10.

Le jour entra par la fenêtre, Agatha cilla des yeux et s'étira. Milly n'était plus à côté d'elle.

Elle fit sa toilette, boucla son sac et se rendit à la réception où Poopsie Gallena l'accueillit avec un grand sourire.

– Elle prend son petit déjeuner, dit-elle en lui désignant le chemin. Vous voulez des œufs, du café, du thé ?

Ce qui faisait beaucoup de questions pour Agatha.

Elle emprunta un couloir étroit aux murs tapissés de vieilles photographies et suivit le rai de lumière qui passait par la porte ouverte de la salle à manger.

Milly s'y trouvait en compagnie d'Oncle Stinkwad. Elle avait une mine reposée et semblait d'humeur joyeuse.

– Votre amie me racontait que vous arriviez de Philadelphie, c'est une sacrée route que vous avez faite dans cette voiture, dit-il en se levant pour lui offrir sa chaise.

– Mon amie est très loquace le matin, grogna Agatha en s'asseyant.

– Impossible de battre Poopsie, répondit leur hôte, je vous laisse, vous aurez beau temps aujourd'hui.

Milly but une gorgée de café et lorgna Agatha, le visage dissimulé derrière sa tasse.

Poopsie arriva au milieu de ce silence. Elle servit son petit déjeuner à Agatha et se retira.

– Cesse de me regarder comme ça, si tu as quelque chose à dire, dis-le.

– Très bien, rétorqua Milly d'un ton sec. On oublie les tacos, l'arrêt à Santa Fe et nous filons à Frisco.

– Tu m'as fait une promesse et tu t'y tiendras.

– Et si je n'en ai plus envie ?

– Alors, tu me déposeras à la gare routière et tu iras où tu voudras.

– Et vous prétendez que je suis têtue.

Agatha repoussa son assiette et quitta la table.

– Je vais régler la note, je t'attends à la voiture.

*

Sous l'auvent du motel, Poopsie Gallena et Oncle Stinkwad agitaient les bras en signe d'au revoir alors que l'Oldsmobile partait en direction des montagnes.

Milly et Agatha quittèrent la route 66 pour emprunter la 104 qui grimpait au col.

Les lacets s'enchaînaient. Une heure plus tard, elles arrivèrent sur un haut plateau rocheux, aride et désertique. Pas une âme à cent lieues à la ronde, on ne voyait que poussière rougeoyante voltigeant au-dessus d'un ruban d'asphalte craquelé. De temps à autre, elles croisaient d'anciennes fermes laissées à l'abandon, quelques maisons en ruine, éparses au milieu de ce paysage aussi beau qu'inquiétant. Un pasteur qui vivait en ermite les salua de la main lorsqu'elles passèrent devant sa minuscule église qui n'avait plus accueilli de paroissiens depuis des lustres.

À l'extrémité ouest du plateau se dressaient de nouveaux sommets.

– Bientôt, dit Agatha, tu apercevras un petit sentier sur la gauche, prends-le.

– Pour aller où ?

– Pour redescendre directement vers Santa Fe. C'est un ancien chemin qui traverse le parc national, il se faufile entre deux cols, dans le temps, il menait à une mine abandonnée.

– Et qui vous dit qu'il est encore praticable ?

– Personne, mais tu as perdu le goût de l'aventure ? Au pire nous ferons demi-tour, au mieux, nous gagnerons deux bonnes heures.

– Comment connaissez-vous ce raccourci ? J'ai grandi dans la région et je n'en ai jamais entendu parler ?

– C'est marrant, vous avez vraiment tendance à prendre ceux qui vous ont précédés pour des gens qui ne savent rien à rien, des vieux schnoques démodés, et pourtant vous écoutez la musique que notre génération a inventée, vous chinez dans les brocantes à la recherche de vieilleries que nous aurions achetées dix cents et que vous payez mille fois ce prix, vous dépensez des fortunes pour des vêtements dont nous ne voulions même plus ; ce que j'ai pu voir dans les magasins où nous sommes entrées m'a sidérée.

– C'est l'effet vintage ! En tout cas, ça vous rajeunit beaucoup de parler comme ça !

– Je connais ce raccourci parce que j'ai vécu avant toi, et quand on se retrouve dans la clandestinité, on apprend des choses que les autres ignorent, comme par exemple, à franchir la frontière d'un État par des sentiers perdus ou se rendre d'une ville à une autre sans se faire voir ; ça te satisfait comme réponse ?

– C'est cohérent.

– Tu m'en vois ravie, et la prochaine fois, tu me dispenseras de ton insolence. Je suis peut-être un peu vintage, moi aussi, mais loin d'être gâteuse.

Le raccourci d'Agatha était cahoteux, mais il avait le mérite de contourner le flanc de la montagne suivant le cours d'un ru asséché. Milly dépassa l'entrée de la vieille mine et regagna, dix miles plus loin, la route qui plongeait en ligne droite depuis le plateau vers Santa Fe. La ville surgit dans le lointain et Agatha la découvrit, bien plus vaste que dans son souvenir.

– À quoi pensez-vous ? demanda Milly.

– Au temps qui passe, répondit Agatha.

– Attention à ne pas trop vous vieillir, vous allez être au-dessus de mes moyens.

Agatha lui lança un regard incendiaire mais l'attention de Milly fut attirée par son portable qui ne cessait de biper.

– Nous avons récupéré un réseau, dit-elle et j'ai l'impression qu'on a cherché à me joindre.

Elle se contorsionna pour le prendre dans sa poche et la voiture dévia à droite, mordant le bas-côté. Agatha lui arracha le téléphone des mains.

– Regarde devant toi, s'il te plaît. Comment ça marche, ces trucs-là ?

– Effleurez du doigt la petite enveloppe sur l'écran et lisez-moi les noms qui apparaissent.

– Jo, Frank, Jo, Jo et encore Frank, ça fait trois à deux !

– Ils doivent s'inquiéter, je les rappellerai dès que nous serons arrivées.

– Il est encore un peu tôt pour déjeuner, si nous commencions par visiter la maison où tu as grandi ?

– Pourquoi pas, soupira Milly, au moins, je n'aurai pas complètement menti à Frank, et puis c'est sur le chemin.

Milly bifurqua vers le nord et ne prononça plus un mot.

Peu à peu, le désert se peupla de hameaux ; les maisons en adobe semblaient surgir de terre pour former de petits quartiers résidentiels, tous identiques.

– Tu n'aurais pas dû tourner à gauche ? demanda Agatha.

– Vous comptez aussi m'indiquer le chemin pour aller chez moi ?

– Bien sûr que non, murmura Agatha, confuse.

– C'est tout de même moi qui ai vécu ici, que je sache ?

– Tu m'avais dit habiter vers Tesuque et il me semblait que cela se situait au nord-ouest.

– Je n'ai aucun souvenir de vous l'avoir dit, bien que ce soit exact.

– Tu me l'as dit, pas aujourd'hui mais je me le rappelle très bien, je n'aurais pas pu l'inventer, affirma Agatha. Ce devrait être un moment joyeux de retrouver la maison de son enfance, pourquoi es-tu si nerveuse ?

– Parce que nous devrions rouler vers la frontière, penser à votre avenir, au lieu d'aller fouiller mon passé.

– Quand nous serons séparées, je repenserai souvent à toi, ces quelques jours ne m'auront pas permis de te connaître assez, alors en visitant les lieux de ton enfance, j'apprendrai plus de choses, et j'aurai l'impression que nous sommes un peu plus complices.

– Je ne suis pas certaine que le mot « complice » soit bien choisi, vu les circonstances, et vous avez de drôles de théories. C'est vraiment pour vous faire plaisir, mais ensuite...

– ... ensuite, reprit Agatha, nous irons nous régaler des meilleurs tacos du monde, avant de rendre visite à ta mère.

– Et après, vous me laisserez vous conduire à la frontière du Mexique ?

– Après, nous verrons, répondit Agatha.

Milly s'engagea sur un sentier qui filait vers le sommet d'une colline. Elle accéléra d'un coup, obligeant Agatha à s'accrocher à la poignée de la portière.

