1.

En rencontrant Milly on l'imaginerait un peu rock'n'roll. C'est son allure à la Patti Smith dans sa jeunesse qui suscite cette première impression, mais c'est un genre qu'elle se donne. La vie de Milly n'a rien de rock'n'roll. Quand elle est seule, ce qui est souvent le cas, elle écoute de la musique classique à tue-tête, parce que seuls Bach, Grieg et Glenn Gould réussissent à étouffer l'écho de sa solitude.

*

Milly Greenberg avait quitté Santa Fe après avoir obtenu une bourse d'études de l'université de Philadelphie. Deux mille deux cents miles et six États séparaient sa ville natale de celle où elle vivait maintenant, distance qu'elle avait souhaité établir entre sa vie de jeune fille et sa vie de femme. Et pourtant, Milly s'était presque autant ennuyée à suivre des cours de droit en Pennsylvanie que durant son enfance au Nouveau-Mexique. Les trois choses qui l'avaient poussée à poursuivre ses études étaient la vie qui s'offrait à elle sur le campus, qu'elle s'y était fait un véritable ami, et qu'en dépit de son caractère pas toujours facile ses professeurs l'avaient estimée. Milly ne s'était jamais intégrée à ces groupes de jeunes filles qui minaudaient du matin au soir, se remaquillant à chaque intercours, suivant pour toute actualité celles des personnalités en vogue, jugeant leurs frasques et leurs déboires plus passionnants que le sort du monde. Elle n'avait pas plus fréquenté les garçons transpirant leur trop-plein de testostérone sur des terrains de sport, avec leurs carrures exagérées, leurs têtes casquées et joues fardées aux couleurs de l'équipe universitaire de football américain. Milly avait été une étudiante invisible et studieuse, ce qui, considérant le fait que le droit l'ennuyait à mourir, démontrait sa détermination à faire quelque chose de sa vie. Quoi, elle n'en savait toujours rien, mais un destin l'attendait, un destin qui se révélerait bien un jour.

À la fin de son deuxième cycle d'études, l'université avait refusé de reconduire sa bourse mais lui avait proposé un marché que Mme Berlington avait qualifié d'« échange de bons procédés », à savoir collaborer au service juridique en qualité de stagiaire assistante (le service juridique se composant uniquement de Mme Berlington) en contrepartie d'un défraiement de cinq dollars l'heure, d'une assurance maladie et d'un logement de fonction. Milly avait accepté sur-le-champ. Pas pour l'intérêt du poste, ni pour le salaire bien entendu, mais pour continuer à fréquenter le campus. Elle y avait désormais ses repères et ses habitudes.

Aujourd'hui encore, Milly aimait prendre son petit déjeuner au Tuttleman Café, traverser la grande pelouse à 8 h 53, passer devant la bibliothèque Gutman à 8 h 55 avant d'entrer dans le bâtiment administratif où sa journée de travail commençait à 8 h 57. À 11 h 50, elle commandait depuis son ordinateur un sandwich au pastrami pour Mme Berlington. À 12 h 10, elle retraversait la pelouse jusqu'au café du Kambar Campus Center, récupérait le sandwich de Mme Berlington ainsi qu'une salade printanière pour elle, et revenait en empruntant l'allée périphérique, ce qui lui permettait de repasser devant la bibliothèque. Elle prenait son repas assise face à son employeur et regagnait son poste de travail à 12 h 30. À 15 h 55 elle remisait dans le tiroir de son bureau le bloc comportant les notes dictées par Mme Berlington, bloc sur lequel elle posait le cadre photo en métal argenté où sa grand-mère lui souriait, donnait un tour de clé au tiroir avant de partir à 16 heures.

Dernière traversée du campus de la journée, cette fois en direction du parking où Milly reprenait possession de la seule chose qui attestait qu'elle n'était pas une employée si conventionnelle que cela : une Oldsmobile décapotable 1950, propriété de sa grand-mère qui la lui avait offerte quelques années avant qu'elle quitte Santa Fe. Cette voiture, qu'elle entretenait avec la méticulosité d'un collectionneur, devait aujourd'hui coter dans les quatre-vingt mille dollars. Le cabriolet, sorti des usines Oldsmobile trois décennies avant qu'elle-même ne sorte du ventre de sa mère, représentait en cas de coup dur une véritable assurance-vie. Une vie qui à l'aube de ses trente et un ans lui convenait parfaitement.

