4.

Milly donna un tour de clé à son tiroir, salua Mme Berlington et quitta son bureau. Elle avait encore pris du retard sur son horaire habituel, mais le projet d'extension d'un bâtiment de l'université générait une paperasserie dont elle ne voyait plus le bout. Depuis le début du mois, elle travaillait sans répit et avait déjà dû renoncer par deux fois à sa séance de cinéma hebdomadaire pour satisfaire aux exigences de sa supérieure hiérarchique. Son seul moment de détente, quand elle emprunterait l'autoroute à bord de son Oldsmobile, se présenterait bientôt et ne durerait qu'un court instant.

En traversant la pelouse du campus, elle regretta de ne pas avoir pris le parapluie que Mme Berlington lui avait offert à Noël. Bien que le printemps fût arrivé, le ciel était gris et son crachin tenace.

Milly monta à bord de sa voiture, elle pensa faire une surprise à Frank en allant le chercher à son bureau, et se ravisa en songeant qu'il faudrait l'y reconduire le lendemain matin. Dès qu'elle serait rentrée chez elle, elle commanderait à dîner dans leur restaurant chinois préféré, qui livrait à domicile. Elle prit la direction de la station-service, se rangea le long de la pompe à essence, versa deux gallons dans le réservoir et se dirigea vers la supérette pour s'acheter une canette de soda.

Quelques instants plus tard, en s'installant à son volant, elle poussa un grand cri. Dans son rétroviseur venait d'apparaître le visage d'une femme qui la regardait, un grand sourire aux lèvres.

– Démarre et roule ! ordonna Agatha.

– Pardon ?

En se retournant, Milly découvrit que sa passagère clandestine tenait une arme à la main.

– Ce n'est pas la meilleure entrée en matière, mais fais ce que je te dis et tout se passera bien.

– Si c'est ma voiture que vous voulez, il faudra me tirer dessus.

Agatha ricana.

– Ton auto est très belle, elle me rappelle de jolis souvenirs. Je t'étonnerais sûrement si je te disais que quand j'étais gamine, je m'asseyais souvent à bord d'une Oldsmobile identique à celle-ci. Elles étaient très en vogue à l'époque. Maintenant, roule !

Milly aurait pu tenter de la désarmer, ou d'ouvrir la portière pour appeler à l'aide, mais un coup de feu pouvait partir très vite.

– Rouler pour aller où ? dit-elle en essayant de retrouver son calme.

– Vers l'ouest.

– Qu'est-ce que vous me voulez ?

– Rien de personnel, ma voiture est tombée en panne et je dois absolument me rendre quelque part.

– Ce n'était pas la peine de me menacer, il suffisait de le demander poliment.

– Eh bien, je te demande poliment d'enclencher une vitesse et d'avancer.

– C'est vaste, l'ouest, répliqua Milly en tournant la clé de contact.

– Tu as raison, pourquoi se priver d'être poli quand on le peut. S'il te plaît, conduis-moi à San Francisco, reprit Agatha.

– En Californie ?

– Je n'en connais pas d'autres.

– Vous n'êtes pas sérieuse ?

– Je tiens un revolver, à toi de voir.

– Mais San Francisco est au moins à trois mille miles, nous en avons pour...

– Deux mille huit cent quatre-vingts miles par l'autoroute, mais nous ne prendrons pas l'autoroute, j'ai tout mon temps, et je n'aime pas rouler vite.

Milly quitta la station et s'engagea sur la Highway 76, espérant qu'elle finirait par raisonner sa passagère. Sans son revolver, elle l'aurait presque trouvée sympathique ; il émanait de cette femme une forme d'ardeur, de la bravoure, et Milly était sensible à ce genre de choses.

– À supposer que nous roulions du matin au soir, reprit-elle, il nous faudrait quatre à cinq jours, c'est de la folie douce.

– Mais c'est bien parfois la folie douce. Quand il n'y en a plus du tout, tu ne peux pas savoir comme on s'emmerde. Je miserais plutôt sur cinq jours, ce serait épuisant pour toi de conduire sans relâche et puis, tant qu'à faire, j'aimerais profiter du paysage.