– Qu'est-ce qui te prend ?

– Nous y sommes presque, j'ai toujours accéléré à cet endroit, ça soulève une traînée de poussière assez haut dans le ciel. Ainsi, ma mère me voyait arriver de loin. Maintenant, ça ne sert plus à rien, mais c'est une habitude.

Agatha avait le regard fixé sur la maison couleur d'argile qui grossissait devant elle, et elle accusa la poussière pour expliquer l'humeur qui avait gagné ses yeux.

Milly gara l'Oldsmobile et sortit de la voiture.

– On y va ou pas ? dit-elle à sa passagère qui restait immobile et silencieuse, contemplant fixement la porte bleue.

– Je croyais que tu n'avais pas la clé ? Tu ne dois pas te faufiler d'abord et venir m'ouvrir ensuite ? Je n'ai plus l'âge de passer par les trous de souris.

Milly haussa les épaules. Elle posa un pied sur l'une des poutres en bois qui encadraient la porte, s'accrocha d'une main au linteau et s'étira vers la corniche avant de retomber brusquement sur ses pieds.

– Voilà ! dit-elle en montrant fièrement une clé.

Mais Agatha ne bougeait toujours pas de son siège.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Milly, vous êtes pâle comme un linge.

– Ce n'est rien, juste un peu de fatigue, tu m'as bien secouée sur ce chemin. Entre, je te rejoindrai, et puis, tu as peut-être envie d'être seule chez toi, au moins quelques instants.

– C'est vous qui vouliez visiter ma maison, moi je la connais par cœur et je n'ai pas plus envie d'y retourner que ça. Nous pouvons faire demi-tour, rien ne nous oblige...

– Je ne serais pas contre un verre d'eau et un peu d'ombre, l'interrompit Agatha. Il doit faire frais à l'intérieur, je crois que cette chaleur m'a tourné la tête. Vas-y, je reprends des forces et j'arrive.

– Vous me jurez que ça va aller ?

– Mais oui, je te le jure, tout ira bien.

Milly poussa la porte et entra chez elle. Les meubles et les tomettes au sol étaient blanchis par la poussière. Elle s'approcha de la cheminée et s'empara d'un cadre posé sur la tablette. La photographie remontait à l'anniversaire de ses douze ans, sa mère la tenait dans ses bras et l'embrassait sur la joue. Qui avait pris cette photo ? Milly ne s'en souvenait pas. Elle reposa le cadre sur la table basse, se retourna et sursauta en découvrant Agatha qui la regardait depuis le pas de la porte.

– Vous n'entrez pas ?

– J'attendais que tu m'y invites.

– Suivez-moi, je vais vous donner à boire.

Agatha obéit.

– Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle en tirant l'une des deux chaises près de la table.

– Vous feriez bien, vous avez vraiment une sale mine.

Milly ouvrit un placard, prit un verre et tourna le robinet au-dessus de la vasque. L'eau qui s'en écoulait était couleur de terre.

– Il va falloir patienter un peu, dit-elle, je ne voudrais pas vous empoisonner.

– J'ai tout mon temps, répondit Agatha d'une voix blanche.

– Attendez, dit Milly en ouvrant un autre placard, je suis certaine que la boîte à sucre est encore pleine. Ça ne se périme pas, le sucre ?

– Non, je ne crois pas.

Milly attrapa un récipient en fer sur l'étagère et le tendit à Agatha.

– Croquez un carreau de sucre, ça vous fera le plus grand bien. Ma grand-mère disait que c'est le meilleur remède contre les coups de mou.

– Alors, si ta grand-mère le disait, soupira Agatha en portant un morceau de sucre à sa bouche.

– Vous avez eu raison de me forcer la main. J'avais peur, mais maintenant, je suis heureuse d'être là. Je ne pensais pas ressentir cela après toutes ces années. Je croyais avoir fait ma vie à Philadelphie, et pourtant c'est ici que je me sens chez moi.

– Cet endroit te ressemble, dit Agatha.

– Vous voyez que mon remède fonctionne, vous reprenez des couleurs.

– Quand es-tu partie ?

– Peu après la disparition de ma grand-mère, j'ai obtenu une bourse d'études et j'ai pris la route à bord de sa voiture.

– Cette maison est restée fermée depuis la mort de ta mère ?

– Je suis revenue après l'accident. Maman est partie si subitement. En rentrant de l'enterrement, j'ai recouvert les meubles, j'aurais voulu mettre un peu d'ordre dans ses affaires, mais je n'ai pas pu. J'ai passé une grande partie de la nuit assise sur le pas de la porte de sa chambre à regarder son lit, son bureau, sa chaise. J'avais l'impression de sentir sa présence, qu'elle allait apparaître dans son peignoir et me dire d'aller me coucher. C'est dingue le nombre de choses sans intérêt que l'on dit aux gens qu'on aime, encore plus dingue tout ce qu'on ne leur dit pas. Alors cette nuit-là, je n'ai plus eu de secret pour elle. J'espérais qu'elle serait encore un peu là, qu'elle voudrait bien rester une nuit de plus auprès de moi. J'avais vingt-cinq ans et je pleurais comme une enfant. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir pris plus souvent de ses nouvelles, d'avoir choisi d'aller vivre si loin. Parce que rien ne pousse à l'ombre des grands arbres, et maman était un chêne, j'avais ressenti le besoin d'aller construire ma vie ailleurs. J'ai regretté toutes ces années perdues, tous les non-dits et les silences. Maman est morte à l'âge où je croyais ne plus avoir besoin d'elle, mais je me trompais. Elle me manque toujours. Un peu plus tard, je suis entrée dans sa salle de bains, et je suis restée debout pendant une heure à contempler ses objets, sa brosse à dents, son flacon de parfum et son éternel peignoir. Ce sont de tout petits détails qui vous rappellent cruellement que la personne que vous aimiez n'est plus là, qu'il n'y aura plus de moments ensemble, que votre mère est partie pour de bon et que vous ne la reverrez plus.

– Les gens qu'on aime ne meurent jamais tant qu'on les garde en soi. Tu voudrais m'emmener visiter sa chambre ?

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait bien que tu y retournes et tu n'as peut-être pas envie d'y aller seule.

Milly regarda Agatha et se leva.

Elles grimpèrent à l'étage, marchant à pas feutrés dans le petit couloir qui séparait la chambre de Milly de celle de sa mère.

Elle poussa la porte et entra. Après un instant de recueillement, Milly afficha un sourire triste.

– Ce n'est plus comme avant, dit-elle.

– En quoi est-ce différent ?

– Maintenant, elle partie, cette pièce est vraiment vide. Le dernier soir que j'ai passé ici, elle habitait encore les lieux, plus aujourd'hui. Alors peut-être qu'elle aura entendu tout ce que je lui ai raconté.

– J'en suis certaine, dit Agatha.

– Cette chambre serait devenue la mienne si j'étais restée vivre à Santa Fe. Avant ma mère, c'était celle de ma grand-mère.

– Où était-elle allée vivre ?

– En centre-ville, maman m'a dit qu'après avoir perdu sa fille ma grand-mère ne pouvait plus supporter d'être ici. Maman était déjà enceinte de moi, je crois.

Agatha demanda la permission à Milly de s'asseoir au bureau de sa mère. Milly lui montra la chaise et s'en alla vers la salle de bains.

– Reposez-vous, je vais chercher deux trois choses.

– Prends tout ton temps, je ne bouge pas.

Dès que Milly s'éclipsa, Agatha ouvrit délicatement le tiroir du bureau et y plongea la main.

Ne trouvant pas ce qu'elle y cherchait, elle alla inspecter ceux de la commode qui se trouvait entre les fenêtres. Elle ouvrit ensuite l'armoire et s'arrêta devant un cintre où pendaient un vieux jean et une chemise échancrée. Sa sœur aînée les portait le soir où elle était partie avec trois de ses amis déposer une bombe dans un commissariat fermé la nuit. Elle la revit, superbe et fougueuse, s'en allant résolue, faire ce qu'elle croyait être juste, parce que la veille, des policiers de ce même commissariat avaient abattu froidement trois étudiants noirs dans leur sommeil.