À 16 h 06 Milly s'installait au volant, tournait le bouton du poste radio et libérait sa chevelure, avant de mettre le contact et d'écouter le grondement du V8 ajouter quelques basses à une fugue de Bach, une symphonie de Mendelssohn ou autre partition de musique classique.

À compter de ce moment, Milly devenait quand même un peu rock'n'roll. Cheveux au vent, par toute température sauf quand il pleuvait, elle roulait jusqu'à la station-service 7-Eleven, où elle étanchait sa soif d'un Coca vendu deux dollars soixante-dix cents et abreuvait sa voiture de deux gallons d'essence pour sept dollars trente. Chaque soir, en regardant défiler les chiffres au cadran de la pompe, elle comptait les minutes passées à recopier les rapports de Mme Berlington. Dix dollars dépensés en cinq minutes, soit trente mille signes tapés sur son clavier durant la matinée. Le reste de son salaire lui servait à payer son repas du soir – le sandwich de Mme Berlington étant pris en charge par le service juridique, Milly s'était arrangée très vite avec l'employé du Kambar Café pour que le prix du pastrami augmente du montant d'une salade printanière –, à s'acheter quelques vêtements, enrichir sa collection de disques, s'offrir une place de cinéma le samedi et, surtout, entretenir son Oldsmobile.

L'employé du Kambar Café s'appelait Jo Malone. Un tel nom ne s'inventait pas. Son véritable prénom était Jonathan, mais « Jonathan Malone » ne sonnait pas aussi bien, avait estimé Milly dont l'oreille musicale était infaillible. Jo, qui avait hérité grâce à elle d'un nom digne d'un personnage de film de gangsters, était un jeune homme à la silhouette élégante que la nature avait doté d'un talent de poète. Ne réussissait-il pas le difficile tour de passe-passe de composer chaque jour pour Milly, et en toute saison, une merveilleuse salade de printemps ?

Jonathan Malone était éperdu d'amour pour une certaine Betty Cornell qui n'aurait jamais posé son regard sur un employé de cafétéria, quand bien même ce dernier eût dévoré toute l'œuvre de Corso, Ferlinghetti, Ginsberg, Burroughs et Kerouac, et Jo connaissait leur prose presque par cœur. Jo Malone s'efforçait de mettre un peu de poésie dans des sandwichs et salades à cinq dollars cinquante, dans l'espoir de poursuivre un jour ses études et d'enseigner le monde merveilleux des mots à des jeunes filles qui avaient pour modèles Britney Spears, Paris Hilton et des mannequins anorexiques. Milly lui avait souvent dit qu'il avait l'âme d'un évangélisateur qui aurait embrassé la littérature pour religion.

En quittant la station-service, Milly s'engageait sur la Highway 76 où elle poussait une pointe de vitesse jusqu'à la sortie suivante qu'elle empruntait pour rentrer chez elle.

Milly habitait une petite maison en bois sur Flamingo Road, juste derrière le réservoir d'eau de sa banlieue. C'était un quartier sans prétention, mais auquel on pouvait trouver un certain charme. La ville s'arrêtait à Flamingo Road, où la forêt reprenait ses droits.

Le soir, Milly bouquinait, sauf les vendredis où Jo venait dîner avec elle. Ils regardaient un épisode d'une série télévisée qu'ils aimaient tous deux : une avocate, épouse d'un futur sénateur, voyait sa vie basculer quand la liaison de son mari avec une call-girl était révélée par la presse.

À la fin de l'épisode, Jo lui lisait à voix haute les poèmes qu'il avait écrits durant la semaine. Milly l'écoutait attentivement puis l'obligeait à une seconde lecture, accompagnée cette fois d'un morceau de musique qu'elle avait choisi en fonction des textes de Jo.

La musique était le trait d'union qui les liait depuis leur première rencontre, elle en fut même à l'origine.

