitare ?

– Non seulement c'était sa guitare, mais il me l'a offerte en remerciement d'un service rendu. J'ai juré de ne jamais rien en dire. Oh, et puis à toi je peux bien raconter cette histoire. À une époque où il était aussi fauché que moi, il a dormi quelque temps dans ma piaule. Je sais que ça peut te paraître dingue, mais les plus grands de ce monde ont eu aussi vingt ans, et à cet âge, la majorité d'entre eux connaissaient la bohème. Bref, un soir, en rentrant, j'ai entendu du bruit dans ma chambre, je me suis dit qu'il devait être en compagnie d'une fille et ça m'a fait marrer. J'ai poussé la porte pour voir si la belle valait le coup que je pionce dans le canapé, tu parles d'un canapé, et je l'ai trouvé, roupillant dans mon lit avec sa guitare qu'il avait bordée comme si c'était sa douce. Le lendemain, il s'est excusé et m'a dit qu'elle avait besoin d'une vraie nuit de repos.

– Et c'est celle-là qu'il vous a donnée ?

– Non. Mais bien des années plus tard, il est passé par Nashville. J'ignore encore si c'est le hasard qui l'avait fait venir dans mon club ou s'il savait qu'il m'y trouverait, il a poussé la porte accompagné de quelques-uns de ses copains. Quand il m'a vu, il m'a pris dans ses bras, comme si on s'était quittés la veille, on a bu quelques verres et puis il est monté sur scène. Le plus drôle, c'est que les clients trouvaient que ce type qui chantait devant eux manquait de personnalité tant il parodiait Springsteen. Ce soir-là, mon club aurait pu connaître la gloire, mais je n'ai rien dit, je savais que son plaisir était de se produire incognito, comme dans le temps. On a passé la nuit à boire, à fumer et à jouer, jusqu'à l'épuisement. Quand je me suis réveillé au pied de l'estrade, il était reparti. Mais il m'avait laissé cette fameuse guitare que tu voudrais m'acheter, il avait glissé un petit mot entre les cordes où il avait écrit : « Elle a besoin d'une bonne nuit de sommeil, prends bien soin d'elle. »

– Vous me faites marcher, cette histoire n'est pas vraie, n'est-ce pas ?

– Elle l'est, puisque je viens de te la raconter. Maintenant, c'est moi qui vais te demander un service. Reste auprès d'Agatha, au moins encore un peu ; si tu ne l'abandonnes pas, je t'offre cette guitare.

Milly releva la tête et fixa Raoul longuement.

– Je ne suis pas quelqu'un qu'on achète, mais si vous me promettez que le jour où je reviendrai avec Jo vous l'écouterez jouer, alors je veux bien conduire Agatha jusqu'à la prochaine étape.

– Marché conclu, dit Raoul.

Milly plongea sa main dans la poche de son pantalon et sortit cent dollars qu'elle tendit à Raoul.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Ce que je vous dois pour la guitare, si elle avait vraiment appartenu à Springsteen, elle aurait trop de valeur pour croupir dans une vitrine poussiéreuse même pas fermée à clé, et vous ne vous en seriez jamais séparé.

– Bien vu, tu es rude en affaires, mais je m'incline, répondit Raoul en hochant la tête. Agatha doit être en train de se préparer, va donc la chercher et lui annoncer que tu continues la route avec elle. Et nous sommes bien d'accord, je n'y suis pour rien !

– Mais vous n'y êtes pour rien, assura Milly.

– Très bien, pendant ce temps-là, je vais sortir la voiture, mettre la guitare dans le coffre et j'irai préparer ce café que je t'ai promis tout à l'heure. On se retrouve derrière le bar.

Milly courut vers le club pour ne pas changer d'avis.

*

Tom s'était réveillé avec l'aube. Il avait marché jusqu'à la route, plus proche qu'il ne l'avait imaginé dans la nuit. Un fermier passant sur son tracteur lui vint en aide. La voiture était crottée jusqu'aux portières, mais la mécanique n'avait pas souffert. Tom, après avoir chaleureusement remercié son sauveur, fila à toute allure, utilisant pour la première fois sa sirène. Il était 6 heures du matin, Nashville n'était plus qu'à une vingtaine de miles et l'aiguille au compteur dépassait largement le cent.

*

Milly patientait au volant. Raoul enlaça Agatha sur le pas de la porte, et la fit à nouveau tourner dans les airs.

– Repose-moi imbécile, tu m'étouffes.

– Si je pouvais, je te serrerais jusqu'à ce que tu t'évanouisses pour te garder dans mes bras.

– Dis-moi que tu as fermé les yeux cette nuit, lui chuchota-t-elle à l'oreille.

– Et pourquoi aurais-je fait ça ?

– Pour que tes mains soient les seules à m'avoir vue.

– Alors je les ai fermés, en me disant que si je ne te voyais pas, tu ne me verrais pas non plus.

– Merci pour tout, Raoul.

– C'est moi qui...

Mais Agatha le fit taire d'un doigt posé sur ses lèvres.

– Cette femme que tu aimais, elle est partie il y a longtemps ? demanda-t-elle.

– Cela fera trois ans à la fin du mois.

– Et tu sais où elle habite ?

– À Atlanta.

– Alors va la rechercher, andouille, parce que je suis certaine que depuis trois ans, elle s'emmerde à mourir avec des hommes de son âge, et après la nuit que je viens de passer, je peux t'assurer qu'elle doit s'en mordre les doigts, et te regretter tous les soirs.

– Je trouverai qui a ce carnet, tu peux compter sur moi.

– Sois discret, Raoul, je ne veux pas risquer qu'on le détruise avant de l'avoir récupéré. Je te téléphonerai dès que possible.

– Seulement depuis une cabine, sois brève et aussitôt que nous aurons raccroché, tu détales comme un lapin.

– C'est maintenant qu'il faut que je file, dit-elle en baissant les yeux sur la main de Raoul qui ne voulait plus lâcher la sienne.

Il l'embrassa et l'escorta à la voiture.

– Soyez prudentes, ordonna-t-il en se penchant à la portière.

L'Oldsmobile traversa le parking et bifurqua sur la route avant de disparaître.

Raoul rentra dans son club, referma la vitrine et soupira en allant se recoucher.

*

– J'ai une faim de loup, dit Agatha, pas toi ?

– Vous connaissez le proverbe, qui dort dîne ! répondit Milly.

– Eh bien, alors je n'ai pas assez dormi.

– Je l'avais bien compris et je n'ai absolument pas besoin d'en savoir plus.

– Tu devrais, cela t'instruirait sur les bienfaits de la maturité.

– La prochaine étape est encore loin ? questionna Milly, excédée.

– Nous y arriverons avant la nuit. Prends la direction du nord ; à la sortie de Clarksville, nous entrerons dans le Kentucky.

– Et c'est bien, le Kentucky ?

– Si tu aimes les chevaux. Moi, ce que j'aime, c'est changer d'État le plus souvent possible.

Elles firent halte à Murray, une petite bourgade à peine plus grande que l'université qui s'y trouvait. Sans la moindre hésitation, Milly parqua la voiture devant un restaurant, au seul motif qu'il était inscrit sur la façade : « Campus Bar ».

– Elle te manque à ce point-là, ta vie sur le campus ? demanda Agatha en feuilletant le menu.

– Comment savez-vous que je travaille sur un campus ? Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit.

Agatha reposa le menu et fixa Milly du regard.

– Tu vois, ce qui est injuste, c'est qu'à trente ans on appelle ça de la distraction et on y trouve un certain charme, vingt-cinq ans plus tard, ton entourage s'inquiète et t'accuse de perdre la boule. Comment voudrais-tu que je le sache si tu ne me l'avais pas dit ? Et Mme Berlingot, je l'ai inventée, elle aussi ?

– Berlington ! Et j'ai beau réfléchir, je ne vois toujours pas à quel moment je vous en ai parlé.

– Alors je l'ai deviné, j'ai un don, si tu préfères.

– Qu'est-ce que vous avez fait pour mériter la prison ?

– Tu veux vraiment que l'on discute de ça dans un café ?

– Il nous reste combien de temps avant d'arriver ? Et ne me racontez pas de bobard, vous connaissez l'itinéraire par cœur.

Agatha regarda le plafond en faisant mine de réfléchir.

– Je dirai entre sept et huit heures, sans compter les pauses pipi et déjeuner. Tu devrais être débarrassée de moi à la tombée du jour, à moins qu'il y ait un peu de trafic, et ça, je ne peux pas le prédire, car au risque de te décevoir, mes pouvoirs divinatoires sont limités.

– Alors j'aimerais que vous me racontiez toute votre histoire, sans rien omettre, et vous pouvez commencer dès maintenant, personne ne nous espionne.

Agatha balaya la salle du regard et se pencha vers Milly.

– On t'a déjà dit que tu avais un fichu caractère ?

– Jamais, au contraire !

– Alors ton entourage n'est pas sincère !

– Arrêtez de chuchoter, c'est énervant au possible.

Agatha dévora ses œufs et son bacon sans parler, sauf à deux reprises pour ordonner à Milly de manger et pour lui demander de lui passer le sel.

Elle régla l'addition, et s'en alla, le pas décidé, vers la voiture. Milly lui courut après.

– Pour le cul, je ne sais pas, mais pour le caractère, la maturité n'a pas l'air d'améliorer les choses.

Agatha monta dans l'Oldsmobile sans lui répondre. Milly reprit le volant et ce n'est qu'à la sortie de Murray qu'Agatha accepta enfin de lui entrouvrir les portes de son passé.

– Toute mon enfance avait été bercée par des beaux discours sur la démocratie, sur l'égalité entre les hommes, la grandeur du pays. Au quotidien, je ne voyais que pauvreté, sexisme, ségrégation, et répression policière. Lorsque j'accompagnais ma sœur dans les meetings des mouvements de droits civiques, j'y voyais plus d'humanité que dans les rues du quartier blanc où nous vivions. De spectatrice je suis devenue militante.

– Vous militiez contre quoi ?

– Contre tout, gloussa Agatha. La politique impérialiste en Amérique du Sud, les atrocités commises au Vietnam et au Cambodge, tous ces combats engagés par nos dirigeants contre des populations qui n'aspiraient qu'à la liberté. Ceux qui furent à l'origine des mouvements pour les droits civiques firent très vite le rapprochement entre les guerres que nous menions hors de nos frontières et la ségrégation qui régnait chez nous, leur solidarité avec les Noirs devint une priorité. Je faisais partie de ceux qui ne jugeaient pas quelqu'un à la couleur de sa peau. La musique que j'aimais, c'était celle que les Noirs chantaient et je refusais d'accepter ces barrières invisibles qui nous interdisaient de former une jeunesse unie et multicolore. Nous appartenions à la première génération qui succédait à la Shoah, mon père avait débarqué à Omaha Beach et il s'était battu jusqu'à Berlin, comment voulais-tu que ses enfants acceptent la moindre forme de racisme ou participent à l'oppression d'un autre peuple. Dans la seconde moitié des années 1960, bien avant que je rejoigne le groupe, des émeutes commençaient à éclater dans les ghettos noirs du pays. Celles du quartier de Watts à Los Angeles avaient causé la mort de trente-cinq personnes et la police avait procédé à quatre mille arrestations. Puis ce fut au tour de Chicago, Cleveland, Milwaukee, Dayton, et l'année suivante la révolte gagna plus de trente villes. En mai 1967, dans une université noire du Texas, des manifestations virèrent au cauchemar. Six cents flics venus déloger les étudiants vidèrent six mille cartouches sur leurs dortoirs, un saccage organisé en toute légalité. Tout bascula à l'été, lorsque le FBI infiltra les rangs des étudiants et des militants. Les assassinats d'activistes se multiplièrent. Tu as entendu parler de Huey Newton ?

– Ce qui m'intéresse, c'est votre histoire à vous, pas celle avec un grand H ! protesta Milly.

– Comment veux-tu que je te la raconte sans évoquer le contexte dans lequel tout a commencé.

Milly ne pouvait comprendre qu'Agatha lui récitait en fait la plaidoirie d'un procès auquel elle n'avait pas eu droit, pour avoir accepté un compromis avec un procureur. Cinq ans de prison si elle signait ses aveux, contre le risque d'encourir la perpétuité si elle se présentait devant un jury populaire. À vingt-deux ans, qui aurait pris ce risque ?

– Huey Newton et Bobby Seale, deux étudiants du Merritt College, avaient créé un parti d'autodéfense, le Black Panther Party, qui devint très vite aussi célèbre que controversé. Ils mettaient en place des programmes sociaux destinés à la communauté noire. Cours d'autodéfense, éducation politique, soins gratuits, distribution de nourriture pour les plus pauvres, leur travail communautaire, une révolution au cœur même du pays, et qui résonnait dans le monde entier. Un succès que le FBI considérait comme une menace pour la sécurité intérieure. Alors ils ont arrêté Huey au volant de sa voiture en lui tendant un guet-apens. Une fusillade a éclaté, un policier est mort et ils l'ont accusé. Huey, qui s'était évanoui après avoir été blessé, n'était même pas armé. Quand ils l'ont mis en taule, des voix se sont élevées dans tout le pays pour exiger sa libération. On hurlait dans les rues : « Libérez Huey », au point que ce cri devint celui du ralliement de tous les militants de la gauche américaine.

