2.

Elle se l'était juré, cette nuit serait la dernière qu'elle passerait ici, et tandis qu'elle revisitait une ultime fois son plan, elle se demanda comment la vie serait au-dehors. Tant de choses lui avaient échappé. La télévision et les journaux assuraient un semblant de lien avec les temps modernes, mais elle les délaissait depuis longtemps, se réfugiant dans la lecture des livres qu'elle empruntait à la bibliothèque. Elle savait ignorer tout ou presque du monde qu'elle s'apprêtait à rejoindre.

Elle referma son cahier et essaya de se remémorer le jour où elle en avait rédigé les premières lignes. C'était au lendemain d'un réveillon, il y a neuf ou dix ans peut-être, comment se le rappeler ? À force de répéter les mêmes choses, les mêmes gestes, de subir une routine invariable, tout finit par se confondre. Son existence s'était améliorée après son transfert et ce repas de Noël avait presque pris un petit air de fête. On avait servi un gâteau légèrement alcoolisé au rhum, une pâtisserie qui portait un drôle de nom, semblable à un borborygme, mais elle avait oublié lequel. Elle aurait dû dater les pages, sa mémoire foutait le camp, même si elle s'exerçait à la mettre à l'épreuve chaque soir en s'endormant.

Elle regarda par la fenêtre grillagée le halo orangé des réverbères qui éclairaient la cour et s'imagina incarner l'un de ces personnages de fiction qui surgissent du passé pour renaître dans un présent qu'ils ont du mal à concevoir. L'idée l'amusa et elle en rit toute seule.

Elle rangea le cahier sous son matelas, fit sa toilette et alla se coucher en compagnie d'un roman commencé la veille, attendant que l'ordre soit donné d'éteindre la lumière. Elle qui dans sa jeunesse s'enorgueillissait de la richesse de son vocabulaire était désormais confrontée à tant de mots dont le sens lui échappait. Que pouvait signifier « twitter », sinon imiter le pépiement d'un moineau ? Et pourquoi l'héroïne d'un roman irait-elle faire l'oiseau à la sortie d'un restaurant pour raconter son dîner en compagnie d'un politicien qui s'était comporté en mufle ? Cela n'avait pas de sens. Et aller publier une photo du goujat sur Facebook – probablement un nouveau magazine –, à peine rentrée chez elle, n'avait là aussi ni queue ni tête.

Lorsque le dortoir fut plongé dans la pénombre, elle garda les yeux ouverts, compta les secondes – elle ne se trompait jamais – et s'arrêta à dix mille huit cents. On éteignait les feux à 21 heures, il était donc minuit, heure du changement de service. Elle récupéra sous son lit le sac de linge sale dans lequel elle avait caché ses affaires, hésita à emporter le roman, et se leva en silence. Elle avança jusqu'à la porte, tourna la poignée juste assez pour faire reculer le pêne hors de la gâche, la poussa lentement et s'engagea dans le couloir. Il lui fallait parcourir cinquante pas avant d'atteindre le recoin où se trouvait la fontaine à eau.

Elle s'y faufila, retint son souffle au moment où passa la surveillante qui finissait sa ronde, et reprit son chemin.

L'infirmière de garde allait se coucher dès l'extinction des feux. Depuis qu'elle s'était trouvée incapable de rouvrir son local une nuit où une détenue s'était tailladé les poignets, elle ne le fermait plus à clé. La clé, c'était Agatha qui la lui avait subtilisée, elle était douée pour ce genre de choses. Quand une patiente hurle de douleur à vous vriller les tympans, une bonne infirmière ne fait plus attention à son trousseau. Agatha savait simuler toutes sortes de maux pour passer du temps à l'infirmerie, elle savait aussi faire semblant d'avaler les cachets qu'on lui donnait.

Elle entra dans la pièce, referma la porte derrière elle et se coucha à même le sol. La loupiote de l'armoire vitrée à médicaments éclairait suffisamment pour projeter son ombre sous la porte. Elle rampa jusqu'à la grille d'aération, elle n'était plus fixée depuis qu'Agatha en avait ôté les vis une à une au cours de six visites consécutives. L'infirmière la laissait toujours se reposer seule après lui avoir donné un calmant. Elle se glissa dans le conduit de ventilation qui traversait le mur pour déboucher sur le local technique où les hommes de ménage entreposaient leur matériel. Elle s'était si souvent amusée avec l'infirmière à épier leurs conversations. C'est elle qui lui avait expliqué par où transitait le son.

Une fois dans le local, elle se débarrassa de son pyjama, enfila ses vêtements, grimpa dans le container où l'on déversait papiers, cartons, bouteilles en plastique et autres déchets secs dont elle se recouvrit. Puis elle continua de compter les secondes jusqu'à minuit et demi.

Lorsque la porte du local s'ouvrit, son cœur s'emballa. Les roues du container où elle s'était cachée couinaient sur le linoléum du couloir. L'homme de maintenance qui le poussait s'arrêta pour se moucher et se remit en route. Agatha entendit la clé tourner dans la serrure de la porte qui donnait sur la cour. Le manutentionnaire se moucha à nouveau, souleva le couvercle pour se débarrasser de son Kleenex et conduisit le container jusqu'au quai de chargement. Puis ce fut le silence.