– Je ne peux pas m'absenter si longtemps, je vais perdre mon travail.

– Il est bien, ce travail ? questionna Agatha.

– En ce moment, les dossiers s'empilent, mais sinon c'est une routine confortable.

La laisser parler, pensait Milly, rentrer dans son jeu, ne pas la brusquer ni trop en faire pour l'amadouer afin qu'elle ne se doute de rien.

– Tu as plus ou moins trente ans, n'est-ce pas ? demanda Agatha.

– Plus ou moins.

– Et à ton âge, tu te satisfais d'une routine confortable ?

– J'ai un boulot, par les temps qui courent c'est déjà beaucoup.

– Je comprends, dit Agatha en hochant de la tête, eh bien, tu diras à ton patron que tu es grippée. On ne vire pas les gens parce qu'il sont malades.

– Si, pour les remplacer par des gens en bonne santé. Mme Berlington ne ferait pas ça, mais elle me réclamera un certificat médical.

– Je t'en rédigerai un.

– Vous êtes médecin ? demanda Milly.

– Non, mais Mme Berlington n'est pas obligée de le savoir.

– Frank va s'inquiéter, je ne peux pas disparaître comme ça.

– Tu es mariée ?

– Pas encore. Mais dans une heure ou deux il viendra chez moi et si je ne lui donne pas signe de vie, il appellera la police.

– Alors, n'allons pas inquiéter Frank inutilement. Est-ce qu'il connaît Mme Berlingot ?

– Il l'a connue à l'époque où il était étudiant, mais ça ne date pas d'hier.

– Tu as un de ces téléphones de poche ?

– Un portable ?

– Voilà, un portable ! Appelle-le, dis-lui que tu ne pourras pas le voir ce soir. À cause de ces dossiers qui s'empilent, tu préfères rester au bureau.

– Et demain ?

– Demain, nous aviserons.

Milly sortit son portable de la poche de son jean et supplia le ciel pour que Frank décroche. Pendant que la sonnerie retentissait, elle cherchait quels mots prononcer pour lui faire comprendre que quelque chose clochait.

Agatha lui ôta le téléphone et mit la main sur le combiné.

– Mon chéri, je vais devoir travailler tard, nous nous verrons demain, bonne nuit mon poussin, mon canard, ou ce que tu voudras, mais rien de plus que ces mots-là, c'est bien clair ?

Milly lui lança un regard incendiaire et reprit l'appareil juste à temps pour entendre le bip de la boîte vocale. Elle laissa, à peu de choses près, le message que lui avait dicté Agatha.

– C'est bien que tu l'appelles par son prénom, dit Agatha en lui confisquant l'appareil, j'ai horreur des diminutifs. Je me souviens avoir quitté un homme qui avait pourtant beaucoup de qualités, parce qu'il m'appelait « ma puce ». Est-ce que j'ai une tête de puce ? Non ? Bon alors !

– Et ce soir, nous allons jusqu'où ? murmura Milly désemparée, sentant que la première manche était perdue.

– Le plus loin possible de Philadelphie. Nous nous arrêterons quand tu seras fatiguée, répondit Agatha.

*

Tom, muni de son mandat, s'était présenté au commissariat central juste avant midi. Depuis le bureau d'un inspecteur, il avait appelé son ami le juge qui lui avait aussitôt faxé la liste demandée la veille.

Il l'étudia attentivement et obtint de son collègue l'autorisation de faire quelques recherches sur son ordinateur.

Des dix personnes qui figuraient sur la télécopie, une seule résidait dans la région de Philadelphie. Tom se fit prêter une voiture banalisée, l'inspecteur l'accompagna jusqu'au parking.

– Vous n'allez pas trop loin ? s'inquiéta-t-il en lui remettant les clés.

– Je ne pense pas, répondit Bradley.

– Ne lui faites pas franchir les frontières de l'État, c'est tout ce que je vous demande.

