9.

De temps à autre, des villages surgis des plaines solitaires apparaissaient dans le pare-brise avant de s'effacer dans le rétroviseur. Agatha s'accrochait au volant, conduisant à travers d'infinies étendues couvertes de buissons d'armoise, des paysages au ciel ensanglanté par le jour levant.

– Quelle heure est-il ? demanda Milly en ouvrant les paupières.

– Cinq heures trente.

– Où sommes-nous ?

– Quelque part en Oklahoma, j'ai roulé prudemment.

– Je vais vous relayer, vous devez être épuisée.

Agatha avait l'habitude des nuits blanches et se sentait encore vaillante. Elle s'arrêterait dès qu'elle trouverait un endroit où prendre un café.

Elles dépassèrent un panneau annonçant la proximité de Tulsa. Milly le suivit du regard en écarquillant les yeux.

– Nous n'avons même pas dépassé Tulsa ? Vous avez roulé à vingt à l'heure ?

– Je t'ai dit que j'avais été prudente. Cela étant, j'avais l'impression d'aller beaucoup plus vite, répondit Agatha, et puis avec la nuit, je crois que je me suis un peu perdue en route. Enfin, l'important est que nous soyons arrivées quelque part. Dis donc, tu as roupillé pendant tout le trajet, tu ne vas pas m'engueuler en plus !

Agatha se gara devant un fast-food et fit un grand sourire à sa voisine.

– Une bonne gaufre et un jus de chaussette, ça te dit ?

– Ce que vous pouvez m'énerver par moments ! jura Milly. Vous n'avez pas idée à quel point vous pouvez m'énerver !

– Si, si, ne t'inquiète pas, parfois, je m'énerve moi-même toute seule, alors je te comprends parfaitement. Allez viens, un petit déjeuner te calmera peut-être.

*

Quint se réveilla aux premières lueurs du jour. Il enfila sa robe de chambre et alla frapper à la chambre de Tom. N'entendant pas de réponse, il ouvrit la porte et ne trouva qu'un lit défait. Il se précipita au rez-de-chaussée, entra dans la salle à manger déserte, passa la tête dans le salon et se dirigea d'un pas rapide vers le vestibule. La chaîne de sûreté pendait le long de la porte et Quint comprit que son invité lui avait faussé compagnie.

– Et merde ! grommela-t-il.

Le majordome arriva dans son dos.

– Tu es bien matinal.

– Désolé, répondit Quint, je ne voulais pas te réveiller.

– Il est parti ?

– Oui, et je ne sais pas quand.

– J'ai entendu le moteur d'une voiture il y a une demi-heure.

– J'espère ne pas avoir fait une erreur, soupira Quint.

– Je ne sais pas de quoi tu parles, mais si tu as agi de bonne foi, tu n'as rien à te reprocher. Je suppose que la soirée d'hier aura le mérite de nourrir nos conversations dans les jours à venir. En attendant, je vais aller préparer le petit déjeuner. Une dernière chose, ton amie a chapardé un cadre en argent, il faudra trouver une excuse.

– Quel cadre ?

– Celui qui se trouvait sur le bureau du patron, je serais étonné qu'il ne s'en rende pas compte.

Quint esquissa un sourire.

– Une amie qui se réfugie sous ton toit profite de ta générosité pour nous voler et cela te fait sourire ?

– Un cadre en argent n'est pas grand-chose, et le monde lui devait deux ou trois choses.

*

Comme chaque matin, le juge Clayton sortit faire quelques pas dans son jardin afin d'examiner la taille de ses haies. Satisfait, il alla prendre son petit déjeuner dans sa cuisine.

Après avoir lavé son assiette, il monta faire sa toilette, enfila un costume, noua sa cravate devant le miroir de sa chambre et examina la tenue qui lui semblait convenir à la tâche qui l'attendait.

Il alla ensuite s'installer à son bureau, ouvrit son carnet d'adresses et attendit que la pendule affiche 8 heures. Au premier son du carillon, il appela l'antenne du FBI de Philadelphie. Pendant que l'opératrice le faisait patienter, il but une gorgée de thé.

– Juge Clayton à l'appareil, dit-il à son interlocuteur. J'ai le regret de vous informer d'une évasion au centre correctionnel du comté. Je viens seulement d'en prendre connaissance et je voulais vous communiquer les éléments du dossier, vous avez de quoi noter ?

*

Milly trempa ses lèvres dans sa tasse et fit une moue de dégoût.

– Si tu avais connu le café qu'on nous servait en prison, tu prendrais celui-ci pour un pur arabica. Je te préviens, la gaufre est immangeable, ajouta Agatha en portant sa fourchette à la bouche.

– Où allons-nous aujourd'hui ?

– Pas très loin, à Woodward. Nous y serons avant l'heure du déjeuner, ensuite nous franchirons la frontière du Texas.

– Et qu'allons-nous faire à Woodward ?

– Rendre visite à quelqu'un.

– Le contraire m'aurait surprise.

Agatha fouilla sa poche et posa une voiture miniature sur la table.

– Un petit cadeau, pour te remercier.

– De quoi ? demanda Milly en prenant la voiture dans ses mains.

– De la guitare. Je n'ai pas eu l'occasion de te dire combien cela me touche. Tu as fait une folie, mais ça me touche énormément.

– Elle ressemble à mon Oldsmobile, répondit Milly en faisant rouler le jouet sur la table.

– C'est pour ça que je l'ai choisie.

– Où l'avez-vous achetée ?

– Je l'ai volée au Christmas Center, mais c'est un cadeau quand même.

– Elle est très jolie, dit Milly.

– Je suis heureuse qu'elle te plaise et j'espère t'énerver un peu moins.

– À qui allons-nous rendre visite ?

– Elle s'appelle Vera, mais cette fois, c'est elle qui viendra à nous, nous avons eu chaud hier soir ; le danger se rapproche d'heure en heure et il est encore trop tôt.

– Trop tôt pour quoi ?

– Pour qu'on m'arrête.

– Alors pourquoi courir autant de risques pour saluer des amis et les quitter aussitôt ? À quoi bon s'obstiner à rouler vers l'ouest ? Fonçons vers le sud, nous pourrions être ce soir à la frontière mexicaine.

– Où je me présenterais sans passeport ?

– J'ai grandi à Santa Fe, il n'y a pas une piste ou un sentier que je ne connaisse pas ; la frontière, je vous la fais traverser les doigts dans le nez.

– Et si on se fait prendre, tu vas en prison, pas question !

– Je peux vous déposer près d'un point de passage, si c'est ce qui vous inquiète.

– Et à quoi ressemblerait ma vie une fois de l'autre côté ?

– Vous seriez libre. Si l'argent vous manque au début, je pourrais vous en envoyer.

Agatha regarda Milly au fond des yeux.

– Et pourquoi ferais-tu cela ?

– Parce que j'en ai envie.

– C'est très généreux de ta part, mais je ne peux pas. En revanche, quand nous arriverons à Woodward, je te demanderai un dernier petit service.

*

Elles reprirent la route et Agatha s'offrit un léger somme jusqu'à Enid.

– Tu comptes avoir des enfants un jour ? demanda-t-elle en s'étirant.

– Je peux savoir d'où sort cette question ? répliqua Milly en rigolant.

– Tu pouvais me répondre simplement par oui ou par non.

– Je n'en sais rien.

– Quand tu t'endors auprès de Frank, tu as envie d'un enfant de lui ?

– Vous n'allez pas recommencer ?

– Tu m'as répondu.

– Je ne vous ai rien répondu du tout, et puis ça me regarde.

– Moi, vois-tu, si j'avais été libre, je ne me serais pas posé la question une seconde. Et si la vie m'en avait offert la possibilité, j'aurais voulu un enfant de l'homme que j'aimais.

– Mais vous n'avez jamais vécu au quotidien avec lui, alors ce ne sont que de belles paroles.

– Tu peux faire ta peste si ce que je te dis te dérange, mais une femme sait ce genre de choses, même si elle ne veut pas se l'avouer.

– Cet homme que vous avez aimé, vous ne l'avez jamais revu ?

– Si, au parloir, au début de ma captivité. Je me souviens de chacune de ses visites, elles étaient le seul instant où je me sentais en vie... et celui où je rêvais de mourir. Un jour, je lui ai demandé de ne plus jamais revenir.

– Pourquoi ?

– Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! Toi aussi tu m'agaces avec tes pourquoi stupides. J'étais une femme en prison, lui un homme libre, combien de temps se serait écoulé avant qu'il ne succombe aux charmes d'une autre ? J'ai préféré devancer le moment où il serait venu me l'avouer. Maintenant, changeons de sujet. Quand nous arriverons à Woodward, tu me déposeras dans un café et puis tu iras au collège. Tu demanderas à parler à Vera Nelson, elle y enseigne ; tu lui diras que j'ai besoin de la voir et tu la conduiras jusqu'à moi, en faisant bien attention à ne pas être suivie. D'ailleurs, ne prends pas l'itinéraire le plus court, fais le tour d'un pâté de maisons, arrête-toi en route, rebrousse chemin et reste vigilante. Si tu repères deux fois la même voiture, alors raccompagne Vera et ne reviens pas.

– Et vous ?

– Je me débrouillerai, si tu n'es pas revenue après une heure, je filerai.

– Non, non, et non, pas question ! On se donne un point de chute, un endroit où je pourrais vous récupérer.

– S'ils te repèrent, ils ne te lâcheront plus, ce serait trop dangereux, ne discute pas.

*

Tom Bradley avait roulé bien au-delà de la vitesse autorisée. À la sortie de Tulsa, une voiture de la Highway Patrol l'avait pris en chasse, sirènes hurlantes. Tom s'était rangé sur le bas-côté et avait présenté son insigne à l'officier. En remontant dans son véhicule, le policier passa un appel radio pour prévenir ses collègues de ne pas interpeller la Ford noire qui circulait à grande vitesse avec à son bord un marshal en mission.

En arrivant à Woodward, Tom se rangea sur le parking du collège et alla s'asseoir avec un journal, sur un banc, face à l'entrée du bâtiment principal.

*

Milly s'arrêta devant le Wind Café et se retourna vers Agatha, désemparée.

– Ne fais pas cette tête-là, tout se passera bien. Quand tu m'auras ramené Vera, je te demanderai de nous laisser seules. Ne m'en veux pas, mais les choses dont je veux m'entretenir avec elle sont très personnelles.

– Quoi qu'il arrive, attendez-moi dans ce café, supplia Milly. Si j'étais suivie, je sèmerais mes poursuivants, même si je devais y passer la journée. Je suis très douée au volant. Alors, promettez-moi de rester là.

– Prends-moi dans tes bras au lieu de dires des bêtises et disons nous au revoir, au cas où... et puis non, ça pourrait nous porter la poisse. Allez, file, il sera bientôt midi et je ne veux pas que tu rates ton rendez-vous.

Agatha sortit de la voiture et alla s'asseoir derrière la vitrine du café.

Dix minutes plus tard, Milly se rangea sur le parking du collège et entra dans le bâtiment principal. Elle se présenta au secrétariat et demanda où se trouvait la salle de classe de Vera Nelson.

La réceptionniste, après l'avoir toisée, ne se donna pas la peine de lui demander si elle était la mère d'un collégien. Pour des raisons de sécurité évidentes, l'accès à l'établissement était interdit à toute personne étrangère. Milly pouvait attendre Mme Nelson dans le hall.

– À quelle heure finissent les cours ? demanda Milly.

– Dans trente minutes, répliqua la réceptionniste. Mme Nelson tarde toujours un peu, soyez patiente.

– Pourriez-vous aller la prévenir qu'il s'agit d'une urgence ?

– Quel genre d'urgence, mademoiselle ?

Milly avait suffisamment fréquenté de personnel scolaire pour savoir que son interlocutrice possédait toutes les qualités d'un cerbère et elle se trouva bien incapable d'imaginer une réponse convaincante.

En proie à l'impatience, Milly ne quittait pas des yeux la pendule murale, elle ne tenait pas en place.

Lorsque la cloche retentit enfin, une nuée d'élèves jaillie des salles de cours envahit le hall. Milly essaya de reconnaître parmi les visages adultes qui dépassaient du flot celui qui pouvait correspondre à la description que lui avait faite Agatha de Vera Nelson. Un coup d'œil à la pendule lui rappela qu'il ne lui restait que vingt-cinq minutes pour récupérer sa passagère et la conduire à bon port. Elle sentait la sueur sur son front et la moiteur dans ses mains quand soudain elle surprit le regard de la réceptionniste se tourner vers une femme qui marchait dans sa direction. Milly se précipita à sa rencontre.

– Vera Nelson ?

– Bonjour. Je n'ai pas beaucoup de temps, si c'est pour me parler de votre enfant, prenez rendez-vous au secrétariat. Vous êtes la mère de quel élève ?

– Il faut que vous me suiviez !

– Qui êtes-vous ? demanda Vera.

– Agatha vous attend au Wind Café.

– Je ne connais aucune Agatha, s'il s'agit d'une plaisanterie d'étudiants, dites à vos camarades que ça ne marche pas avec moi. Maintenant, laissez-moi tranquille.

Vera avait haussé le ton et, depuis sa guérite, le cerbère ne perdait rien de la scène.

Milly réfléchit aux options qui s'offraient à elle. Aucune chance d'entraîner Vera par la force... L'amadouer prendrait un temps qu'elle n'avait plus... Elle cherchait ce qu'il convenait de faire, lorsqu'un souvenir lui revint en mémoire.

– Une sœur de Soledad a besoin de vous, c'est urgent !

– Qu'est-ce que vous venez de dire ? s'enquit Vera d'une voix étranglée.

– Dépêchez-vous, je vous expliquerai en route.

Vera suivit Milly sur le parking. La vue de l'Oldsmobile la ramena trois décennies en arrière.

– Mon Dieu, cette voiture !

– Je vous en prie, montez, c'est une question de minutes.

Milly était en proie à la panique. Ses mains tremblaient et elle entendit la voix d'Agatha lui chuchoter que tout irait bien. Elle démarra en trombe sans regarder dans son rétroviseur.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle à Vera.

– Qu'y a-t-il de si urgent ? Et pour votre gouverne, le Wind Café est à gauche.

– Je sais.

– Alors pourquoi avoir tourné à droite, si nous sommes si pressées ?

Milly ne répondit pas, se contentant de suivre les instructions d'Agatha. Au carrefour suivant, elle fit demi-tour, jeta un œil par la lunette arrière et prit la direction du café.

Lorsqu'elle y arriva, sa mâchoire se serra. Agatha n'était plus là.

– J'ai réussi, vous n'aviez pas le droit de faire ça ! cria-t-elle, au bord des larmes.

Sa passagère la regarda, interdite. Milly se précipita à l'intérieur. Vera lui emboîta le pas et n'en crut pas ses yeux quand elle aperçut Agatha, installée dans la salle.

Milly les observa à distance et se retira.

Elle alla garer l'Oldsmobile qu'elle avait abandonnée en double file ; et lorsqu'elle fit un créneau, elle ne prêta aucune attention à la Ford noire qui passait devant elle pour aller stationner un peu plus loin.

*

– Hanna, c'est toi ? murmura Vera en prenant place à la table.

– J'ai tant vieilli ?

– Non, dit Vera, je t'aurais reconnue au milieu d'une foule, je suis si surprise de te voir ici, je te croyais en prison.

– J'en suis sortie, mais pour combien de temps ?

– Tu es en permission ? s'exclama Vera.

– Non, en cavale, ça te dérange ?

– Pas plus que ça, mais dans ce cas, tu ne crois pas qu'il y avait plus discret que ce café ?

– Rien n'est plus anonyme qu'un lieu public, souviens-toi quand nous étions dans la clandestinité.

– Je me souviens surtout de la façon dont certains sont tombés dans un guet-apens.

– Je vais aller droit au but, je n'ai pas le loisir de m'éterniser. Ne te méprends pas, je suis heureuse de te revoir, mais...

– Moi aussi, interrompit Vera, et bien plus que tu ne l'imagines. Si tu savais tous les souvenirs que ta présence réveille, c'est incroyable de te voir ici en chair et en os. J'ai tant de choses à te raconter et tant de questions à te poser.

– Plus tard, si tu le veux bien. Est-ce que tu as revu ma sœur ?

– Mon Dieu, Hanna, personne ne t'a rien dit à son sujet ? répondit Vera, la mine contrite.

– Qu'elle est morte ? Si, je te rassure, les gardiens n'ont jamais été avares de mauvaises nouvelles. Mais là, c'en était une bonne.