Mille huit cents secondes plus tard, elle entendit le moteur d'un camion, le son strident de son alarme de recul, et le bruit des vérins qui se déployaient vers le container pour le soulever de terre.

Agatha avait imaginé cent fois ce moment, certainement le plus dangereux. Elle se recroquevilla, couvrit sa tête avec ses bras et détendit ses muscles. Elle avait pratiqué des acrobaties plus dangereuses, mais son corps aujourd'hui était moins tonique, ses articulations moins souples. Les charnières du couvercle commencèrent à claquer, elle se sentit glisser et ne chercha pas à lutter, conservant toutes ses forces pour la suite des événements. L'inclinaison devenait de plus en plus prononcée quand soudain, au milieu d'un fatras de papiers, cartons et bouteilles, elle se trouva projetée dans la gueule béante de la benne à ordures.

La mâchoire du compacteur se rabattit pour entraîner les déchets vers le ventre de la benne, Agatha tendit les bras, prit appui sur ses jambes et se retint au rebord de la trémie tandis que le container redescendait sur le quai. La bête semblait repue, la mâchoire recula, offrant à Agatha l'occasion de se tapir sous les cartons qui avaient échappé au carnage.

Le camion s'ébranla enfin, ses vitesses craquaient, il ralentit pendant que la grille de la cour coulissait sur son rail et s'élança sur la route.

Aucune voiture ne les suivait puisque aucun faisceau de phares n'illuminait sa cachette. Agatha releva la tête et regarda l'asphalte défiler derrière elle. De part et d'autre de la route, de grands pins argentés s'élevaient dans le ciel. L'air était doux, et elle sut que jamais elle n'oublierait cette nuit, empreinte d'un parfum de liberté.

Le camion traversa la forêt, un village, puis un autre, avant de pénétrer dans la banlieue. Elle hésita à en descendre lorsqu'il marqua l'arrêt à un premier feu rouge à l'entrée de la ville. Le carrefour était désert, mais trop éclairé à son goût. Le troisième arrêt lui convint, il faisait sombre et il n'y avait personne aux alentours. Elle sauta de la benne, en restant dans son axe, de façon à ce que le conducteur ne puisse la voir dans son rétroviseur. Quand le camion redémarra, elle se mit en marche, calmement, comme quelqu'un qui traverse la chaussée. Si le chauffeur l'apercevait, il ne croirait voir qu'un piéton dans la nuit.

Une fois sur le trottoir, elle continua d'avancer, tête baissée. Le camion disparut et elle se retint de pousser un cri de joie, il était encore trop tôt pour crier victoire. Elle marcha deux heures durant, sans s'arrêter une seule fois. Ses jambes la faisaient souffrir, ses tympans bourdonnaient, ses poumons lui brûlaient la poitrine, sa tête et ses épaules étaient lourdes. Plus elle avançait, plus la douleur gagnait son corps et elle commença à penser qu'elle n'y arriverait pas.

À bout de souffle, elle releva la tête. Elle qui ne croyait plus en Dieu depuis longtemps se mit à l'implorer. Trente ans de pénitence ne lui avaient pas suffi, que voulait-il de plus ? Qu'avait-elle fait de si terrible pour mériter la peine qu'on lui avait infligée ?

– Tu pouvais tout me prendre, et tu l'as fait, mais pas ma dignité, je n'y renoncerai pas ! jura-t-elle en levant le poing.

Un panneau publicitaire en haut d'un mât signalait un centre commercial à quelques rues de là. Elle l'atteindrait, résolue à user tout ce qui lui restait de force.

Elle traversa l'immense parking désert, se sentit prise d'un étourdissement et dut se retenir au capot d'une voiture pour ne pas trébucher.

Elle repéra enfin une cabine téléphonique. Depuis qu'elle marchait, elle avait fini par se demander s'il en existait encore sur terre. Elle fouilla le fond de sa poche, trouva l'argent qu'elle avait volé à l'infirmière, quelques dollars et une dizaine de pièces entourées de papier pour ne pas faire de bruit, en glissa deux dans la fente de l'appareil et composa un numéro.

– C'est moi, souffla-t-elle, il faut que tu viennes me chercher.

– Tu as réussi ?

– Tu crois que je t'appellerais à cette heure-ci, si ce n'était pas le cas ?

– Où es-tu ?

– Je n'en ai pas la moindre idée, un centre commercial, le Newton Square Shopping Center. Je suis devant un restaurant chinois sur Alpha Drive. Dépêche-toi, je t'en supplie.

L'homme auquel elle s'adressait pianota sur son ordinateur l'adresse que venait de lui communiquer Agatha.

– J'arrive dans dix minutes, un quart d'heure tout au plus, une Chevy Volt, ne bouge pas de là, et attends-moi.