Tom en fit la promesse. Dès que le détective fut reparti vers son commissariat, il ouvrit son bagage, posa un sandwich et une carte routière sur le siège passager et démarra.

Les appels du central aux voitures de patrouille grésillaient dans la radio de bord. Tom l'éteignit et s'élança sur la route, mordant son sandwich à pleines dents.

Il arriva à Philadelphie cinq heures plus tard. Sa visite était destinée à un certain Robert Grafton, cinquantenaire au casier bien rempli. La dernière fois qu'il s'était fait remarquer remontait à quelques mois. Interpellé à la suite d'une rixe dans un bar, il avait passé vingt-quatre heures en cellule de dégrisement avant d'échapper in extremis à son incarcération grâce au paiement d'une caution de cinq mille dollars exigée par le procureur pour couvrir les dégâts causés.

Le dernier domicile connu de Grafton se trouvait dans un immeuble miteux de la périphérie de Philadelphie. Tom se rangea le long du trottoir et s'approcha de deux garçons adossés à un mur, sans doute les guetteurs d'un îlot où, du soir au matin, drogue et argent passaient de main en main.

Il sortit un billet de vingt dollars, le déchira dans la longueur, en tendit une moitié et leur promit l'autre à condition qu'à son retour sa voiture soit dans le même état que lorsqu'il l'avait garée.

Il s'engouffra dans le hall, son revolver dans le dos, passé sous la ceinture.

La cage d'escalier empestait l'urine, les murs décrépis étaient barrés de graffitis, mais sur les boîtes aux lettres branlantes on pouvait encore lire le nom des occupants et le numéro de leur logement. Tom, en montant les marches, se demanda comment le locataire d'un pareil taudis avait pu trouver autant d'argent pour payer sa caution judiciaire.

Il grimpa jusqu'aux combles et s'enfonça dans un couloir lugubre.

La porte de l'appartement 5D était entrebâillée, il la poussa du pied, main sur la crosse. Grafton dormait, avachi dans un fauteuil, portant sur sa chemise et son jean troué toute son infortune. Tom s'approcha et lui tapa sur l'épaule en lui pointant le canon de son revolver sous le nez.

L'homme sursauta. Se protégeant le visage de ses bras, les yeux implorant l'indulgence. De ce regard paumé à l'aspect de cette chambre, meublée d'un fauteuil usé, d'un guéridon et d'un matelas posé à même le sol, tout chez lui respirait la tristesse et l'abandon de soi.

– J'ai deux questions à te poser, dit Tom, bien que je pense connaître la réponse à la première. Tu n'es pas du genre agressif quand tu es à jeun ?

Grafton fit non de la tête. Tom baissa son arme.

– La seconde est encore plus simple.

Il tira de sa poche une photo d'Agatha.

– Tu la reconnais ?

– Non, jamais vue.

De toute sa carrière, Bradley n'avait jamais frappé un homme à terre ou enchaîné. La violence n'était pas son truc et son interlocuteur, bien qu'il ne l'ait pas menotté, n'avait aucune vaillance à lui opposer.

Il l'aida à se redresser et lui tendit la paire de lunettes aperçue sur le guéridon près d'un cadavre de bouteille de bière. La monture avait dû être maintes fois rafistolée, à en juger par l'épaisseur du scotch qui retenait les verres.

– Regarde attentivement, reprit Tom, et réponds-moi.

– Oui, grommela Grafton, en ajustant ses lunettes, je la reconnais, mais c'était il y a un bail. D'après ce que je sais, elle est en taule.

– Tu n'es pas allé lui rendre visite ?

– On n'était pas amis, on se croisait parfois à des réunions, mais c'est tout, je l'ai jamais vue sur le terrain.

– Tu lui en connaissais, des amis qui vivraient dans le coin ?

– J'ai coupé les ponts avec ce monde-là, avec le monde tout court d'ailleurs. Maintenant vous allez me laisser tranquille ?