– Que ta sœur ait péri dans un accident ?

– Pas cela, paix à son âme, mais que je puisse enfin retrouver la liberté. Le jour de son décès, j'entamais ma vingt-cinquième année de captivité et je commençais à trouver le temps long.

– Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, pourquoi la disparition de ta sœur t'aurait permis de sortir de prison ?

– Réponds d'abord à ma question, est-ce que vous vous êtes revues ?

– Oui, il y a une vingtaine d'années, j'étais de passage à Santa Fe et je suis allée la saluer. Je n'étais pas la bienvenue, nous avons échangé quelques banalités et j'ai vite compris à son attitude qu'elle n'avait pas envie que je reste, et encore moins de réveiller le passé. Pourquoi cette question, Hanna ?

Agatha observa Vera, son visage n'avait pas changé, elle avait cette même candeur, cette spontanéité qui n'était jamais feinte. Son air étonné ne laissait planer aucun doute sur sa sincérité, et Agatha comprit qu'elle avait fait fausse piste.

– Je suis désolée de t'avoir dérangée pour rien, retourne auprès de tes élèves, il faut que je m'en aille.

– Non, certainement pas, objecta Vera d'une voix douce. Je veux que nous parlions.

– De quoi ?

– Nous étions des amies, je n'ai jamais cessé de penser à toi, ni aux autres d'ailleurs.

– Alors ton absence au parloir... ?

– J'étais terrorisée à l'idée de te voir en cage, je culpabilisais, et puis j'avais la trouille, je suppose. Que l'on t'ait enfermée était d'une telle injustice, toi qui t'opposais toujours à la violence. Pourquoi as-tu refusé un procès ? Je serais venue témoigner qu'il était impossible que tu aies commis les actes dont on t'accusait.

– Ce n'est pas moi qui ai refusé que l'on me juge.

– Je ne comprends pas.

– J'ai choisi de sauver ma sœur. C'était elle qui avait participé à l'action. Son nom est apparu sur la liste des personnes activement recherchées par les Fédéraux. Le procureur en charge de l'affaire avait fait savoir qu'il offrirait un marché à ceux qui se rendraient. C'est ainsi que notre justice fonctionne, un petit accord vaut mieux qu'un grand procès. À ce moment-là, le seul crime commis était : destruction de bien public. Cinq ans, alors qu'elle en risquait trente de plus devant un jury. Elle a accepté. La peine a été prononcée et le début de son incarcération fixé au premier jour du mois suivant. C'est alors qu'elle m'a avoué être enceinte. Comment se résoudre à l'idée qu'elle allait accoucher en prison ? Et qu'allait-il advenir de son bébé ? Je vivais dans la clandestinité, ma mère ne nous adressait plus la parole, nous n'avions plus que nous-mêmes l'une pour l'autre. Ma grande sœur était ma seule famille, elle était tout pour moi et je lui ai proposé de purger sa peine à sa place. Pour elle et pour son enfant. Nous avons fait falsifier nos papiers, je suis devenue Agatha et Agatha est devenue Hanna. Je l'admirais tellement que l'idée d'entrer dans sa peau me fascinait. J'allais enfin être l'aînée, la plus rebelle des deux, l'héritière de ses combats, devenir soudain ce qu'elle était et que je n'avais jamais réussi à être. Je n'avais pas peur. En incarnant Agatha, j'héritais de son courage, gagnais son assurance, son aplomb, et sa force. Quel héritage, n'est-ce pas ! D'autant que lorsqu'ils ont reconstruit le commissariat qu'elle et ses copains avaient fait sauter, un corps fut découvert sous les décombres. En signant cet accord avec le procureur, ma sœur avait aussi signé ses aveux, à ceci près que sa culpabilité était devenue la mienne. Le crime avait changé de nature, et ma peine fut lourdement aggravée, trente ans de plus que les cinq convenus. Je l'ai suppliée de dire la vérité, de me rendre à ma vie. Mais entre-temps, elle était devenue mère. À la seule pensée qu'on l'arrache à sa fille, de ne pas la voir grandir, de ne plus pouvoir la serrer dans ses bras, elle a perdu tout courage. Quelle maman privilégierait sa sœur au détriment de l'enfant qu'elle a mis au monde ? Elle a coupé les ponts. J'avais pris sa place pour qu'une mère et sa fille ne soient pas séparées et je suis restée derrière les barreaux.

Vera posa sa main sur celle de son amie, baissant les yeux, incapable de parler. Alors, Agatha lui conta l'histoire d'un carnet devenu son unique espoir de liberté.

– Et tu as pensé que j'avais ce carnet ? hoqueta Vera.

– Je l'espérais, cela m'aurait disculpée.

– Hanna...

– Agatha ! Je porte ce prénom depuis si longtemps que je n'en connais plus d'autre.

– Pourquoi ne pas avoir écrit au procureur ? Puisque c'était ta sœur qu'il avait condamnée, il aurait suffi d'une confrontation pour révéler la supercherie.

– Parce qu'il était au courant depuis le début. Ma sœur lui avait fait savoir qu'elle était enceinte. Grâce à sa condition, elle aurait pu intenter un recours pour obtenir une libération anticipée, ce n'était pas acquis mais loin d'être impossible. Sauf que ce jeune procureur voulait un coupable qui purge sa peine jusqu'au bout. Alors, invoquant l'innocence et l'avenir d'un enfant qui n'avait pas de raison de payer pour les erreurs de sa mère, il a fermé les yeux sur notre petite magouille. Les papiers que nous avions falsifiés étaient de bonne facture, et qui aurait pu soupçonner que quelqu'un puisse aller en taule de son plein gré ? Seulement, faire état de la duperie, surtout après qu'il y avait eu mort d'homme, aurait compromis sa carrière. Un type médiocre peut devenir un vrai salaud lorsque son avenir est en jeu. Il a probablement fait le bon choix puisque j'ai appris plus tard qu'il avait été promu juge. À dire vrai, je ne sais même pas si j'aurais eu le courage de les séparer, d'anéantir ce qui me restait de famille. Qu'est-ce que j'aurais pu faire si j'étais sortie ? Élever une enfant qui n'était pas la mienne jusqu'au moment où, à l'adolescence, elle aurait appris que sa vraie mère était derrière les barreaux, qu'elle ne la reverrait pas avant d'avoir trente-cinq ans et que j'en portais ma part de responsabilité ? C'est un choix terrible, n'est-ce pas ?

– Mais tu n'y étais pour rien bon sang !

– Je faisais tout de même partie de la bande.

– Et cette gamine, qu'est-ce qu'elle est devenue ?

– C'est elle qui t'a conduite jusqu'à moi.

Vera ouvrit les yeux si grands qu'Agatha crut un instant qu'ils allaient sortir de leurs orbites.

– Elle est au courant ?

– Non, elle ne sait rien. Sa mère a fait d'elle une jeune femme formidable, avec un caractère de cochon. Mais ce n'est pas pour me déplaire, l'important est qu'elle ait du caractère, n'est-ce pas ?

– Et tu ne veux pas lui dire ? s'exclama Vera, stupéfaite.

– Lui dire quoi ? Que je me suis dénoncée pour une sœur qui m'a trahie deux fois ? Milly n'a pas eu de père, je ne peux pas lui enlever sa mère en la déshonorant ; même morte, elle doit rester la mère qu'elle a aimée, c'est une chose sacrée. Et puis ce que j'ai enduré perdrait tout son sens. Rien que pour cela, je ne veux pas qu'elle sache la vérité, en tout cas pas toute la vérité.

– Alors, pourquoi l'avoir embarquée dans ta fuite ?

– Parce que c'est en pensant à elle que j'ai tenu le coup. Au fil des années, elle est devenue ma raison de vivre, ou de survivre. Parce que je me suis mise à l'aimer et à l'aimer de plus en plus. Alors je voulais la connaître, savoir quelle femme elle était devenue, si tout cela en avait valu la peine. Je crois bien que c'est le cas, et tu ne peux pas savoir à quel point cela compte pour moi. Je dois partir, Vera. J'aurais voulu te poser plein de questions, savoir ce qu'est la vie quotidienne d'une femme entourée d'adolescents...