Elle approcha la chemise de son visage et huma le tissu avant de refermer l'armoire. Elle balaya la pièce du regard, examina le contenu de la table de nuit, et rouvrit le tiroir du bureau, cherchant à tâtons un éventuel compartiment secret.

– Qu'est-ce que vous faites ?

La voix de Milly la fit sursauter.

– Rien, j'étais curieuse, j'essayais d'imaginer à quoi ressemblait ta mère, j'espérais trouver une photo d'elle.

– Ne faites pas ça, s'il vous plaît. Je ne veux pas qu'on fouille dans ses affaires. Sauf une qui est en bas, toutes les photographies sont rangées dans des cartons au grenier et j'ai trouvé tout ce dont j'ai besoin, dit Milly en montrant un flacon de parfum et une brosse à cheveux qu'elle tenait dans ses mains. Maintenant, allons-nous-en.

– Tu ne veux pas que je t'accompagne au grenier, il y a peut-être de vieilles affaires que tu serais heureuse de retrouver ?

– Non, répondit Milly d'un ton ferme. Il est temps de partir.

Elles regagnèrent le rez-de-chaussée et Agatha s'arrêta devant le cadre que Milly avait posé sur la table du salon.

– C'est très touchant, dit Agatha.

– Je fêtais mes douze ans, sur cette photo.

– C'est ta grand-mère qui l'a prise ?

– Non, elle n'était pas venue. Maintenant je m'en souviens, c'est un vieil ami de maman qui nous a photographiées. Il venait la voir une fois par an. Ils avaient une amie en commun qui habitait à l'autre bout du pays, je crois qu'elle était malade et Max venait chaque fois lui donner de ses nouvelles.

Agatha déglutit et se retourna vers la fenêtre pour ne pas croiser le regard de Milly.

– Un homme très généreux, reprit-elle, il arrivait toujours les bras chargés de cadeaux. C'est grâce à lui que j'ai obtenu ma bourse d'études à Philadelphie, il vit là-bas, c'est un notable assez puissant. Je suis allée déjeuner deux ou trois fois chez lui quand je suis entrée à la fac, il est avocat, j'espérais faire un stage dans sa firme, mais sa petite amie ne m'aimait pas et me le faisait sentir, alors on en est restés là.

– Allons-y, dit Agatha en ouvrant la porte de la maison.

*

L'agent Maloney pesta contre le collègue avec lequel il s'entretenait au téléphone. Personne n'était disponible pour répondre à sa demande. L'antenne d'Albuquerque manquait cruellement de personnel et ses effectifs étaient entièrement dévoués à une filature. Des passeurs de drogue en provenance du Mexique. Opération dont l'envergure était pour eux plus importante que l'arrestation d'une simple fugitive. Maloney avait eu beau protester, rappelant que la femme en cavale figurait sur une liste de personnes considérées comme dangereuses et qu'il était possible qu'elle ait une otage avec elle, son confrère lui répondit qu'elle l'était peut-être il y a trente ans mais que les temps avaient changé. Tant que la prise d'otage n'était pas avérée, et rien de tel ne figurait dans le dossier qu'il consultait sur son écran, il ne pouvait mettre en péril une opération engagée depuis des mois. Une équipe serait peut-être disponible en fin de journée. Maloney raccrocha furieux et contacta aussitôt le bureau de Denver qui réagit plus promptement à sa requête. Deux agents pourraient être sur place dans les cinq heures et le recontacteraient dès leur arrivée à Santa Fe.

*

Tom régla sa note à la réception de l'hôtel et reprit place à bord de la Ford. Il étudia le plan de la ville et se rendit à la mairie.

Fernando Montesoa, préposé aux renseignements, n'en avait strictement rien à faire qu'il soit marshal ou non. Dans le temps, il y avait deux employés à l'accueil, mais avec les restrictions budgétaires, son collègue parti à la retraite n'avait pas été remplacé. Tout cela, selon lui, était la faute des banques ; sauf que les banquiers, eux, ne manquaient de rien et surtout pas de personnel pour les servir, qu'il s'agisse de se faire porter un café, d'aller chercher un costume chez le teinturier ou de taper des comptes-rendus de réunions où ils concoctaient de nouvelles façons de saigner le pays à blanc pour s'en mettre plein les poches. Sans parler des maisons qu'ils saisissaient à tour de bras à de pauvres gens qui n'arrivaient plus à payer les emprunts qu'ils leur avaient fait contracter. Fernando Montesoa était bien placé pour le savoir. Si Tom devait prendre son mal en patience, et faire la queue comme tout le monde, lui n'y était pour rien.

Tom essaya plusieurs fois d'interrompre sa verve polémique, rien n'y fit et Fernando Montesoa continua de déverser son amertume sur le premier représentant de l'ordre public qui lui faisait face et auquel, pour une fois, il n'avait pas de comptes à rendre.

Une femme qui patientait dans la file d'attente avec ses deux enfants soupira bruyamment et indiqua à Tom que le bureau de l'état civil se situait à l'étage. Tom la remercia et passa devant le préposé en lui lançant un regard noir.

– Si c'était la seule chose que vous vouliez savoir, fallait le demander tout de suite, répondit Montesoa en haussant les épaules.

C'était pourtant ce que Tom avait fait, et d'une voix suffisamment claire pour qu'une femme l'entende et finisse par le renseigner.

La salle d'attente du bureau de l'état civil n'était guère mieux servie. Dix personnes y patientaient. Mais cette fois, Tom posa son badge sur le comptoir et demanda sans politesse l'accès à un terminal pour consulter les registres de la ville.

*

Le restaurant qui servait les meilleurs tacos du monde avait l'allure d'une gargote de routiers. Une vingtaine de tables en formica meublaient la salle à manger dont la décoration se limitait à des lambris de bois cloués aux murs et des néons au plafond.

Derrière un comptoir en carrelage, trois cuisiniers mexicains, au front ruisselant de sueur, faisaient virevolter des galettes de maïs au-dessus d'un fourneau rougeoyant dont les flammes semblaient surgies de l'enfer. Deux autres les attrapaient à la volée, les parant à toute vitesse d'une préparation à base de poivrons, tomates, oignons, lamelles de viande, fromage fondu et copieusement arrosée de Tabasco.

Toutes les chaises étaient prises et une dizaine de clients patientaient dehors, mais quand Milly entra, le plus grand des trois cuistots ouvrit les bras en grand et vint l'embrasser.

– Une revenante, s'exclama-t-il en la serrant contre lui. Tu nous avais abandonnés, cela fait combien de temps ?

– César, je te présente une amie, répondit Milly.

César se courba comme un gentilhomme. Il fit un baisemain à Agatha et les installa aussitôt à une table lorgnée par deux clients qui attendaient leur tour ; sûrement des habitués connaissant le tempérament du patron, car aucun ne broncha. César retourna à ses fourneaux sans que Milly eût besoin de commander quoi que ce soit.

– Tu es sérieuse ? demanda Agatha en contemplant son assiette.

– Goûtez avant de râler.

Agatha mordit prudemment le tacos et avoua être agréablement surprise.

– Ne mangez pas trop vite, il nous resservira d'ici peu et si on en laisse une seule miette, il le vivra très mal.

Agatha observa deux convives à une table en face d'elle.

– Qu'est-ce que vous regardez ? questionna Milly.

– Un couple, derrière toi. Ils sont bizarres.

– Qu'est-ce qu'ils ont de bizarre ? dit-elle en se retournant.

– Ils ont chacun les yeux rivés sur leur téléphone, tapent dessus à toute vitesse et ne s'adressent pas la parole.

– Ils doivent être en train d'envoyer des messages à des amis, ou peut-être qu'ils postent des commentaires sur le restaurant.

– Comment ça ?

Milly sortit son téléphone et fit une démonstration à Agatha.