*

Jo, pour arrondir ses fins de mois, jouait de l'orgue à l'église. La vacation musicale étant payée trente-cinq dollars au forfait, il raffolait des enterrements.

Les mariages durent un temps fou, les invités tardent à s'installer, la mariée se fait attendre, les vœux s'éternisent et il faut continuer de jouer jusqu'à ce que les époux et leurs invités aient quitté le parvis. Les obsèques ont pour avantage que les morts sont d'une ponctualité sans faille. De surcroît, le curé ayant une sainte horreur des cercueils, il sautait allégrement des passages entiers de son bréviaire pour exécuter la messe en trente-cinq minutes chrono.

Un dollar la minute, c'était un job en or et Jo, qui n'était pas le seul musicien auquel le curé faisait appel pour accompagner ses offices, ne manquait jamais de parcourir la rubrique nécrologique publiée dans le journal du dimanche, pour être le premier à s'inscrire sur l'agenda de la semaine.

Un mercredi matin d'obsèques, alors qu'il entamait une fugue de Bach, Jo avait aperçu une jeune femme entrer dans l'église. La cérémonie parvenait à son terme, les paroissiens commençaient à se lever pour aller rendre un dernier hommage à Mme Ginguelbar, épicière de son vivant, tuée bêtement par une pile de cageots de pastèques haute de deux fois sa taille, qui lui avait dégringolé sur le thorax. La pauvre Mme Ginguelbar n'était pas décédée sur le coup, son agonie avait dû être horriblement longue puisqu'elle était restée toute une nuit à suffoquer sous un amas de cucurbitacées qui avaient eu raison de son dernier souffle.

L'arrivée de Milly en jean, tee-shirt échancré et cheveux lâchés avait attiré l'attention de Jonathan, tant elle détonnait avec l'assemblée. L'organiste a le privilège depuis sa position de voir dans le moindre détail tout ce qui se passe dans l'église.

Aujourd'hui encore, lorsque Milly avait un coup de cafard, Jo lui remontait le moral en lui racontant quelques anecdotes croustillantes dont il avait été témoin. Mains joueuses qui soulevaient une jupe ou caressaient un pantalon, voisins bavards qui chuchotaient sans prêter la moindre attention à la cérémonie, têtes qui dodelinaient avant de piquer du nez, autres têtes qui se tournaient pour lorgner une femme, le contraire se produisant aussi et plus fréquemment qu'on ne le pense, fous rires enfin, quand M. le curé, qui avait un cheveu prononcé sur la langue, appelait notre Cheigneur tout puichant et cha michéricorde. Même les bibles qui cachaient un téléphone portable ou un livre n'échappaient pas à Jo.

Ce mercredi-là, les portes à peine refermées, Jo avait quitté son orgue pour dévaler l'escalier en colimaçon qui aboutissait près du confessionnal. La jeune femme était restée seule sur un banc alors que le cortège accompagnait déjà Mme Ginguelbar au cimetière qui jouxtait la sacristie.

Il s'était assis près d'elle, et avait fini par rompre le silence en lui demandant si elle était une proche de la défunte. Milly avait avoué ne pas la connaître et, avant que Jo ne l'interroge sur la raison de sa présence, elle lui avait confié qu'il avait un joli doigté, qu'elle aimait sa sensibilité et sa façon d'interpréter Bach. Cette minute-là avait marqué la fin de deux solitudes. Celle de Jo, qui n'avait jamais entendu de si belles choses sur sa façon de jouer, et celle de Milly, qui n'avait jamais eu envie de devenir l'amie de qui que ce soit depuis son arrivée à Philadelphie.

Jo l'avait prise par la main pour l'entraîner vers l'escalier en colimaçon. Milly s'était émerveillée en découvrant la vue de la nef depuis la mezzanine. Jo l'avait invitée à s'adosser aux tuyaux d'orgue qui grimpaient le long du mur, s'était installé à son clavier et avait interprété une toccata en mineur.

