3.

Tom Bradley descendit éreinté de l'autocar, il en avait changé quatre fois au cours d'un voyage qui avait duré presque deux jours. Le premier l'avait conduit d'Ironwood à Saint Ignace dans le Michigan où il était arrivé la veille au soir. Il avait embarqué dans un Greyhound et traversé la nuit jusqu'à Bay City, réussissant à dormir un peu durant les six heures du trajet. À l'aube, il en avait emprunté un autre en direction de Detroit, dernière correspondance avant de parvenir en début d'après-midi à Pittsburgh. Il aurait volontiers fait halte dans un bar pour se désaltérer, mais le temps pressait.

Il consulta la carte des transports publics affichée sur le quai de la gare routière. Une ligne interurbaine s'arrêtait à environ deux miles de sa destination. Il regarda sa montre et estima qu'il y serait avant la tombée du jour.

Il arriva ainsi, son bagage à la main devant un pavillon bourgeois, bordé d'un carré de pelouse et clôturé de haies de chèvrefeuille parfaitement taillées.

Il grimpa les trois marches du perron et cogna au heurtoir.

– Je t'attendais plus tôt ! dit le juge Clayton en lui ouvrant la porte.

– Je n'habite pas à côté et je n'ai plus de voiture depuis longtemps, répliqua Tom.

– Tu n'es tout de même pas venu à pied ?

– Presque, j'ai pris le bus.

– Depuis le nord du Wisconsin ? Tu sais que l'avion existe ?

– Je n'aime pas m'éloigner du plancher des vaches. Tu m'invites à entrer ou nous continuons cette conversation dehors ?

– Commence par aller prendre une douche, ordonna le juge. La salle de bains se trouve à l'étage, tu sens le vieux bouc et tu fais peine à voir, je t'attendrai au salon.

Tom s'exécuta et redescendit un quart d'heure plus tard, vêtu de propre. Le juge Clayton l'attendait installé dans un canapé, il leur avait servi du thé et des gâteaux secs.

– Je suppose que le courrier que je t'ai fait porter n'est pas étranger à ta visite, dit-il, le conviant à s'asseoir en face de lui.

– Je l'ai reçu avant-hier, j'ai pris la route le lendemain.

– Quelle idée d'aller t'enterrer si loin, tu n'aspires pas à une vie un peu plus confortable ?

– Celle que je mène me convient, répondit Tom, je suis libre là-bas.

– Au milieu des loups ?

– Chacun son territoire, nous nous respectons. Ce sont des animaux d'une rare intelligence, parfois plus grande que celle des humains. Il n'y pas d'assassins chez eux, ils ne tuent que pour se nourrir.

– Tu étais l'un des meilleurs limiers que j'ai connus, tu méritais une autre retraite.

– Qu'est-ce que tu en sais ? Ton idée du bonheur était de passer tes vieux jours dans ce pavillon ? Viens donc me voir l'hiver prochain, tu retrouveras un peu de ta jeunesse. Je sentais peut-être le bouc en arrivant, mais chez toi tout respire le vieux et le renfermé. Quel est ton horizon lorsque tu ouvres tes fenêtres au matin ? Un carré de pelouse et une haie taillée ? Moi j'ai la forêt pour domaine, les saisons pour calendrier et le soleil pour montre.

– Tu vis en ermite et ce n'est pas bien de vieillir seul. Et puis nous ne nous sommes pas réunis pour reprendre nos engueulades, mais pour parler de ta protégée.

Tom saisit sa tasse de thé et se leva. Il marcha jusqu'à la fenêtre, tournant le dos au juge.

– Quand s'est-elle évadée ?

– Il y a soixante-douze heures. Dès que je l'ai appris, je t'ai fait porter les documents que t'ont remis tes anciens collègues.

– Pourquoi a-t-elle fait ça ? Et surtout, pourquoi maintenant ? dit Tom.

– Par défi, ça lui ressemblerait. Ce qui est vraiment stupide de sa part. Il ne lui restait plus que cinq ans à tirer ; avec une remise de fin de peine, elle pouvait même espérer sortir dans deux, soupira le juge.

– Peut-être qu'à force d'avoir trop attendu, elle n'espérait plus rien. Combien de ces remises de peine lui a-t-on refusées ? Combien de fois a-t-elle cru à une libération conditionnelle ? s'emporta Tom.