– Avec ça, on peut communiquer avec le monde entier, publier des photos de soi, de chaque endroit où l'on se trouve, raconter ce que l'on est en train de faire, partager tous les moments de sa vie.

– Dans la notion de vie privée, c'est le mot « privé » qui vous a échappé ?

– Il ne faut pas voir les choses sous cet angle, protesta Milly. Les réseaux sociaux sont de formidables remèdes à la solitude.

– Tu as raison, il n'y a qu'à regarder les deux zozos qui déjeunent là-bas. Si je comprends l'idée, on se rapproche des gens qui sont loin et l'on s'éloigne de ceux qui sont proches. Ce doit être passionnant de partager son repas avec un téléphone. Si j'avais pensé à ça en prison, j'aurais dîné plus souvent avec ma brosse à dents, moi qui me sentais seule, quelle idiote !

– Vous faites exprès de ne pas comprendre. Témoigner de son expérience, partager ses opinions, c'est la liberté d'expression dans toute sa dimension.

– Et les gouvernements n'ont aucun moyen de lire ce que l'on écrit ou révèle de soi depuis ces petits machins ? Je suppose que tout cela est parfaitement protégé. Vous êtes tous devenus fous !

– Ce n'est plus comme à votre époque, chuchota Milly.

– Ah bon ? Le monde n'est plus en guerre, la corruption a disparu, il n'y a plus d'innocents en prison, pas plus de gens de couleur que de Blancs en cellule, aucun homme politique ni aucun gouvernement n'abuse de son pouvoir, les inégalités appartiennent au passé, la presse est devenue vraiment indépendante, les libertés n'ont cessé de croître et les leaders d'opposition vivent tous paisiblement ? Alors là, évidemment, dans de telles conditions, pourquoi se priverait-on d'étaler sa vie sur la place publique !

– Pourquoi regarder toujours le mauvais côté des choses ? Quand nous serons séparées, nous pourrons communiquer à souhait et même nous voir en nous téléphonant.

– Et personne ne pourra savoir où l'on se trouve ?

À court d'argument, Milly haussa les épaules. Son portable se mit à vibrer. Elle regarda l'écran et se leva.

– Je reviens, dit-elle.

Milly sortit précipitamment du restaurant et décrocha dès qu'elle arriva sur le trottoir.

*

– Jo ?

– Bon sang, Milly, je n'ai pas arrêté de t'appeler, je tombais toujours sur ton répondeur.

– J'étais dans les montagnes, il n'y avait pas de réseau, tu as une drôle de voix, quelque chose ne va pas ?

– Tu parles que quelque chose ne va pas ! J'étais sur la pelouse du campus avec Betty...

– Avec qui ?

– Betty Cornell, je me doutais que ça te paraîtrait fou, mais voilà qu'après toutes ces années nous nous sommes croisés au cinéma. Je t'ai fait une petite infidélité, mais fallait pas me laisser tomber, ma vieille. Ils rejouaient Bird et depuis le temps que je rêvais de le voir sur grand écran, je ne voulais rater ça sous aucun prétexte. Forest Whitaker est vraiment incroyable dans son interprétation de Charlie Parker. Betty se trouvait aussi dans la salle, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre à la sortie du film. Elle a beaucoup changé, tu sais, fini les minauderies, c'est, comment dire... une femme, je crois que c'est le mot. Elle étudie la musique, on s'est promis de prendre un café et c'est ce que nous avons fait hier.

– Jo, tu peux aller au fait s'il te plaît, en quoi tout cela me concerne ?

Jo resta silencieux et Milly s'en voulut d'avoir été agressive.

– Pardonne-moi, j'ai très peu dormi cette nuit et je suis à fleur de peau, continue, je ne voulais pas t'interrompre.

– Excuses acceptées, ne t'en fais pas. Où en étais-je ?

– À Betty Cornell qui te faisait du gringue sur la pelouse du campus.

– Ah voilà, nous étions en pleine discussion...

– Elle était habillée comment ?

– Une jolie robe rouge décolletée, un petit chandail blanc, il faisait un peu frais, et des ballerines, pourquoi ?

– Pour rien.

– Deux types en costume noir se sont approchés de nous, ils m'ont demandé si j'étais bien Jonathan Malone et ont sorti leurs insignes. Des fédéraux ! Ils m'ont questionné sur la propriétaire d'une Oldsmobile et voulaient savoir si je te connaissais. Ne t'inquiète pas, j'ai joué la comédie encore mieux que l'autre fois quand ce flic m'avait téléphoné. Je leur ai dit que nous avions papoté au sujet de ta voiture, que tu m'avais emmené faire un tour, mais que je ne te connaissais pas vraiment et que je ne t'avais pas revue depuis.

– Ils t'ont cru ?

– Pour qui me prends-tu ? Je n'ai même pas sourcillé quand ils ont montré ta photo.

– Ils avaient ma photo ?

– Oui, plusieurs en fait. Elles provenaient des caméras de surveillance de la pompe à essence, des agrandissements un peu flous, mais c'était bien toi.

– Et Betty m'a reconnue ?

– Oui, mais c'est quelqu'un de bien, elle non plus n'a rien dit, en tout cas, pas devant les fédéraux. Après leur départ, elle m'a demandé pourquoi j'avais menti et si on se voyait toujours.

– Qu'est-ce que tu as répondu ?

– Rien, que je préférais ne pas parler de ça, j'ai changé de sujet et elle n'a pas insisté.

– Et les fédéraux, qu'est-ce qu'ils ont fait ?

– Ils se sont promenés sur le campus, j'ai pensé les suivre, mais je ne voulais pas inquiéter Betty. Qu'est-ce qui se passe, Milly ? Je n'aime pas ça du tout ; si tu as des ennuis, je suis là, et ça me fait de la peine que tu ne m'aies rien dit. Tu sais que tu peux compter sur moi en toute circonstance, dis-moi où tu es et je viens te chercher.

– Ne t'inquiète pas, Jo, ce n'est pas moi qui ai des ennuis, mais ma passagère, c'est une longue histoire, je te raconterai tout dès que je serai rentrée.

– Quand ? Quand rentres-tu ? Je suis inquiet.

– Si je tarde, tu n'auras qu'à emmener Betty au cinéma, je suis certaine qu'elle ne demande que ça. Ne te soucie pas de moi, je te ferai signe quand j'arriverai à Philadelphie.

– Milly, ce n'est pas ce que tu crois, soupira Jo.

Mais Milly avait déjà raccroché

Lorsque son téléphone sonna quelques secondes plus tard, elle hésita avant de prendre l'appel.

– Je suis désolée, dit-elle, je crois que nous avons été coupés.

– Non, je ne crois pas, répondit Frank. En tout cas, ce n'était pas avec moi.

– J'allais t'appeler, répondit Milly dont les joues venaient de virer au pourpre.

Frank avait une voix des mauvais jours et semblait d'une humeur acariâtre.

– Où es-tu, Milly ?

– Je te l'ai dit, en route vers chez moi.

– Je croyais que chez toi c'était l'endroit où nous dormions ensemble.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire, je parlais...

– Arrête de me mentir veux-tu, c'est blessant. Deux types sont venus hier au bureau me questionner à ton sujet.

Milly, blêmissante, se tourna vers Agatha qui la regardait à travers la vitrine.

– Des fédéraux ?

– Comment le sais-tu ? Ils te soupçonnent d'être en compagnie d'une fugitive et s'interrogent à ton sujet.

– Ils s'interrogent en quoi ?

– J'aurais préféré entendre « Quelle fugitive ? » ou « De quoi parles-tu ? ». Avec qui voyages-tu ?

– Ne me parle pas sur ce ton, Frank, je ne suis pas une gamine et je suis libre de faire ce que je veux. Moi, j'aurais préféré que tu sois inquiet au lieu de me faire la leçon.

– Mais je le suis depuis que tu es partie, et encore plus depuis la visite du FBI.

– Qu'est-ce qu'ils voulaient savoir ? répéta Milly en durcissant le ton.

– Ils craignent que tu sois retenue en otage et que tu ignores l'identité de la personne qui se trouve avec toi.