Il raccrocha, et Agatha en reposant le combiné soupira en s'exclamant :

– Mais bon sang, qu'est-ce que c'est qu'une Chevy Volt ?

*

Elle n'avait pas prononcé un mot depuis qu'elle était montée à bord de la voiture ; elle s'était contentée d'ouvrir la vitre et observait le paysage.

– Tu ne devrais pas faire ça, il y a des caméras, on pourrait te reconnaître, s'inquiéta le conducteur.

– Quelles caméras ? Nous sommes en Amérique ou dans le monde d'Orwell ?

– Les deux, ma chérie, répondit le conducteur.

– Ne m'appelle pas ainsi, je n'aime pas ça.

– Maintenant que tu es libre, tu préfères que je t'appelle Hanna ?

– Ne m'emmerde pas, Max, je suis libre et fatiguée.

– Alors remonte cette vitre si tu veux le rester !

– Ils ne s'apercevront de rien avant 6 heures du matin. Et je ne pense pas qu'ils lanceront toutes les polices à mes trousses, je ne représente plus d'intérêt pour personne.

– Si c'était le cas, je ne traverserais pas la ville en pleine nuit, lâcha Max.

Agatha se tourna vers lui et l'observa.

– Tu as vieilli, lui dit-elle.

– Depuis ma dernière visite ?

– Non, depuis la dernière fois que nous nous sommes retrouvés tous les deux à fuir en voiture. Mais la dernière fois, on entendait le moteur et tu conduisais plus vite.

– À l'époque, il n'y avait pas de radar, et elle roulait à l'essence, celle-ci est électrique.

– Les bagnoles sont électriques maintenant ? Bon sang, que ça va être difficile de s'adapter. Où m'emmènes-tu ?

– Pas chez moi, c'est trop risqué, je suis le premier qu'ils viendront interroger, à cause des visites.

– Je croyais que tu te présentais sous un faux nom ?

– Oui, mais il y avait aussi des caméras au parloir, ils feront le rapprochement très vite.

Agatha soupira.

– Les temps ont changé, Hanna, je n'y suis pour rien.

– Si, nous y sommes tous pour quelque chose puisque nous avons échoué. Je préfère que tu m'appelles Agatha, Hanna n'est plus de ce monde, pas de celui-ci en tous les cas.

– Nous avons tous vieilli, comme tu le disais. Je possède un chalet près de Valley Forge, nous y serons bientôt.

La route s'enfonçait dans un sous-bois. Après quelques miles, la voiture emprunta un chemin forestier à la fin duquel elle s'immobilisa. Max sortit le premier, fit le tour de la Chevy, ouvrit la portière d'Agatha et l'aida à descendre. Il alluma une lampe torche et la soutint par le bras.

– Ce n'est pas loin, une trentaine de mètres à peine. Tu seras bien ici, et lorsque tu auras repris des forces, dans quelques jours, nous aviserons.

Le faisceau de sa lampe éclaira la façade d'un chalet en rondins de bois. Max prit les clés dans sa poche et invita Agatha à entrer. Il appuya sur l'interrupteur, illuminant un lustre qui pendait au bout d'une chaîne accrochée au plafond. La hauteur de la pièce était impressionnante. Deux fauteuils Chesterfield sur un tapis épais se faisaient face de part et d'autre d'une cheminée monumentale. À l'opposé se trouvaient une table de salle à manger en merisier entourée de huit chaises du même bois, un bureau en acajou et un fauteuil en cuir recouvert d'un plaid. Un escalier grimpait le long du mur jusqu'à une mezzanine.

– Les chambres sont là-haut, dit Max en se rendant à la cuisine.

Agatha le suivit.

– C'est drôlement beau chez toi, souffla-t-elle.

– Ça a du charme, répondit Max en lui servant un verre de vin.

– C'est cossu, ça a dû te coûter bonbon, une histoire pareille.

– J'ai acheté ce chalet pour trois fois rien ; le retaper, je ne dis pas.

– Tu as gagné tant d'argent que ça pendant que je croupissais en cellule ?

– Je m'en suis sorti ; tu voulais quoi, que je vive sous les ponts ?

– Je ne voulais rien, Max. Je suis heureuse que tu aies pu passer au travers des mailles du filet. Merci pour le vin, je le boirai plus tard, je voudrais aller me rafraîchir.

– La salle de bains est à l'étage, indiqua Max en désignant l'une des deux portes que l'on apercevait derrière le garde-corps de la mezzanine.

Agatha monta l'escalier, regardant les photos qui décoraient le mur. Elle s'arrêta devant celle où Max posait le visage collé à celui d'une jeune femme.

– Quel âge a ta fille ? demanda Agatha.

– Trente ans, marmonna Max. La porte à gauche est celle de la chambre, à droite celle de la salle de bains.

– Il n'y a qu'une seule chambre ?

– Le lit est confortable, tu y dormiras comme un ange.

– Et toi, tu vas retrouver ta fille ?

– Tu as faim ? s'enquit Max en levant la tête.

– Je suis affamée, répondit Agatha avant de disparaître dans la salle de bains.

Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas vu de baignoire qu'elle s'en approcha avec la circonspection d'un antiquaire qui vient de dénicher une précieuse relique. Elle s'assit sur le rebord, ferma la bonde et caressa la robinetterie avant de l'actionner, émerveillée par la clarté de l'eau qui s'en écoulait.

Elle repéra un carafon de sels de bain posé sur l'étagère d'une niche maçonnée dans le mur, souleva le bouchon pour en humer le contenu et le déversa presque entièrement. Le parfum de pêche l'émut aux larmes.

Au cours des vingt premières années de sa captivité, il lui avait fallu se résoudre à tant de sacrifices pour obtenir un morceau de savon rien qu'à elle, sans compter les fois où elle avait dû se battre pour qu'on ne le lui vole pas. Agatha contempla le reflet de son visage ondulant sur l'eau entre les parois d'émail et en effleura la surface pour l'effacer.

Elle se déshabilla et s'observa, nue dans le miroir en pied auquel elle faisait face. Sa peau était encore ferme, ses seins forts et ronds, ses hanches solides, sa toison noire, et lorsqu'elle se retourna pour examiner ses fesses, fière d'avoir su entretenir ce corps durant toutes ces années, elle sourit en pensant que quelques hommes pourraient encore y succomber.

Le bain était trop chaud, mais elle s'y plongea jusqu'au cou. Elle avait oublié à quel point cette sensation de flottement était délicieuse ; si délicieuse qu'elle se fit la promesse qu'à compter de ce jour elle se baignerait autant de fois qu'elle en aurait envie. Elle avait payé sa dette, bien plus cher qu'elle n'aurait dû. Plus personne ne lui interdirait quoi que ce soit et nul règlement ne l'obligerait à faire ce qu'elle ne voulait pas.

Une petite voix dans sa tête la rappela à la raison : si elle avait pris de tels risques et attendu tout ce temps, c'était au nom d'une promesse plus importante que de se prélasser dans un bain. Et cette promesse, elle la tiendrait quoi qu'il lui en coûte.

Elle chassa la torpeur qui la gagnait, se frictionna de la tête aux pieds, sortit de la baignoire et se drapa dans un peignoir dont le moelleux la stupéfia.

Elle arrangea ses cheveux, attrapa une boîte de blush trouvée au-dessus du lavabo, s'en passa sur les joues et la remit en place. Elle vida l'eau du bain, et redescendit dans le salon d'où montait une odeur de sucre et de crêpes.

Max avait dressé un couvert sur la table et servit une assiette de pancakes nappés de sirop d'érable.

Il tira une chaise, invita Agatha à s'y asseoir, et prit place en face d'elle, la regardant fixement.

– Toi, tu n'as pas vieilli, dit-il en lui prenant la main.

Agatha attaqua la pile de pancakes avec le tranchant de sa fourchette.

– Si tu veux qu'on couche ensemble, je n'ai rien contre, mais épargne-moi tes compliments idiots. Dans le temps, tu savais être plus direct.

– Nous étions plus libres de nos corps qu'aujourd'hui.

– Pourquoi, pour le cul aussi, les choses ont changé ?

– Oh oui, soupira Max, le puritanisme est revenu en force, et puis le sida est passé par là. Jeremy, Celia, Francis et Bernie en sont morts, et j'en oublie sûrement.

– Qui est encore vivant ? demanda Agatha.

– Toi, moi, Lucy, Brian, Raoul, Vera, Quint, Dunkins, je ne sais pas si tu te souviens de lui, David, Bill, une petite dizaine d'entre nous.

– Que sont-ils devenus ?

– Des universitaires, des écrivains, des journalistes, des bourgeois pour la plupart.

– Comme toi ?

– Moi, je ne fais pas semblant.

– Avec une baraque pareille, ça serait difficile.

– David est toujours en prison, Quint élève des chevaux en Arkansas.

– Quint, éleveur ? Là, tu m'en bouches un coin.

– C'est celui d'entre nous qui s'est le mieux débrouillé, il est devenu riche comme Crésus. Son haras s'étend sur des centaines d'hectares.

– Parle-moi de David.

– Il ne sortira jamais, il a pris soixante-quinze ans... Pourquoi t'être évadée, il te restait peu de temps à tirer ?

– Soixante mois derrière des barreaux, ce n'est pas peu, crois-moi. Je n'en pouvais plus, et puis je te l'ai déjà dit, j'ai certaines choses à accomplir avant qu'il ne soit trop tard.

– Ça ne pouvait pas attendre cinq ans ?

Agatha sauça son assiette du pouce et le lécha.

– Tu as ce que je t'avais demandé ?

– Oui, mais pas ici, je suis parti précipitamment pour venir te chercher. Tu avais une voix d'outre-tombe. Je te l'apporterai demain, enfin tout à l'heure, ainsi que du ravitaillement. En attendant, tu trouveras des œufs, du pain, et du lait dans le réfrigérateur. N'utilise pas le téléphone, et ne m'appelle sous aucun prétexte, c'est plus prudent. De toute façon, je serai probablement de retour avant ton réveil.