– C'est là que vous vous êtes engagée ?

– Pas encore, mais ça n'allait pas tarder. Les premiers vétérans commençaient à rentrer du Vietnam, et racontaient au monde les horreurs auxquelles ils avaient assisté et celles qu'ils avaient commises. Les mouvements pacifistes applaudissaient ces dénonciations qui avaient autrement plus de poids que celles des jeunes étudiants qui n'avaient vu de la guerre que ce qu'en montraient les informations. Je me souviens d'une journée qui a ébranlé la nation. Une journée terrible, un véritable électrochoc quand on aime son pays, et si nous nous battions, c'est parce que nous l'aimions. Un millier de vétérans avaient jeté leurs médailles sur les marches du Capitole. Tu ne peux imaginer jusqu'où le racisme ambiant de l'époque conduisait les hommes. Sammy, qui avait combattu dans la Navy, s'était fait tuer en Alabama pour être entré dans des toilettes réservées aux Blancs. Tu te rends compte du chemin que nous avons parcouru en quarante ans ? Tu comprends pourquoi tant de gens pleuraient de joie quand Obama a été élu ? Je ne regardais jamais la télé en prison, mais j'ai fait une exception quand il a prêté serment, et moi aussi j'ai versé toutes les larmes de mon corps en pensant que les copains qui étaient morts n'avaient pas été que de doux rêveurs. La contestation se propagea encore, les soulèvements ne cessaient de grandir, le pays était en train d'imploser. Nous cherchions surtout à mobiliser d'autres Blancs contre le racisme. Il était impossible à cette époque de défendre des idées humanistes sans être taxé de communiste. Et plus l'activisme croissait, plus les autorités devenaient intransigeantes. Le patron du FBI nous avait qualifiés de « plus grande menace que courrait la nation après les Soviétiques ». Les assassinats de militants se perpétraient jusque dans leurs lits. Nous n'étions que des jeunes gens qui voulaient secouer les consciences, mais parmi nous, d'autres voulaient résolument ébranler le système. J'ai embrassé leur cause sur le tard. Les choses ont dérapé, ce qui finit toujours par arriver quand tu joues avec le feu. Au nom d'un idéal magnifique, nous avons fait d'énormes conneries. Lorsque tu es convaincu d'être du bon côté, du côté du droit, de la justice, rien ne t'arrête et tu peux faire des choses terribles1.

– Lesquelles ?

– Celles qui vont au-delà de la désobéissance civique, celles qui engendrent le mal. La violence est un poison, une fois dans tes veines, c'est comme une drogue qui te ronge le cerveau en te laissant penser que ton cœur est intact.

– Mais vous, qu'avez-vous fait ?

– Des choses dont je ne suis pas fière, au point de n'avoir jamais réussi à en parler en trente ans, alors laisse-moi encore un peu de temps.

– Comment avez-vous rejoint le mouvement ?

– Je n'avais pas vingt ans, aimer était la seule chose qui pouvait m'arracher à l'étreinte suffocante d'une vie rude et morne. Alors j'ai aimé, j'ai aimé de toutes mes forces, des cinglés, des musiciens, des peintres, des passionnés du verbe et de la rhétorique, de ceux qui pour un rien tiennent des conversations à n'en jamais finir ou qui finissaient en disputes, de ceux qui ouvrent leur porte aux voyageurs fauchés, au copain d'un copain sans poser de question, des évadés de la guerre, des vagabonds capables de courir après un train le long des voies de chemin de fer et d'y grimper sans savoir où il va, des assoiffés de l'asphalte, des soûlards en disgrâce avec leur famille ou avec la loi, quand ce n'était pas les deux, mais crois-moi, tous des joyeux cinglés. Nous n'avions peur de rien et encore moins de l'autre. Nos nuits étaient sacrées même si certains matins, je ne savais plus où j'étais et que je n'en menais pas large. Combien de fois avons-nous détalé dans le maquis des quartiers délabrés, dans des ruelles obscures où des flics en maraude nous donnaient la chasse à grands coups de sifflet en agitant leur matraque. Je suis tombée éperdument amoureuse de l'un de ces fous furieux et je l'aurais suivi jusqu'au bout de la terre. Nous avons embarqué pour le Wisconsin, à bord d'une voiture comme la tienne, nous roulions cheveux au vent vers Madison où des étudiants tentaient d'empêcher Dow Chemical de recruter sur le campus.

– Pourquoi Dow Chemical ?

– Parce que cette société fabriquait le napalm que nos avions balançaient sur des villages vietnamiens. Ils ont brûlé des centaines de milliers de civils. Ce jour-là, nous avions décidé de leur faire barrage. Après avoir copieusement tabassé les étudiants, les flics en avaient embarqué six. Dire que nous étions remontés serait un euphémisme. Nous avons encerclé leur fourgon, dégonflé ses pneus et l'avons secoué comme un panier à salade. Et puis nous nous sommes allongés devant les roues.

– Qu'est-ce qu'ils ont fait ?

– Que voulais-tu qu'ils fassent, ils n'allaient quand même pas nous rouler dessus. Ils ont relâché nos copains, mais comme ils nous trouvaient très agités, ils nous ont asphyxiés au gaz lacrymogène. C'était la première fois que la police gazait des étudiants sur un campus. Tu ne peux pas imaginer ce que provoque cette saloperie. On étouffe, on vomit ses tripes, on a l'impression qu'on vous a brûlé les yeux. La poitrine se serre, le corps est parcouru de spasmes. Ceux qui se trouvaient en première ligne ont eu de graves séquelles. Après ça, la colère est montée d'un cran dans nos rangs. Nous avons quitté Madison et nous sommes retournés en Californie. Ça bougeait beaucoup à Oakland et on ne voulait pas rater ça. Un mois plus tard, nous retraversions le pays pour aller à New York. C'était la première fois que j'y mettais les pieds et c'était féerique. À dire vrai, je n'avais encore jamais rien vu d'aussi sale. Des rats, gros comme mon avant-bras, galopaient dans les rues dès la tombée de la nuit, mais je n'avais jamais rien vu d'aussi beau que Times Square. Tu devines ce que ça pouvait représenter pour une fille qui avait grandi dans un trou perdu de se retrouver avec une bande de copains à New York. Le sentiment de liberté nous galvanisait. La première semaine, je me fichais éperdument du mouvement contestataire, du racisme et de la guerre, j'arpentais les rues la tête en l'air, à contempler les gratte-ciel du matin au soir. Remonter les trottoirs de la Ve Avenue me donnait l'impression de monter au firmament. L'Upper East Side ne ressemblait en rien au bas de la ville, on n'y croisait pas de rats, mais des gens élégants, des voitures sublimes, des portiers en livrée, des magasins aux vitrines étincelantes, d'un luxe que nous ne pouvions imaginer. Pour le prix d'une seule des robes que j'admirais, émerveillée, nous aurions tous pu vivre pendant un an, et encore, sans se priver de rien. Je me souviens de mon premier hot-dog acheté dans un kiosque de rue, on m'aurait servi du caviar que j'aurais trouvé ça moins extraordinaire. Quoique je n'en aie jamais goûté, mais bon, c'est du poisson et à l'époque je n'aurais pas fait confiance à quoi que ce soit qui respire de l'eau.

– Il était si extraordinaire que ça, ce hot-dog ?

– C'était l'endroit où je le mangeais qui l'était, assise sur les escaliers de la New York Public Library, à l'angle de la 40e Rue. Ce n'est pas pour changer de sujet, mais j'entends un drôle de bruit dans le coffre. Je me demande si la roue de secours a été bien attachée.

– Je m'arrêterai tout à l'heure pour vérifier. Qu'est-ce que vous avez fait à New York ?

– On a retrouvé Raoul, Brian, Quint et Vera, nous dormions à tour de rôle dans un petit appartement du Village. La nuit, on fréquentait les clubs de jazz, les boîtes de strip-tease, les bars qui ne ferment jamais. Le jour, chacun se cherchait un petit boulot. J'ai été fleuriste à la sauvette à Penn Station, vendeuse chez Macy's au rayon chaussures – payée à la commission comme tous les intérimaires – serveuse dans un diner sur la 10e Avenue, ouvreuse dans un cinéma et même vendeuse de cigarettes au Fat Cat.

– C'était qui, « on » ?

– Brad et moi.

– Brad, c'était votre amoureux ?

– Ce que ton vocabulaire est vieux jeu pour une femme de ton âge ! Ce n'était pas mon amoureux, répéta Agatha en minaudant, mais l'homme dont j'étais raide dingue. Je me levais en pensant à lui, je m'habillais en pensant à lui, je regardais ma montre à longueur de journée en pensant au moment où je le retrouverais. Mais je suppose que tu connais ça avec Frank !

– Bien sûr.

– Menteuse !

– Je ne vous permets pas !

– Eh bien, moi, je me le permets, que ça te plaise ou non. Tu ferais bien de t'arrêter pour voir d'où vient ce bruit, c'est on ne peut plus agaçant.

– Je m'arrêterai quand nous ferons le plein, j'ai bien l'intention d'arriver avant la nuit pour aller retrouver Frank au plus vite !

– Quel fichu caractère ! Ralentis et prends vers le nord à l'embranchement, là-bas.

– Si vous voulez arriver un jour à San Francisco, il va falloir franchir le Mississippi, et le pont qui l'enjambe est au sud.

– Peut-être, mais en suivant mon itinéraire, nous le traverserons à bord d'un vieux ferry, et c'est plus marrant que par l'autoroute.

– J'en ai assez des détours, protesta Milly.

– Fais ce que je te dis et je te raconterai la suite, sinon, motus et bouche cousue jusqu'à Eureka.

– C'est là que nous allons ?

– Tu veux dire, là que nos routes se sépareront ? Oui, si tu le souhaites toujours, nous nous quitterons ce soir à Eureka.

Milly obtempéra et prit le chemin qui plaisait à Agatha.

Un peu plus tard, elles traversèrent un patelin que la récession avait transformé en village fantôme. Les maisons de Hickman étaient délabrées, les trottoirs déserts et les façades des commerces de la rue principale occultées par de vieilles planches ou des panneaux de tôle ondulée.

– Où sont partis ceux qui vivaient ici ? demanda Milly.

– En enfer je suppose, répondit Agatha.

– Pourquoi dites-vous une chose pareille, ils ne vous ont rien fait.

– Quand tu perds ta maison, que tu charges tes meubles dans un camion et laisses ta vie derrière toi pour essayer d'aller nourrir ta famille ailleurs, tu appelles cela comment ?

– Cet endroit me fait penser à celui où j'ai grandi, ça me fiche le bourdon.

– Alors, accélère !

La route s'arrêtait devant un ponton ancré à la rive est du grand fleuve. Une barge bleu et blanc y était accostée, attendant les voitures pour la traversée. Depuis que le grand pont avait été construit en aval, la Dorena ne transportait plus beaucoup de monde, mais son propriétaire, un batelier débonnaire et amoureux de son métier, leur fit des grands signes pour les guider, comme si le tablier de sa barge était encombré au point d'obliger à manœuvrer avec une agilité particulière.

– C'est à peine croyable, s'exclama Agatha, nous avons fait cette traversée il y a plus de trente ans, et rien n'a changé ; si ce n'est qu'à l'époque on faisait deux heures de queue avant de pouvoir embarquer.

Le batelier indiqua à Milly de serrer le frein à main et de couper son moteur. Il releva la rampe et largua les amarres avant d'aller s'installer dans la cabine de pilotage.

La barge vibra et glissa sur le fleuve. Le Mississippi charriait toutes sortes de débris sur ses eaux moirées.

Agatha sortit de la voiture pour ouvrir le coffre. Elle en contempla longuement le contenu, puis le referma avant d'aller s'accouder au bastingage. Milly s'approcha d'elle et l'observa. Agatha laissait errer son regard sur les flots, semblant revoir des images anciennes.

– Nous nous trouvions exactement à cet endroit, Brad, Raoul, Lucy, ma sœur et moi, soupira-t-elle. Dieu que j'aimerais pouvoir revenir en arrière.

– Qu'est devenue votre sœur ?

– Elle est morte, il me semblait te l'avoir dit.

– Je suis désolée.

– Nous ne nous entendions plus très bien quand nous nous sommes quittées.

– Alors pourquoi cet air triste ?

– Je ne suis pas triste mais émue. C'est à cause de Raoul, ce n'était pas la roue de secours qui faisait ce bruit, mais la guitare avec laquelle j'ai joué hier qu'il a déposée dans ton coffre. Il devait bien se douter que je n'accepterais jamais un tel cadeau. Cette Gibson a une immense valeur et il y tenait beaucoup. Le jour où Springsteen la lui a offerte, il était si heureux qu'il m'a écrit à la prison pour me le raconter.

À son tour, Milly contempla le fleuve, perdue dans ses pensées.

– S'il vous l'a donnée, finit-elle par dire, c'est qu'il en avait envie.

– Tout ce que nous avons fait lorsque nous étions jeunes, ces années de combats, de cavale et de clandestinité, c'était au nom d'une autre idée du bonheur, et moi, je me suis débrouillée pour passer à côté de l'essentiel. Si je m'étais éprise de Raoul, j'aurais eu une belle vie.