– Je te rappelle avoir été, il y a dix ans, à l'origine de son transfert dans un centre correctionnel où sa captivité fut allégée. Plus de cellule, elle était libre de ses mouvements. Bien m'en a pris !

– Libre de circuler entre des murs et une parcelle de champ, tu parles d'une liberté ! Quelle vie, bon sang !

– C'est elle qui l'a choisie.

– De quel choix parles-tu ! s'exclama Tom.

– Tu le sais aussi bien que moi, ce qui me fait craindre d'ailleurs qu'elle ait une idée en tête. C'est pour cela que je t'ai prévenu. J'ai usé de tout mon pouvoir pour que son évasion soit tenue secrète, mais je n'ai obtenu qu'un petit délai.

– Combien de temps ? demanda Tom.

– Cinq jours, c'est tout ce que j'ai pu faire. Passé ce délai, ils se lanceront à ses trousses.

– Elle ne se rendra pas, pas une seconde fois.

– J'en suis bien convaincu, c'est aussi pour cette raison que je t'ai fait chercher dans ta tanière.

– Dis plutôt que tu ne veux pas qu'un carnage vienne ternir tes états de service à quelques mois de ta retraite, et encore moins que l'on rouvre son dossier. Tu aurais trop à perdre. C'est pour cela que tu m'as fait sortir de ma tanière, comme tu le dis.

– Tous les risques que j'ai pris, c'était par amitié pour toi. Maintenant, tu es prévenu et libre de faire ce que bon te semble.

Tom dévisagea le juge

– J'ai besoin de repos pour y voir clair.

– Mais tu penses réussir, n'est-ce pas ?

– Dans les papiers que tu m'as fait porter se trouvait un cahier qu'elle avait abandonné sous son matelas. Il doit contenir une piste, des indices. Je ne les ai pas encore repérés, mais je suis sûr qu'ils y sont.

– Qu'elle aurait laissés derrière elle ? Permets-moi d'en douter, sauf si c'était pour nous induire en erreur.

– Mon flair me dit le contraire.

Le juge entraîna Tom vers son bureau, s'installa à son fauteuil, ouvrit un tiroir et lui tendit deux feuillets.

– Voici le mandat qui te donne l'autorité d'agir, l'autre document est pour l'USMS1, ils me l'ont adressé ce matin. Signe-le et tu seras réintégré dans tes fonctions.

Tom parcourut le premier document et attrapa le stylo que lui tendait le juge.

– Ils n'ont pas fait le lien ?

– Non, j'ai simplement dit avoir besoin de tes services.

– Et ils n'ont pas tiqué ?

– Je ne voudrais pas être blessant, Tom, mais personne ne se souvient de toi. J'ai demandé ce papier et ils me l'ont envoyé, c'est tout.

– C'est probablement une belle connerie, grommela Tom en apposant sa signature, mais je te promets que cette fois, c'est bien la dernière du genre.

Le marshal s'empara du mandat, le rangea dans sa poche et suggéra au juge de l'emmener dîner.

Clayton était un homme d'habitudes. Une file de clients attendant leur table occupait l'entrée du restaurant, mais on les plaça dès leur arrivée.

Ils passèrent commande et reprirent leur conversation quand le serveur s'éloigna.

– Par où comptes-tu commencer ? s'enquit le juge Clayton.

– Elle n'a pas de papiers, tout du moins pas encore, pas de carte de crédit, et encore moins d'argent. Combien de temps peut-elle tenir livrée à elle-même dans la nature ? Nous ne sommes plus dans les années 1970.

– De l'argent, elle en avait peut-être caché quelque part.

– Souviens-toi des circonstances de son incarcération, soyons sérieux ! Elle n'a aucune chance et, comme elle est tout sauf stupide, elle le savait avant de s'évader.

– Tu suggères qu'elle aurait bénéficié d'une complicité extérieure ?

– Une ou plusieurs, mais sans aide, elle n'ira nulle part.

– Tu penses à quelqu'un en particulier ?

– Pas encore, il faut que je me procure la liste de ses anciens amis, ceux qui sont en vie et en liberté.

– Tu pourras l'obtenir facilement auprès de tes supérieurs.

– Je travaille seul et ne rends de comptes à personne. Dans cinq jours je restitue mon insigne, c'est ma dernière traque. Et puis si je demandais cette liste au bureau des marshals, je leur mettrais tout de suite la puce à l'oreille. Tôt ou tard, quelqu'un chercherait la raison de ma réintégration soudaine et si ce quelqu'un finissait par se souvenir de moi, bien que tu m'aies si délicatement assuré du contraire, il pourrait faire le lien entre...

