6.

Tom roulait à vive allure. Une heure plus tôt, dérogeant à la règle de courtoisie qu'il s'était imposée, il avait lancé un appel depuis la radio de bord, espérant qu'une patrouille aurait remarqué une Oldsmobile 1950 rouge circulant dans la région. Un policier, féru de voitures anciennes, en avait aperçu une sur la route 30, à l'entrée de York.

Avec un peu de chance, Agatha se trouvait encore là-bas.

En longeant des sous-bois sur sa route, Tom eut une envie furieuse de filer vers le nord, d'oublier sa promesse de ne pas franchir les frontières de l'État et de rentrer chez lui. D'habitude, à cette heure-ci, il profitait de l'un des meilleurs moments de sa journée. Il s'installait sur son patio et observait la plaine se déployer dans le silence des montagnes avoisinantes.

– Merde, grommela-t-il, tu dois avoir un peu plus de courage que cela ! Il faut qu'elle t'entende, même si elle refuse de te pardonner. Trouve au moins la force d'affronter son regard ! C'est bien pour ça que tu as pris la route, non ?

Un coup de fil de l'inspecteur de police le ramena à la réalité. Ses batteries rechargées, la voiture électrique avait livré une information intéressante. Les dernières coordonnées entrées dans le GPS étaient précisément celles de l'endroit où on l'avait retrouvée.

Cette nouvelle laissa Tom songeur. Pourquoi Agatha était-elle venue rôder autour de cette station-service ? Et il finit par se demander si elle n'avait pas fait exprès de relever la tête en s'approchant de la caméra, avant de renoncer à approfondir cette théorie qui n'avait aucun sens.

À York, il interrogerait les commerçants, la police locale et se ferait fort d'obtenir un témoignage qui le conduirait vers elle ; il jeta un œil à sa montre et estima qu'il arriverait dans une heure.

*

– Ce soir, je veux dormir dans un lit, et seule, annonça Milly.

– Eh bien moi j'aimerais prendre un bain et me coucher en bonne compagnie. J'aurais peut-être dû être plus insistante avec le caissier du magasin de Noël, ce n'était pas un perdreau de l'année mais il était séduisant.

– Vous êtes sérieuse ?

– Je n'en ai pas l'air ? répondit Agatha.

Un panneau routier indiquait Gettysburg, vingt-cinq miles.

– Je n'ai toujours rien compris à votre histoire. Ni aux raisons de votre départ, ni à celles de votre retour. Ce n'était tout de même pas à cause de vos amis que vous étiez allée vivre si loin. Et puis pourquoi ce mystère, elle était où cette île ? Vous avez fui quelque chose ?

– Pas quelque chose, mais quelqu'un. À vingt ans, l'amour peut vous conduire à faire des choses absurdes.

– Plus à cinquante ?

Agatha rit de bon cœur.

– J'espère bien que si, mais je suis rentrée depuis deux jours seulement, laisse-moi le temps.

– Cet amour, qui était-ce ?

– Un homme d'une beauté rare. D'ailleurs ce n'est pas le bon mot, disons qu'il avait de l'allure, de l'élégance dans chacun de ses gestes, il était l'incarnation de la masculinité et le contraire d'un machiste. Eux, ils doutent de leur virilité, c'est pour cela qu'ils roulent des mécaniques. Lui, sa prestance était si naturelle qu'il n'avait besoin d'endosser aucun rôle.

– C'était votre fiancé ?

– Par moments, quand j'entends ton vocabulaire, je me demande laquelle de nous deux a trente ans et l'autre plus de cinquante. J'étais raide dingue de lui et j'ai cru que c'était réciproque.

– Et ça ne l'était pas ?

– Je ne l'ai jamais vraiment su, c'était compliqué.

– Que faisait-il dans la vie ?

– Ce que nous faisions tous, il étudiait.

– Quoi ?