– Il y a encore quelques jours, vous étiez derrière des barreaux, regardez le paysage, nous traversons le Mississippi et vous avez plein de temps devant vous pour vous faire une autre idée du bonheur.

Agatha hésita et passa son bras autour des épaules de Milly.

– Ta mère serait fière de la femme que tu es devenue... ce qui n'enlève rien au fait que tu aies un caractère de cochon.

Le capitaine actionna la corne de brume, la rive ouest approchait. Agatha et Milly reprirent place à bord de l'Oldsmobile, alors que la barge accostait.

*

Raoul ôta ses affaires et s'affala sur son lit. Rares étaient les matins où il s'arrachait de si bonne heure aux douceurs du sommeil. L'oreiller sentait encore le parfum d'Agatha et d'une nuit d'ivresse, il le serra sur son torse, ferma les yeux, poussa un râle et sombra.

Le tintement d'une clochette lui fit soulever une paupière. Il regarda l'heure à son réveil. Impossible que ce fainéant de José arrive avant 15 heures, et le camion de liqueurs ne passait jamais avant lui.

Raoul se leva, enfila un pantalon et une chemise, alla à pas de loup dans son salon et ouvrit tout doucement la trappe qu'il avait fait installer dans le parquet pour surveiller la salle depuis le loft. Accroupi à son poste d'observation, il suivit du regard l'homme qui était entré chez lui se faufiler entre les tables et les chaises et avancer vers la scène. Raoul attrapa sa batte de baseball et descendit l'escalier qui menait aux coulisses.

Il se cacha derrière un pan de rideau et, lorsque la silhouette de l'homme le dépassa, il fit un pas en avant et le frappa au bas du dos. L'intrus s'affala de tout son long.

Tom récupéra ses esprits, assis sur une chaise, les chevilles et poignets liés. Une douleur lancinante irradiait ses reins.

– Vous avez de la chance que je n'aime pas les armes à feu, vous seriez mort, soupira Raoul.

– Et vous dans de beaux draps pour avoir tiré sur un officier fédéral.

– Et ma tante était chef des pompiers, ricana Raoul.

– J'ai mon insigne accroché à la ceinture, vous n'avez qu'à soulever ma veste pour le vérifier.

– Bien sûr, pour que vous tentiez quelque chose, et puis quoi encore ?

– Je suis attaché, qu'est-ce que vous voulez que je tente ?

– Ben rien justement ! Vous allez rester là pendant que je vais poursuivre ma nuit et réfléchir à votre sort.

– Je suis un marshal, ne faites rien que vous regretteriez ensuite. M'avoir attaqué pourrait déjà vous coûter cher.

– Marshal, ça reste encore à prouver, répondit Raoul d'un ton débonnaire. Je sais, je n'ai qu'à soulever votre veston, mais je n'en ai pas envie. Vous êtes entré chez moi par effraction, sans vous identifier et sans mandat. Vous conviendrez que tout ça n'est pas très légal.

– La porte était ouverte, bon sang !

– Sous prétexte qu'une porte n'est pas verrouillée, on s'autorise à entrer chez les gens ? Et le respect de la propriété privée alors ? On ne vous apprend pas ça à l'école des marshals ? Ne racontez pas de bobards, vous n'avez pas frappé, et vous étiez en train de fouiner chez moi. Un cambriolage, ça va chercher dans les combien ? Je devrais téléphoner à mon avocat pour lui demander. Ce qui me fait penser qu'il faudrait vraiment que j'aie un avocat. Je vais en chercher un dans l'annuaire et je reviens, à moins que vous ayez quelqu'un à me recommander ?

Tom lança un regard incendiaire à Raoul qui semblait s'en moquer éperdument.

– Un verre d'eau, peut-être ? Je ne voudrais pas passer pour un rustre.

– Je suis en mission, aboya Tom à bout de patience. Obstruction à la justice, c'est deux ans de taule, vous pouvez me croire sur parole.

– Quelle mission ? demanda Raoul en s'asseyant à son tour sur une chaise.

– Vous vous foutez de ma gueule ?

– Franchement, oui, et j'allais te poser la même question. Parce que ce n'est pas un simple marshal qui est entré dans mon club, mais une vieille connaissance ! Tu crois que sous tes rides et avec tes cheveux courts je ne t'ai pas reconnu ?

– Alors, arrête tes conneries, Raoul, et libère-moi, il faut qu'on parle.

– Ce sera avec plaisir, mais je préfère que tu restes attaché, parce que je vais vraiment aller roupiller deux heures, je suis épuisé. Ensuite, si tu es bien sage, je t'offrirai un café et on discutera un peu tous les deux.

Raoul se leva et avança vers l'escalier. Le pied sur la première marche, il se retourna vers son prisonnier.

– Si tu me réveilles en essayant de te libérer, ce qui avec ce genre de nœuds est impossible, je redescends t'en coller une et là, toi aussi fais-moi confiance, tu vas roupiller plus longtemps que moi !

Sur ce, il arbora un grand sourire et monta se recoucher.

*

Souvent, des images du passé surgissaient dans ses rêves. Au cours de sa captivité, Agatha y trouvait un certain réconfort. La nuit lui ouvrait les portes d'une liberté que le jour lui interdisait de vivre. S'il n'y avait eu les gardiens pour tambouriner aux portes des cellules avant le lever du soleil, elle aurait choisi de dormir durant toute sa peine. Éveillée, elle ne trouvait d'échappatoire à sa condition de prisonnière que dans la lecture ou l'écriture. Dès qu'elle s'emparait d'un crayon, nul mur, nul barreau ne pouvait l'empêcher de voyager.

Posée contre la vitre de l'Oldsmobile, sa tête dodelinait gentiment. Par moments, Milly détournait son regard de la route pour l'observer dormir. Elle souriait dans son sommeil, ses lèvres remuaient comme si elle parlait à quelqu'un et Milly se demanda à qui elle s'adressait.

Brad l'attendait dans un café de TriBeCa. Il portait une vareuse ouverte sur une chemise blanche et un pantalon gris. Il se leva pour l'accueillir, la cigarette au bord des lèvres, et se brûla les doigts en l'ôtant pour l'embrasser sur la joue. Qu'il manque d'assurance plaisait à Agatha.

Quel singulier flottement quand on se sent porté par un élan de joie et gêné à la fois. Elle ressentait la même chose et de le voir ainsi la rassurait beaucoup. Chacun évoquait le voyage qu'ils avaient fait ensemble, rappelant des souvenirs qui n'avaient pas trois mois, sans jamais mentionner l'instant où, accoudé au bastingage d'un ferry qui traversait le Mississippi, Brad avait passé son bras autour de la taille d'Agatha. Dans quelle circonstance opère l'alchimie qui connecte deux êtres ? Où prend-elle sa source ? Et d'où venait cette pudeur qui freinait leur ardeur ? Ils y songeaient tous deux sans oser se l'avouer. Pour se donner une contenance, Agatha lui parla des prochaines actions, mais Brad éludait le sujet, comme s'il ne voulait pas s'entretenir de cela avec elle. Il préférait l'interroger sur ses goûts, ses lectures, ce qu'elle souhaiterait faire plus tard. Il avait beau y mettre tout son cœur, il sentait bien que ses propos étaient dénués de toute originalité. Il la questionnait pour déguiser son trouble et elle lui répondait de la même façon.

Alors que la main de Brad s'approchait de la sienne, le café de TriBeCa disparut dans un brouillard opaque et sa voix s'éteignit avec lui.

Il réapparut sur l'estrade d'un amphithéâtre, Agatha avait pris place au premier rang. Derrière elle, des étudiants criaient, on votait à main levée la reconduction de l'occupation des lieux. Dans quelle université se trouvait-elle ? Frisco, Phoenix, New York ? Un fauteuil vide la séparait de sa sœur qui recopiait frénétiquement sur un carnet les propos des orateurs, comme s'il lui fallait noter chaque phrase, rapporter chaque instant du débat pour rédiger son article. Elle raturait sa feuille, le visage crispé, mordillant son crayon dès que Brad cessait de parler.

Les mots qu'elle couchait sur son carnet semblaient jaillir des veines qui saillaient à travers la peau fine de son cou.

Brad vint se rasseoir et, se penchant vers sa sœur, l'interrogea sur ce qu'elle avait pensé de sa prestation. Cette complicité, aussi illégitime que soudaine, la blessa. Elle quitta l'amphithéâtre pour arpenter les couloirs.

Un couple s'embrassait derrière des casiers à tiroirs qu'ils avaient ouverts pour se mettre à l'abri des regards indiscrets.

Un peu plus loin, trois filles assises à même le sol conversaient en mangeant. Agatha poussa une porte et descendit un escalier qui menait au sous-sol. De là, un souterrain relié aux égouts permettait de rejoindre la rue. Les étudiants l'utilisaient dès la tombée du soir pour aller chercher du ravitaillement au nez et à la barbe des flics qui encerclaient le campus.

Une fois dehors, elle longea le mur d'enceinte jusqu'au carrefour qu'elle traversa.

Elle marcha vers l'épicerie, mais en y entrant, elle se retrouva au milieu d'un salon bourgeois, jonché de corps nus et entremêlés, baignant dans un nuage de fumée âcre. Elle avança, pas à pas, cherchant Brad dans ces flots indignes. Elle l'appela de toutes ses forces et le vit relever la tête et lui sourire béatement. À ses côtés, sa sœur la regardait en ricanant. Elle voulut leur demander pourquoi ils l'avaient trahie, mais elle s'éveilla avant qu'ils n'aient pu lui répondre.

– Vous avez dormi presque quatre heures, dit Milly.

– Où sommes-nous ? questionna Agatha en ouvrant les yeux.

– À Bakersfield, toujours dans le Missouri, j'espère avoir pris le bon chemin. De toute façon, il faut que je m'arrête pour faire le plein et j'ai besoin de me dégourdir les jambes, je n'en peux plus de tenir ce volant.

– Moi aussi, j'ai besoin de me dégourdir, soupira Agatha.

– Rêve ou cauchemar ? Vous avez parlé plusieurs fois dans votre sommeil.

– Les deux, c'est un rêve que je fais souvent, il commence bien et finit mal.

– Il fut un temps, dit Milly, où je redoutais d'aller me coucher. Je luttais jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce que la fatigue m'emporte. Rien ne m'effrayait plus que cet état de semi-conscience où, dans le noir, le moindre bruit devient l'écho de vos peurs, le silence, un rappel de votre propre mort, ou, pire encore, de celle des êtres que vous aimez.

– C'était après la disparition de ta mère ?

– Non, c'était chaque soir de mon enfance et de mon adolescence.

– Parle-moi de ta mère. Pourquoi serais-je toujours la seule à me confier ?

– Maman était une artiste, mais ses peintures ne trouvaient preneur que pour des sommes modestes dans les vides-greniers qu'elle organisait du printemps à la fin de l'été. Pour survivre elle enchaînait les petits boulots. Quand elle n'aidait pas la fleuriste à tailler ses roses, piquer des couronnes mortuaires ou confectionner des bouquets de mariage, elle donnait des cours de soutien à des élèves du coin. Guitare, anglais, histoire, algèbre, tout y passait. Aux mois d'hiver, il lui arrivait même de s'improviser chauffeur. À bord de son pick-up, elle allait chercher des voisins pour les conduire chez le médecin, le coiffeur, se ravitailler en bois, faire des courses chez l'épicier ou dans les centres commerciaux de Santa Fe. Les années où nous connaissions une misère qui n'avouait pas son nom, elle aurait pu solliciter une aide de la mairie, mais sa fierté était de nous donner un toit et de n'avoir jamais laissé entrer la faim dans sa maison. Quand j'en avais assez de faire semblant, elle me remontait le moral en me disant que nous étions différentes des autres et que nous nous suffisions à nous-mêmes. Mais cette différence, je l'avais prise en horreur. Notre dénuement ne passait pas inaperçu et la condescendance des mères de mes copines, quand j'étais invitée à leurs goûters d'anniversaires, me marquait au fer rouge. J'étais toujours mal fagotée, mes pulls trop grands ou trop petits. L'école est cruelle.

– Je ne comprends pas, quand nous étions au Christmas Center, tu m'as pourtant dit qu'enfant ta mère te gâtait beaucoup ? interrogea Agatha.

– Vous n'avez jamais menti par fierté ? J'ai toujours été fière, c'est comme ça, je n'y peux rien. Je n'en ai pas l'air, reprit Milly, mais au collège, je me suis souvent battue avec les filles qui se moquaient de moi.

– J'espère que tu leur as collé de belles dérouillées, à ces pestes !

– Il arrivait que ma grand-mère débarque à l'improviste quand maman était absente, elle me glissait quelques dollars en poche et remplissait le garde-manger. Maman savait très bien que les bocaux de conserves n'étaient pas apparus par magie, mais elle faisait comme si de rien n'était.

– Elles ne s'entendaient pas bien ?

