Il tenait son journal intime entre ses mains, affamé des mots qu'elle avait couchés sur le papier, tentant de reconnaître ses traits dans l'un ou l'autre des personnages, l'écho de leurs conversations dans les cafés de Greenwich Village, un épisode volé au temps. Et à chaque page qu'il tournait, il écoutait battre son cœur, essoufflé par un amour dont le souvenir s'était effacé comme les pas du marcheur qui s'éloigne sur la neige.

Tandis que le soir s'installait, il poursuivait sa lecture, seul assis à la table de l'unique pièce de sa maison, ne se souciant ni de son repas ni des heures qui l'entraînaient dans la nuit. Il n'y avait aucun superflu chez lui, mais rien de ce qui était nécessaire pour survivre ne manquait. Lorsque les premières lumières du jour traversèrent les persiennes, il referma le manuscrit, et, les mains posées sur ses genoux, retint ses larmes dans une inspiration profonde.

Elle avait raconté sa vie sans jamais le nommer, sans faire la moindre allusion au rôle qu'il y avait joué ni au choix qu'il avait fait pour elle, et il se demanda si c'était le fruit d'une indifférence de sa part ou d'une rancœur que le temps n'avait pas apaisée.

Il se rendit jusqu'à la vasque, regarda son visage dans le miroir fendu qui pendait à un clou et ne reconnut pas les traits de l'homme qui avait hanté sa lecture. Peut-être était-ce la raison qui avait motivé Hanna à le gommer de son passé. Drôle de chose que les souvenirs, se dit-il en se passant le visage à l'eau glacée. Certaines personnes s'en nourrissent comme si leur existence était retenue par un fil qui les tient éloignées de la mort ; d'autres les effacent pour éclaircir le temps qu'il leur reste.

Il se prépara un petit déjeuner. Un café et des œufs mélangés à une tranche de lard qui crépitèrent dans le creuset en fonte posé sur le réchaud. Elle avait dû laisser un indice, une réponse à la question que sa disparition soulevait, une piste. Sans cela, elle aurait brûlé ces pages ou les aurait emportées avec elle.

Il déposa son assiette dans la vasque et retourna s'asseoir à la table.

– Bon Dieu, Hanna, tu ne pouvais pas ignorer la vérité à ce point, jura-t-il en se frottant les joues pour lutter contre le sommeil.

Il fixa la pendule du regard, se leva et ouvrit l'armoire pour préparer son bagage. Il y glissa trois chemises, des sous-vêtements, une veste en laine et un pull-over. Il récupéra l'enveloppe qui contenait toutes ses économies, la rangea dans la poche de son manteau, décrocha son chapeau et son holster de la patère, vérifia que le cran de sûreté du revolver était engagé et fourra celui-ci au fond du sac. Puis il s'agenouilla devant le réchaud, étouffa les braises dans le foyer, vérifia les crochets des volets, éteignit la lumière et ouvrit la porte de sa maison.

Le soleil de ce matin de fin d'hiver était encore bas dans le ciel. Devant lui, le chemin filait vers la grande route. Une fois arrivé au croisement, il lui faudrait marcher six miles jusqu'au calvaire où s'arrêtait l'autobus. Pas le temps de traîner, le vent qui soufflait ralentirait ses pas. Il aurait pour mérite de détourner son odeur des loups. Il aurait presque souhaité que la meute le flaire pour vider son chargeur, et s'en voulut aussitôt d'avoir dirigé contre eux sa colère. Les loups et lui avaient fini par faire bon ménage. Quand il partait chasser, ils le suivaient à distance. Quand il avait tué sa proie, ils attendaient qu'il l'ait dépecée pour venir se repaître de la chair qu'il leur laissait sur la carcasse. Quand il coupait du bois, ils l'observaient du haut de la colline, jusqu'à ce que d'un mouvement de tête il leur fasse signe qu'il allait rentrer chez lui et que son arme était chargée. Les loups semblaient avoir compris la règle, aucun ne s'était jamais approché et Thomas Bradley n'avait jamais eu besoin de faire feu sur l'un d'eux.

Il était midi quand il arriva au calvaire, sa maison avait disparu depuis longtemps de la ligne d'horizon. La terre s'étendait, plate, à perte de vue.

L'autocar approchait. Trop loin pour qu'on entende le grondement du moteur, mais on apercevait la poussière soulevée par ses roues. Cette expédition serait peut-être sa plus grosse erreur depuis trente ans. Comment ne pas y songer en prenant le risque de confronter un souvenir qui avait accompagné sa vie à une réalité qui risquait de l'annihiler ?

Tom leva le bras pour se signaler au chauffeur, et alors que les portes de l'autocar s'ouvraient, il sourit, se moquant de lui-même, reconnaissant enfin que durant toutes ces années, sous l'apparence de celui qui n'avait peur de rien, se cachait un homme vulnérable devant une femme.

– Mais quelle femme ! lança-t-il au chauffeur qui lui rendait la monnaie du billet qu'il lui avait tendu.

Vingt dollars pour payer son passage, première étape du plus beau des voyages qu'il ait rêvé faire. Il irait jusqu'au bout, la seule chose qui puisse l'en empêcher serait de mourir en route, mais tant qu'il aurait encore un souffle de vie, il la chercherait.

Tom Bradley avait longtemps espéré que ce moment arriverait. S'il était honnête avec lui-même, il aurait reconnu l'avoir guetté. Et quand la veille un jeune flic, comme il en avait tant formé au cours de sa carrière, était venu frapper à sa porte pour lui porter une enveloppe contenant un manuscrit ainsi qu'un mot de son ami le juge Clayton, il avait su que cette existence à laquelle il avait peu à peu renoncé n'en avait pas fini avec lui.

En allant prendre place au fond de l'autocar, Tom Bradley plissa les yeux et partit dans un grand éclat de rire. Ce n'était pas la fin, mais le début d'une grande aventure.


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