Max se leva, se pencha vers Agatha et l'embrassa sur les lèvres, avant de se retirer.

Dès qu'il fut parti, elle fit le tour de la pièce, fouilla les tiroirs du bureau, n'ayant aucune idée de ce qu'elle y cherchait, et elle se rendit compte qu'il lui faudrait aussi apprendre à se débarrasser de ce genre de manie.

Elle ressortit sur le perron. Le ciel avait pris la couleur de l'aube. Si ce n'était déjà fait, on s'apercevrait très bientôt de sa disparition. Elle fut parcourue d'un frisson et rentra se coucher.

*

Elle avait dormi profondément. Elle s'étira, sortit du lit et enfila le peignoir de bain avant de descendre dans la pièce principale.

Le jour passait au travers des persiennes. Agatha regarda autour d'elle. Aucune photo parmi celles accrochées aux murs, aucun objet sur le bureau, pas la moindre breloque sur le buffet pour témoigner du passé qu'elle et ses amis avaient partagé. Elle haussa les épaules et se rendit dans la cuisine.

Elle prit un paquet de pain en tranches et un pot de confiture dans le réfrigérateur, ouvrit les placards un à un à la recherche de quoi se faire un café et finit par trouver un bocal rempli de capsules en aluminium. Elle en examina une et déchira l'opercule du bout de l'ongle.

« Quelle drôle d'idée d'enfermer du café là-dedans », se dit-elle.

Ne trouvant ni filtre ni cafetière, elle versa la poudre dans une tasse et fit chauffer de l'eau.

Elle emporta son petit déjeuner et s'installa à la grande table du salon.

Il lui sembla que le jour déclinait déjà. Prise d'un doute, elle retourna dans la cuisine. La montre de la vieille gazinière affichait 17 heures et elle s'inquiéta que Max ne soit pas revenu.

Un bruit de pas sur le chemin l'inquiéta plus encore, ce n'était pas lui qui s'approchait de la maison. Max boitait depuis qu'un coup de matraque lui avait pulvérisé un genou. La démarche de celui qui grimpait au perron était bien trop agile pour que ce fût la sienne.

Agatha se leva d'un bond et se précipita derrière la porte. Elle retint son souffle et s'élança sur l'intrus. La jeune femme qui venait d'entrer, un panier en osier à son bras, se retrouva plaquée au sol. Elle poussa un hurlement, se retourna et découvrit son assaillant.

– Agatha ?

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

– Helen. Dire que Max vous trouvait fatiguée.

– Je l'étais hier.

Agatha reconnut le visage souriant au côté de Max sur la photo au mur de l'escalier.

– Vous êtes sa fille.

– Non, sa femme !

– C'est rassurant, dit Agatha en l'aidant à se relever, certaines choses n'ont pas changé dans ce drôle de monde.

– Il n'a pas pu venir, reprit Helen en ramassant son panier. Une voiture de flics rôdait devant la maison ce matin. Il a eu peur qu'on le suive.

– Parce qu'ils ne connaissent pas l'existence de ce chalet ?

– Il est à mon nom, il appartenait à mon père.

– Quel frimeur !

– Max ? Qu'est-ce qu'il vous a dit ?

– Rien, répondit Agatha, je suis désolée de vous avoir bousculée... de vieilles habitudes.

– Je sais...

– Non, vous ne savez rien du tout, interrompit Agatha. Si les flics étaient chez vous ce matin, je ne leur donne pas deux jours pour dénicher cet endroit.

– Max pense la même chose, c'est à cause de cela qu'il m'a envoyée vous chercher.

– Je ne suis pas surprise, il préfère diriger les opérations plutôt que de se trouver en première ligne. Je ne le blâme pas, ça lui a plutôt réussi.

– Ne le jugez pas, il a eu son lot de souffrances, c'est un homme courageux.

– Si nous avions le temps, je vous raconterais ce qu'est la souffrance. Qu'est-ce qu'il y a dans ce panier ?

– Tout ce que vous aviez réclamé à Max. Je vais nous servir un café, et nous partirons, dit Helen en se rendant à la cuisine.

– Il est dégueulasse, votre café, et puis je n'ai pas trouvé de filtre, pas de cafetière non plus.

Helen prit une capsule dans le bocal, l'inséra dans l'appareil émaillé posé sur le comptoir, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur un bouton. Le café s'écoula sous le regard d'Agatha qui fit comme si tout cela était parfaitement naturel.

– Vous avez couché ensemble ? questionna Helen en lui tendant la tasse.

– C'est pour le moins direct ! Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Parce que vous êtes nue dans mon peignoir de bain.

– Il est très doux, je n'en ai jamais porté de pareil. Non, je n'ai pas couché avec votre mari.

– Nous ne sommes que fiancés.

– Ne te fais pas de souci, ma cocotte, tu nous as regardées toutes les deux ? Tu as au moins vingt ans de moins que moi.

– Vous êtes une très belle femme, et puis il venait souvent vous rendre visite.