– À vrai dire, je ne sais plus. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous n'allions en cours que pour manifester et nous avions d'autres sujets de conversation que nos cursus universitaires.

– Vous manifestiez contre quoi ?

– Pour que la guerre au Vietnam cesse, pour que le gouvernement mette un terme à cette boucherie, pour un monde nouveau où auraient régné humanité et justice sociale. Hélas, notre révolte s'est transformée en utopie, et comme j'étais très jeune à l'époque, trop jeune, j'ai rejoint le mouvement au moment où le rêve commençait à prendre fin. Mais nos idées étaient magnifiques. Nous étions hors la loi, libres et euphoriques, dit Agatha le regard perdu dans le vague, c'était notre adage. Nous appartenions à une mouvance qui s'appelait les Étudiants pour une Société Démocratique1, des centaines de milliers de jeunes en faisaient partie et croyaient à l'imminence d'une révolution.

– Vous étiez une hippie ? demanda Milly d'un ton goguenard.

– Plutôt une beatnik, puisque nous nous réclamions de la Beat Generation. La littérature et le jazz étaient au cœur de nos vies, le sexe et la drogue aussi, c'est ce qui a tout foutu en l'air. Mais tu ne dois rien connaître de cette époque.

– Jo serait fou de jalousie s'il savait que je suis en compagnie de quelqu'un comme vous, lâcha Milly soudain tout excitée.

– Et pourquoi cela ? questionna Agatha, amusée.

– « J'ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, se traînant dans les rues nègres à l'aube, à la recherche d'une furieuse piqûre... », se mit à déclamer Milly sur un ton enflammé. Howl est son poème fétiche, il m'en a fait la lecture des dizaines de fois, Ginsberg et Kerouac ses dieux, il pourrait vous réciter Sur la route ou Le Festin nu de Burroughs par cœur.

– J'ignorais qu'ils avaient encore des admirateurs, c'est rassurant de savoir que certains jeunes ne se contentent pas d'une routine confortable. Je l'aime beaucoup, ce Jo.

Milly encaissa le coup sans répondre.

– Qui aurait pu imaginer qu'un poème serait l'étincelle qui enflammerait l'Amérique ? reprit Agatha. Qui aurait pu deviner la force cataclysmique de ce texte, que quelques phrases interdites feraient exploser le conformisme qui muselait les âmes. Son cri nous a tous atteints, d'une façon ou d'une autre. Et puis, il y eut ce procès, à San Francisco. Imagine qu'en 1957, deux flics en civil de la brigade des mineurs entrent dans une librairie, achètent un exemplaire de Howl et arrêtent Ferlinghetti, le libraire, sous prétexte qu'il fait commerce de livres obscènes. De nos jours, une telle chose paraîtrait inconcevable, tout du moins ici, mais à l'époque ! Le procès prit une ampleur nationale, on y vit défiler aux côtés de la défense les plus éminents critiques littéraires, et dans les rangs du procureur les plus fervents partisans du puritanisme. Ces abrutis étaient allés jusqu'à faire le décompte des grossièretés que contenait le poème. Quelle rigolade, jamais dans l'histoire de la justice le mot « fuck » n'aura été autant prononcé dans l'enceinte d'un tribunal. Heureusement, le juge conclut que le poème avait une importance sociale et débouta les attaquants. Les censeurs et partisans de l'ordre moral étaient effondrés. Ginsberg devint une star et fit de la Beat Generation une contre-culture incontournable. Ta mère ne t'a jamais parlé de cette époque ? C'était pourtant sa jeunesse, à elle aussi.

– Si, elle me disait que la Beat Generation n'existait pas, qu'elle n'avait été composée que d'une bande de gosses, des écrivains naïfs qui rêvaient d'être publiés.

– À chacun son point de vue, rétorqua sèchement Agatha. En ce qui me concerne, ce poème aura décidé de ma vie. Si je ne l'avais pas lu, elle aurait certainement été très différente.

– De quelle façon ?