Grafton semblait sincère. Tom alla jeter un œil à la fenêtre, les deux garçons faisaient toujours le guet et il fut soulagé de constater que sa voiture reposait encore sur ses quatre roues. C'était bien là sa seule satisfaction du moment, il avait suivi le mauvais cheval et perdu un temps précieux.

Il s'apprêtait à partir quand il se retourna vers Grafton.

– Qui a payé ta caution ?

– Mon cousin, c'est pas la première fois, mais il a juré que c'était la dernière. Remarquez, ça aussi c'est pas la première fois.

– Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ce cousin pour avoir les moyens d'être si généreux ?

– Ça le regarde, fichez-moi la paix !

Tom remercia Grafton et s'en alla.

De retour dans la rue, il paya ses guetteurs et s'installa au volant.

Il récupéra dans son sac le dossier de Grafton, le relut en détail, avec l'espoir soudain de n'avoir peut-être pas fait un si mauvais choix en prenant la route de Philadelphie.

*

– Pourquoi San Francisco ? demanda Milly

– Je suis attendue à dîner chez des amis, répondit Agatha.

– Ils sont patients ! L'avion aurait été plus rapide.

Agatha lui montra son revolver.

– Il paraît que de nos jours, c'est devenu difficile de monter à bord avec ça.

Une voiture de la Highway Patrol les doubla, le policier se maintint à leur hauteur et les regarda d'un air réprobateur. Agatha jeta un œil au cadran de vitesse et ordonna à Milly de ralentir immédiatement. Elle fit un grand sourire au policier qui les salua d'un signe de la tête et poursuivit sa route.

– Je me doute bien que depuis que je me suis invitée dans ta voiture tu gamberges et cherches tous les moyens possibles pour m'en faire descendre. Je ne te blâme pas, je ferais pareil à ta place. Tu te demandes même de temps à autre si j'aurais vraiment le cran de te tirer dessus. Je vais être franche, je n'en sais rien. Mais ce dont je suis certaine, c'est que je n'hésiterais pas à vider mon chargeur sur ton beau tableau de bord, tes portières et ton plancher. Tu as une idée du genre de dégâts que fait un revolver comme ça ? Eh bien, je vais te le dire, ça fait des trous si gros que tu n'aurais plus besoin de décapoter pour avoir les cheveux au vent. Ça ne doit pas se dénicher facilement un intérieur complet d'Oldsmobile, je doute même que ça se trouve encore. Et quand ce n'est plus d'origine, ça perd tout son charme. Alors, oublie toute initiative hasardeuse. Dis-toi qu'on va faire une virée sympathique et que dans cinq jours tu rejoindras ton Frank, Mme Berlingot et ta routine confortable. Et ne t'inquiète pas pour ton budget, c'est moi qui paierai l'essence. Nous sommes d'accord ?

Milly détacha ses cheveux et regarda Agatha.

– D'accord, je vous donne cinq jours, mais à une seule condition.

– Je n'ai pas l'impression que tu sois en mesure de m'imposer des conditions, mais je t'écoute quand même.

– Vous me dites toute la vérité, ce que vous faites là, et pourquoi vous voulez vous rendre à San Francisco avec ce revolver. Parce que si c'est pour aller buter quelqu'un, vous avez intérêt à me convaincre que c'est le pire des salauds, si vous voulez que je vous conduise jusqu'à lui.

Agatha la regarda, interloquée.

– Je crois qu'on va bien s'entendre, toi et moi ! dit-elle dans un grand éclat de rire.

*

Tom traversa un quartier résidentiel. Le long des rues, bordées de cerisiers en fleur et de jardins nourris, s'élevaient d'élégantes maisons à deux ou trois étages.

Il se rangea sur Merwood Lane et attendit tous feux éteints.

Alors que le soir avançait, il eut une pensée pour ses loups. Profitaient-ils de son absence pour rôder près de son cabanon ?

– Cinq ans, tu ne pouvais pas patienter ? Pourquoi maintenant ? Et qu'est-ce que tu cherches ? grommela-t-il.