Milly avait eu l'impression que la musique lui traversait le corps, pénétrait son cœur, que le tempo battait jusque dans ses veines. Cette sensation d'être parcourue par les notes relevait du divin. Hélas, ce concert privé avait été interrompu par l'arrivée du curé. S'étonnant de ne pas trouver son église silencieuse, il était monté à son tour. En découvrant Milly dos collé aux tubulures, bouche ouverte et exaltée, il avait affiché la tête d'un exorciste face au démon. Jo s'était arrêté de jouer et, quand le curé lui avait demandé qui était cette jeune femme à ses côtés, il avait bafouillé au point que ses explications avaient paru inintelligibles.

Milly avait tendu la main au curé pour le saluer, et prétendu, avec un aplomb qui avait sidéré Jo, qu'elle était sa sœur. Le curé, sourcillant, avait posé les trente-cinq dollars de Jo sur un banc et les avait priés de quitter les lieux.

Une fois sur le parvis, Jo, qui se prénommait encore Jonathan, avait invité Milly à déjeuner.

Dix ans plus tard, il leur arrivait encore d'aller déposer un bouquet de tulipes sur la tombe de Mme Ginguelbar, au jour anniversaire de leur rencontre.

*

Milly avait connu une grande aventure qui l'avait rapprochée de Jo. Elle était liée à son travail.

Le serveur informatique du campus avait été piraté. Le directeur de l'université avait suspecté une anomalie alors que les étudiants avaient abordé leurs examens semestriels avec une décontraction inhabituelle. Plus inhabituel encore, les professeurs avaient été incapables de noter une copie en dessous de quatre-vingts points sur cent. Il s'avéra très vite que quelqu'un avait eu accès aux sujets.

Le service juridique de l'université n'avait traité jusque-là que des affaires banales, vérifications de polices d'assurance, demandes de certificats divers, rédactions de notes administratives en tout genre (le directeur étant friand de notes réglementant le comportement des étudiants sur le campus, afin surtout d'établir ce qui leur était interdit de faire). Aussi, lorsqu'il avait fait une entrée fracassante dans le bureau du service juridique pour annoncer que l'université s'apprêtait, pour la première fois de son histoire, à déposer plainte, au pénal de surcroît, la tension artérielle de Mme Berlington avait atteint des niveaux paroxystiques, dépassant même la moyenne des notes obtenues par les étudiants à leurs partiels.

Rédiger la plainte n'avait pris qu'une demi-journée à Mme Berlington, et autant à Milly pour la retranscrire. Elles eussent toutes deux préféré – surtout Mme Berlington – que ce travail les occupe un peu plus longtemps, un temps que justifiait pleinement la gravité des faits aux yeux du directeur. Elles avaient décidé, d'un accord tacite, d'attendre quelques jours avant de l'informer que leur mission était accomplie et le service juridique prêt à faire feu de tout bois contre les pirates sans foi ni loi qui avaient attaqué le système.

Au cours de cette semaine si particulière, chaque fois que Milly avait croisé le directeur dans un couloir, elle avait affiché la mine affligée d'une employée qui compatissait pleinement à la situation dramatique que traversait l'université, ce qui avait fini par lui valoir, en retour, l'esquisse d'un sourire, sourire contrit mais sourire quand même. Alléluia !

Et alors que Mme Berlington retournait en secret à ses tâches courantes, Milly, qui s'ennuyait de plus en plus, avait décidé de mener sa propre enquête.

Jo Malone était poète, et, en devenir, le professeur que tout étudiant rêverait d'avoir au moins une fois au cours de ses études ; mais il était aussi très habile devant plusieurs sortes de claviers : ceux des orgues, pianos ou clavecins, et ceux des ordinateurs. Si quelqu'un dans l'entourage de Milly, qui ne comptait pour être honnête que Mme Berlington, M. le directeur de l'université, Mme Hackermann sa voisine sur Flamingo Road, et Jo, pouvait l'aider à trouver l'identité de celui ou celle qui avait volé les sujets d'examens, c'était bien Jo, son seul et véritable ami.

Le mardi qui avait suivi la découverte du forfait, Milly et Jo s'étaient aventurés dans une expédition nocturne, un peu illégale certes, mais menée dans le cadre d'une enquête qui, si elle aboutissait, bénéficierait à l'université.