– Une fois par an, ce n'est pas souvent, mais il était le seul à le faire.

– Il vous a beaucoup aimée.

– À l'époque, tout le monde aimait tout le monde. Sois tranquille, il n'y a jamais rien eu de sérieux entre nous, seulement de la camaraderie.

– Cela vous dérangerait d'aller vous habiller ? Je préfère qu'on ne traîne pas.

Agatha se pencha sur le panier. Elle y vit deux enveloppes. L'une contenait deux liasses de billets de cent dollars qu'elle compta – dix mille en tout –, l'autre, plus grande que la première, des documents qu'elle parcourut avant de les remettre en place.

Puis elle avança vers l'escalier.

– Ouvrez l'armoire de la chambre et servez-vous, lui dit Helen, nous devons faire la même taille. Sur l'étagère vous trouverez un sac de voyage, prenez tout ce dont vous aurez besoin, la lingerie est dans la commode. Quelle est votre pointure ?

– 39.

– Comme moi. Les chaussures sont également dans l'armoire.

Agatha grimpa les marches et s'arrêta en chemin pour observer Helen.

– Pourquoi fais-tu cela ?

– Parce que j'ai plus d'affaires que je ne peux en porter. Et cela me donnera une bonne raison d'en racheter des neuves.

– Ce n'est pas la question que je te posais. Qu'est-ce que tu fais là à courir des risques pour une inconnue ?

– Vous ne m'êtes pas inconnue. Max m'a tant parlé de vous que vous faites partie de ma vie, bien plus que vous ne l'imaginez.

– Ne joue pas les idiotes, si je me fais prendre en ta compagnie tu seras complice d'une évasion.

– Alors, dépêchez-vous, nous parlerons en route.

*

Agatha redescendit quelques instants plus tard, un bagage à la main.

– Je n'ai pris que le strict nécessaire, dit-elle à Helen.

Elle s'approcha du panier, rangea l'enveloppe qui contenait les dollars dans une poche de la parka qu'elle avait empruntée et l'autre dans son sac.

– Je suis prête.

En sortant sur le perron, Agatha regarda la fiancée de Max refermer la porte à clé.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.

– Rien, vous avez une belle vie tous les deux.

– Nous avons aussi nos problèmes, répondit Helen en la précédant sur le chemin.

Arrivées à la voiture, elle fit signe à Agatha de prendre le volant.

– Tu es folle, je n'ai pas conduit depuis trente ans.

– C'est comme la natation, ça ne s'oublie pas.

Agatha s'installa sur le siège conducteur et tendit la main vers sa voisine.

– La clé ?

– Elle est dans la boîte à gants.

– Eh bien, donne-la-moi si tu veux que je démarre.

– Pas besoin, elle est électronique, il suffit d'appuyer sur ce bouton.

Le tableau de bord s'illumina, on entendit un léger souffle qui provenait du capot.

Agatha observa l'écran sur lequel des diagrammes en couleurs affichaient l'autonomie des batteries.

– On dirait un vaisseau spatial, c'est grotesque ! Ce genre d'engin se conduit toujours avec un volant ? Et puis si on se fait contrôler, je n'ai pas de papiers, ce serait dommage de se faire piquer pour une connerie pareille.

– Cessez de râler et roulez, il fait presque nuit, nous ne serons pas contrôlées si vous ne dépassez pas la vitesse autorisée.

La voiture remonta le chemin forestier et arriva au carrefour qui rejoignait la route.

– À droite, dit Helen.

– Quels problèmes ? demanda Agatha.

– De quoi parlez-vous ?

– Tout à l'heure sur le perron, tu as dit : « nous avons nos problèmes ».

– Ça ne vous regarde pas.

– Dans peu de temps, tu me déposeras au bord d'une route et tu ne me reverras plus, alors si tu as envie de vider ton sac auprès de quelqu'un qui peut t'écouter sans te juger, c'est le moment ou jamais.

Helen hésita et soupira longuement.

– Vous me jurez que vous n'avez pas couché ensemble ?

– Mais c'est fini, oui ! Tu me prends pour qui ? C'est vexant à la fin.

– Vous sortez de prison. Je sais, vous allez me dire que la libido est comme l'appétit, moins on mange et moins on a faim.

– Non, je ne t'aurais pas dit une ânerie pareille. Ça va si mal avec Max ?

– C'est parfois compliqué, vous n'êtes pas des gens ordinaires.

– Tu te trompes, nous étions tout ce qu'il y a de plus ordinaire, des fils et filles de fermiers, d'ouvriers, de commerçants, des étudiants. Oh, il y avait bien quelques gosses de riches parmi nous, même la fille d'un sénateur, paix à son âme. C'est ce que nous avons vécu qui sortait de l'ordinaire, mais nous étions surtout plus fous les uns que les autres. J'ai cru comprendre qu'ils sont, pour la plupart, rentrés dans le rang, enfin, ceux qui s'en sont tirés, comme Max.

Helen ouvrit la boîte à gants et en sortit un revolver qu'elle posa sur les genoux d'Agatha.