Un rideau se souleva derrière l'une des fenêtres qu'il surveillait et il ressentit une appréhension en croyant apercevoir une ombre familière. Il avait foncé sans réfléchir, poussé par le devoir, mais était-il prêt à croiser son regard, à entendre sa voix ? Et que ferait-il si elle se cachait là ?

Vers 22 heures, l'une des deux portes du garage qui jouxtait la demeure s'ouvrit. Un homme apparut, un sac-poubelle à la main qu'il alla jeter dans un container au fond du jardin. Tom s'approcha de lui. L'homme perçut sa présence et se retourna.

– Je peux faire quelque chose pour vous ? lui demanda-t-il.

– Je l'espère, répondit Tom en présentant son insigne. J'ai deux questions à vous poser.

– Il est un peu tard, vous ne trouvez pas ?

– Je peux revenir demain avec un mandat, si vous préférez.

– Un mandat de quoi ?

– De perquisitionner votre domicile, votre bureau, éplucher vos comptes en banque.

– Et pour quelles raisons obtiendrez-vous un tel mandat ?

– Complicité d'évasion d'un prisonnier fédéral, monsieur Pyzer, ou dois-je vous appeler Reiner puisque c'était votre nom de famille avant que vous n'en changiez ? Je suis marshal, vous avocat, vous savez que les juges sont bien disposés à notre égard.

– Je ne suis pas pénaliste et je ne vois pas à quoi vous faites allusion.

Tom lui montra la photo d'Agatha, Max l'examina sans sourciller.

– Elle s'est évadée ?

– J'espère que vous êtes plus convaincant lorsque vous plaidez.

– Comme vous le voyez, je me débrouille plutôt pas mal, répliqua Max.

– Justement, vous avez une belle vie, que vous partagez avec une belle femme, ce serait stupide de vous retrouver derrière des barreaux pour avoir menti à un officier fédéral.

Max fusilla Tom d'un regard qui en disait long sur ce qu'il pensait de lui.

– Revenez demain avec votre mandat, je n'ai rien à cacher, vous ne m'intimidez pas.

Il laissa Tom en plan et s'éloigna.

– Vous êtes allé la voir combien de fois en prison ? cria Tom dans son dos.

Max s'arrêta et se retourna.

– Réfléchissez bien à votre réponse, demain j'aurai en main la liste des visites qu'elle a reçues.

– Vous ne m'y trouverez pas, j'ai changé de vie en même temps que de nom, tout cela appartient au passé.

– Les enregistrements vidéo du parloir prouveront peut-être le contraire, lâcha Tom. Je connais votre passé commun, ne me donnez pas l'envie d'aller fouiller trop loin. Il n'y a pas de prescription en ce qui vous concerne.

– Pourquoi est-ce que votre visage me dit quelque chose ? questionna Max en faisant un pas vers Tom.

– Parce que je ressemble à monsieur Tout-le-Monde, c'est le drame de ma vie, beaucoup de gens croient me connaître alors que je ne connais personne.

– Vous voulez la vérité ? reprit Max. J'ignorais totalement qu'elle s'était fait la belle. L'expression que j'ai empruntée quand vous me l'avez appris était destinée à masquer ma joie. C'est la meilleure nouvelle que j'ai entendue depuis longtemps ! Si je savais quoi que ce soit à son sujet, je ne vous en dirais rien. Oui, je suis allé la voir et qu'est-ce que ça prouve ? J'espère de tout mon cœur qu'elle vous filera entre les pattes. Vous vouliez que je sois honnête, je l'ai été on ne peut plus, maintenant fichez le camp de ma pelouse, allez où bon vous semble, moi, je vais me coucher, ma femme m'attend en effet. Bonne nuit, officier.

Max s'éloigna, la porte du garage se referma derrière lui.

Tom remonta à bord de son véhicule, tracassé. Il avait perçu un indice dont la nature lui échappait encore.

Il s'offrit un dîner dans un restaurant de bord de route, passa une heure dans sa voiture à compulser, sur le terminal informatique, les données concernant Max contenues dans les fichiers fédéraux. Ne trouvant rien de concluant, il inclina le dossier du fauteuil et chercha le sommeil.