Milly était revenue garer son Oldsmobile sur le parking du campus à 20 h 30, heure à laquelle Jo finissait son service. Il l'avait rejointe, et elle l'avait autorisé à fumer une cigarette dans sa voiture, capote fermée, mais vitre ouverte. Ils avaient attendu une demi-heure dans le plus grand silence avant d'emprunter l'allée longeant la bibliothèque, la moins éclairée de toutes. Grâce à son badge magnétique, ils n'avaient eu aucune difficulté à entrer dans le bâtiment administratif où se trouvait la salle informatique. Jo avait choisi d'agir sur place. Si la police prenait la plainte au sérieux et diligentait sa propre enquête, toute tentative d'accès au serveur depuis l'extérieur serait facile à tracer. Pas question donc de procéder depuis son ordinateur personnel, ni même depuis l'un des cybercafés de la ville qui, pour des raisons de sécurité nationale, étaient désormais tous équipés de caméras de surveillance.

Jo, dont la sagacité épatait toujours Milly, avait suspecté le hacker d'avoir tenu le même raisonnement. Dans ce genre de cyberattaque, le meilleur moyen de ne pas se faire prendre étant de se brancher directement sur la bête dont on veut pomper le sang, un peu à la manière des tiques, qui comme on le sait, préfèrent les chiens aux disques durs des ordinateurs.

Parcourir le couloir du rez-de-chaussée dans le noir leur avait fichu une trouille bleue. Il leur avait fallu avancer sans bruit et opérer entre 21 heures et 21 h 30, demi-heure pendant laquelle les agents de nettoyage se trouvaient dans les étages.

Jo, une lampe torche coincée entre les dents, avait ouvert la porte de la baie informatique, repéré l'endroit adéquat pour se connecter à l'ordinateur et commencé à pianoter sur le clavier. Il avait interrogé la mémoire du serveur, identifié le jour et l'heure de l'effraction, et trouvé la preuve irréfutable que quelqu'un s'était bien introduit dans les locaux. Le hacker avait dû être dérangé et ne devait pas en mener large depuis, car il avait laissé son mouchard sur place. Les sujets d'examens avaient transité du serveur vers une clé USB pourvue d'un émetteur Bluetooth. Jo avait raillé l'incompétence des informaticiens de la fac qui ne l'avaient pas découverte avant lui.

– Ils étaient au moins deux. L'un ici, et l'autre à l'extérieur probablement tapi sous une fenêtre, ce genre de truc ne porte pas très loin, avait-il chuchoté en prélevant l'objet du délit.

Milly en avait déduit que le pirate y avait forcément laissé ses empreintes ; Jo n'aurait qu'à pénétrer le serveur de la police pour retrouver son identité. Il l'avait regardée, non sans étonnement, lui avait souri, attendri qu'elle l'ait cru capable d'une telle prouesse. Avec un plan plus simple en tête, il avait glissé le mouchard dans sa poche, consulté sa montre et indiqué à son amie qu'il fallait quitter les lieux.

Sur le chemin du retour, ils avaient dû s'engouffrer brusquement dans la pièce où travaillait Milly et se cacher sous le bureau de Mme Berlington. L'un des techniciens du service d'entretien avait modifié sa routine et passait le linoléum du couloir à la polisseuse, les empêchant de quitter les lieux. Les deux amis, accroupis, avaient retenu leur souffle. Mais la tâche était devenue presque impossible quand Milly avait extirpé de son dos un objet qui lui rentrait dans les reins, et découvert qu'il s'agissait d'une charentaise. L'image de Mme Berlington avec son air sentencieux et sa mine grave, charentaises aux pieds, avait déclenché chez Milly un fou rire que Jo avait eu toutes les peines du monde à étouffer de la main. Ce fut la seule fois qu'il y eut un trouble entre eux. Leur amitié n'en avait jamais connu auparavant et n'en connut jamais depuis. Mais Jo avait senti la langue de sa meilleure amie parcourir la paume de sa main, le long de sa ligne de vie. Ils avaient échangé un regard étonné dans la pénombre, recroquevillés sous le bureau de Mme Berlington, jusqu'à ce que Milly lui dise qu'elle n'entendait plus aucun bruit dans le couloir et qu'ils pouvaient s'enfuir.