– À chacun sa définition de l'ordinaire. Il m'a prié de vous remettre ceci.

– Range ça où tu l'as trouvé, ordonna Agatha.

– Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ? interrogea Helen en reprenant l'arme.

– J'allais te demander la même chose, répondit Agatha. Nous nous sommes croisés pour la première fois au cours d'une manifestation qui avait dégénéré. Max avait reçu un coup de matraque qui lui avait explosé la jambe ; il pissait le sang, le flic s'apprêtait à le frapper de nouveau, et si je ne m'étais pas interposée, je pense que Max y serait passé. J'ai décoché un coup de pied au policier, suffisamment fort pour lui faire perdre l'équilibre. Ensuite j'ai entraîné Max vers une ruelle. Une vraie connerie, parce que la ruelle en question était une impasse. Si le flic nous avait suivis, on était bons tous les deux. Ce jour-là, nous avons eu de la chance. Nous sommes restés cachés derrière des poubelles. Moi, j'appuyais sur la plaie pour empêcher Max de se vider de son sang, et lui, pour jouer au dur, n'arrêtait pas de me dire des âneries, assez drôles d'ailleurs. C'est comme ça que nous avons sympathisé. Quand les choses se sont calmées, je l'ai emmené se faire soigner. Voilà, tu sais tout.

– Il n'a jamais voulu me dire pourquoi vous aviez été condamnée.

– Alors, changeons de sujet. À toi, maintenant.

– J'avais besoin d'un avocat, des amis m'avaient recommandé Max, ses honoraires n'étaient pas exorbitants et on le disait compétent dans son domaine.

– Quel domaine ?

– Les affaires civiles, contrats de mariage, divorces, successions.

– Et en ce qui te concernait ?

– J'allais me marier.

– Et tu as fini dans son lit ? C'est fortiche.

– La vie est pleine de surprises. Quand je suis entrée dans son bureau, nos regards se sont croisés, il y a eu comme un flottement dans l'air. En repartant, je ne savais plus du tout où j'en étais.

– À la rédaction de ton contrat de mariage ! Tu parles d'un trouble.

– De mon côté, oui, concéda Helen.

– Pas du sien ?

– Les hommes sont parfois longs à la détente. Il a fallu que je lui fasse reprendre dix fois sa copie avant qu'il me demande si j'étais vraiment disposée à me marier. Je lui ai répondu que tout dépendait avec qui. Là, il a enfin compris.

– Je te l'ai dit, Max n'est pas la témérité incarnée, mais il a d'autres qualités.

– Avec vous, c'était différent ?

– Mais qui t'a mis cette idée en tête ? Je te le redis, nous étions juste des amis.

Helen fouilla dans son sac et sortit un Polaroid qu'elle posa en évidence sur le tableau de bord. Max et Agatha s'embrassaient, allongés torse nu sur une pelouse.

– Des amis très proches ! siffla Helen.

Agatha jeta un coup d'œil furtif à la photo avant de porter de nouveau son regard sur la route.

– C'est Vera qui a pris cette photo, elle me rappelle des jours heureux. Toute la bande avait passé l'après-midi dans Central Park à refaire le monde. On avait pas mal fumé aussi, et qu'est-ce qu'on avait ri. Où as-tu trouvé ça ?

– Dans les affaires de Max, il en avait toute une collection.

– Il aurait dû les brûler.

– Je l'ai fait pour lui, il en a été fou de rage et ne m'a plus adressé la parole pendant deux semaines.

– Ton mariage avorté, c'était il y a longtemps ?

– À la fin de l'été, Max et moi fêterons nos dix ans.

– Il t'a cueillie sur l'arbre, tu avais quel âge ?

– À peu près le même que vous sur cette photo, vingt-deux ans.

– Mais lui bien plus à ce moment-là, et c'est probablement ce qui t'a séduite. Tu me crains à ce point ?

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?

– Max est au courant que nous sommes toutes les deux dans cette voiture ?

– Évidemment.

– Mais ta générosité et ton empressement à m'aider dans ma fuite ne sont pas étrangers au fait que tu craignais ma présence ici.

– Peut-être, répondit Helen.

– Tu lui as interdit de venir, n'est-ce pas ?

– On n'interdit rien à Max, je le lui ai demandé et il a accepté.

– Donc, il n'y avait pas de voiture de flics devant chez vous ce matin.

– Non, avoua Helen.

– Eh bien, tu vois, c'est la première chose que tu dis depuis tout à l'heure qui me concerne, le reste ne regarde que vous. Je vais te donner un conseil, bien que tu ne m'aies rien demandé. Essaye de l'aimer au lieu de laisser ta jalousie le détester. Personne n'appartient à personne. Rends-le heureux et tu le garderas. Maintenant, dépose-moi n'importe où en ville et file le rejoindre.

– C'est vous qui allez me déposer quelque part, je vous confie la voiture, ce sont ses instructions.

– C'est son argent ou le tien dans cette enveloppe ?

– Le sien.

– Alors d'accord.