Vers 2 heures du matin, réveillé par le passage d'un camion, il ouvrit grand les yeux et le détail qui lui avait échappé jusque-là lui apparut enfin.

Il reprit le volant et alla finir sa nuit sur Merwood Lane.

*

Elles enchaînaient les miles et ne se parlaient presque pas, chacune semblant perdue dans ses pensées. De temps à autre, Agatha se contentait d'indiquer à Milly l'itinéraire.

– J'ai faim, dit Milly, et je ne suis pas la seule.

Agatha jeta un œil à la jauge.

– Nous avons encore le temps.

– L'aiguille n'est pas très fiable, et puis quand le réservoir se vide, les gaz d'essence fatiguent le métal. Je refais le plein chaque jour pour éviter ça.

– Je n'avais jamais entendu quelqu'un de ton âge s'inquiéter de fatiguer du métal. Trouvons une station-service.

Quand elles croisèrent la première, Agatha la regarda passer en s'étonnant que Milly ne s'y arrête. Dix miles plus loin, elle fit halte à une station 7-Eleven.

Pendant que Milly s'affairait à la pompe, Agatha emporta la clé de contact et alla régler le plein dans la supérette.

Elle revint avec un grand sac en papier dans les bras. Milly l'attendait au volant.

– Ce n'était pas la peine.

– Je croyais que tu étais affamée ?

– Je parlais de confisquer la clé, répondit-elle en agitant un trousseau où se trouvait un double. Je vous ai dit que je vous accompagnerais, j'ai tenu ma promesse, à vous de tenir la vôtre.

– Je ne t'ai rien promis, et puis c'est une longue histoire.

– Nous avons quelques jours devant nous, les conversations sur le temps qu'il fait n'ont pas grand intérêt. J'ai bien compris que vous aviez un itinéraire précis.

– Je ne t'ai pas menti en te parlant de mes amis, sauf qu'ils ne vivent pas tous à San Francisco, et que je ne sais plus vraiment s'ils sont toujours mes amis, mais je voudrais leur rendre visite.

– Avec un revolver ? demanda Milly.

Agatha prit l'arme et la rangea dans la boîte à gants.

– Voilà, tu vois, je te fais confiance, enfin, j'essaye.

– Vous ne pouviez pas vous louer une voiture ?

– Je n'ai pas renouvelé mon permis depuis longtemps. Tu poses trop de questions. Roule, et trouve-nous un endroit plus agréable pour manger ces sandwichs. Tu aimes la dinde, j'espère ?

Au paysage suburbain succéda une campagne où n'apparaissaient plus que quelques hameaux. L'Oldsmobile grimpa à une colline. Arrivée au sommet, Milly bifurqua sur une route secondaire et s'arrêta le long d'une voie de chemin de fer désaffectée. Elle coupa le moteur, sortit de la voiture et suivit les rails jusqu'à un vieux pont qui surplombait la vallée.

Agatha emporta le sac et la rejoignit. Milly s'était assise à un endroit où le garde-corps avait disparu. Jambes ballantes dans le vide, elle prit le sandwich que lui tendait Agatha et l'attaqua avec appétit.

– Demain, il faudra que je téléphone à Frank, et à Mme Berlington pour m'excuser, dit-elle la bouche pleine.

– Qu'est-ce que tu comptes leur dire ? interrogea Agatha.

– Je ne sais pas encore. Que j'ai dû retourner chez moi.

– Où est-ce, chez toi ?

– Santa Fe, Nouveau-Mexique.

– Ils te demanderont pourquoi.

– Frank, j'en doute, ce n'est pas le genre à poser des questions.

– Pourquoi cela ? Il ne s'intéresse pas à toi ?

– Bien sûr que si, protesta Milly. C'est de ma faute, je n'aime pas beaucoup parler, et surtout pas de moi. Et puis, il me fait confiance. Il s'inquiétera un peu, me dira d'être prudente sur la route et de rentrer vite.