– Elles s'adressaient à peine la parole. Je les ai toujours connues fâchées, et je n'ai pas réussi à savoir pourquoi. Maninia, c'était le surnom que je donnais à grand-mère, avait deux filles, maman était l'aînée, la cadette est morte avant ma naissance. Je n'ai jamais vu une seule photo de ma tante. La perte d'un enfant est une plaie qui ne cicatrise jamais, disait Maninia et il était interdit de lui parler de sa fille qu'elle avait perdue. Les rares fois où j'ai tenté d'aborder le sujet, elle se fermait comme une huître et s'en allait. Je n'ai pas insisté, je ne voulais pas la faire souffrir avec ma curiosité. C'est doux et fragile, une grand-mère.

Agatha se détourna vers la vitre.

– Maninia était ma complice, ma confidente, avec elle je n'avais plus besoin de mentir, poursuivit Milly. La perdre fut le plus grand chagrin de ma vie. Elle m'a offert sa voiture et ma liberté avec. Je crois aussi qu'elle voulait pouvoir continuer à contrarier ma mère, même après son dernier souffle.

Milly jeta un regard à sa passagère et vit dans le reflet de la vitre des larmes rouler sur ses joues.

– Vous êtes triste ?

– Je suis désolée, murmura Agatha. La fatigue me rend émotive, j'ai vécu beaucoup de choses ces derniers jours et je n'ai plus l'habitude.

– C'est moi qui suis désolée, je n'aurais pas dû vous raconter cela, je ne voulais pas vous faire de peine. Et puis mon enfance n'était pas si noire, nous avons connu des moments formidables. Nous étions fauchées, mais avec le recul, c'est vrai que nous étions différentes, et dans le bon sens du terme. Maman était une femme géniale, elle avait de l'humour, un moral d'acier, elle était courageuse, son optimisme forcené frisait souvent l'insouciance, pourtant je crois que c'est elle qui avait raison. Elle disait tout le temps qu'elle n'aimait pas les gens, mais ça aussi c'était un mensonge. On pouvait compter sur elle, et ceux qui avaient appris à la connaître l'adoraient. Vous vous seriez bien entendues.

– C'est possible.

Milly s'arrêta à une station-service et remplit le réservoir. Agatha alla payer l'essence et revint les bras chargés de sucreries.

– Marshmallows, réglisse ou chocolat ? Je n'ai rien à moins de cent calories !

– Attendez-moi ici, dit Milly, je vais téléphoner à Frank.

Pour toute réponse, Agatha se contenta d'ouvrir le paquet de sucreries, et les avala sans retenue.

Milly s'éloigna, son téléphone à la main. Agatha l'observait du coin de l'œil. La conversation durait, et lorsque Milly s'aperçut qu'Agatha l'épiait, elle s'éloigna davantage en soupirant.

Quelques instants plus tard, elle reprit place derrière son volant et démarra.

– Il va bien ? demanda Agatha d'une voix légère.

– Nous allons bientôt arriver à Eureka, j'ai l'impression que la pluie nous y attend, le ciel s'obscurcit à vue d'œil.

– Si ma conversation t'ennuie, tu n'as qu'à me le dire.

– Il travaille beaucoup et il aimerait que je rentre.

– Pour que tu t'occupes de lui ?

– Parce que je lui manque ! assura Milly, agacée.

– Et à toi, il te manque ?

– Qu'est-ce que vous avez contre lui ?

– Absolument rien, je ne le connais même pas. D'ailleurs, j'adorerais en savoir un peu plus. Quel genre d'homme est-il ? Les seules histoires d'amour dont j'ai été témoin, je les ai lues dans des livres.

Milly fit le récit de sa rencontre avec Frank, vanta ses qualités, sa présence rassurante. Entre eux, il ne s'agissait pas d'une passion dévorante, mais d'une relation sans conflit, une vie à deux qui se construisait peu à peu, sans heurts, ni mensonges, que demander de plus ?

Après quelques virages, la route plongeait en ligne droite vers une vallée immense fermée à l'ouest par une chaîne de collines. Derrière des clôtures blanches qui s'étendaient à perte d'horizon, des hordes de chevaux paissaient dans des prairies si vastes qu'ils semblaient vivre à l'état sauvage. Trois miles plus loin, les barrières s'ouvraient sur un chemin de terre qui grimpait vers le nord.

– Tourne là, dit Agatha.

L'Oldsmobile s'engagea sur la piste, deux pintos la suivirent du regard et se lancèrent au galop. Milly releva le défi et appuya sur l'accélérateur tandis qu'Agatha, les yeux écarquillés, s'efforçait de retenir ses cheveux au vent. Milly poussait de grands cris parodiant les cow-boys qui rabattent le bétail, mais les chevaux gagnèrent allègrement la course ; ils filèrent au loin et Milly leva le pied.

Devant elles apparut une demeure coloniale qu'on aurait crue sortie des décors d'Autant en emporte le vent.

– Ce domaine appartient à votre ami ?

– J'en ai bien l'impression. Max m'avait prévenue, mais cela dépasse de loin ce que j'avais pu imaginer.

– Vous croyez qu'il me laisserait monter à cheval ?

– Tu l'as déjà fait ?

– J'ai grandi dans le Sud, dans un pays où il y a plus de pistes que de routes goudronnées. Chez nous, tout le monde savait monter à cheval. Maman était excellente cavalière. Équitation ou moto, du moment que je pouvais m'adonner aux joies de la vitesse sur les chemins de traverse...

– Un vrai garçon manqué !

– Il fallait bien qu'il y ait un homme à la maison, répondit Milly en se rangeant sous l'auvent.

Un majordome se présenta sur le perron. Le sourcil relevé, il toisa ces deux femmes échevelées au visage couvert de poussière.

– Les écuries se situent de l'autre côté de la propriété, dit-il d'une voix empruntée. Retournez à la route, prenez la direction d'Eureka, vous trouverez un chemin un peu plus loin.

– J'ai une tête de palefrenière ? demanda Agatha en avançant vers lui.

Le majordome, décontenancé, observa Milly.

– Madame Daisy et son chauffeur, peut-être ?

– Non, madame « je vais te coller mon pied au cul » si tu continues à me parler sur ce ton-là !

– Je suis désolé, mais nous ne faisons pas visiter le domaine aux touristes et nous n'avons rien à acheter aux démarcheurs en tout genre qui nous importunent à longueur d'année. Au cas où cela vous aurait échappé, vous êtes sur une propriété privée, allez ouste, demi-tour !

– Alfred, allez dire à Monsieur qu'une vieille amie l'attend devant sa porte.

– Je me prénomme Willem, Monsieur est absent, et je n'ai aucun rendez-vous figurant sur l'agenda du jour, je crains...

– Dites à Quint qu'une sœur de Soledad est venue lui rendre visite, et ne traînez pas, mon garçon. Un, vous commencez à me courir sérieusement sur le haricot, et deux, nous avons passé la journée sur la route, alors ouste comme vous dites ! Et un rafraîchissement ne serait pas de refus.

Le majordome tourna les talons, ébranlé par la détermination de cette singulière visiteuse.

– Sois gentille, demanda Agatha à Milly, va chercher mon sac dans la voiture, je voudrais saluer Quint en privé.

Impressionnée par son aplomb, Milly ne chercha pas à discuter. Elle redescendit les marches et s'en alla.

Quint apparut sur le perron, son air suspicieux se mut en un grand sourire dès qu'il reconnut Agatha. Pour tout bonjour, elle lui administra une paire de gifles.

– La première, c'est pour m'avoir si souvent rendu visite en prison, et la seconde pour ta conduite grossière la dernière fois que je t'ai vu.

– Je m'apprêtais à dire : « Hanna, quelle formidable surprise », s'exclama Quint en se frottant la joue, mais j'étais loin du compte.

– Hanna n'existe plus, je m'appelle Agatha. Tâche de ne pas l'oublier, surtout que nous ne sommes pas seuls. Et à propos de comptes, maintenant que les nôtres sont à jour, tu peux me prendre dans tes bras et m'embrasser.

Ce que Quint fit aussitôt en l'invitant à entrer.

Milly, que la scène avait laissée médusée, se tenait vingt pas en arrière.

– Ferme la bouche, tu vas avaler une mouche, et ne reste pas plantée là, lui cria Agatha.

– Qui est-ce ? chuchota Quint.

– Une jeune femme qui m'a prise en stop, nous avons sympathisé en route. Fais attention à ce que tu dis devant elle, répondit Agatha à voix basse.

Le majordome voulut la débarrasser de son sac, mais Agatha s'y accrocha fermement et lui fit les gros yeux.

– Je suis désolé pour tout à l'heure, madame, souffla-t-il.

– Ne soyez jamais désolé de faire votre boulot, et soyez tranquille, je ne suis pas une balance, dit-elle en avançant dans le couloir. Allez chercher mon amie, je ne sais pas ce qui lui prend, elle est tétanisée.

Le majordome, qui n'avait rien oublié de leur précédente conversation, demanda à Agatha ce qu'elle souhaitait boire.

– N'importe quel alcool fort, mais discrètement, si vous voyez ce que je veux dire, j'ai une réputation à tenir.

Le majordome s'inclina et partit à la rencontre de Milly.

Quint guida son invitée vers le salon. Les boiseries étaient recouvertes de tableaux sombres, éclairés par de petites lampes de musée, les meubles, en marqueterie précieuse, encombrés de bibelots. Ornements au plafond, moulures autour des portes et fenêtres, tout était d'un style abusivement chargé.

– Tu as cambriolé Fort Knox ? questionna Agatha en s'enfonçant dans un canapé moelleux.

– Plus malin que ça ! Au lieu de m'obstiner à changer le système, j'en ai tiré profit. Puisque je ne pouvais le détruire, je l'ai défié. Et j'ai gagné.

– À moins qu'en devenant son serviteur tu te sois laissé grassement payer.

– Question de point de vue, en attendant, avec ce que je verse chaque année à des associations caritatives, j'agis plus concrètement contre la pauvreté qu'à l'époque où nous imprimions des tracts dans des sous-sols obscurs.

– Tu le fais pour les plus démunis ou pour apaiser ta conscience ?

– L'apaiser de quoi ? De vivre dans l'aisance ? J'ai donné de ma personne durant toute ma jeunesse, je n'ai rien oublié, ni d'où nous venons, ni ce que nous avons fait, et encore moins pourquoi, mais j'ai la certitude de faire plus de bien autour de moi aujourd'hui que nous ne le faisions hier. Ne me juge pas sans savoir. Ce système que nous haïssions tant, je l'ai pressé, et je redistribue une grande partie de ce que je gagne. Je finance des écoles, deux dispensaires, une maison de retraite, j'ai créé cent emplois dans la région et je ne fais pas semblant d'être un saint. Je n'en dirai pas autant d'un grand nombre de nos gouvernants.

– Je ne t'avais rien demandé et je ne suis pas là pour te juger. Tu mènes ta vie comme tu veux, et si tu aides les autres, alors tant mieux, je ne pourrais pas prétendre avoir accompli quoi que ce soit pour mon prochain depuis trente ans.

– Alors changeons de sujet, j'ai déjà reçu une paire de gifles, essayons d'avoir une conversation agréable. Quand t'ont-ils libérée ?

– Je suis sortie en cachette, par la petite porte, lâcha Agatha, en prenant un certain plaisir au trouble qu'elle provoquait chez Quint.

– Tu es en cavale ?

– Oui, et maintenant que tu le sais, chaque minute qui passe fait de toi mon complice.

– En quoi puis-je t'aider, Agatha ?

– C'est amusant, répondit-elle, à l'époque je trouvais déjà ton vocabulaire précieux ; que tu élèves des chevaux au milieu de nulle part n'y a rien changé, cette grandiloquence m'a toujours semblé si naturelle chez toi.

– Et c'est un compliment ou une critique ?

– Un constat. Ma sœur m'a dit qu'elle t'avait rendu visite pendant que j'étais en prison.

– Si tel avait été le cas, j'en aurais été le premier étonné, et mon langage aurait certainement perdu l'élégance que tu lui attribues. Je vais être direct, l'eau a coulé sous les ponts et les secrets d'alcôves n'ont plus lieu d'être. Nous avions eu une liaison, elle et moi, et qui ne s'est pas achevée dans la dentelle. Tu étais trop petiote à l'époque pour t'en apercevoir, mais ta sœur avait la cuisse légère et un esprit retors. Moi, j'étais un jeune homme fragile, de ceux qui ne sont pas certains d'être attirés par les filles, et même si nous étions en pleine révolution sexuelle, faire son coming-out n'était pas encore à la mode. Ta sœur était différente, si combative. Un homme dans un corps de femme. Elle m'a rendu fou d'elle, et s'est bien servie de moi. J'étais son bras armé, elle me faisait faire tout ce qu'elle voulait, pour elle je courais des risques inacceptables. Si elle m'avait demandé d'aller libérer George Jackson, j'aurais probablement attaqué sa prison. Je la croyais sincère, mais j'étais bien naïf ! Pendant que j'exécutais ses ordres, elle en sautait un autre, et un autre, puis encore un autre.

– Ça suffit, Quint, j'en ai assez entendu.

– Je suis le dernier à qui ta sœur aurait rendu visite, elle savait pertinemment qu'elle n'aurait pas été la bienvenue.

Le majordome fit irruption dans le salon, escortant Milly. Il servit des rafraîchissements, adressa un clin d'œil à Agatha en posant sur la table basse un verre de jus d'orange dans lequel il avait versé une vodka bien tassée, et s'esquiva.