– C'est une existence faite de joies et de frustrations, de moment glorieux et d'échecs, interrompit Vera. Il y a des gosses qu'on aime, d'autres qu'on ne supporte pas, et ce n'est pas parce qu'ils sont bons ou mauvais élèves. Ce qui fait la différence, c'est ce qu'il y a en eux. Depuis mon bureau dans la salle de classe, je peux présager de leur avenir. Deviner ceux qui feront quelque chose de leur vie et ceux qui sombreront dans la médiocrité, les généreux et les rapaces, les gentils et les teignes, ceux qui feront le bien et ceux qui feront du mal aux autres, les esprits larges et les mesquins. Je leur enseigne notre histoire, ce que nous avons fait, ils m'écoutent bouche bée, incrédules, sans que je puisse leur avouer que j'ai participé à cette histoire. C'est à la fois drôle et frustrant. Chaque année, il y en a au moins un qui donne un sens à mon métier, un élève dont je sais qu'en lui prêtant attention, en lui apportant ce qui lui manque je pourrai l'aider à devenir quelqu'un. J'ai la sensation d'être utile et cela me rend heureuse, et pourtant quand je me regarde dans un miroir, je me trouve toujours aussi gourde, c'est un sentiment dont je n'ai jamais pu me défaire.

– Retourne auprès d'eux, le temps m'est compté. J'ai été heureuse de te revoir, Vera, et tu n'as pas l'air gourde du tout. Si je m'en sors, j'espère que nous nous retrouverons.

– Je sais que tu t'en sortiras, je l'espère de tout cœur. File, je n'ai pas envie de retourner au collège tout de suite, je vais rester un peu ici, et laisse cette addition, elle est pour moi, c'est un plaisir et un honneur.

Agatha prit Vera dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :

– Dis bien à tes élèves que nous nous sommes battus pour eux, que nous avons commis des erreurs terribles, mais que nous avons toujours agi pour un monde plus juste.

– Soit tranquille, ma vieille, je le leur répète chaque année.

*

C'était la première fois qu'il la revoyait et son cœur se mit à battre à toute vitesse. Il posa une main sur la crosse de son revolver, l'autre sur la poignée de la portière, mais ses deux mains tremblèrent. Et tandis qu'Agatha sortait du Wind Café, il sentit ses jambes se dérober, comme si son être tout entier sombrait. Elle était là, si près de lui, avançant sur le trottoir d'en face, entrant dans une voiture qu'il avait traquée sans relâche. Elle prenait place sur le siège passager, et lui restait là, tétanisé.

L'Oldsmobile démarra en trombe et fila sur Oklahoma Boulevard.

*

– Ça valait le coup de prendre tant de risques ?

– Quand vas-tu cesser de poser des questions stupides ? Tu m'as demandé la même chose la dernière fois. Cela ne valait pas le coup de revoir Raoul ? Tu ne t'es pas bien entendue avec lui, as-tu déjà rencontré dans ta vie quelqu'un comme lui ? Ton Frank est-il de sa trempe ?

– Vous êtes de mauvais poil ?

– Je suis en colère, folle de rage si tu préfères, et je ne veux pas passer mes nerfs sur toi, alors tais-toi jusqu'à ce que je me calme.

– C'est quoi Soledad ? interrogea Milly.

Agatha soupira.

– Soledad est un pénitencier où fut enfermé un innocent devenu une légende. Qu'est-ce qu'on vous apprend en cours dans ce putain de pays ?

– Des choses plus récentes, peut-être. Vous voulez bien pallier mon ignorance ? proposa Milly d'un ton espiègle.

– George Jackson avait passé son enfance dans les ghettos noirs de Chicago et de Los Angeles. Comme beaucoup de jeunes qui vivaient dans le plus grand dénuement, il avait eu maille à partir avec la police pour des délits mineurs. À dix-huit ans, il fut accusé de complicité de vol pour s'être trouvé au volant de la voiture à bord de laquelle un de ses copains devait s'échapper après avoir piqué soixante dollars dans une station-service. On lui avait conseillé de plaider coupable, lui promettant une peine maximale d'un an à purger dans la prison du comté. Il signa ses aveux, mais en lieu et place de la promesse qui lui avait été faite, on le condamna à une peine minimum d'un an et maximum à vie, et on l'envoya au pénitencier.

– Pour soixante dollars ?

– Qu'il n'avait pas volés lui-même. Les sentences de ce genre étaient de vraies ignominies, laissant le détenu à la merci d'un comité qui se réunissait chaque année et décidait de son sort en fonction de sa conduite. Mais Jacskon étant noir, ses jours et ses nuits n'étaient que brimades, humiliations et sévices corporels. Il refusa de se soumettre. Chaque fois qu'il se rebellait, on l'envoyait au cachot, dans un réduit couvert d'excréments, sans aucune aération, où il lui était interdit de se laver, contraint de faire ses besoins sur le sol où il devait aussi dormir et manger.

– Vous l'avez connu ?

– Non, j'étais trop jeune. Jackson fut très vite identifié par les autorités comme un militant politique, un homme que l'on ne pourrait briser. Au cours de l'année 1970, alors qu'il était emprisonné depuis déjà dix ans, une nouvelle cour fut ouverte dans la prison, les gardiens s'amusèrent à y faire entrer dix Blancs et sept Noirs. Les Noirs qui avaient été choisis étaient connus pour leur militantisme et les Blancs pour leur racisme exacerbé. Un tireur d'élite fut posté dans un mirador, armé d'un fusil à lunette. Ce qui devait arriver arriva, une bagarre éclata et le gardien vida son chargeur. Trois Noirs tombèrent sous ses balles, un Blanc fut blessé à la hanche. Ils laissèrent un des Noirs qui avait été touché se vider de son sang dans la cour, alors qu'elle jouxtait l'infirmerie.

Des protestations s'élevèrent dans la prison, et pour une fois, Noirs, Blancs et Mexicains entamèrent de concert une grève de la faim. Trois jours plus tard, un grand jury du comté attribua la légitime défense au tireur d'élite. Le jour où ce verdict fut prononcé, un maton de Soledad fut retrouvé mort et Jackson, dont les autorités voulaient la peau, fut accusé du meurtre avec deux autres prisonniers, tous encourant la peine de mort. Trois Noirs sont abattus par un gardien qui s'en sort blanc comme neige, un gardien est retrouvé mort et trois Noirs vont aller s'asseoir sur la chaise électrique, tu vois la parodie de justice ! Leur procès devint emblématique du racisme d'État et les trois prisonniers furent baptisés « Les frères de Soledad ».

– Ils ont été exécutés ?

– Non. Des comités de défense se formèrent dans tout le pays. Deux avocats rendus à leur cause réussirent à faire destituer la pourriture de juge raciste qui voulait leur condamnation à tout prix et obtinrent que le procès se tienne à San Francisco. La presse locale de Soledad et de ses environs les avait déjà déclarés coupables. Les appuis affluaient de toute part, les comités de défense voyaient leurs rangs gonfler, les plus grands militants du pays prirent leur défense.

– Ils ont été innocentés ?

– Si tu arrêtais de m'interrompre tout le temps, je pourrais te raconter leur histoire ! Jackson avait un petit frère et, bien qu'il n'ait pas eu le droit de le voir grandir, il l'aimait plus que tout et cet amour fraternel était réciproque. Jonathan voyait en son aîné un héros, détenu de la façon la plus injuste. Au cours d'une audience où l'on jugeait trois autres prisonniers, Jonathan, qui n'était qu'un gamin, est entré dans le tribunal. Quelques instants après le début du procès, il s'est levé, a sorti un fusil dissimulé sous son manteau et a lancé aux détenus des pistolets qu'il avait cachés dans un sac en papier. Il a crié : « Ça suffit maintenant, c'est moi qui décide, libérez les frères de Soledad ! » Les prisonniers et lui ont pris des otages et se sont enfuis à bord d'une camionnette sur laquelle la police a tiré. Deux prisonniers, un des otages et Jonathan sont tombés. Après la mort de son frère, Jackson entreprit une correspondance avec sa famille et quelques proches, racontant son quotidien et son combat. Sa plume était celle d'un grand écrivain et ses textes furent publiés sous la forme d'un recueil dédié à la mémoire de son petit frère. L'ouvrage connut un certain succès, il fut traduit et publié à l'étranger, attirant encore plus d'attention sur le sort de Jackson, sur l'injustice dont il était victime, sur les atrocités du système carcéral, sur le racisme de l'appareil judiciaire. Le ministère public décida de le faire taire, Jackson fut abattu un an plus tard, au cours d'une prétendue tentative d'évasion de la prison de Saint Quentin où il avait été transféré. Ils l'ont tué mais ils n'ont pas réussi à faire oublier l'homme, ni sa cause. Les frères de Soledad sont devenus un symbole, leurs bourreaux disparaîtront dans leur médiocrité.