– Ils t'ont dit qui elle était ?

– Oui, une certaine Agatha Greenberg qui se serait évadée de prison. Maintenant, tu peux me dire depuis combien de temps tu me mens, je croyais que tu n'avais plus aucune famille ?

La question de Frank resta sans réponse car Milly venait de s'effondrer devant la vitrine du restaurant. Et alors que les passants accouraient pour lui porter secours, Agatha sortit en trombe et la prit dans ses bras pour la ranimer.

*

César, qui l'avait suivie, se proposa d'appeler une ambulance.

– Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit Agatha, elle rouvre les yeux.

D'un geste affectueux, elle épongea le front de Milly avec la serviette humide qu'avait apportée César.

– Tu reprends des couleurs, souffla-t-elle d'une voix douce. Ne t'inquiète pas, tu as fait un petit malaise. Il faisait frais dans la salle et très chaud dehors. Ce n'est rien, tu essaieras de te relever quand tu t'en sentiras la force.

Milly secoua la tête et repoussa la main d'Agatha.

– Ça va, dit-elle.

César l'aida à se redresser et la soutint, lui faisant faire quelques pas.

– Je suis désolée, lui dit-elle.

– Il n'y a pas de quoi, mais tu nous as fait peur. Tu attends un heureux événement ?

– Non, c'est juste un coup de chaleur, je crois que j'ai un peu abusé de ta cuisine.

– Rentrons, tu vas te reposer au frais.

Agatha se tenait tout près d'elle. Elle lui tendit la main, mais Milly l'ignora et se laissa escorter par César.

Elles restèrent assises un long moment dans la salle, burent une menthe fraîche et sucrée dont César avait assuré qu'il s'agissait du meilleur des remontants. Une fois réhydratée, tout irait mieux.

La potion de César avalée et la fraîcheur de la salle aidant, le visage de Milly retrouva bientôt sa teinte rosée.

– C'est passé, dit-elle, nous pouvons y aller.

– Tu en es certaine ? demanda Agatha.

Milly ne lui répondit pas, elle se leva, embrassa le patron, lui fit la promesse de ne plus laisser passer autant de temps avant de revenir et sortit.

Agatha, intriguée, remercia César et la suivit.

– Tu devrais refermer la capote, dit-elle en prenant place à bord de l'Oldsmobile, le soleil cogne fort, tu as peut-être attrapé une petite insolation.

– Mon malaise n'avait rien à voir avec la chaleur.

– C'est ce coup de téléphone qui t'a mise dans cet état ?

– Oui, lâcha Milly, le visage crispé.

– Qui était-ce ?

– Jo, il a reçu hier la visite des fédéraux, ils sont à nos trousses.

– Ce n'est pas une surprise, il fallait bien que cela arrive, dit Agatha en soupirant.

– Ils savent qui je suis, ils avaient même ma photo. C'est un miracle que les flics ne nous aient pas encore arrêtées, ma voiture ne passe pas inaperçue.

– Les fédéraux n'offriraient jamais à une police locale le crédit de mon arrestation. Les prisonniers qu'ils ont fait condamner leur appartiennent de droit, et puis nous sommes une proie facile, ce n'est pour eux qu'une question de temps.

Milly sortit son téléphone de sa poche et le jeta par la vitre sous le regard éberlué d'Agatha.

– Ce n'est pas la peine de leur faciliter la tâche, dit-elle avec froideur.

– Je te donnerai de quoi t'en racheter un autre et je crains que nous ne devions trouver un véhicule plus anonyme si nous voulons arriver jusqu'à la frontière.

– Parce que vous avez enfin changé d'avis ?

– San Francisco me semble désormais hors d'atteinte. Tant pis pour moi, j'irai contempler l'océan depuis la côte mexicaine.

Milly se dirigea vers la sortie de la ville.

– C'est en apprenant que les fédéraux nous traquaient que tu as fait ce malaise ?

Milly resta silencieuse, les yeux rivés sur la route, fuyant le regard d'Agatha.

– Qu'est-ce qui ne va pas ? Jo t'a dit quelque chose d'autre ?

– Qu'il était en compagnie de Betty Cornell quand les feds lui ont rendu visite.

– Qui est cette Betty ?

– Une fille dont il était fou d'amour au collège. Enfin, je dis une fille mais il paraît que c'est une femme, maintenant.

– Si elle a le même âge que toi, on ne peut pas le lui reprocher.

– Non, on ne peut pas. Une femme épatante, quelqu'un de bien, au dire de Jo, ajouta Milly.

– Je vois.

– Non, vous ne voyez rien du tout.

– Au contraire. Si tu penses avoir des sentiments pour Jo, ne tarde pas trop à les lui avouer. Toi aussi, il serait temps que tu deviennes une femme qui sait ce qu'elle veut. On ne peut pas se mentir éternellement, tu sais.

– Et mentir aux autres, c'est une chose permise ? Et que l'on peut faire durer autant qu'on veut ?

– Je suppose. Cela dépend des circonstances, il y a des pieux mensonges.

– Vous n'êtes pas montée à bord de ma voiture parce que je me trouvais au mauvais endroit, au mauvais moment.

– Ce voyage t'a paru si pénible pour que tu utilises ces mots-là ?

– Arrêtez de jouer avec moi et de me prendre pour une conne !

– Qu'est-ce qui se passe, Milly ?

– À vous de me le dire. Comment se fait-il que nous portions le même nom ?

Agatha l'observa longuement avant de lui répondre :

– Parce que ta mère était ma sœur. Je suis ta tante, Milly.

Milly écrasa des deux pieds la pédale du frein. Les pneus crissèrent et la voiture glissa sur le macadam.

– Vous comptiez m'en parler avant San Francisco ou me laisser rentrer seule à Philadelphie aussi ignorante que je l'ai été depuis le début ? cria-t-elle en se tournant vers Agatha.

– Je souhaitais le faire une fois arrivée chez toi.

– Encore un mensonge, puisque vous ne m'avez rien dit.

– Entrer dans cette maison, qui fut aussi la mienne, a été pour moi plus bouleversant que je ne l'avais supposé. Depuis que nous en sommes reparties, je guettais le bon moment.

– Parce qu'il y a un bon moment pour m'avouer que vous me mentiez depuis le début ?

– Non, parce que je ne savais pas comment m'y prendre.

– Vous m'attendiez dans cette station-service, c'est évident ! Comment saviez-vous que je me trouverais là ?

– Je le savais parce que ta vie est réglée comme une horloge et qu'un ami s'était renseigné pour moi.

– De mieux en mieux ! Et je peux savoir pourquoi votre ami me fliquait ?

– Quand je t'ai dit qu'à vingt ans je conduisais une voiture comme la tienne, c'est de celle-ci dont je parlais. Ta grand-mère, qui te l'a offerte, était ma mère et je me suis si souvent assise sur ce fauteuil que tu peux deviner mon émotion quand je m'y suis installée au moment de notre rencontre, à Philadelphie. Ta mère préférait la banquette arrière, pour avoir les cheveux au vent, moi je les portais courts.

– Pourquoi grand-mère m'a fait croire que vous étiez morte ?

– Probablement parce que je l'étais dans son cœur, et qu'elle était complice d'une duperie qu'elle n'avait jamais acceptée, sans pouvoir l'interdire.

– Quelle duperie ?

– Cela ne regarde qu'elle et moi. Je suis certaine qu'il y a des choses que tu as vécues avec ta propre mère que tu garderas toujours pour toi. Il est temps de lui rendre visite, nous ne pouvons passer si près d'elle sans nous recueillir sur sa tombe. Si tu as cru sentir sa présence au cours de cette dernière nuit passée dans sa chambre, tu dois pouvoir imaginer qu'elle est probablement en train de nous attendre, et que rien ne pourrait l'apaiser plus que de nous voir réunies. Que tu m'aimes ou me détestes, en cet instant précis, nous appartenons toutes trois à la même famille.

Milly observa longuement Agatha avant de démarrer en trombe.