– Milly rêverait de monter à cheval, tu crois que ce serait possible ?

– Vous êtes bonne cavalière ? l'interrogea Quint.

– Je me débrouille, répondit Milly.

– Ce ne sont pas les montures qui manquent, je vais faire seller une bête, un de mes hommes vous escortera. Il y a de beaux paysages dans la région, le soleil sera couché dans deux heures, mais cela vous laisse le temps d'une jolie promenade, à condition de ne pas tarder.

Quint prit son téléphone, appela le majordome et lui transmit ses instructions. Quelques instants plus tard, la porte du salon s'ouvrit et Milly, plus heureuse que jamais, partit en remerciant son hôte.

– Soyez prudente, nos chevaux sont fougueux.

– Ne vous inquiétez pas, dit Milly en s'en allant.

– Moi, je m'inquiète, protesta Agatha en vidant son verre cul sec, tu vas me faire le plaisir de lui confier un canasson docile, je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose.

Quint poussa un soupir exaspéré.

– Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi pourquoi tu voulais savoir si j'avais revu ta sœur ?

– Puisqu'elle ne t'a pas contacté, cela n'a aucune importance. Tu peux nous héberger cette nuit ?

– Cette nuit et le temps que tu voudras, cette demeure est gigantesque, j'ai six chambres d'amis, mais elles ne sont jamais occupées. En attendant que le dîner soit servi, tu as peut-être envie de te rafraîchir ?

– Ma coiffure ne te plaît pas ? demanda Agatha.

– Franchement ma chère, je te trouve crasseuse au possible, monte prendre un bain.

– Franchement mon cher, on dirait Rhett Butler, et ce n'est pas un compliment !

Agatha quitta le salon et gravit le grand escalier qui menait aux appartements des invités. Elle se retourna au haut des marches et contempla l'immensité de la demeure de Quint. En entrant dans la suite, où le majordome avait déposé son bagage, elle fut prise d'un vertige. De toute sa vie, elle n'avait jamais vu pareil luxe. Une baignoire se fondait dans le parterre de marbre d'une salle de bains aux dimensions démesurées. Au-dessus d'une vasque en lapis, un miroir encadré de dorures lui renvoya l'image de l'existence à laquelle elle s'était résolue.

Baignant dans une eau moussante et parfumée, Agatha vit défiler devant ses yeux une succession d'images : le visage de sa mère lui intimant l'ordre de ne pas quitter la maison, sa sœur l'entraînant dans la nuit, des fragments du voyage qu'elles avaient fait ensemble à travers le pays, la porte de la prison se refermant derrière elle. La salle carrelée où on l'avait déshabillée et humiliée avant de lui confisquer ses affaires, le matricule inscrit sur la combinaison orange qui serait désormais son unique tenue, le long couloir où elle avait marché, chevilles et poignets enchaînés, la fureur des détenues qui cognaient aux barreaux pour accueillir l'ingénue que l'on jetait en cage, ce corridor qui n'en finissait plus alors qu'elle s'enfonçait dans la captivité. Elle frissonna en entendant l'écho des bruits de la prison, le claquement des verrous, le grincement de la robinetterie des douches, le murmure sourd de la violence, ultime rempart au désespoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Elle avait vécu en enfer et se trouvait soudain au milieu d'un éden. Elle suffoqua, sa gorge se serrait ; croyant étouffer, elle se jeta hors du bain et s'écroula au sol.

Il lui fallut un long moment pour reprendre son calme. Quand les battements de son cœur s'apaisèrent enfin et que sa respiration fut redevenue normale, elle se releva, enfila un peignoir et alla s'habiller.

En chemin vers le salon, elle croisa le majordome qui l'informa que Monsieur l'attendait dehors, avant de l'y escorter.

*

Quint était assis sur les marches du perron.

– On pourrait recommencer à zéro ? dit-il en l'entendant arriver.

– Recommencer quoi ?

– Nos retrouvailles. J'ai détesté ce moment au salon. Tu sais, sous mes grands airs, je n'ai pas changé tant que ça. On m'avait dit que la cinquantaine apportait sérénité et confiance en soi, chez moi elle est arrivée les mains vides. Les doutes, les angoisses, ce sentiment permanent de mal-être ne m'ont jamais lâché. Je repense très souvent à ce que nous avons vécu.

– Tu aurais une cigarette ? demanda Agatha en s'asseyant près de lui.

– Je vais t'en faire porter une.

– Non Quint, je voudrais que tu ailles me la chercher, toi, et que tu reviennes avec deux bières fraîches, que nous boirons au goulot. Alors, je retrouverai peut-être celui que j'ai connu.

Quint obtempéra et réapparut quelques instants plus tard, après avoir troqué son pantalon de velours côtelé et sa chemise blanche pour un jean usé et un tee-shirt noir.

– C'est mieux comme ça ?

– Ça te ressemble plus, enfin, tout du moins au souvenir que j'avais de toi.

Quint glissa deux cigarettes entre ses lèvres, craqua une allumette, les alluma, et en tendit une à Agatha. Elle inspira une longue bouffée avant de recracher la fumée en toussant.

– Dis donc, il n'y a que du tabac là-dedans ?

– Presque ! répondit Quint, hilare.

– Comment le jeune homme en guenilles que j'ai connu a-t-il aussi bien réussi dans la vie ?

– Je te raconterai cela à table, au moins je n'aurai pas à tourner sept fois ma langue dans ma bouche de peur de gaffer devant ton amie. Tout à l'heure, j'ai failli plusieurs fois t'appeler par ton vrai prénom.

– Sois vigilant devant elle, je t'en supplie.

– Tu m'as pris pour une andouille ou c'est juste une coïncidence ? Parce que la ressemblance entre cette Milly et...

– Oui, interrompit Agatha, Milly est ma nièce. Elle ne le sait pas et je tiens à ce qu'il en soit ainsi.

– Je vois. Et tu as emprunté le prénom de ta sœur pour que les choses soient encore plus simples ?

– Milly n'était pas née quand nous avons échangé nos identités. Pour elle, sa mère s'est toujours prénommée Hanna. En reprenant mon véritable prénom, je risquais de lui mettre la puce à l'oreille.

– Pourquoi ne rien lui dire ? Ne me raconte pas que c'est le hasard qui vous a réunies ?

– Max a donné un coup de main au hasard, je savais où et quand la trouver, elle mène une vie d'une régularité affligeante.

– Tu n'as pas répondu à ma question.

– Elle ignore tout, de mon existence, du passé de sa mère et de ce qui est arrivé entre nous.

– Elle ne savait même pas qu'elle avait une tante ?

– Si, mais on lui a raconté que j'étais morte avant sa naissance.

– Ta sœur a osé prétendre une chose pareille ?

– Plus triste encore, c'est maman qui m'a mise dans la tombe.

– Je suis désolé, soupira Quint. C'est une nouvelle qui a dû te faire beaucoup de mal.

– J'aurais pu m'en douter, maman ne m'a jamais pardonné. Ni à son autre fille d'ailleurs. Quant à Milly, je voulais la connaître, j'en ai rêvé pendant tant d'années. Mais je ne veux pas bouleverser son existence.

– C'est pour elle que tu t'es évadée ?

– Pour elle, et d'autres choses qui nous concernent toutes les deux.

– Que puis-je faire pour t'aider ?

– Après ce que tu m'as dit, rien.

Deux cavaliers approchaient au galop. Agatha admira la façon dont Milly maîtrisait sa monture.

– Ta nièce ne manque pas d'allure, s'enthousiasma Quint. On peut même dire qu'elle sait y faire.

Et étrangement, Agatha s'enorgueillit de ce compliment.

– Je t'en prie, Quint, sois attentif à ce que tu dis devant elle.

– Ne t'inquiète pas, je sais garder un secret.

– Tu as maintenu des contacts avec la bande ?

– Non, répondit Quint. J'ai toujours été le mouton noir du groupe, celui qu'on tolérait, mais qu'on ne respectait pas vraiment.

– Tu dis cela à cause de la couleur de ta peau ?

– Ne sois pas idiote, c'était juste une image.

– J'avais compris, mais je trouvais cela drôle.

– À peine sorti de la clandestinité, j'ai retrouvé un ancien copain des Black Panthers que j'ai fréquenté quelque temps. Plus tard, à l'époque où je débutais ici, j'ai hébergé une fille du SDC qui avait besoin d'un boulot et d'un toit. Une certaine Jennifer, tu ne l'as pas connue. Elle se débrouillait bien avec les chevaux, et puis un jour elle est partie, jamais revue ! Quant aux autres, il m'est arrivé d'avoir de leurs nouvelles, mais plus depuis longtemps. Et toi ?

– Max est le seul à être venu me voir, une fois l'an ; Lucy le faisait au début et puis ses visites ont cessé. Raoul m'écrivait une à deux fois par an. Pour le reste, ce fut le silence. Je n'en veux à personne, je suppose que chacun a essayé de sauver sa peau.

– J'aurais voulu en être capable, mais j'avais trop peur. Entrer dans la prison, affronter le parloir et les fouilles était au-dessus de mes forces.

– Tu n'as pas à te justifier, Quint. Puisque tu as été si proche d'Agatha, tu dois savoir en qui elle avait confiance ?

– Ta sœur ne faisait confiance à personne. Elle s'entendait bien avec Vera, je crois même qu'elles ont couché ensemble, mais je n'en ai jamais eu la preuve. Avec Robert aussi, le cousin de Max, je ne sais pas si tu te souviens de lui, un vrai tocard, et puis Bill qui est également passé dans son lit. Qu'est-ce que tu cherches à savoir ?

– Je te le répète, à qui elle faisait le plus confiance.

– J'aimerais pouvoir te renseigner, mais je l'ignore.

– Vera vit toujours à Woodward ?

– Qui te l'a dit ?

– Max n'a jamais vraiment raccroché, il est notre mémoire collective. Il sait ce que chacun est devenu. Je n'aurais pas pu me faire la belle sans lui, et encore moins retrouver Milly.

– Vera est enseignante, elle a épousé un type bien. La dernière fois que je l'ai croisée remonte à des années, c'était à l'occasion d'une course hippique en Oklahoma, elle était pareille à elle-même ; toujours aussi fière et belle. Tu comptes aller la voir ?

– C'est possible.

– Et après, tu iras où ?

– Jusqu'à l'océan, si j'y arrive. J'ai rêvé d'horizon à perte de vue pendant des années, j'aimerais m'offrir ça.

Milly et son guide chevauchaient au pas, elle tira sur les rênes pour arrêter sa monture devant la maison. Quint la félicita alors qu'elle mettait pied à terre, essoufflée et radieuse.

– Merci, c'était merveilleux.

– Vous êtes bonne cavalière, répondit-il en caressant l'encolure du pinto.

Il fit signe au guide de reconduire les chevaux aux écuries, Milly resterait avec eux.

– Allez vite vous doucher, nous allons bientôt passer à table.

Milly ne se le fit pas répéter. Elle salua le guide et s'éclipsa.

*

Au cours du dîner, Quint, à la demande d'Agatha, accepta de raconter des pans de son passé.

– Je suis arrivé ici, il y a vingt ans, avec pour seul bagage ma négritude et ma colère. John, le propriétaire des lieux, m'avait pris en stop sur la route. Il revenait d'Albuquerque où il était allé enterrer sa femme. J'aurai dû lui mentir, mais je ne sais pas pourquoi, je lui ai dit la vérité. Je sortais de prison où je venais de passer six mois pour un vol à l'étalage. Un juge raciste m'avait infligé ce châtiment, à mille lieues de se douter qu'il aurait pu me condamner pour des crimes bien plus graves. J'avais participé à des manifestations interdites, cogné sur des flics, fait sauter des bâtiments publics, et je partais à l'ombre pour trois boîtes de conserve et deux tablettes de chocolat chapardées chez un épicier, parce que je crevais de faim. Ce juge n'a jamais compris pourquoi ce type qu'il venait de condamner paraissait si soulagé à l'écoute de sa sentence. J'ai eu de la chance, ils m'ont envoyé à la prison du comté, ce n'était pas la pire. Je me suis tenu à carreau. J'ai subi toutes les humiliations, brimades et violences, celles des gardiens comme celles des prisonniers, sans jamais broncher. Je comptais les jours, veillant à ne pas leur donner de prétexte pour prolonger ma détention.

Quint regarda fixement Milly.