– Nous croiserons bientôt un centre commercial, vous m'y laisserez sur le parking et je rentrerai en taxi. Quant à vous, Max a programmé sur le GPS les coordonnées d'un motel en dehors de la ville, vous pourrez y passer la nuit.

– Et tu peux me dire ce qu'est un GPS ?

Helen lâcha un rire.

– Je vais vous montrer.

Dix minutes plus tard, Agatha s'arrêta à l'endroit que lui avait indiqué sa passagère. Helen descendit de la voiture et se pencha à la portière.

– Je me suis souvent demandé si j'aurais aimé faire partie de votre bande, je n'ai jamais trouvé la réponse. Voilà mon numéro de portable, c'est une ligne sans abonnement, elle est anonyme. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas. Je vous souhaite bonne chance.

Agatha n'avait aucune idée de ce qu'était une ligne sans abonnement, mais elle prit le papier que lui tendait Helen.

– Merci à vous deux. Dis à Max que je n'oublierai pas et que nous sommes quittes. Demain, je te téléphonerai pour te dire où récupérer la voiture, après, tu n'entendras plus parler de moi.

*

Agatha reprit la route. Quelques miles plus loin, elle se rangea sur le bas-côté, vida le barillet du revolver, n'y laissant qu'une balle, et jeta les autres par la vitre avant de redémarrer. Chaque fois que la voix du navigateur lui indiquait la direction à suivre, elle sursautait et lui lançait une volée d'injures, mais quand elle arriva devant le motel, elle ne put s'empêcher de la remercier, comme elle l'aurait fait en s'adressant à quelqu'un.

Elle régla sa chambre en espèces ; une chambre impersonnelle à souhait, mais propre. Il y avait une baignoire dans la salle de bains, si basse qu'il lui faudrait se plaquer au fond pour que l'eau recouvre son corps.

Elle se changea, enfila le pull-over emprunté à Helen et ressortit pour aller dîner. Elle n'avait dans le ventre qu'un petit déjeuner avalé en milieu d'après-midi et il lui fallait reprendre des forces. Elle traversa la route pour rejoindre le restaurant, sur le trottoir d'en face.

Elle supposa qu'un avis de recherche avait été lancé. Sa tête figurerait le lendemain en première page des journaux, peut-être l'avait-on déjà montrée à la télévision. Un peu fébrile à cette idée, elle entra dans la salle où régnait une odeur de graillon.

Personne ne lui prêta attention. Les assiettes débordaient de nourriture. Elle prit place dans un box et fit signe à la serveuse qui lui apporta le menu.

Elle rêvait d'un bon repas et s'en offrit un gargantuesque, allant jusqu'à commander une seconde part de gâteau au chocolat.

– Vous ne manquez pas d'appétit, releva la serveuse en lui servant un café.

– Vous savez où je pourrais acheter une carte de la région ?

– Vous arrivez d'où ?

– De la côte Ouest, mentit Agatha, même si ce n'était, à trente années près, qu'un demi-mensonge.

– Vous devriez pouvoir trouver ça à la station-service, elle se trouve un peu plus bas sur l'avenue. Vous dormez au Flamingo, n'est-ce pas ?

– Le Flamingo ?

– Le motel juste en face, on l'appelle comme ça à cause de sa façade rose, répliqua la serveuse.

– Alors, je suppose que c'est bien celui-là. Comment le saviez-vous ?

– Nous avons une clientèle d'habitués, des gens qui travaillent ou vivent dans le coin, les nouvelles têtes sont souvent des voyageurs qui s'arrêtent pour la nuit, au Flamingo. Qu'est-ce qui vous amène chez nous ?

– Rien, je ne suis que de passage.

– Alors, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne soirée, dit la serveuse en posant l'addition sur la table.

Agatha prit le bonbon à la menthe offert dans la coupelle, le fourra dans la poche de sa parka et en sortit la grande enveloppe qu'elle avait emportée avant de quitter sa chambre. Elle lut attentivement le rapport dactylographié par Max et examina les photos qu'il avait jointes. Si sa carrière d'avocat devait un jour battre de l'aile, le métier de détective lui tendait les bras. Elle replia les feuillets, régla la note et regagna le motel.

Une fois au lit, elle alluma le poste de télévision et changea de chaîne jusqu'à ce qu'elle tombe sur l'édition des nouvelles du soir qu'elle regarda jusqu'à la fin.

Le commentateur n'avait pas fait état de son évasion, et cela l'inquiéta. Elle ne voyait qu'une seule raison pour que sa fugue soit tenue secrète : ce n'était pas la police qui était à ses trousses, mais le Bureau fédéral d'investigation. Un codétenu lui avait raconté que lorsque le FBI mettait quelqu'un au trou, le prisonnier lui appartenait jusqu'à la fin de sa peine, quelle qu'en soit la durée. Tant pis, se dit-elle, elle leur avait déjà mené la vie dure, elle se sentait prête à recommencer. Cette fois, il n'y aurait pas de reddition.

Elle éteignit le poste, regretta de ne pas s'être acheté un livre et appuya sur l'interrupteur de la lampe de chevet.

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