*

Elles roulèrent dans un silence imposé par une réalité nouvelle que Milly appréhendait peu à peu. Agatha ne la quittait pas des yeux. Et soudain, sans que Milly le lui ait demandé, elle prit la parole pour conclure à sa façon le récit du dernier épisode de sa vie de jeune femme libre.

– Vera, Lucy, Max et une amie avaient décidé d'aller venger trois étudiants que des policiers avaient abattus dans leur lit. Trois jeunes de nos âges, des militants de la première heure, mais contrairement à nous, ils étaient noirs. Les flics avaient défoncé la porte de leur studio et avaient vidé leur chargeur sans sommation. Comme d'habitude, ils avaient invoqué la légitime défense, prétendant que leurs victimes avaient ouvert le feu en premier. Dès le lendemain, des jeunes frères d'armes invitèrent la presse et le public à visiter les lieux. Les flaques de sang sur les literies et les éclaboussures sur les murs ne laissaient planer aucun doute quant à la façon dont les choses s'étaient déroulées, les trois étudiants, dont le plus vieux n'avait pas vingt-cinq ans, avaient été assassinés dans leur sommeil, mais les auteurs de ce massacre, missionnés par les fédéraux, ne seraient jamais inquiétés. Alors au cours d'une nuit qui suivit, une folle équipée vengeresse alla faire sauter une antenne du commissariat dont dépendaient les assassins. L'attaque visait une permanence de quartier fermée dès la tombée du soir. Aucun risque de faire de victime. Et pour s'en assurer, un appel fut passé, comme chaque fois, afin de prévenir les autorités avant l'heure fatidique. Malgré cela, un corps fut retrouvé quelques mois plus tard lors de l'excavation des décombres. Peut-être s'agissait-il d'un type que les flics avaient tabassé à mort et dont le cadavre attendait d'être jeté dans l'Hudson. Voilà pourquoi j'ai passé trente ans de ma vie derrière des barreaux.

– Vous avez dit Vera, Lucy, Max et une amie, vous n'y étiez pas ?

– Non.

– Alors pourquoi avez-vous été en prison ?

– Parce que j'avais participé aux préparatifs de cette action et que j'ai été la seule à me faire prendre.

– Et les autres ne se sont pas dénoncés ?

– Non plus, et heureusement d'ailleurs ! Ils auraient connu le même sort que moi et cela ne m'aurait pas fait sortir pour autant.

– Maman en faisait partie ?

– Non, mentit Agatha, ta mère s'est toujours opposée à toute forme de violence.

– Ce n'est pas ce que vous me laissiez entendre quand vous me parliez de votre sœur.

– Eh bien, entends ce que je te dis maintenant, et si je t'ai laissée imaginer une chose pareille, c'est que j'ai dû exagérer.

– Parlez-moi encore d'elle. Elle n'a jamais rien voulu me dire de sa jeunesse.

– Je t'ai raconté l'essentiel. Nous étions inséparables, elle était mon idole, un peu trop probablement. J'avais envie de lui ressembler, d'être aussi à l'aise qu'elle l'était, d'avoir sa force et sa détermination. Elle était une jeune femme engagée, révoltée par la guerre, la répression et le racisme d'État, cette forme d'esclavagisme qui n'avouait pas son nom. Ta mère ne tolérait pas l'injustice et l'hypocrisie, elle haïssait la corruption qui régnait en toute impunité des plus hauts sommets de la nation jusqu'aux flics des rues. Le monde politique n'était que pots-de-vin et violence. Le gouvernement de Nixon commettait des massacres de masse, des femmes et des enfants mouraient par millions pour engraisser les magnats de nos industries militaires. Combien de chambres d'hôpital construisait-on pour une bombe, combien d'écoles pour un tank ou un hélicoptère, combien de logements sociaux pour un programme de recherche militaire ? Les crimes commis étaient trop graves pour qu'on ne veuille pas changer le monde. Nous nous sommes fait traiter de tous les noms, de rouges, de terroristes, de naïfs ou d'utopistes. Nous n'avons pas changé le monde, mais aujourd'hui, le président du pays le plus puissant de la planète est un homme de couleur et je suis certaine que ta mère a dû verser bien des larmes le jour où il a prêté serment, car lorsque nous avions ton âge, c'était une chose inimaginable.

– J'aurais aimé qu'elle me raconte tout ça, j'aurais voulu porter son histoire sous mes habits d'écolière, je me serais sentie plus forte et me serais moins plainte de mon sort. J'aurais voulu lui dire avant qu'elle parte que j'étais fière d'être sa fille, et lui avouer qu'à sa place je n'aurais peut-être pas eu son courage.

– La seule chose dont tu dois te souvenir, c'est qu'elle était ta mère et qu'elle t'aimait.

À la sortie de la ville, le désert reprenait ses droits. Agatha releva la tête, derrière quelques maisons éparses, le paysage se fondait dans le ciel.

Au loin se dessinait un alignement de barrières en fer forgé délimitant le territoire d'un immense cimetière. L'Oldsmobile franchit la grille et roula au pas.

En cet endroit paisible, la terre aride avait cédé la place à des pelouses verdoyantes piquées de stèles que les frondaisons de séquoias monumentaux plongeaient dans l'obscurité en maints endroits.

La chaleur s'élevait au-dessus des allées goudronnées, seul le chant des grillons dominait le silence.

Milly se rangea le long d'un trottoir et fit signe à Agatha de l'accompagner.

Elles grimpèrent à une colline, parcourant plusieurs rangées de sépultures. Arrivée presque au sommet, Milly s'arrêta devant une pierre blanche sur laquelle on pouvait lire « HANNA GREENBERG ».

Agatha effleura les lettres du prénom gravé sur la stèle. Elle s'agenouilla pour caresser l'herbe qui recouvrait la tombe de sa sœur.

De la voir ainsi recueillie, Milly eut envie de poser sa main sur son épaule. La colère du mensonge s'était dissipée en entrant dans ces lieux. Cette femme, auprès d'elle, était tout ce qui lui restait de famille, et la solitude qui ne l'avait jamais quittée s'était enfuie depuis qu'elles étaient réunies.

– Ta mère avait de nombreux défauts, dit Agatha. Elle était parfois égoïste, toujours têtue, d'un sans-gêne qui dépassait les bornes, mais Dieu qu'elle était courageuse. Elle se serait battue avec le ciel si sa couleur lui avait déplu, et je l'admirais pour cela. Tout ce qu'elle a fait dans sa vie, de bien et de moins bien, c'est par amour pour toi, pour que tu vives dans un monde meilleur que le sien, que ton enfance ne connaisse pas la peur de la folie des hommes, de la violence et de la répression, pour que tu puisses mener la vie d'une femme libre de décider de son avenir, à l'égal des hommes. C'est pour toi, qu'elle a mené toutes ces batailles. Mais parfois, le courage saute une génération... Alors, en son nom, je t'en prie, ne te satisfais pas d'une petite vie tranquille. Lutte pour un idéal, et quand bien même tu mènerais des combats de Don Quichotte, cela en vaudrait toujours la peine. Si tu croises la route de quelqu'un qui souffre, ne passe pas ton chemin, si tu rencontres quelqu'un qui a faim dans la rue, c'est à toi qu'il incombe de mettre un terme à cette abomination, si tu vois un homme se faire malmener parce que sa peau est d'une autre couleur que la tienne, deviens caméléon, quant à ceux qui te diront qu'il n'existe de Dieu que le leur, rappelle-leur que c'est Lui qui a créé le monde en couleurs et l'a paré de tant de diversité. Sois gardienne de ta dignité autant que de celle des autres. L'injustice et le mal se propagent dès que les gens de bien renoncent. La vraie laideur consiste à faire semblant, et à tolérer l'ignoble.

En se relevant, Agatha aperçut la silhouette d'un homme adossé à un arbre. Elle le reconnut aussitôt et son cœur, bien que soulagé, se mit à battre aussi vite et aussi fort qu'il battait lorsqu'elle avait vingt ans. Tandis qu'il l'observait, elle inclina la tête d'une façon bien particulière. À l'époque où ils étaient en cavale, cette façon de faire signifiait à un ami de ne pas s'approcher, d'attendre qu'on vienne le chercher. L'homme reconnut le geste et ne bougea pas.