– Tu veux savoir quel était le quotidien d'un Noir en prison ? Les matons encourageaient les conflits raciaux et les bagarres entre membres des différentes communautés. Pour tuer le temps, ils faisaient des paris et donnaient des armes aux prisonniers qui avaient leurs faveurs. Aux Blancs quand ils s'en prenaient aux Latinos, aux Latinos quand ils s'en prenaient à nous. Pour se faire bien voir du corps pénitentiaire, il fallait accepter de provoquer les autres. Nous pousser à nous entre-tuer était leur distraction favorite. Ils ordonnaient à un Cubain de jeter un seau d'excréments dans la cellule d'un nègre, en lui disant que c'était de la part de Malcolm X ; aux Blancs, ils prétendaient avoir entendu l'un des nôtres jurer que dès qu'il serait libre il irait violer leurs femmes, ou bien ils nous forçaient à mettre du verre pilé dans la nourriture d'un prisonnier, n'importe lequel du moment que sa peau était d'une couleur différente. Rien ne les réjouissait plus que de cultiver la haine entre les détenus, d'entretenir ce climat de terreur capable de détruire le plus solide des hommes. La façon dont ils nous traitaient n'avait d'autre but que de nous anéantir, mais je n'ai pas cédé. Ces types en uniforme qui nous tabassaient à longueur de journée, s'empiffraient devant nous, alors que nous ne mangions pas à notre faim, parce que le gouverneur de l'État avait décidé de faire diminuer de moitié les rations alimentaires des prisonniers. Ces hommes, qui nous envoyaient au cachot si notre regard osait croiser le leur, quand ils ne nous tiraient pas une balle dans la tête en toute impunité, allaient en famille le dimanche à la messe invoquer la miséricorde du Seigneur. Les gens médiocres se réfugient dans une ferveur religieuse qui leur donne le sentiment que tout ce qu'ils font est normal, puisque Dieu est de leur côté. Leur brutalité ne connaissait pas de limite, mais chaque fois que les coups pleuvaient, je pensais aux averses de napalm sur les gosses au Vietnam et je me disais que je n'étais pas le plus mal loti. J'ai tenu bon, et ils m'ont laissé sortir. Que pouvais-je faire une fois dehors ? Me tuer onze heures par jour dans une usine, je n'en avais plus la condition physique. Enfiler une livrée, devenir portier et me prosterner devant des Blancs qui dépensaient en un repas au restaurant plus que je ne pouvais gagner en un mois ? J'aurais pu choisir de devenir plongeur dans un café, j'ai préféré la route et la liberté. Je marchais depuis cinq jours, me jetant dans les fossés chaque fois qu'une voiture passait, de peur qu'on me remette au trou pour vagabondage. J'étais à bout de forces, si faible que je n'ai pas eu le temps de me cacher quand John est arrivé à bord de son automobile. Je ne sais pas ce qui m'a poussé à raconter ma vie à cet inconnu qui avait bien voulu me prendre en stop. J'avais de la peine à croire qu'il se soit arrêté pour moi. John m'a écouté sans rien dire. Je puais la sueur rance, et il n'a même pas ouvert sa vitre. Il était impossible que mon odeur ne l'incommode pas. Je lui en ai fait poliment la remarque en m'excusant, et pour la première fois, j'ai entendu sa voix. Il m'a dit : « Mon garçon, j'arrive d'un enterrement, rien de vivant ne peut puer plus que la mort, mais si le parfum de mon eau de toilette te dérange, tu peux baisser ta vitre. » Il m'a conduit chez lui, pas dans cette maison, mais dans le lotissement qui jouxte les écuries. De là où je venais, c'était d'un luxe inouï. Il y avait une chambre rien que pour moi, un lit avec de vrais draps, une table, une chaise rembourrée, une salle de douche avec un lavabo, un miroir, et des toilettes propres. John m'a fait porter des vêtements et un repas chaud. Il m'a dit qu'il passerait me voir le lendemain et m'a souhaité bonne nuit. Au matin, il a frappé à ma porte en criant qu'il m'attendait dehors. J'étais méfiant, personne ne pouvait être aussi généreux sans espérer quelque chose en retour. J'ai pensé qu'il allait me demander de faire un sale coup, qu'il avait peut-être besoin d'un homme de main pour assouvir une vengeance ; après tout, il arrivait d'un enterrement. Pendant que je m'habillais, de mauvaises idées me passaient par la tête. Je suis sorti, le soleil me brûlait les yeux, il était au volant d'un pick-up, j'ai grimpé à bord et nous sommes partis. J'ai connu des Blancs qui prenaient plaisir à livrer un Noir aux flics en inventant un crime qu'il n'avait pas commis, pour le seul plaisir d'affirmer leur supériorité. Pendant que John conduisait, je gardais la main sur la poignée de la portière, prêt à sauter à tout moment et à prendre mes jambes à mon cou. John n'était pas très bavard et son silence ne me rassurait pas. Il s'est garé devant un diner et m'a demandé si je ne voyais pas d'inconvénient à prendre mon petit déjeuner en sa compagnie. Il fallait voir la salle quand nous sommes entrés. Le silence, la façon dont les gens nous regardaient, immobiles et bouche bée, à croire que le temps s'était figé. John était un homme très respecté dans la région, personne n'a rien osé dire. Nous nous sommes installés dans un box, la serveuse s'est approchée et lui a demandé ce qu'il voulait. Puis elle s'est tournée vers moi et m'a dit : « Et pour monsieur, qu'est-ce que ce sera ? » Ce « monsieur », je l'entends encore. Il valait tous les repas du monde, c'était comme si elle m'avait offert ma dignité sur un plateau d'argent. Personne ne m'avait encore appelé « monsieur ». Je lui ai répondu : « Des œufs et beaucoup de bacon, s'il vous plaît, mademoiselle. » John a crié à la cantonade : « C'est calme ce matin, on enterre quelqu'un ? » Tout le monde s'est senti gêné, parce qu'il venait de porter sa femme en terre. Après quelques toussotements, les gens ont repris leur repas et leurs conversations. John m'observait sans rien dire et, à la dernière bouchée avalée, il m'a emmené en ville m'acheter des affaires, un nécessaire de toilette, et m'a conduit chez le coiffeur. Assis sur le fauteuil en moleskine, je craignais que le barbier me taille un sourire d'une carotide à l'autre, et de finir comme ça, me vidant de mon sang après le repas du condamné. La prison te donne des idées tordues. J'ai eu droit au service princier : rasage avec serviettes chaudes parfumées à la lavande et coupe de cheveux aux ciseaux. Quand nous sommes repartis, John m'a dit que si j'avais le goût du travail, il pourrait m'apprendre le métier. Je lui ai dit : « Quel métier ? » « À ton avis, qu'est-ce qu'on fait dans des écuries, sinon de l'élevage de chevaux ? » m'a-t-il répondu. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça pour moi, il m'a regardé droit dans les yeux et a prononcé cette phrase que je n'oublierai jamais : « Je crois que le monde te doit pas mal de choses, il fallait bien que quelqu'un commence, n'est-ce pas ? » Il a été mon mentor et m'a tout enseigné. Soigner les chevaux, les nourrir, savoir discerner dès leur plus jeune âge ceux qui feront de bonnes montures pour encadrer le bétail, ceux qui en ont assez dans les jambes pour supporter les transhumances, les bêtes à concours, les indomptables bons pour les rodéos. Trois ans plus tard, il m'initiait à la comptabilité, m'emmenait avec lui dans les ventes en me traitant toujours d'égal à égal. D'année en année, il m'a confié plus de responsabilités. Cela n'a pas été facile de s'imposer dans cette région, l'idée qu'un homme de couleur prenne du galon dans un ranch aussi grand ne plaisait pas à tout le monde. John et moi nous sommes même battus un soir avec des fermiers qui nous avaient insultés. On a pris des coups, mais ces bouseux ignoraient où j'avais fait mes armes. J'en connais un qui cherche encore le lobe de son oreille dans un champ de maïs et d'autres qui baissent les yeux quand ils me croisent. Parfois, on nous volait des bêtes, on saccageait nos clôtures, on peinturlurait les trois K2 sur le portail. John savait très bien que ces actes n'avaient rien de gratuit, mais il serrait les dents et les ignorait. Le temps a passé, j'ai fini par gagner le respect des gens du coin et l'estime de ceux qui travaillent au ranch. À sa mort, John m'a légué le domaine. Il n'avait pas de famille et sa dernière volonté était d'être enterré sur ses terres. Je passe le saluer chaque jour, il dort au haut d'une colline sur laquelle tu as dû galoper tout à l'heure.

Quint termina son plat sans plus rien dire. Au moment du dessert, Milly proposa de trinquer à la mémoire de John. Agatha esquissa un drôle de sourire et leva son verre.

– Comment vous êtes-vous connus, tous les deux ? demanda Milly.

– Je ne me souviens plus des circonstances, ni de l'endroit, avoua Quint.

– C'était à Kent State, dans l'Ohio, répondit Agatha, au lendemain d'une manifestation d'envergure contre l'invasion du Cambodge, qui avait mal tourné. La Garde nationale avait ouvert le feu sur nous. Quatre étudiants étaient tombés sous leurs balles, neuf avaient été gravement blessés. Des manifestations, des grèves, des occupations de campus, furent organisées dans tout le pays. Nous nous sommes rencontrés au cours d'une réunion de comité qui décidait des actions de représailles.

– Exact, acquiesça Quint, en baissant les yeux.

– Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Milly.

– Rien, dit-il.

– Quelques jours plus tard, nous avons fait sauter le siège de la Garde nationale à Washington.

– Vous avez fait quoi ?

– Tu as bien entendu. Je te rassure, il n'y a eu aucune victime. Quand nous menions ce genre d'actions, nous prenions toutes les précautions nécessaires, nous ne visions que des bâtiments administratifs pendant leurs heures de fermeture, et au cas où un employé s'y trouverait encore, nous téléphonions aux autorités suffisamment de temps avant l'heure fatidique, pour que tout le monde puisse être évacué.

– J'hallucine ! s'exclama Milly, vous dites ça comme si vous aviez participé à une petite sauterie.

– D'une certaine façon, c'en était une, ricana Agatha.

– Tu n'aurais pas dû lui raconter ça, protesta Quint.

– Tu préfères qu'elle croie qu'on se laissait assassiner sans rien faire ? Le lendemain, la police d'Augusta abattait six Noirs lors d'une manifestation contre les violences policières et le jour d'après ce fut le tour de deux autres étudiants à l'université de Jackson dans le Mississippi. Nous ne faisions que répondre à la violence de l'État.

– Par d'autres violences ! s'insurgea Milly.

– Je comprends que cela te choque, j'étais moi-même le plus souvent opposée à de telles opérations.

– Pas suffisamment pour éviter la prison, apparemment !

Agatha accusa le coup sans répondre.

– Ça suffit, dit Quint, tout cela appartient au passé, et je n'ai pas envie de vous voir vous disputer sous mon toit. Parlons d'autre chose.

– Mais oui, pourquoi pas, dit Milly sur un ton persifleur, vous voulez peut-être que j'aille vous chercher votre guitare, vous pourriez nous chanter « Peace and Love » ou un petit air de Joan Baez.

Agatha posa sa serviette sur la table, repoussa sa chaise et se leva.

– Où allez-vous ? interrogea Milly.

– Appeler Raoul pour le remercier, tu viens de m'y faire penser et ça me permettra d'ignorer ton insolence. Où puis-je téléphoner tranquillement ? demanda-t-elle à Quint.

– Dans mon bureau, c'est la porte en face, en sortant d'ici.

*

Raoul informa Agatha qu'un officier fédéral lui avait rendu visite juste après leur départ. Quand il lui raconta l'avoir ligoté à une chaise, Agatha ne put s'empêcher de rire, même si la situation n'avait rien de comique ; d'autant que Raoul lui répéta ce que le marshal lui avait appris. S'il était jusque-là le seul à lui courir après, le FBI se mêlerait bientôt à la partie. À moins de se terrer dans une planque, elle n'aurait aucune chance de leur échapper.

– Ce n'est pas tout, finit par lâcher Raoul. Ce marshal ne nous est pas inconnu.

Agatha sentit son cœur se serrer.

– Alors c'était vrai ? soupira-t-elle.

– Oui, là-dessus, ta sœur n'avait pas menti. Moi non plus je ne voulais pas la croire, et pourtant, le Tom qui combattait avec nous était un agent infiltré...

– Il te l'a avoué ?

– Un contestataire, dans sa vingtaine, n'aurait pas pu passer de l'autre côté des barricades. On ne change pas à ce point-là.

– Alors, il nous a vraiment trahis ?

– Il jure le contraire, et que ce n'est pas lui qui nous a vendus.

– Tu le crois ?

– Je n'en sais rien, mais une chose me trouble. Lorsque je lui ai posé la question, il s'apprêtait à partir. Il était armé et rien ne l'obligeait à prendre le temps de me répondre. Mais il a fait demi-tour pour discuter avec moi, comme s'il espérait que j'aborde le sujet, et surtout comme s'il crevait d'envie de se justifier. Non seulement il nie nous avoir balancés, mais il affirme qu'il y avait un traître dans la bande.

– Qui ?

– Il prétend ne l'avoir jamais su.

– Alors comment était-il au courant et pourquoi n'avoir rien dit à l'époque ?

– C'est exactement ce que je lui ai demandé. Il reconnaît avoir été approché par le FBI, mais jure qu'il était loyal envers nous. S'il jouait parfois à l'agent double, ce n'était d'après lui que pour nous protéger. En nous le révélant, il se serait grillé. Il prétend que nous lui devons d'avoir échappé à la descente des feds dans la planque de l'East Village.

Agatha se souvenait très bien de cet épisode qui avait failli avoir de graves conséquences. La bande avait prévu de se réunir pour préparer le coup dont elle serait plus tard la seule à payer l'addition. Un mystérieux informateur avait fait courir le bruit que les fédéraux s'apprêtaient à leur tomber dessus dans la maison où devait se tenir la rencontre.