– Et Mme Berlingot ?

– Mme Berlington ! corrigea Milly en s'amusant à faire rouler le r. Je lui expliquerai que j'avais une affaire urgente à régler suite au décès de ma mère. Elle est morte il y a cinq ans, mais Mme Berlington n'en sait rien.

– J'en suis désolée, répondit Agatha.

– Moi aussi, soupira Milly. Ma mère était un peu rock'n'roll, la vie n'a pas toujours été facile pour nous, mais on ne s'ennuyait jamais ensemble. C'était quelqu'un de joyeux.

– Tant mieux pour elle, répliqua Agatha.

– Vous avez des enfants ? demanda Milly.

– Non, pas eu le temps.

– Vous étiez si occupée que cela ?

– On peut dire ça, oui. Et toi, tu as envie d'en avoir ?

– Pour l'instant, j'ai surtout envie de manger ce sandwich en admirant la vue.

– Il fait sombre, dit Agatha, on ne voit pas grand-chose.

– Si, au loin, on aperçoit les lumières d'un village, et juste en dessous, le lit d'une rivière. Avec la fonte des neiges, elle gonflera bientôt. J'aime bien les anciennes voies de chemin de fer, ajouta-t-elle en caressant le rail rouillé sur lequel elle s'était assise. En fait, je ne sais pas pourquoi, mais j'aime tout ce qui est ancien.

– J'avais cru le deviner avec ta voiture.

– Les vieilles choses ont une histoire, soupira Milly.

– Tu ne dis pas ça pour moi, j'espère ?

– Mais non, vous n'êtes pas vieille, maman avait à peu près votre âge.

– Ne te sens pas obligée d'être aimable, rétorqua Agatha d'un ton sec qui étonna Milly

– Je ne me forçais pas. Alors taisons-nous, puisque vous n'avez pas envie de faire la conversation.

Elles restèrent côte à côte, silencieuses, le regard perdu au loin.

– Je ne voulais pas être brusque, reprit Agatha en jetant l'emballage de son sandwich dans le vide.

– Vous n'avez aucun respect pour la nature ? demanda Milly.

– Si ça m'arrive, mais pas ce soir. Il est tard, allons nous coucher.

– Nous trouverons sûrement un endroit où dormir dans la vallée.

– Cette nuit, nous ferons chambre commune dans ta belle voiture. J'en ai plein les bottes de rouler et puis, comme j'apprécie la nature plus que tu ne le crois, dormir à la belle étoile me conviendra parfaitement.

Agatha se leva et repartit vers l'Oldsmobile. Milly resta seule un moment à regarder fixement le vide sous ses pieds. Elle jeta un caillou dans le ravin, comptant les secondes qui s'écouleraient avant que se fasse entendre le son de l'impact.

Quand elle regagna la voiture, Agatha avait la tête posée contre la vitre et semblait déjà dormir.

Milly avança la main vers la boîte à gants.

– N'y pense même pas, murmura Agatha.

Mais Milly n'obéit pas.

– Qu'est-ce que tu cherches ?

– Le paquet de cigarettes de Jo, il en laisse toujours un ici.

– Qui est Jo ?

– Ça aussi, c'est une longue histoire, répondit Milly.

Elle mit le contact et appuya sur le bouton de la capote qui s'ouvrit en grinçant.

– Vous vouliez dormir à la belle étoile, voilà tout un ciel étoilé, rien que pour vous, dit-elle en allumant sa cigarette.

Agatha inclina le dossier du fauteuil, passa les bras derrière sa nuque, et contempla le spectacle qui s'offrait à elle.

– Tu ne peux imaginer le nombre de nuits que j'ai passées à rêver de voir ça.

– Combien ?

– Dix mille neuf cent cinquante trois.

Milly, qui avait toujours su apprivoiser les chiffres, fit un calcul mental.

– Où étiez-vous tout ce temps ?

– Nous parlerons demain, maintenant tais-toi et laisse-moi admirer le ciel.

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