– Viens, dit Agatha, j'ai besoin de m'asseoir.

Elle prit Milly par le bras et l'entraîna vers le bas de la colline.

De retour dans la voiture, Agatha baissa la vitre et ouvrit la boîte à gants.

– Qu'est-ce que vous cherchez ?

– Les cigarettes de Jo, j'en grillerais bien une.

Milly plongea la main dans la pochette de la portière, sortit le paquet et appuya sur l'allume-cigare.

Agatha inspira une longue bouffée avant de reprendre la parole.

– Tout à l'heure tu me demandais pourquoi je t'avais attendue à cette station-service. Ma vie s'est arrêtée le jour où tu es née, il fallait bien qu'elle reprenne avec toi. Au fil des ans, j'ai fini par accepter, derrière les murs de ma prison, que je n'aurais jamais d'enfant ; c'est douloureux pour une femme de renoncer à devenir mère. Chaque nuit je me demandais pourquoi ma vie m'avait été confisquée. La seule raison qui m'a donné la force de survivre était de savoir que j'avais une nièce, que moi aussi j'avais mené des combats pour elle. Si je me suis évadée et si je ne t'ai rien dit au long de ce voyage, c'est parce que je ne voulais pas évoquer une promesse que je m'étais faite avant d'être certaine de pouvoir la tenir.

– Quelle promesse ?

– T'aider à réaliser ton plus grand rêve. Je vais retourner saluer ma sœur, et je voudrais y aller seule, j'ai des choses à lui dire. Promets-moi de m'attendre ici, ce ne sera pas long.

Milly regarda Agatha.

– Tu comprendras bientôt. Il me reste une dernière chose à te confier, peut-être la plus importante de toutes. Si tu aimes quelqu'un, dis-le-lui, même si tu as peur, même si ensuite ton monde doit s'écrouler. Cette histoire de Betty, je suis sûre que Jo cherchait à te rendre jalouse et je crois que ça a bien fonctionné, n'est-ce pas ?

Sur ces mots, Agatha sortit de la voiture et s'en alla.

En montant la colline, elle eut envie de se retourner mais elle ne le fit pas. Sa silhouette disparut bientôt derrière une rangée de peupliers cotonniers.

La voyant marcher seule dans sa direction, l'homme sortit de l'ombre et s'approcha.

– Pourquoi es-tu venue jusqu'ici au lieu de passer la frontière ? demanda Tom.

– Parce que je t'y attendais, répondit Agatha. Je n'ai pas laissé le récit de ma vie sous mon matelas pour les gardiens, j'avais une petite chance qu'il aille jusqu'à toi, je l'ai tentée.

Ils se contemplèrent un moment dans le plus grand silence. Chacun cherchant les mots qu'il convenait de dire en pareille circonstance.

– Tu aurais dû passer la frontière, je t'en avais laissé le temps.

– Lorsque tu nous as ratées de peu chez Raoul ?

– Quand je t'ai laissée filer après ton rendez-vous avec Vera. J'étais en face, dans ma voiture.

– Ça t'a fait quelque chose de revoir les copains ?

– Ça me fait beaucoup de choses de te revoir toi, bien plus encore que je ne le supposais.

Agatha se tourna vers la tombe de sa sœur.

– Alors, pourquoi m'as-tu trahie à deux reprises ?

– Je ne t'ai jamais trahie. Je travaillais pour le gouvernement et je faisais mon métier. Seulement voilà, je suis tombé fou amoureux de toi sur une barge qui traversait le Mississippi. Tu t'en étais rendu compte, et je ne pouvais pas vivre dans le mensonge. Ta sœur et moi, ce ne fut que l'histoire d'une nuit, je n'ai jamais éprouvé le moindre sentiment pour elle, elle le savait et s'en moquait. Me jeter dans ses draps était la façon la plus gauche et la plus grossière que j'avais trouvée pour nous éloigner l'un de l'autre. Tu m'aurais toujours aimé si je t'avais révélé qui j'étais ?

– C'est une chose que nous ne saurons jamais, répondit Agatha.

– Si tu ne me l'avais pas interdit, j'aurais continué à te rendre visite en prison et ce, jusqu'au jour de ta libération.

– Non, jusqu'au jour où tu aurais rencontré une femme, libre de t'aimer. Alors, tu serais venu me raconter au parloir la vie que j'aurais pu mener à sa place. L'idée m'était insupportable.

– Ça ne s'est jamais produit.

– Vraiment ?

– Je n'ai eu toutes ces années que la loi pour compagne. Peu de temps après ton incarcération j'ai quitté le Bureau, je ne croyais plus en ce que l'on me demandait de faire. Je suis devenu marshal et le suis resté.

– Tu aurais dû choisir cette carrière plus tôt, nous aurions gagné du temps.

Le silence s'installa à nouveau tandis que chacun soutenait le regard de l'autre.

– Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? demanda Agatha.

– Je vais te ramener là-bas, et si tu le veux bien, je viendrais t'y chercher le jour où tu sortiras.

– Ce n'est pas si simple, dit Agatha.

– Je m'en doutais, j'avais une petite chance, je l'ai tentée.

– Je ne parlais pas de moi. Cette nuit que tu as passée avec ma sœur s'est prolongée au-delà de ce que tu penses.

– Je te jure que non.

– Elle s'est prolongée durant trente ans et se prolonge encore.

– Mais qu'est-ce que tu racontes ?

– Elle est tombée enceinte de toi. C'est parce qu'elle portait ton enfant que je me suis livrée à sa place.

Agatha observa Tom. Il la regardait, blême, la bouche tremblante et les yeux embués. Si Agatha s'était demandé au cours de ces années s'il était au courant, elle avait désormais la réponse, et cet instant fut pour elle une délivrance bien plus grande que de sortir de prison.

– Je sais, dit-elle, c'est un gâchis d'une cruauté inouïe, mais ma sœur était assez douée en ce domaine.

– C'est une fille ou un garçon ? balbutia Tom.

– Tu as une préférence ? répliqua Agatha au bord de l'ironie.

Tom fut incapable de répondre. Pour la troisième fois en quelques jours, il s'avoua que, sous l'apparence d'un homme qui n'avait peur de rien, s'en cachait un autre, vulnérable.

Agatha fit un pas vers lui et Tom fut troublé de la sentir si forte.

– Tu vas prendre ton courage à deux mains, descendre cette colline et te présenter à elle.

– C'était elle qui était à tes côtés, tout à l'heure ?

– Mon pauvre Tom, tu en perds tes facultés. Je ne me moque pas, je trouve cela plutôt touchant et rassurant. Ne lui dis rien du secret que je t'ai confié au sujet de sa mère et moi. Efforce-toi d'être à la hauteur du père dont elle a rêvé. Quand tu lui auras parlé, dis-lui de partir, que je ne reviendrai pas, je ne suis pas douée pour les adieux. Mais toi, promets-lui de la revoir et promets-moi que tu le feras. Elle t'attend depuis trente ans, et je suis bien placée pour savoir ce qu'il a dû lui en coûter de chagrins et de nuits blanches.

Agatha prit la main de Tom. Son visage n'était que tendresse mêlée de regrets. Des larmes apparaissaient au bord de ses paupières.

– Je t'attendrai ici, ne crains rien, je n'ai pas l'intention de m'enfuir, je ne l'ai jamais eue. J'espérais seulement forcer un peu le destin. Maintenant que c'est chose faite, je n'ai nulle part où aller.

*

Lorsque Tom prit place dans la voiture, il n'eut besoin de prononcer aucun mot pour que Milly comprenne.

Cet homme qui la détaillait en silence était presque son propre reflet, ils avaient les mêmes yeux, la même bouche et cette même fossette au menton... Elle sut instantanément. Dans le brouillard qui l'enveloppait, elle crut réentendre la voix d'Agatha lui chuchoter à l'oreille : si je ne t'ai rien dit tout au long de ce voyage, c'était parce que je ne voulais pas évoquer une promesse que je m'étais faite avant d'être certaine de pouvoir la tenir.