Il était impossible de savoir si ce tuyau était de l'info ou de l'intox. Le gouvernement usait de toutes sortes de méthodes pour déstabiliser les groupes d'opposition. Il arrivait fréquemment que le FBI poste de fausses lettres de dénonciation, laissant croire que tel ou tel de leurs membres collaborait avec eux, ou qu'il organise des actions violentes en leur nom pour les discréditer aux yeux de l'opinion publique. Les fédéraux usaient des manigances les plus tordues pour créer un climat de suspicion au sein même des groupes contestataires. Mais cette fois-là, la prudence fut de mise et la réunion annulée. Max avait pris un taxi et s'était arrangé pour passer plusieurs fois devant l'adresse du rendez-vous. Il avait repéré des voitures banalisées garées dans la rue. Personne n'avait jamais su qui avait renseigné la bande, mais on devait une fière chandelle à cet informateur. Au lendemain de cet incident, ils avaient tous quitté New York pour se mettre à l'abri, enfin presque tous.

– Qu'est-ce qu'il t'a dit d'autre ?

– Tu ne voudras pas l'entendre.

– Dis-le quand même !

– Il m'a supplié, si tu me contactais, de te convaincre de te rendre.

– Et puis quoi encore ?

– Il est au courant pour le carnet.

– Tu lui en as parlé ?

– Bien sûr que non.

Agatha changea d'expression, son visage afficha le sourire du pêcheur quand il voit frétiller le bouchon de sa ligne à la surface de l'eau. Et elle retint son souffle.

– Quand est-il reparti ?

– J'ai essayé de le retarder le plus longtemps possible, mais je ne pouvais pas le garder prisonnier toute la journée, c'est un marshal tout de même. Il a repris la route vers midi, soit environ cinq heures après vous. Depuis combien de temps êtes-vous chez Quint ?

– Un peu plus de trois heures et nous avons traîné en chemin.

– Alors tire-toi à toute vitesse, ne perds pas une minute, et s'il te plaît, appelle-moi demain pour me donner de tes nouvelles.

– Si je le peux encore, promis.

– Agatha, ne fais pas de bêtise avec ce revolver. Si on t'arrêtait, je chercherais ce carnet et je te ferais sortir, tu m'entends ?

– Rien ne prouve qu'il existe encore, mon cher Raoul.

– Alors, je trouverais celui qui le détenait et je lui ferais signer ses aveux. Si seulement tu m'en avais parlé plus tôt, je l'aurais...

– Notre courrier était lu par les gardiens, je ne pouvais pas le mentionner avant la mort de ma sœur ; c'est compliqué, Raoul, j'espère pouvoir un jour tout t'expliquer.

– Une dernière chose me chiffonne... par quel hasard a-t-on confié à Tom la charge de te ramener en prison, alors que tu m'as dit toi-même que ton évasion n'avait pas été signalée ?

– Parce que tu crois au hasard, toi ? Je te le promets, bientôt, je te dirai toute la vérité. Merci pour la guitare, tu n'aurais jamais dû, c'est...

– Je n'y suis pour rien, la Gibson, c'est la petite qui te l'a offerte, elle ne t'a rien dit ?

Agatha resta silencieuse.

– Les temps sont difficiles et je suis criblé de dettes. Je ne pouvais pas refuser le prix qu'elle m'en a proposé, mais je ne te dirai rien de plus, puisque c'est un cadeau, fais-en bon usage.

Agatha se mordit les lèvres, cherchant à retenir l'émotion qui la gagnait.

– Raoul, pardonne-moi de ne pas avoir su t'aimer quand nous étions jeunes.

– Ces choses-là ne se commandent pas, répondit-il.

Et ce fut lui qui raccrocha.

Agatha reposa lentement le combiné et observa le bureau de Quint. Elle l'imagina installé dans le fauteuil qu'elle occupait, vaquant à ses affaires, et pensa que sa vie avait été à mille lieues de la sienne. À quoi tenait le destin, à quel moment bascule une vie ? Un cadre posé sur le bureau attira son regard ; elle s'en approcha pour examiner la photographie de plus près et éclata de rire.

Le tintement de la pendule qui venait de sonner la demie de 22 heures la ramena à la réalité. Le temps pressait. Elle retourna au salon où Quint et Milly étaient en pleine discussion.

– Je suis désolée de vous interrompre, annonça Agatha, il faut que je parte d'ici au plus vite.

– Que se passe-t-il ? s'inquiéta Quint en se levant.

– Les fédéraux ne vont pas tarder à débarquer.

– Ils n'ont pas le droit d'entrer sur ma propriété avant le lever du jour, protesta-t-il, outré.

– Mais dès l'aube, nous serons encerclés. Dépêchons-nous, avant qu'il soit trop tard.

– D'accord, répondit Quint. Je connais un motel dans la région où tu pourras passer la nuit, le propriétaire est une personne de confiance. Je prends mes clés et je t'y conduis.

– C'est moi qui l'y conduirai, intervint Milly. Allez chercher votre sac, je vous attends dehors, ne perdez pas de temps.

Milly se précipita à l'extérieur. Ses mains tremblaient encore alors qu'elle essayait d'insérer la clé de contact. Agatha ouvrit la portière et s'installa à côté d'elle.

– Garde ton sang-froid, tout ira bien, dit-elle d'une voix calme en guidant la main de Milly.

Le moteur vrombit et l'Oldsmobile s'élança sur la piste soulevant un nuage de poussière dans son sillage. Au bout du chemin, Milly s'engagea si brusquement sur la route que la voiture chassa de l'arrière et partit en zigzag.

– Ne nous fiche pas dans le décor, s'il te plaît.

Agatha se retourna et regarda par la lunette arrière. Au loin, deux phares se détachaient dans la nuit.

– Éteins tes lumières et roule aussi prudemment que possible.

Milly s'agrippa au volant, attendant que ses yeux s'accommodent à la pénombre.

– Quint vous a indiqué la direction du motel ?

– Concentre-toi sur ta conduite et ralentis un peu, je ne sais pas comment tu fais, je n'y vois rien.

– Ne vous inquiétez pas, j'y vois suffisamment pour nous maintenir sur la route.

Agatha se retourna à nouveau et vit les phares de la voiture bifurquer sur le chemin du domaine.

– Il s'en est fallu de peu, souffla-t-elle.

Devant elle, l'interminable ligne droite grimpait enfin le long d'une colline. Quand elles eurent franchi le sommet, Agatha indiqua à Milly qu'elle pouvait rallumer ses lumières.

Ce fut une recommandation providentielle. De grands nuages noirs passèrent sous le quartier de lune et une averse diluvienne se mit à tomber.

La capote avait dû mal se refermer, la pluie qui faisait rage dégringolait depuis la jointure du pare-brise sur les jambes d'Agatha.

Le visage de Milly se crispa.

– Ne t'inquiète pas pour ta voiture, demain le soleil séchera tout cela très vite.

– Ce n'est pas pour elle que je m'inquiète. La route est détrempée, les pneus ne sont pas tout jeunes, la gomme est lisse et je ne peux pas rouler dans de telles conditions.

Elles trouvèrent un abri dans une station-essence désaffectée ; Milly se rangea sous l'auvent qui ruisselait de cette pluie sombre et triste.

– Je m'en veux de t'avoir entraînée dans cette fuite, je n'avais pas le droit de te mêler à ça, grommela Agatha.

– Il est un peu tard pour y songer, vous ne trouvez pas ?

– Non, il n'est pas trop tard. Quand la pluie aura cessé, tu me déposeras au prochain patelin.

– En pleine nuit ? Et puis quoi encore ?

– Alors demain matin.

– Vous voudriez vous débarrasser de moi au moment où ça commence à devenir amusant ?

– Je ne vois vraiment rien d'amusant à notre situation !

– Vous nous avez vues toutes les deux, filant à toute berzingue, feux éteints dans la nuit, après ce dîner chez votre ami que j'ai bien cru sorti de l'un de ces films en noir et blanc que ma mère regardait à la télé. Et tout cela pour atterrir dans cet endroit minable, vous, trempée jusqu'aux os, et moi qui n'arrive toujours pas à m'arrêter de trembler. Je ne sais même pas à combien de miles je me trouve de chez moi, j'ai plus menti à Frank en quelques jours que je ne l'ai fait depuis que nous sommes ensemble, et je ne parle même pas de Mme Berlingot comme vous l'appelez, dont je ne pourrais plus jamais prononcer le nom sans avoir un fou rire. Je vous assure qu'il vaut mieux se marrer que d'essayer de trouver un sens à tout cela.

– Tu veux que je te donne une vraie raison de te marrer ? Quint, avec sa voix pointue et ses manières précieuses, n'est pas plus propriétaire de ce domaine que je ne suis la première dame du pays.

– Qu'est-ce que vous racontez ?

Agatha se contorsionna et sortit un cadre en argent qu'elle avait dissimulé dans son dos.

– Ce pauvre John fait un mort très en forme pour réveillonner en si ravissante compagnie. Et cette photo est on ne peut plus récente, regarde par toi-même.

Milly écarquilla les yeux en examinant la photo. La jeune femme qui enlaçait John portait l'une de ces paires de lunettes dont la monture indique le chiffre de l'année que l'on fête.

– Alors toute l'histoire de Quint n'était que mensonges ?

– Non, répondit Agatha d'une voix assurée, sa jeunesse, la prison, son arrivée au domaine, tous ces épisodes sont sûrement véridiques. En revanche, son admirable ascension s'est probablement arrêtée au moment où ce cher John lui a confié l'intendance de son domaine, pendant qu'il profitait de sa retraite. Ce que Quint a fait de sa vie force le respect, mais les hommes ont besoin de voir leur ego flatté... et si personne ne le fait à leur place, ils s'en chargent eux-mêmes.

L'averse cessa. Agatha fit quelques pas et revint vers Milly.

– Tu es fatiguée ?

– Épuisée d'avoir trop roulé aujourd'hui, trop dîné ce soir, et cette promenade à cheval m'a achevée.

– Tu me confies le volant ?

– Je croyais que vous n'aviez plus de permis.

– Ça ne veut pas dire que je ne sais pas conduire. À cette heure-ci, il y a peu de risques de croiser la police. Quand j'étais jeune, j'ai traversé maintes fois le pays à bord d'une voiture exactement comme la tienne.

– À bord ou au volant ? demanda Milly.

– Les deux ! Fais-moi confiance, je serai prudente, nous devons nous éloigner d'ici.

– Et vous vous sentez en état de reprendre la route ?

– Souviens-toi, je me suis assoupie durant une bonne partie du trajet, aujourd'hui.

– D'accord, dit Milly, je doute que nous trouvions un hôtel et je n'ai pas envie de passer la nuit dans cet endroit sinistre.

Agatha avança le fauteuil, tourna la clé de contact et démarra. Milly, luttant contre le sommeil, épiait sa façon de conduire, mais après une dizaine de miles, la route disparut derrière ses paupières.

*

Quint et le majordome étaient restés sur le perron, regardant l'Oldsmobile s'éloigner à toute vitesse sur la piste qui menait à la route.

– Je sais qu'il est tard, soupira Quint, mais il faut faire disparaître toute trace de leur passage au plus vite.

– Le patron rentre demain ? demanda le majordome.

– Non, à la fin du mois, comme prévu, mais nous risquons d'avoir encore de la visite cette nuit.

– Qui donc ? interrogea le majordome.

– Les fédéraux. J'irai leur ouvrir. Je vais devoir leur mentir et ce n'est pas la peine que je te mêle à ça.

– Mentir à quel sujet ? Nous n'avons vu personne depuis des jours ! En attendant, tu serais plus crédible si tu allais passer une robe de chambre, je les accueillerai.

– Non, Willem, rentrons, il va bientôt pleuvoir, je m'occuperai d'eux.

En un rien de temps, le majordome débarrassa le couvert, changea la nappe et remit les chaises en place. Après son passage, la pièce semblait immaculée. Il se rua au salon, redonna forme aux canapés et alla inspecter le bureau. Il était en train d'en repousser le fauteuil lorsqu'on sonna à la porte.

Quint avança vers le vestibule, cherchant à adopter l'attitude d'un homme surpris dans son sommeil, sans grand résultat.

– Accueillir les gens relève de ma compétence, râla Willem. Monte et laisse-moi m'occuper de ça.

Quint hésita, et obtempéra.

*

Agatha traversait la nuit. À ses côtés, Milly dormait d'un sommeil profond, que même les cahots de la route ne réussissaient à troubler. Lorsque les roues s'enfonçaient dans des ornières, sa tête plongeait en avant et, d'un geste délicat, Agatha la relevait chaque fois.

*

Le majordome ouvrit la porte et annonça sans préambule que son employeur était en congé.

– Auriez-vous l'obligeance de dire à Quint qu'un vieil ami lui demande asile pour la nuit.

– Monsieur l'intendant est couché ; à supposer que j'aille le réveiller, qui devrais-je annoncer ?

– Je viens de vous le dire, un vieil ami, se contenta de répéter Tom d'un ton glacial.

Le majordome le fit entrer et le pria de bien vouloir patienter dans le vestibule.