– Nous n'étions pas très riches, et mes années d'études étaient comptées par l'argent qui manquait, mais j'aurais pu devenir secrétaire, ou documentaliste peut-être, j'aimais tant lire.

– Mais alors qu'avez-vous fait durant toutes ces années ?

Agatha regarda par la vitre et inspira profondément.

– J'ai voyagé, murmura-t-elle.

Puis elle resta silencieuse jusqu'à Gettysburg, le regard perdu sur l'asphalte qu'avalait l'Oldsmobile au son rond du moteur.

– La drogue, vous y avez goûté ?

– J'ai essayé pas mal de trucs peu recommandables, mais j'avais la chance d'avoir les pieds sur terre et je n'aimais pas cette sensation d'être sous influence. Et puis j'ai vu tant de copains et copines faire des voyages dont ils ne revenaient pas que j'ai vite arrêté. Le sexe, en revanche, j'aurais peut-être dû m'en donner un peu plus à cœur joie. Ces saletés de drogues ont eu raison de la promesse d'un monde nouveau, et de la plus belle des révolutions étudiantes.

– Vos amis y ont participé ?

– Oui, et il n'en reste qu'une petite dizaine.

– Que sont devenus les autres ?

– La plupart sont morts tués par le LSD, l'alcool et la misère, d'autres ont été assassinés.

– Par qui ?

– Par la police et le FBI sur instruction du gouvernement.

– Mais pourquoi ? demanda Milly incrédule.

– Parce que nous leur avions fichu une trouille bleue ; quatre étudiants sur dix pensaient qu'une révolution était inévitable et nécessaire. Nous bâtissions des communautés de travailleurs, organisions des collectifs féministes, nous donnions corps aux premières communautés gay et lesbiennes, mais le pire était que nous nous attaquions à l'ordre dicté par les classes dirigeantes, un défi qui leur était intolérable. Quand nous arriverons à Gettysburg, nous traverserons les champs de bataille sur lesquels s'est joué le sort de la guerre civile. À la fin des années 1960 comme au début des années 1970, le pays faillit en connaître une autre et la répression fut sanglante.

– Ils ont tué des étudiants pacifistes ?

– Par dizaines, mais nous n'étions pas que des pacifistes, certains s'étaient engagés dans la lutte armée. Les combats de rue, actions de sabotage ou attentats à la bombe s'enchaînaient et se comptaient, eux, par centaines.

– Vous en avez commis ?

– Quelques-uns, soupira Agatha.

– Vous avez du sang sur les mains ?

– Non, mais j'en ai eu sur le visage quand nous prenions des coups de matraque.

Agatha se pencha vers Milly, écarta deux mèches de cheveux et lui montra une longue cicatrice, non sans un certain élan de fierté.

La voiture s'écarta de la route et les roues mordirent le bas-côté, Milly serra le volant et en reprit le contrôle.

– Je t'ai dit de regarder devant toi ! cria Agatha avec une mauvaise foi qui dépassait l'entendement. Tiens, la mémoire me revient, c'était sur le campus que je l'ai rencontré, il se promenait toujours avec sa caméra Super 8 à la main et passait son temps à filmer. Il étudiait le journalisme et voulait en faire son métier, à moins que ce ne soit le cinéma, je ne sais plus très bien.

– Votre histoire a duré longtemps ? demanda Milly.

– Prends la direction de Hagerstown, nous devrions bientôt entrer en Virginie.

Milly s'étonna de l'air qu'avait affiché Agatha en disant cela ; comme si elle était soulagée de franchir les frontières de l'État.

– Nous sommes restés complices durant deux ans, ajouta-t-elle. Ta mère n'avait peut-être pas tort en disant que nous étions naïfs, car je n'ai jamais cessé de penser à lui.

– Qu'est-ce que vous entendez par « complices » ?

Cette question, d'apparence anodine, raviva la mémoire d'Agatha, faisant resurgir des souvenirs enfouis, pareils à ces cauchemars qu'on oublie au réveil.