Était-ce de l'instinct, une prémonition, Agatha se retourna brusquement et regarda par la lunette arrière.

– Accélère progressivement, dit-elle en abaissant le pare-soleil.

– Nous sommes suivies ?

– J'en ai l'impression.

À la sortie de Woodward, les champs de maïs s'étendaient à perte de vue. Les seuls reliefs étaient formés par des silos et quelques corps de ferme. Aucun détour possible, nul endroit où se cacher et la vieille Oldsmobile ne pouvait rivaliser de vitesse avec la Ford qu'Agatha observait dans le miroir de courtoisie.

L'aiguille du compteur de vitesse dépassait les soixante miles, mais la distance entre les deux voitures ne se creusait pas pour autant.

– Ne va pas plus vite, dit Agatha, si cette voiture nous suit, il ne faut pas que son conducteur comprenne que nous l'avons repéré.

Pourtant, Milly continua d'appuyer sur l'accélérateur et l'aiguille dépassa les soixante-dix miles.

– Tu vas bousiller ton moteur ! protesta Agatha.

– Taisez-vous et laissez-moi faire, je vous l'ai dit, personne ne peut rivaliser avec moi au volant.

Un train de marchandises arrivait dans le lointain, avançant sur la voie ferrée qui biffait la plaine. Milly estima le temps qu'il mettrait à croiser leur route, et elle jeta un œil dans son rétroviseur. La Ford se rapprochait.

– C'est peut-être un type qui joue à l'aspirateur.

– Et cela consiste en quoi, jouer à l'aspirateur ?

– C'est une technique pour berner les flics en planque sur des chemins de traverse qui vous visent depuis leur bagnole avec un pistolet radar. Quand vous trouvez un pigeon qui roule au-dessus de la vitesse autorisée, il suffit de lui coller au train. Celui qui ouvre la route est pris en faute, celui qui le suit s'en tire à bon compte.

– À propos de train, j'en vois un qui va sonner l'heure de vérité, ralentis et ne fais pas l'idiote, nous n'aurons pas le temps de passer.

Milly obtempéra et leva le pied. Agatha observa la Ford qui grossissait dans le miroir.

Le conducteur de la motrice qui tractait un interminable convoi fit sonner son klaxon alors qu'il approchait du passage à niveau dépourvu de barrière. Le feu de signalisation se mit à clignoter, accompagné dans ses éclats du tintement d'une cloche.

Milly tourna brièvement la tête vers Agatha et s'écria :

– Fermez les yeux !

Elle appuya de tout son poids sur la pédale de l'accélérateur et le moteur rugissant de l'Oldsmobile donna tout ce qu'il avait dans le ventre. L'aiguille bondit jusqu'a la butée d'arrêt à l'intérieur du compteur de vitesse.

La voiture se rapprochait des rails, si elle les traversait à cette allure, elle y laisserait ses essieux.

En voyant une traînée de poussière se dresser devant lui, Tom comprit dans l'instant le tour qu'on lui jouait. Il accéléra, doubla l'Oldsmobile et traversa la voie. Mais juste avant de la franchir, Milly écrasa la pédale de frein, donna un coup de volant et accéléra à nouveau, faisant partir la voiture de travers pour la mettre dans l'axe du chemin qui longeait la voie ferrée.

Alors que fonçait le convoi qui la séparait désormais de la Ford, elle s'arrêta pour enclencher la marche arrière, recula jusqu'à la route et reprit la direction de Woodward à toute allure.

– Alors là, chapeau ! souffla Agatha.

Mais Milly n'avait pas le temps d'apprécier le compliment, son regard allait du pare-brise au rétroviseur ; tant que passerait le train, elles resteraient masquées aux yeux de leur poursuivant.

Elle bifurqua vers le sud à la première intersection, puis vers l'ouest au croisement suivant, dépassa une caravane de camions et fila vers les collines.

– Je crois que nous l'avons eu, dit-elle.

– Je crois surtout que tu es folle à lier. Mais ce n'est pas un reproche, bien au contraire.

*

Tom enrageait, en regardant, impuissant, défiler les wagons. Les trains de marchandises qui traversent le pays en comptaient parfois plus de soixante et ce convoi n'en finissait plus de s'étirer. Lorsque la motrice de queue s'éloigna, la route devant lui était déserte. Il retraversa les voies, se rangea sur le bas-côté et déplia la carte routière. Il avait raté le rendez-vous de Vera, mais pensait connaître l'endroit où Agatha se rendrait maintenant. Cette fois, il n'y aurait plus d'hésitation ; il avait une mission à accomplir, la dernière de sa carrière et il était résolu à la mener à son terme. Il refit demi-tour et poursuivit sa route vers l'ouest.

*

– Qui t'a appris à conduire comme ça ?

– Ma mère, répondit Milly, et aussi l'endroit où j'ai grandi. On s'en rapproche d'ailleurs. Je ne suis pas retournée à Santa Fe depuis sa mort.

– Tu veux que nous y passions ?

– Après ce que nous venons de vivre, je ne crois pas qu'un détour soit une très bonne idée.

– C'est sur notre route, et puis nous l'avons semé.

– Non, ça me ferait bizarre de m'y arrêter.

– Parfois, ce qui vous paraît bizarre a du bon, moi je pense que nous devrions aller lui rendre hommage.

– À qui ?

– À ta mère. Elle est enterrée là-bas, j'imagine.

– Pas question !

– Écoute-moi bien, même si cela ne me regarde pas. Il y a des choses qui ne se font pas dans la vie. La famille, c'est sacré, si ta mère te voit depuis là-haut, elle serait très malheureuse que sa fille passe si près d'elle sans se donner la peine d'aller se recueillir sur sa tombe. Tout à l'heure, au passage à niveau, c'est peut-être elle qui nous a protégées.

– Parce que vous croyez à ce genre de choses, vous ?

– Ne viens-tu pas de me dire que c'est elle qui t'avait appris à conduire ? On lui doit bien ça, non ? Et puis, je vais te faire une confidence, j'aimerais voir l'endroit où tu as grandi.

– Pourquoi ?

– Toi et tes pourquoi ! Parce que ça me plairait, pour paraphraser quelqu'un qui se trouve juste à côté de moi.

Milly sourit.

– Il y a un petit restaurant près de chez nous où maman m'emmenait parfois dîner. C'est très modeste, mais on y servait les meilleurs tacos du monde, je crois que ça me ferait plaisir d'aller en manger un.

– Va pour les tacos ! Mais après, tu me feras visiter ta maison.

– Je ne sais pas si j'en aurai le courage, tout doit être couvert de poussière, et puis je n'ai pas les clés. Je n'avais pas prévu de partir en voyage, si vous voyez ce que je veux dire.

– Ne me dis pas qu'un garçon manqué comme toi ne faisait pas le mur. Et si tu savais sortir en douce, tu savais rentrer de la même façon. Ensuite nous irons présenter nos respects à ta mère.

Milly, exaspérée, prit la direction de Santa Fe au croisement suivant.

*

Sur une route parallèle située plus au nord, Tom Bradley entrait au Texas, se dirigeant vers l'ouest. La faim et la soif commençaient à se faire sentir mais il se refusait à perdre du temps, même si la jauge d'essence l'invitait à s'arrêter urgemment. Il repensait au manque de sang-froid dont il avait fait preuve à Woodward, et ne se le pardonnait pas. S'il y avait bien une chose qu'il avait apprise au cours de sa carrière, c'est que la vie offre rarement une seconde chance à un marshal qui laisse filer sa proie.

Il traversa un hameau en ruine, probablement rasé par le passage d'une tornade ; dévastatrices et meurtrières, elles apparaissaient fréquemment à l'été dans ces plaines poussiéreuses. Il ne restait des maisons que des fétus de bois amassés le long de la route. Tom se demanda ce qu'il était advenu des gens qui vivaient là. Il aperçut les décombres de ce qui fut une école, un peu plus loin, ceux d'un restaurant où les familles du coin devaient se retrouver le soir, un panneau brisé en deux était tout ce qu'il subsistait d'un ancien bowling et, au milieu de ce paysage fantomatique, le clocher renversé d'une église fiché dans la terre témoignait de la violence qui s'était abattue ici, comme une punition du ciel. Tom frissonna et passa son chemin, s'inquiétant de savoir s'il aurait assez de carburant pour atteindre la prochaine station-service. Par précaution, il ralentit.