Quint apparut en haut de l'escalier, en robe de chambre, bâillant outrageusement dans le creux de sa main.

– Que se passe-t-il, Willem ? cria-t-il en descendant les marches.

– Une visite, Monsieur.

– À cette heure ?

Tom dépassa le majordome. Lorsque Quint le reconnut, il oublia sa prétendue fatigue et fut bien incapable de masquer sa surprise.

– Tom ?

– Tu attendais quelqu'un d'autre ?

– Je n'attendais personne, bafouilla Quint.

– Il y aurait peut-être dans cette immense baraque un endroit plus confortable pour m'accueillir ? Un scotch ne serait pas de refus, et un sandwich non plus d'ailleurs, si ce n'est pas trop demander à une heure pareille !

Quint fit un signe au majordome et invita Tom à passer au salon. Il s'installèrent face à face, chacun dans un canapé et se dévisagèrent de longues minutes.

– Cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas revus ?

– Une bonne trentaine d'années, je ne les compte plus vraiment, répondit Tom.

– Comment m'as-tu retrouvé ?

– Depuis que j'ai pris ma retraite, les hivers me paraissent interminables. J'habite dans le nord du Wisconsin, il y fait trop froid pour ma vieille carcasse.

– Mais nous sommes au printemps, rétorqua Quint.

– Oui, et je ne vais pas tarder à rentrer chez moi. J'ai pris la route à la fin de l'automne et parcouru le pays. Pour tout te dire, j'ai eu envie l'an dernier de retrouver les copains qui sont encore en vie et d'aller les saluer ; nous avons vécu ensemble des choses peu ordinaires et je trouve regrettable que nous nous soyons perdus de vue. J'ai même pensé à recueillir des témoignages pour en faire un livre. Ce pour quoi nous nous battions pourrait intéresser les jeunes générations.

– Tu es devenu écrivain ?

– N'exagérons rien, j'écoute ce que l'on veut bien me confier et je couche des mots sur le papier, c'est un début, mais je me pique au jeu.

– Et avant, quel était ton métier ?

– J'en ai eu plusieurs, j'ai pas mal bourlingué, il fallait bien se débrouiller comme on le pouvait. Mais je constate avec plaisir que tu as réussi, je t'en félicite.

Quint fit un sourire forcé. Le majordome entra et posa un plateau devant Tom.

– Un scotch et un club sandwich, j'espère que cela vous conviendra.

Quint remercia Willem et lui donna congé. Il attendit qu'il ait quitté la pièce pour reprendre sa conversation.

– Alors ainsi, l'idée t'est venue de renouer avec de vieux camarades. Une réunion d'anciens combattants dans un petit restaurant serait tout à fait charmante. Une belle opportunité pour que l'on nous mette le grappin dessus, je suis certain que les copains trouveraient ton initiative formidable.

– Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Quint, c'est une démarche personnelle. Je traverse les États et je trouvais idiot de ne pas en profiter pour aller saluer de vieux amis et se rappeler de bons souvenirs.

– Pour ton livre ! Tu comptes en partager les droits d'auteur en autant de chapitres qu'il contiendra ?

– Pourquoi pas ? Après tout, c'est l'histoire de chacun de nous que je voudrais raconter.

– La mienne est passionnante, siffla Quint, tu pourrais en tirer une bonne cinquantaine de pages. Je ne te cache pas que je serais assez fier de la voir publiée sous une belle couverture. Pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Enlève ton blouson, installe-toi au secrétaire, je vais te donner de quoi écrire et me mettre à table.

– Cela peut attendre demain, il est un peu tard ce soir.

– Qui s'est déjà confié à toi ?

– Robert, malheureusement il est tellement imbibé que ses propos sont trop confus pour en tirer quoi que ce soit. J'ai vu Max, qui vit à Philadelphie avec une très jolie femme. Brian a élu domicile dans un vieux car scolaire, il mène une existence spartiate, mais son intelligence est intacte. Raoul tient un club de jazz à Nashville, ce fut un vrai plaisir de le revoir, il a des anecdotes croustillantes. Et toi alors, comment es-tu arrivé à te faire une si belle situation ?

– À qui d'autre comptes-tu rendre visite ?

– Dis donc mon vieux, j'ai droit à un interrogatoire en règle, c'est moi qui suis censé poser les questions !

– Loin de moi cette idée, je trouve juste ton projet de livre passionnant, tu as piqué ma curiosité et plus j'y pense en t'écoutant parler, plus je me dis que notre histoire mériterait d'être connue.

– Ton enthousiasme me réjouit. J'espère revoir Vera, reprit Tom qui se prenait à son propre jeu et entrait dans la peau d'un journaliste d'investigation avec un naturel déconcertant. J'ai toujours eu un petit faible pour elle, je crois savoir qu'elle vit en Oklahoma, près de la frontière texane.

– Elle était jolie, tu as bon goût.

– J'aimerais aussi aller voir Hanna, mais j'ignore où elle habite.

– Et moi, comment m'as-tu trouvé ?

– C'est le métier qui rentre... L'écriture est un jeu de piste que l'on mène avec les personnages de son récit. J'ai croisé Robert dans un bar, il m'a indiqué l'adresse de Max, qui m'a conduit jusqu'à Brian et ainsi de suite.

– Et Raoul t'a donné mon adresse...

– Exactement !

– C'est très fort de sa part, la dernière fois que je l'ai vu, je n'avais pas encore été jeté en prison. Pour quelqu'un qui se targue d'être crédible, tu as encore des progrès à faire. Tu es sûr que tu ne veux pas te mettre à l'aise ?

Tom dévisagea Quint et ouvrit son blouson, laissant apparaître son insigne.

– Alors cessons cette comédie. Si je m'étais présenté en tant que marshal, je suppose que tu aurais exigé un mandat pour me laisser entrer ?

– Pourquoi cela ? Je n'ai rien à cacher ! J'aurais seulement été surpris qu'un vieux copain qui se révoltait contre le système soit passé du côté des flics. Reconnais qu'après ce qu'on leur a mis c'est assez surprenant. À moins que dans le temps tu n'aies déjà été une taupe.

– Pourquoi être entré dans mon jeu si tu savais à quoi t'en tenir ?

– Parce que cela m'amusait de te voir mentir avec autant d'aplomb, mais ce n'est plus le cas. Termine ton sandwich, au nom de notre vieille amitié je t'offre un lit pour la nuit et tu t'en iras demain.

– Elle est venue te rendre visite, n'est-ce pas ?

– Je ne sais pas de qui tu parles, Tom.

– D'Agatha, même si nous l'appelions Hanna à l'époque.

– C'est toi qui nous as balancés, à l'époque, comme tu dis ?

– Non Quint, ça je te le jure. Les fédéraux m'avaient contacté, je me suis servi d'eux pour vous protéger. C'est à moi que vous devez de ne pas être tombés dans l'embuscade qu'ils vous ont tendue.

– C'est très désagréable de t'entendre dire « vous », alors que je te croyais des nôtres. C'est bien le signe que tu travaillais pour eux. Agent double, c'est très romanesque, mais pardonne-moi de ne pas y croire.

– Je ne peux pas t'y obliger, bien que ce soit la stricte vérité. Je n'ai jamais donné qui que ce soit. Oui, je suis passé de l'autre côté de la barrière. Lorsque nos troupes ont enfin quitté le Vietnam, je ne voyais pas de raison de continuer notre combat. Je me suis opposé à la radicalisation du mouvement. J'avais lutté pour la paix, pas pour mener une autre guerre à l'intérieur du pays. Je ne suis pas devenu flic, mais marshal. Ma vie a consisté à mettre des ordures derrière les barreaux, des assassins, des trafiquants, des violeurs, des kidnappeurs, des types qui font de la violence leur raison d'être, et je suis fier de ma carrière. Elle n'a en rien contredit les idéaux de justice pour lesquels j'avais rejoint le groupe. Et si tu veux tout savoir, j'ai évité la prison à grand nombre d'entre nous. Tu vois, j'ai dit « nous ». Chaque fois que je pouvais avoir accès à un dossier sans me faire prendre, je le faisais disparaître. Plusieurs copains ont pu grâce à moi rester libres et vivre dans l'anonymat, même certains que je n'avais pas connus.

– C'est moche, on aurait dû te décerner une médaille.

– Tu peux être sarcastique si cela t'amuse.

– J'ai connu la taule et j'en ai conservé un certain rejet de l'autorité, ne m'en tiens pas rigueur.

– Et à ton avis, à qui dois-tu que le juge n'ait jamais rien su de ton passé ?

– Qu'est-ce que tu veux, Tom ?

– Retrouver Hanna avant qu'il ne soit trop tard.

– Là, au risque de te faire de la peine, je crains qu'il ne soit déjà trop tard. Tu peux aller la voir au cimetière de Santa Fe, mais je doute quelle te raconte quoi que ce soit.

– Tu ne sais pas tout. Il y a trente ans, Agatha est devenue Hanna et Hanna est devenue Agatha. L'aînée s'est tuée dans un accident il y a cinq ans, c'est de la cadette que je te parle, celle qui a pris le prénom de sa sœur avant d'entrer en prison.

– Je me souviens d'elle, je l'aimais plus que son aînée. Mais comme tu le dis, elle est en prison depuis des décennies, comment pourrais-je...

– Elle s'est évadée et je sais qu'elle est passée te voir.

– J'en suis heureux pour elle. Mais tu me surestimes. Pourquoi as-tu dit « avant qu'il ne soit trop tard » ?

– Il me reste vingt-quatre heures pour la trouver, ensuite, les fédéraux ne lui laisseront aucune chance.

– Et ton intention est de l'aider à s'échapper, tu comptes lui faire passer la frontière ? demanda Quint, que les révélations de Tom avaient ébranlé.

– Ce que je veux, c'est lui sauver la vie. Elle ne se rendra pas, je connais ceux qui viendront l'arrêter, et ils ont la gâchette facile. J'ai bon espoir de la raisonner, et de solides appuis pour empêcher que les quelques années qui lui restent à faire ne soient prolongées à cause de son évasion. Si je la ramène à temps, sa petite escapade lui vaudra quelques semaines de cachot, mais rien de plus.

Quint arpenta la pièce de long en large, en proie à un dilemme.

– Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle ne se rendra pas ? grommela-t-il.

– À supposer que tu ne l'aies pas revue récemment, tu te souviens de la jeune femme qu'elle était ? Peux-tu penser une seule seconde qu'elle manquerait de courage face à ceux qui viendront l'arrêter ?

– Il est temps d'aller dormir, dit Quint, j'ai besoin de réfléchir.

– Si tu sais quoi que ce soit, dis-le-moi bon sang ! Fais-le pour elle, je t'en supplie. Je n'ai rien à y gagner. Tu crois que je brigue encore de l'avancement à mon âge ? Je ne t'ai pas menti quand je t'ai dit que j'avais pris ma retraite, et si j'en suis sorti, c'est pour elle. Alors réfléchis vite, chaque heure compte.

– Demain matin, au petit déjeuner, je te dirai ce que je sais. Il est tard, tu as la tête d'un homme qui n'a pas dormi depuis longtemps et je ne te laisserai pas reprendre la route ce soir.

– J'ai ta parole ?

– Tu as mon bon vouloir et c'est déjà pas mal.

Sur ces mots, Quint invita Tom à le suivre à l'étage. Ils passèrent devant la chambre qu'Agatha avait brièvement occupée et Quint offrit à Tom de s'installer dans la suivante.

– Moi aussi, j'ai une question à te poser : si ce n'est pas toi qui nous as balancés, qui était-ce ?

– Je n'ai que des soupçons et aucune preuve.

– Un vieux marshal comme toi doit avoir appris à se fier à son instinct.

– Mes contacts parlaient toujours de la taupe au masculin. Il aurait participé à l'action qui a coûté sa liberté à Agatha.

– Qu'entends-tu par participer ? Nous étions tous au courant de ce qui se tramait.

– Mais seuls quatre de la bande ont fait le coup, et l'un en particulier avait tout intérêt à négocier son immunité en balançant le nom des trois autres. Puisque tu veux passer la nuit à réfléchir, cherche celui qui n'est jamais passé par la case prison. J'espère que tu es matinal, je te retrouve demain à 5 h 30 devant une tasse de café et tu me diras où elle est allée.

– Jure-moi que tu ne reprendras pas la route cette nuit ?

– Crois bien que si je le pouvais, je le ferais, mais tu as vu juste, je ne suis plus en état de conduire et ton scotch n'a pas arrangé les choses.

– Elle se rend chez Vera, à Woodward. Son mari et elle vivent dans une maison sur Oklahoma Avenue. Maintenant, écoute-moi bien, s'il lui arrivait quelque chose, marshal ou pas, c'est moi qui viendrais te chercher. Et après le sort que je te réserverais, j'aurais de bonnes raisons de finir mes jours en prison, nous nous sommes bien compris ?

Tom observa Quint un instant et referma la porte de sa chambre.

1. Cette phrase fut prononcée par David Gilbert, membre du Weather Underground, toujours emprisonné. Le Weather Underground était un mouvement révolutionnaire radical de la jeunesse américaine. La plupart de ses membres entrèrent dans la clandestinité dans les années 1970.

2. Sigle du Ku Klux Klan, organisation suprématiste blanche.

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