Ils s'observèrent longuement, le regard humide et les premières paroles de Tom furent pour lui dire d'une voix tremblante :

– Je ne savais pas que tu existais.

C'était une drôle d'entrée en matière, Milly ne s'attendait pas à cela. Pour être honnête, elle ne s'attendait à rien du tout et encore moins à se trouver dans sa voiture en compagnie d'un inconnu qui était son père.

Elle non plus ne savait pas quoi dire, elle ne savait même pas interpréter l'émotion qui la submergeait. La seule chose dont elle était consciente était ce besoin impérieux et insatiable de regarder cet homme. Son front, sa nuque, sa pomme d'Adam saillante, ses mains fortes, comme si elle voulait absorber son être tout entier. Elle se demanda s'il était tel qu'elle se l'était imaginé, soir après soir en cherchant le sommeil, matin après matin en marchant seule sur le chemin de l'école, et elle réalisa que dans cet espoir immense qui l'avait occupée durant tant d'années, elle n'avait jamais réussi à lui inventer un visage. Son père n'avait été qu'une présence qu'elle invoquait à ses côtés, une absence à laquelle elle avait confié ses secrets, ses déceptions, ses chagrins comme ses joies, ses échecs et ses victoires. Maintenant qu'il se trouvait face à elle, elle se sentait incapable de lui dire quoi que ce soit d'intelligent et les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit, bien que nécessaires, lui parurent dénués de tout intérêt.

– Je m'appelle Milly.

Tom sourit un peu gauchement et finit par répondre :

– Tom, Tom Bradley. Tu peux choisir, Tom ou Brad, c'est comme tu veux, je suis habitué aux deux. Je suppose qu'il est un peu tard pour utiliser « papa ».

Puis il se frotta le visage, se disant qu'il aurait aimé être rasé de près en une telle occasion, être vêtu d'une chemise plus propre, d'une veste digne de ce nom au lieu de son vieux blouson, on ne rencontrait pas sa fille pour la première fois tous les jours, et il ajouta :

– Peut-être qu'avec le temps, qui sait...

– Oui, qui sait, enchaîna Milly à une vitesse qui la surprit elle-même.

– Tu es sacrément jolie, lâcha-t-il poliment.

– Ma mère était très belle, j'ai eu de la chance.

– C'est vrai, répondit Tom, embarrassé.

– Vous n'êtes pas mal non plus, ajouta-t-elle timidement.

– Ça, je n'y crois pas beaucoup, mais si tu le dis, je vais te faire confiance.

Ils échangèrent un sourire gêné, puis ils se turent et s'observèrent à nouveau.

– C'est très courageux, ce que tu as fait. Tu as réussi à me semer, peu de gens peuvent se vanter d'un tel exploit.

– On dit que la pomme ne tombe jamais très loin de l'arbre, répliqua Milly du tac au tac.

– C'est vrai, j'ai déjà entendu ça, grommela Tom. Il n'empêche qu'il faudra un jour que tu m'expliques comment tu t'es débrouillée.

– J'étais en bonne compagnie. Je ne veux pas vous vexer, mais ce n'était pas si compliqué, il suffisait de choisir les bonnes routes et d'être imprévisible.

– En effet, c'est une bonne méthode. Tu es quelqu'un d'imprévisible ?

– Depuis quelques jours, j'apprends à le devenir.

Tom passa la main sur le tableau de bord et se tourna pour jeter un œil à la banquette arrière.

– Ça me fait quelque chose d'être assis dans cette voiture. Ce n'est pas la première fois.

– Je sais, répondit Milly.

Et le silence reprit ses droits.

– Agatha, vous l'aimiez ?

– Ta mère ?

– Mais non ! Ma mère s'appelait Hanna ; je parle d'Agatha, ma tante !

Tom sembla déconcerté et se rappela soudain l'échange des prénoms.

– Oui, je l'aimais, et je n'ai jamais cessé de penser à elle. Je ne sais pas comment t'expliquer cela, mais à certains moments de sa vie, on n'y voit pas très clair et on peut passer à côté de la plus belle chance qui vous soit offerte. Le pire, c'est que l'on ne s'en rend même pas compte, enfin pas tout de suite. Je crois que j'ai gâché pas mal de choses et je crois aussi que j'ai passé le reste de mon existence à faire semblant de ne pas y penser. Si j'avais su que j'avais une fille, tout aurait été différent.

– Moi, je n'ai jamais douté que j'avais un père.

– Tu pensais parfois à moi ?

– Au point que je ne saurais quoi vous dire aujourd'hui, sans avoir l'impression que vous l'ayez déjà entendu.

– Comme quoi par exemple ?

– Il est encore un peu tôt pour cela, murmura Milly.

– Je comprends, dit Tom en hochant la tête.

– Et maintenant, qu'est-ce que vous allez faire ?

– Nous ne pourrons pas rattraper le temps perdu, mais si tu le veux bien, nous pourrions essayer d'apprendre à nous connaître ? Tu pourrais même un jour venir me voir, je vis dans le nord du Wisconsin, c'est une région sauvage mais très belle, ou sinon, c'est moi qui voyagerai jusqu'à toi.

– Je crois que j'aimerais cela, avoua Milly.

– Alors je te promets que nous le ferons et je n'ai qu'une parole.

– Et Agatha, vous allez la reconduire en prison ?

– Je n'ai pas le choix, et quand bien même je m'en irais sans elle, les fédéraux sont à ses trousses, ce n'est qu'une question d'heures.

Milly se retourna vers Tom et lui demanda d'une voix assurée :

– Qu'est-ce qu'il y a de plus important pour un homme épris de justice : attraper un coupable ou protéger une innocente ?

Cette question l'aurait laissé de marbre si ce n'était sa fille qui la lui avait posée.

Il regarda une dernière fois Milly, et d'un geste hésitant posa sa main sur sa joue.

– Je te promets de te donner la réponse la prochaine fois que nous nous verrons. Maintenant il faut que tu rentres chez toi, elle ne reviendra pas. Elle m'a chargé de te dire au revoir, elle ne veut pas que tu la voies partir. Ne sois pas triste, c'est juste un au revoir, bientôt tu pourras lui rendre visite, il faut que tu me fasses confiance.

– Dites-lui que je prendrai soin de sa guitare, et que personne n'y touchera jusqu'à ce qu'elle puisse m'en jouer, elle comprendra. Dites-lui aussi que j'irai la voir souvent, ajouta Milly sanglotante, et que je n'oublierai rien de ce que nous avons vécu.

Tom, d'un geste malhabile, essuya les joues de Milly, et cet homme qui n'avait jamais connu la tendresse la prit dans ses bras de la façon la plus spontanée en la serrant contre lui.

L'étreinte entre un père et sa fille dura quelques instants, puis Tom griffonna son adresse sur un ticket de parking trouvé dans sa poche et le posa en évidence sur le tableau de bord.

Puis il ouvrit la portière, sortit de l'Oldsmobile et s'éloigna vers la colline.

*

Agatha regardait le revolver dans le sac ouvert à ses pieds. Elle ne l'avait pas quitté des yeux depuis que Tom était parti. Elle se baissa, s'en empara et poussa un grand soupir.

Tom arriva dans son dos.

– Tu pars à la chasse ? demanda-t-il en contemplant le revolver.

– Comment ça s'est passé ? s'inquiéta Agatha.

– Bien, je crois.

– Elle est partie ?

– J'ai entendu sa voiture s'éloigner pendant que je te rejoignais.

– Elle t'a dit quelque chose pour moi ?

– Qu'elle prendrait soin de ta guitare et que tu comprendrais.

– Tiens, dit Agatha en lui tendant l'arme.

– Range ça dans ton sac, veux-tu. Il est temps de s'en aller.

– Tu comptes me passer les menottes ?

Tom ne répondit pas et marcha vers la Ford garée dans une allée sur l'autre versant de la colline. Agatha le suivit.

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