Le village suivant n'était guère plus engageant, moins de cent âmes devaient vivre à Fargo. On n'y trouvait aucun commerce dans la rue principale, seuls quelques vieux pick-up rangés en épi témoignaient que l'endroit n'avait pas encore été abandonné de tous. De part et d'autre, des habitations en préfabriqué, posées sur des fondations précaires, rappelaient la pauvreté de ces campagnes arides. Une loupiote rouge clignota sur le tableau de bord et Tom n'eut plus qu'une seule préoccupation, trouver sur son chemin un endroit où faire le plein.

*

– Nous n'arriverons jamais à Santa Fe avant la tombée de la nuit, soupira Milly.

– Et alors, ta voiture a des phares !

– Pourquoi San Francisco ?

– Il me semblait te l'avoir dit, des amis m'y attendent.

– Auprès desquels vous resterez quelques heures, et ensuite ?

– Ensuite, il y a l'océan.

– Vous comptez fuir par la mer ?

– Je ne fuis pas, du moins pas au sens où tu l'entends, sinon j'aurais accepté que tu me conduises à la frontière. Je veux juste revoir la baie du Golden Gate, m'enivrer à la vue de l'horizon, et puis une fois là-bas, je saurai où me cacher et vivre des jours paisibles.

– Vous avez vraiment des amis là-bas ?

– Je l'espère, mais je n'en suis pas certaine.

– Alors à quoi bon ?

– Pour moi, c'est le bout de la route. De toute façon, il serait difficile d'aller plus loin. Toi, il te faudra rebrousser chemin et je ne pourrai pas t'accompagner. Tu me promets d'être prudente ?

– Je n'ai pas l'impression de pouvoir l'être moins que depuis que nous sommes parties.

Agatha regarda le paysage.

– Nous ne nous reverrons plus ? demanda Milly

– Ne pense pas à ça. Peut-être qu'un jour tu me rendras visite.

– Et où est-ce que je vous trouverais ?

– Plus tard, je t'écrirai.

– Et où est-ce que je vous répondrai ?

– Je t'indiquerai dans une lettre les coordonnées d'une boîte postale, et si tu viens vraiment me voir, nous choisirons un lieu de rendez-vous que nous serons seules à connaître, ce sera notre secret.

– Je crois que j'aimerais ça, dit Milly.

– Qu'est-ce que tu vas faire en rentrant chez toi ?

– Essayer de garder mon travail, retrouver Frank, me faire pardonner.

– Te faire pardonner de quoi ?

– Je ne sais pas, soupira Milly en haussant les épaules.

– Il faut que je t'avoue une chose. Ce revolver avec lequel je t'ai menacée le soir de notre rencontre, il ne fait que des tout petits trous, et il ne contient qu'une seule balle. Au mieux, et en visant bien, j'aurais pu faire péter le verrou de ta boîte à gants.

– Je sais, je m'en étais rendu compte. Maman m'emmenait parfois au stand de tir et j'en connais assez sur les armes à feu pour savoir que la vôtre était d'un tout petit calibre. Moi aussi je vous ai menti ; ma routine n'a rien de confortable, je m'emmerdais à mourir et j'ai saisi ma chance.

– Je peux te faire une autre confidence ? demanda Agatha.

– Oui, bien sûr.

– Tu mens très mal !

– Vous aussi !

*

Tom Bradley arriva à Santa Fe à la tombée du soir. Il chercha un hôtel où dormir, prit possession de sa chambre et s'allongea sur son lit, bras derrière la nuque, songeant à ce qu'il ferait le lendemain. Éreinté par une journée passée à conduire, il se leva pour aller se doucher et regarda le téléphone posé sur la table de nuit. Il hésita et finit par composer le numéro du juge Clayton.

– Où es-tu ? lui demanda celui-ci.

Tom se garda de lui répondre et l'interrogea à son tour.

– Quelles sont les nouvelles ?

– Le directeur du centre de détention a craqué, dit-il, il vient de m'appeler pour m'informer qu'il contacterait les fédéraux demain à la première heure et signalerait l'évasion.

– C'est regrettable pour sa carrière, soupira Tom.

– Pourquoi, tu l'as interpellée ?

– Pas encore, mais ce sera bientôt fait.

– Tu l'as logée ?

Tom ricana dans le combiné.

– J'ai dit quelque chose d'amusant ? se récria le juge d'un ton offusqué.

– Ce qui est amusant, c'est de t'entendre emprunter un vocabulaire de truand. Je pense avoir deviné où elle se rendra demain et si je ne me trompe pas, je l'y attendrai.

– Indique-moi le lieu, du renfort ne sera pas de trop.

– C'est une fugitive, elle est armée, les feds ne lui laisseront aucune chance et je veux éviter ça, mais peut-être que cela t'arrangerait que son arrestation tourne mal ?

– Comment peux-tu penser une chose pareille ? s'insurgea Clayton.

– Parce que je te connais.

– Ne joue pas au justicier solitaire, Tom, je suis le premier à vouloir que tout rentre dans l'ordre, le plus discrètement possible.

– Alors retiens les bouledogues encore vingt-quatre heures.

– Je ferai de mon mieux, mais je ne peux rien te promettre. Que veux-tu que je leur dise ?

– Fais preuve d'imagination.

– C'est moi qui t'ai confié cette mission, j'espère que tu t'en souviens. Si je n'avais pas voulu une fin paisible à cette affaire, je ne t'aurais pas appelé, ton attitude est insultante. Pourquoi ne pas l'arrêter ce soir, si tu sais où elle se trouve ?

– Parce que je suis fatigué et que je me vois mal l'enchaîner à un radiateur pendant que je dors. Je vais aller dîner, me reposer et j'accomplirai ma mission en temps et en heure. Nous avions passé un marché, si l'on s'y tient, tout se terminera sans faire de vagues, comme tu le souhaites.

– Je ferai de mon mieux et j'accepterai tes excuses lorsque tu voudras me les présenter.

Tom entendit un déclic. Clayton avait raccroché.

Tom songea à ce qui l'attendait, il y pensa en se douchant et y pensait encore en entrant dans un bar une heure plus tard. Il but un scotch, puis un autre qui le réconforta et alla arpenter les rues de la vieille ville.

Santa Fe était chargée d'histoire, les touristes s'y promenaient, allègres, admirant les maisons en adobe, leurs encorbellements exhalant des parfums de fleurs et des senteurs de bois fumé. Les terrasses des restaurants étaient pleines, on buvait, chantait et dansait, le soir semblait être acquis à la fête et Tom, attablé seul sur l'une de ces terrasses, se souvint en regardant un jeune couple qui discutait face à lui, d'une nuit d'été à Santa Fe, trente ans plus tôt.

Au lendemain de cette nuit, riche de promesses, il avait repris la route avec ses amis, traversé trois États, un fleuve sur une barge, puis trois autres frontières avant d'atteindre la côte Est. Les images défilaient dans sa tête, des visages et souvenirs de jeunesse qu'il n'avait pas revisités depuis longtemps.

– Vous voulez autre chose ? demanda la serveuse.

Tom releva la tête, elle était ravissante dans sa robe de mousseline.

– Vous êtes d'ici ? s'enquit-il, l'air étonné.

– Avec mon accent de Brooklyn, j'aurais du mal à le prétendre, je ne sais pas pourquoi tant de clients me prennent pour une Mexicaine, ce doit être à cause du soleil, il tape si fort dans ce coin qu'il tannerait la peau d'un Irlandais. Et vous, d'où venez-vous ?

– Du nord du Wisconsin.

– Ce n'est pas vraiment la porte à côté, ni le même climat ; qu'est-ce qui vous amène à Santa Fe ?

– Un saut dans le passé, je crois. Et comment une jeune femme de Brooklyn a-t-elle atterri ici ?

– Le ras-le-bol des hivers, et un petit ami que j'ai suivi.

– Deux bonnes raisons.

– La première surtout.

– Brooklyn vous manque ?