De retour chez Milly, Jo avait inséré le mouchard dans son ordinateur et l'avait torturé à grands coups d'algorithmes, jusqu'à ce qu'il finisse par lui livrer le mot de passe de son propriétaire. Il avait alors annoncé fièrement à Milly qu'il aurait tôt fait de découvrir l'identité des coupables.

Le lendemain, installé derrière son comptoir et muni de son sésame, Jo avait initié une procédure de connexion à distance depuis son téléphone portable chaque fois qu'un étudiant entrait dans le café du Kambar Campus Center. Comme la grande majorité d'entre eux s'y rendait au moins une fois par jour, il ne lui avait pas fallu longtemps pour établir que Frank Rockley était l'un des deux hackers. Jo avait affiché un sourire en coin en savourant cette découverte. Frank Rockley était capitaine de l'équipe de baseball de l'université et il était curieux de savoir ce que ferait le directeur en apprenant le nom du coupable à trois mois du championnat interuniversitaire qui comptait plus que tout pour la renommée et les finances de l'établissement.

Il s'était étonné que cette révélation ne procure aucune joie à Milly. Il s'était attendu à une franche rigolade, mais elle avait eu l'air triste en l'écoutant et il n'avait pu s'empêcher de lui demander pourquoi.

Milly lui avait alors confié un secret qui lui pesait. Elle, qui n'avait que mépris pour ces garçons shootés au sport qu'elle qualifiait, injustement le plus souvent, de brutes ignares, avait développé des sentiments à l'égard de Frank Rockley.

– Ce sont ses yeux, avait-elle avoué sur un banc où ils avaient pris place. Il y a quelque chose dans son regard, le reflet d'une enfance triste. J'ai appris, avait-elle ajouté, que c'est son père qui le pousse à l'excellence, alors que lui voudrait rejoindre une ONG et partir découvrir le monde.

– Et comment sais-tu cela ? lui avait demandé Jo en repensant à l'émoi qu'il avait connu la veille sous le bureau de Mme Berlington, se félicitant de n'en avoir rien dit.

– Un soir où j'entrais dans ma voiture, il s'est approché et m'a dit qu'il la trouvait élégante. C'est ce mot dans sa bouche qui m'a mis la puce à l'oreille. « Élégant », c'est un joli mot, n'est-ce pas ? Nous avons discuté, je crois que ce soir-là il en avait gros sur le cœur. La semaine suivante, je l'ai recroisé au secrétariat, on s'est souri. Nous avons pris un café...

– Pas dans le mien, interrompit Jo.

– Non, répondit Milly, c'était un matin, nous sommes allés au Tuttleman, bref, il m'a raconté son histoire et je me suis aperçue...

– Qu'il te plaisait ?

– Quelque chose dans le genre, oui.

– Tu lui en as parlé ?

Milly donna un coup d'épaule à Jo.

– Ce n'était que passager, pas de quoi en faire une histoire.

Jo lui avait demandé si elle comptait le dénoncer et Milly lui avait rappelé qu'elle n'était pas flic et que lui non plus. Et puis ils auraient tous deux bien des difficultés à expliquer au directeur comment ils avaient débusqué son pirate.

– Tu veux savoir qui était son complice ?

– Tu le connais ?

– Je la connais, précisa Jo.

– Ah ! souffla Milly en se levant.

– Si cela ne t'intéresse pas plus que cela, alors pourquoi avons-nous entrepris cette expédition ?

Pour toute réponse, elle avait remercié Jo d'un baiser sur la joue, lui avait assuré qu'elle avait passé une soirée épatante, que leur escapade nocturne resterait l'un de ses meilleurs souvenirs. Puis, comme si de rien n'était, elle lui avait donné rendez-vous le lendemain pour aller au cinéma, intention inutile puisqu'ils se retrouvaient tous les samedis devant le multiplex sur West Ridge Pike.

En regardant Milly s'éloigner, Jo avait repensé au jour où il l'avait vue pour la première fois à l'église.