– C'est bon, j'ai compris, interrompit Clayton.

– Il me la faut demain, en fin de matinée au plus tard.

Tom proposa alors au juge d'écourter leur soirée, il avait besoin d'une vraie nuit de sommeil et devait encore se trouver un hôtel. Le juge Clayton lui offrit la chambre que son fils n'occupait plus depuis longtemps.

Le trajet du retour se fit dans le plus grand silence.

*

Le lendemain matin, quand le juge Clayton descendit dans son salon, Tom Bradley était déjà parti.

*

Agatha avait consacré sa matinée à étudier le rapport de Max avant de se plonger dans la lecture approfondie du manuel d'utilisation du GPS qu'elle avait découvert dans la boîte à gants. En maîtriser le fonctionnement avait pris la tournure d'un défi. En milieu d'après-midi, elle réussit, non sans mal, à dompter cette voix qui lui parlait dans l'habitacle sans qu'elle lui ait rien demandé. Elle hésita en entrant les coordonnées de sa destination, chercha où insérer la clé de contact, pestant encore, et finit par appuyer sur le bouton du démarreur.

Elle aurait pu s'inquiéter de voir le témoin de charge des batteries dans le rouge, mais elle n'avait qu'une quinzaine de miles à parcourir et supposa que même dans une voiture électrique la jauge du réservoir devait avoir une marge de sécurité.

Elle emprunta l'autoroute en respectant les limitations de vitesse, se retrouva sur la 76 en direction de Philadelphie, mais alors qu'elle arrivait presque à bon port, les cadrans du tableau de bord diminuèrent d'intensité et se mirent à clignoter. La voix du navigateur accusait un sérieux coup de fatigue, répétant que la destination se trouvait sur la droite avec l'apathie d'un 45-tours qui tournerait en 33, et puis soudain le sifflement du moteur s'interrompit.

Agatha enclencha le point mort pour avancer en roues libres et réussit à gagner la bretelle de sortie. La station-service qu'elle visait apparaissait en bas de la pente, de l'autre côté du carrefour. Elle en appela à sa bonne étoile, évoquant toutes ces années où elle l'avait délaissée, quand le feu de croisement passa au rouge. Franchir l'intersection en fermant les yeux, sans pouvoir user du klaxon, aphone, ou se ranger sur le bas-côté, l'alternative était fâcheuse. Agatha opta pour la prudence.

Tomber en panne si près du but relevait d'un coup du sort ou d'un heureux hasard, mais Agatha avait assez flirté avec le danger pour ne pas s'en étonner plus que cela.

Par précaution, au cas où la suite des événements ne se déroulerait pas comme elle l'avait prévue, elle irait à pied chercher de quoi faire redémarrer la voiture. Et se disant cela, elle se demanda sincèrement à quoi pouvait ressembler un jerrican d'électricité et comment on en faisait le plein ?

En attendant, il n'était pas question qu'une patrouille de police s'intéresse à son cas. Elle poussa la voiture jusqu'au trottoir.

Le pompiste lui expliqua que les stations d'essence ne vendant par définition que de l'essence, les voitures électriques se rechargeaient chez soi. Il y avait bien quelques bornes en ville, mais il ignorait où elles se trouvaient. À défaut, il pouvait toujours appeler un dépanneur. Agatha leva les yeux au ciel et fit demi-tour.

Elle traversa la chaussée, reprit place derrière son volant, et attendit.

Dans l'impossibilité d'abaisser la vitre, elle ouvrit sa portière pour demander l'heure à un passant et se remit à compter les secondes. Si les indications de Max s'avéraient exactes, il s'en écoulerait environ six cents avant qu'elle n'exécute la première partie de son plan. Un plan qu'elle avait imaginé et repensé chaque soir en s'endormant, chaque matin en s'éveillant et ce, depuis cinq ans.


1. Dépendant du département de la Justice, le United States Marshals Service est une agence fédérale. Les marshals protègent les tribunaux fédéraux, asurent la recherche des fugitifs et le transport des prisonniers dépendant de cette justice, ainsi que la sécurité des témoins ; ils ont également en charge les actifs saisis lors du démantèlement d'activités illégales.

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