– Parfois, mais je ne peux pas me plaindre. La vie est agréable ici, la moitié des gens sont d'anciens hippies, presque tous les vieux en fait, et ils sont plus détendus que mes copains new-yorkais ; c'est un peu le monde à l'envers mais c'est assez marrant. Vous aussi vous étiez un hippie ? Il y en a tellement qui reviennent en pèlerinage.

Tom sourit.

– J'en ai l'air ?

– Oui et non, je ne sais pas, et en même temps, quelque chose me dit que vous avez pas mal bourlingué. Qu'est-ce que vous faites comme métier ?

– Je suis marshal.

– Sérieusement ? répondit la serveuse.

– Non, plus très sérieusement, je vous taquinais.

– Bon, je vois des impatients qui agitent les bras comme si j'étais aveugle, je vais devoir aller les servir. Vous ne voulez rien d'autre ?

Tom lui tendit un billet de cinquante dollars et la remercia pour le repas et le brin de conversation.

En rentrant à son hôtel, Tom Bradley ne savait toujours pas ce qu'il ferait le lendemain, mais sa seule certitude était que, quelle qu'en soit l'issue, cette journée lui apporterait une forme de délivrance.

*

Le juge Clayton achevait une discussion avec l'agent Maloney qui lui avait enfin apporté de bonnes nouvelles. Un inspecteur de la police de Philadelphie avait contacté le FBI après avoir reconnu la fugitive sur l'avis de recherche envoyé aux commissariats centraux du pays. Les images des caméras de surveillance d'une station-service située près de l'université témoignaient qu'elle était montée à bord d'une Oldsmobile 1950 de couleur rouge. L'agent Maloney s'expliquait mal que ces enregistrements datent de plusieurs jours, alors que l'évasion n'avait été signalée qu'au matin, et le directeur du centre pénitentiaire aurait quelques explications à fournir à ce sujet. Le juge Clayton assura en être le premier étonné. Si quelqu'un, dans les rouages de l'administration carcérale, avait failli à sa mission, il diligenterait une enquête et des sanctions seraient prises. Résolution qu'approuva l'agent Maloney avant de poursuivre son rapport.

Les logiciels de traitement d'images des laboratoires fédéraux ayant révélé l'immatriculation du véhicule, sa propriétaire avait été identifiée et son téléphone portable localisé dans la région de Tulsa. Elle faisait route vers l'ouest quand les relais avaient perdu sa trace. Le Texas et ses plaines désertiques connaissaient de vastes zones dépourvues de couverture du réseau cellulaire, mais dès qu'elle approcherait d'une agglomération, le signal réapparaîtrait. Les bureaux de Dallas, de Colorado Springs et d'Albuquerque étaient sur le qui-vive, prêts à intervenir.

Le juge Clayton remercia chaleureusement Maloney et le félicita de la célérité avec laquelle le Bureau1 avait diligenté les recherches.

Après avoir raccroché, Clayton alla se préparer une tisane, attrapa son journal qu'il n'avait pas fini de lire et monta se coucher.

*

– Je suis désolée, dit Milly, mais ce soir, nous n'irons pas plus loin que Tucumcari. La nuit va tomber et avant d'arriver à Santa Fe il nous faudra traverser les montagnes du Sangre de Cristo. Ce sont de sacrés cols, la route est sinueuse, et la nuit elle se couvre d'un épais brouillard. Je me suis déjà retrouvée coincée en altitude, incapable de voir au-delà du capot. Même au printemps, il fait un froid de loup là-haut, et si nous étions bloquées...

– C'est bon, pas besoin de me dire qu'il y a aussi des grizzlis et du verglas, tu m'as convaincue, si tu es fatiguée, va pour Tucumcari.

– Je ne suis pas fatiguée, je vous dis que c'est dangereux la nuit.

– C'est bien ce que j'ai entendu, allons passer la soirée à Tucumcari. Qui ne rêve pas d'avoir fait ça au moins une fois dans sa vie ? D'autant que si ma mémoire est bonne, il y a un hôtel mythique là-bas, le Blue Swallow Motel.

– Vous êtes déjà allée à Tucumcari ? demanda Milly incrédule.

– Non, heureusement jamais ! Mais c'est écrit sur le guide, ajouta-t-elle en pointant du doigt le petit fascicule qu'elle feuilletait, et d'après ce que je lis, s'il est mythique, c'est parce qu'il est le seul de ce patelin.

*

La patronne du Blue Swallow Motel s'appelait Poopsie Gallena, et Milly eut aussitôt une pensée pour Jo, parce qu'un nom comme ça ne s'inventait pas non plus. Son motel était l'un des derniers rescapés de la route 66.

Dans l'entrée, une petite boutique de pacotilles rappelait les heures de gloire de la première voie goudronnée reliant le pays d'est en ouest en parcourant huit États et trois fuseaux horaires. Le temps où Chuck Berry lui avait donné ses lettres de noblesse au travers d'une chanson était révolu et, depuis qu'elle avait été déclassée, bien des villages qu'elle traversait s'étaient éteints avec elle.

Poopsie et son mari, Oncle Stinkwad – Milly ne réussit pas à apprendre pourquoi il avait été affublé d'un tel patronyme –, avaient quitté le Michigan et racheté l'établissement après avoir tous deux perdu leur travail au cours de la grande récession de 2008. On ne servait pas à dîner au Blue Swallow mais Poopsie recommanda un restaurant mexicain, à deux miles de là. Roy, le propriétaire, se faisait un plaisir de convoyer les clients à bord de son minibus Volkswagen qui n'avait plus d'âge. Poopsie Gallena l'appela aussitôt et s'occupa de leur réservation.

Agatha et Milly eurent à peine le temps de faire un brin de toilette dans leurs chambres respectives, modestes mais propres, décorées chacune de tout l'amour que les propriétaires avaient investi dans leur établissement.

Un coup de klaxon se fit entendre et Milly fut la première à sortir. Oncle Stinkwad, mains dans les poches, admirait sa voiture, avec les yeux émerveillés du petit garçon qu'il avait été jadis. Les néons de l'enseigne du motel se reflétaient sur la carrosserie, y imprimant des reflets bleu turquoise.

– On en voyait beaucoup comme celle-ci dans le temps, on la croirait revenue dans son décor originel, dit-il en caressant le capot.

– Vous ne pensez pas si bien dire, elle appartenait à ma grand-mère et elle a passé la plus grande partie de son existence sur les routes de Santa Fe. D'ailleurs, je n'ai jamais changé les plaques, elles sont d'origine comme le reste.

Agatha apparut sur le pas de la porte et indiqua à Milly que leur chauffeur les attendait.

Milly salua Oncle Stinkwad et grimpa dans le van.

Roy, au volant, portait une moustache blanche et tombante, comme ses cheveux qui recouvraient une bonne moitié de son visage buriné. Agatha n'eut aucun doute sur ce qu'il devait consommer dans les années 1960 et elle l'examina, se demandant s'ils s'étaient déjà croisés dans un lointain passé.

– Vous vivez ici depuis longtemps ? dit-elle alors que le minibus cahotait sur la piste.

– Tout dépend de ce que vous appelez longtemps ?

– Les années 1970, répondit Agatha, piquée par la curiosité.

– Vous savez ce que l'on dit au sujet de ces années : si vous vous en souvenez, c'est que vous n'y étiez pas. Mon père était soldat et nous déménagions à chaque nouvelle affectation. Alaska, Floride, Kansas, Massachusetts et même l'Allemagne, à l'époque où il y avait encore le mur bien sûr. J'en garde de drôles de souvenirs. C'est grâce à un accident de voiture que nous nous sommes installés ici ; comme quoi le destin a parfois de l'humour.

Le jeune Roy et son épouse avaient quitté l'Arizona après qu'un incendie avait ravagé leur maison. Ils étaient allés vivre en Floride chez le père de Roy, qui les avait hébergés et soutenus financièrement. Quand ils eurent amassé suffisamment d'économies, ils décidèrent de lever le camp et retraversèrent le pays, sans avoir la moindre idée de l'endroit où ils allaient.