L'amitié qui se tissait depuis dix ans entre Jo et Milly se nourrissait de confidences, de séances de cinéma le samedi après-midi, de longues conversations sur le muret qui borde le réservoir, mais aussi de silences. En hiver, à l'arrivée des premiers flocons, ils grimpaient sur le toit de la maison de Milly pour regarder la neige blanchir la futaie d'épicéas et de pins argentés. Ils fumaient quelques cigarettes et restaient là, à bavarder jusqu'à ce que le froid les oblige à rentrer.

*

Milly n'avait pas dénoncé Frank Rockley, pas plus que sa complice, bien qu'elle y eût songé en découvrant leur flirt : elle les avait vus au cinéma s'embrasser si goulûment qu'on aurait cru qu'ils se léchaient le visage. Milly en avait déduit que Stephanie Hopkins, pour être capable d'ouvrir si grand la bouche, avait dû être une grenouille dans une vie antérieure. D'une nature optimiste, elle avait trouvé réconfortant que Frank semblât gêné d'être surpris ainsi ; un garçon n'affiche d'embarras en pareille circonstance que si ses sentiments sont confus. Une fois que Frank aurait fait le tour de la poitrine et des bajoues de sa grenouille, leur histoire ne serait plus qu'un souvenir.

Il avait fallu deux mois à Frank pour achever son périple. Hopkins faisait tout de même un 90 C.

Un matin, Milly l'avait croisé assis à une table du Tuttleman, plongé dans la lecture d'un manuel de droit. Elle s'était approchée l'air taquin, avait posé sur la table le mouchard que Jo avait accepté de lui confier et s'était éloignée sans se retourner, comptant mentalement le temps qu'il faudrait à Frank pour lui courir après et la rattraper. Il n'en avait rien fait, ce n'était pas un hasard s'il était capitaine d'équipe, et cela avait renforcé les sentiments que Milly nourrissait à son égard. Elle lui avait rendu la monnaie de sa pièce dix jours plus tard, quand il lui avait proposé en la recroisant de l'emmener dîner un soir.

Elle lui avait répondu qu'elle y réfléchirait.

Le manège aurait pu se prolonger, mais Jo était intervenu pour lui faire la morale. S'il avait eu la chance que Betty Cornell s'intéresse à lui, il n'aurait pas pris le risque de se livrer à des jeux d'adolescents. Milly avait reconnu qu'il n'avait pas tort et le samedi suivant elle avait passé la soirée et la nuit en compagnie de Frank.

*

Les saisons filent à toute vitesse, même dans la banlieue de Philadelphie. Frank n'est plus capitaine d'équipe ; à la fin de ses études, il est entré dans le cabinet d'avocats de son père, dont les bureaux se trouvent en centre-ville. Milly et lui sont toujours en couple. Ils n'en sont pas encore au point de s'installer ensemble, mais c'est un sujet qu'ils abordent, comme l'idée de se marier un jour. Frank travaille beaucoup et, pour décompresser, il joue chaque samedi au baseball. Milly en profite pour aller au cinéma avec Jo. Après la séance, ils déambulent dans les allées du centre commercial, partageant de longues conversations. Lorsqu'elle s'achète des vêtements, elle lui offre parfois un tee-shirt ou une chemise, et lui l'invite à dîner.

Puis quand vient l'hiver ils grimpent sur le toit de la maison de Milly et regardent côte à côte la neige tomber.

La plupart du temps, Milly est heureuse de sa vie. Même si celle-ci est un peu routinière, entre son travail sur le campus où Mme Berlington lui confie désormais la libre rédaction des rapports qu'elle lui dictait avant, les cinq nuits par semaine où Frank vient dormir chez elle et ses samedis avec Jo, elle lui convient parfaitement.

Certains soirs, Frank trouve à Milly le regard absent, alors il lui reparle de ses rêves, de son envie de s'affranchir de son père, de s'engager dans une ONG et de partir en voyage avec elle, et ces soirs-là Milly repense à ce destin auquel elle a toujours cru, se demandant parfois s'il viendra vraiment frapper à sa porte.

*

Au premier jour du printemps, alors que Milly entre à 16 h 06 dans son Oldsmobile garée sur le parking, elle ne peut se douter que bientôt il va se présenter à elle.

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