– Lors d'une halte à Vegas, nous avions gagné un joli petit pécule au jeu, poursuivit Roy d'un air amusé. Nous sommes repartis au bout d'une semaine. Quand nous avons traversé les montagnes du Sangre de Cristo que vous voyez là-bas, nous avons rencontré une brume à couper au couteau à la tombée du soir et j'ai versé la voiture dans un fossé. Ne vous inquiétez pas, les circonstances étaient exceptionnelles, et le restaurant n'est plus très loin. On a passé la nuit à l'intérieur de notre break qui penchait sérieusement, avec une peur bleue d'en sortir. Nous n'avions pas la moindre idée de ce qui se trouvait sous nos roues. Cent pieds plus loin, le même accident nous aurait précipités dans un ravin. Quand le brouillard s'est levé avec le jour, mon épouse, en découvrant à quoi nous venions d'échapper, a dit : « Ça suffit, nous n'irons pas plus loin ! » Alors, nous avons posé nos valises dans le premier village qui s'est présenté. Nous avons trouvé une petite maison et du boulot, à l'époque le travail ne manquait pas. On a réussi à monter ce restaurant, ma femme est très bonne cuisinière et nous n'avons plus bougé. Et vous, c'est la première fois que vous venez dans le coin ?

– Oui, répondirent de concert Agatha et Milly.

– Qu'est-ce qui vous amène à Tucumcari ?

– Comme vous, l'amour de la route, nous traversons le pays, répliqua Milly.

– Eh bien, soyez prudentes quand vous franchirez les Rocheuses.

Le talkie-walkie accroché à sa ceinture crépita, Roy l'attrapa d'une main et baissa le volume.

– Les téléphones portables ne passent pas à cause des montagnes, ici nous communiquons encore à l'ancienne, dit-il en tendant l'oreille. C'est Anita qui s'impatiente, j'ai des clients à raccompagner.

Roy les déposa devant la porte du Pow and Lizard Lounge et leur souhaita bon appétit.

*

À la fin d'un dîner qu'elles avaient apprécié, Agatha redouta la conversation de Roy sur le chemin du retour.

– Tu ne le trouves pas terriblement bavard ? chuchota-t-elle en réglant l'addition.

– Pas plus que ça, non.

– Je lui pose une question et il nous récite sa vie.

– Ce qui vous agace, c'est que vous espériez le connaître et que vous êtes déçue.

– C'est toi qui m'agaces, grommela Agatha, tu deviens trop pertinente.

– Par moments, j'ai l'impression que l'on se ressemble.

– Toutes les deux ?

– Non Roy et moi, avec sa moustache et sa crinière de vieux cheval éreinté ; évidemment que je parle de nous deux.

– Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?

– Votre caractère.

– Ah, et je devrais prendre ça pour un compliment ?

– C'est à vous de voir.

Roy les raccompagna au Blue Swallow Motel. Poopsie Gallena et Oncle Stinkwad étaient déjà couchés, et les deux femmes contournèrent le bâtiment principal pour regagner leurs chambres.

Milly s'allongea sur son lit, songeuse. Elle avait envie de parler et son regard se tourna vers le combiné du téléphone sur la table de nuit. Il était presque minuit à Philadelphie et elle ne voulait pas prendre le risque de réveiller Frank. Elle était certaine que Jo veillait encore, il se couchait toujours tard dans la nuit, mais elle ressentit un étrange sentiment en composant son numéro et raccrocha à la première sonnerie.

Elle entendit les pas d'Agatha de l'autre côté de la cloison et l'écho sourd du poste de télévision qu'elle avait dû allumer. Alors elle prit son courage à deux mains et alla frapper à sa porte.

– À part Brad, vous vous êtes déjà attachée à quelqu'un dans votre vie ? demanda-t-elle en entrant dans la chambre.

– En prison, tu veux dire ? répondit Agatha en relevant la tête de sa lecture.

Milly baissa les yeux, confuse d'avoir posé une question qui lui semblait déplacée maintenant qu'Agatha l'avait reformulée.

– Vous lisez et regardez la télé en même temps ?

– C'est une vieille habitude. Le soir, nous n'avions pas le droit de rester seule dans le dortoir, alors je n'avais d'autre choix que de bouquiner dans la pièce où les autres filles s'abrutissaient devant des émissions idiotes ; je me suis faite à ce ronron et j'aime bien lire accompagnée d'un fond sonore.

Agatha invita Milly à s'asseoir au bout de son lit. Elle posa son livre sur la table de nuit et se redressa sur le coussin.

– Pour répondre à ta première question, je n'étais pas très sociable, mais j'ai eu la chance de me faire une véritable amie.

– Elle est toujours là-bas ?

– Non, elle en est sortie il y a dix ans et elle a refait sa vie en Jamaïque. Lorsqu'elle a été libérée, ce fut un déchirement terrible. J'étais heureuse pour elle et malheureuse de la perdre. Nous nous sommes beaucoup écrit.

– Qu'avait-elle fait pour aller en prison ?

– Des choses qui la regardent.

– Pourquoi ne pas aller la rejoindre ? Vous seriez tranquille en Jamaïque.

– Ce serait épatant, je n'aurais qu'à visser une casquette sur mes dreadlocks et je serais vraiment méconnaissable... La vie n'est pas si simple, Milly, et la mienne est ici.

– Vous êtes têtue comme une mule, vous comptez jouer au chat et à la souris jusqu'à ce qu'ils vous reprennent ?

– La liberté n'est pas un jeu, c'est une nécessité, il faut en avoir été privé pour comprendre ce qu'elle représente. Si tu me disais ce qui t'empêche de dormir.

– Je n'en sais rien, je me sentais seule et j'avais besoin de compagnie.

– Il est peut-être temps que tu rentres à Philadelphie. Je peux me débrouiller désormais, nous ne sommes plus très loin de la côte. Une fois à Santa Fe, tu n'auras qu'à me déposer à la gare routière, je rejoindrai San Francisco en bus.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Agatha prit la main de Milly dans la sienne.

– J'ai eu beaucoup de plaisir à te connaître, et je serai triste de te dire au revoir, mais nos routes devront se séparer bientôt. Nous ne pouvons pas rester ensemble éternellement. Tu as ton travail, ton ami qui t'attend, et ta vie à mener.

Milly resta muette.

– Bon, soupira Agatha, ce lit est assez grand pour deux, prends l'oreiller dans l'armoire et viens te coucher ; tu ne ronfles pas, j'espère ?

– J'allais vous poser la question, répondit Milly en se glissant sous les draps.

Agatha éteignit la lumière.

– Quand tu ne trouves pas le sommeil, fais semblant, murmura Agatha.

– Semblant de quoi ?

– Que tout va bien, que tu te trouves dans un endroit de rêve, tu peux en changer autant que bon te semble : l'ombre d'un arbre au milieu d'une plaine, le bord d'une rivière ou d'un océan, la chambre de ton enfance, l'important est que le lieu soit calme. Ensuite, imagine à tes côtés la personne de ton choix, ou personne si tu préfères être seule.

– Et ensuite ? dit Milly qui s'était transportée sur le toit de sa maison.

– Ensuite, fredonne dans ta tête un air de musique que tu aimes, ou concentre-toi sur un bruit qui te rassure, le souffle de la brise, le clapotis des vagues, la pluie qui court sur les fenêtres.

Mais Milly entendit le bruissement des premières neiges quand elles tombaient sur le grand réservoir derrière chez elle.

– Lorsque les lumières s'éteignaient dans ma cellule, chuchota Agatha, je m'envolais vers Baker Beach, c'est une plage de sable gris, non loin du Golden Gate. Mon père s'y trouvait toujours à mes côtés et nous avions ensemble des conversations passionnées. Il me racontait sa journée à l'atelier, nous parlions de politique, de l'avenir, de ce que je ferais de ma vie quand j'aurais fini de purger ma peine. Il me suggérait des idées, me donnait des conseils pour tenir bon, et d'entendre sa voix finissait toujours par m'apaiser. Un jour où je m'étais battue avec une pensionnaire pour un morceau de savon qu'elle essayait de me voler, j'avais reçu pas mal de coups au visage et aux côtes et je souffrais tant que je ne trouvais aucune position pour m'assoupir sans réveiller la douleur. Ce soir-là, j'avais beau fermer les yeux, je n'arrivais pas à voir son visage et j'ai connu la plus grande peur de ma vie : avoir oublié les traits de mon père. Une peur telle que c'est la douleur que j'ai fini par oublier. Alors ses yeux sont apparus dans le noir, avec toute cette bonté qu'il y avait dans son regard...

Et Agatha s'interrompit en entendant le souffle de Milly qui s'était endormie.

1. Diminutif employé pour nommer le FBI.

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