Elle entendit hurler les étudiants tandis que les matraques fondaient sur eux dans un brouillard lacrymogène, revit couler les larmes sur les joues de ses amis, revécut ces matins de janvier, de février et de mars, où la neige noircissait sous les pas de longs cortèges funèbres. Le regard éthéré des parents écrasés sous le poids du chagrin et de la culpabilité, incapables de s'expliquer la nature du combat qu'avaient mené leurs gosses, leur dissidence, au lieu de réserver leur colère à ceux qui les avaient assassinés.

Certains de ses amis n'avaient plus revu leur famille, ni ne leur avaient parlé au téléphone pendant dix ans, tout comme elle n'avait plus jamais revu sa mère. Ses copains et elle étaient entrés en clandestinité, laissant à leurs proches, dans l'ombre de leur adolescence, une question irrésolue. Pourquoi avoir choisi l'obscurité au pays des libertés ?

– Parce que ces libertés étaient prisonnières des murs que leur génération avait laissé dresser, se mit à murmurer Agatha, les lèvres tremblantes. Des murs entre lesquels les minorités n'avaient que peu de droits, les murs de nos prisons pleines à craquer de gens de couleur, les murs de nos collèges et universités formant les étudiants modèles dont la société industrielle avait besoin, les murs du monde du travail qui se nourrissait de ces jeunes faciles à contrôler et qui se contentaient de peu de choses. Nos parents n'avaient pas eu le courage de remettre ce monde en question, son homophobie, son sexisme, eux qui avaient érigé en société idéale leurs banlieues confortables, leurs voitures dispendieuses, leurs postes de télé aseptisés, nos mères qui se gavaient de Valium en regardant partir au petit matin leurs maris dans leur complet gris, et nos pères qui s'enivraient au whisky en rentrant le soir.

– Agatha ? intervint Milly, inquiète. De quoi parlez-vous ?

Agatha secoua la tête, cherchant à recouvrer un semblant de contenance.

– Il était différent, dit-elle, à voix basse.

– Différent de qui ?

– De tous les autres, mais c'est toujours ainsi quand on aime. Je suppose que toi aussi tu dois trouver Frank différent, n'est-ce pas ?

– Oui, répondit Milly.

– Et en quoi l'est-il ? demanda Agatha d'un ton posé.

– Il est sécurisant, profondément gentil...

– Tu me donnes envie de te secouer comme un prunier pour te sortir de ta foutue routine ! On ne partage pas sa vie avec quelqu'un parce qu'il est gentil, mais parce qu'il vous fait vibrer, rire, parce qu'il vous emporte sans vous retenir, parce qu'il vous manque même quand il est dans la pièce à côté, parce que ses silences vous parlent autant que ses conversations, parce qu'il aime vos défauts autant que vos qualités, parce que lorsque le soir en s'endormant on a peur de la mort, la seule chose qui vous apaise est d'imaginer son regard, la chaleur de ses mains. Voilà pourquoi on construit sa vie avec quelqu'un, et si ce quelqu'un est gentil, alors tant mieux, c'est un plus, mais seulement un plus !

– Bravo pour la leçon, elle était épatante, en attendant, je suis en couple depuis trois ans, et vous, toute seule. Et merci beaucoup, je vais suivre vos conseils à la lettre, si je peux vous ressembler à votre âge, je serais la plus heureuse des femmes.

Cette fois, ce fut Agatha qui encaissa le coup sans mouffeter.

La voiture entra en Virginie et fila en direction de Harrisonburg. Ni l'une ni l'autre ne dirent mot pendant les trente miles suivants, seule la musique classique que diffusait le poste de radio occupait le silence.

Sur le bord de la route, un panneau publicitaire faisait la réclame d'un restaurant, on pouvait lire : « Chez Ryan, prix unique. Mangez autant que vous le pourrez. Repas gratuit pour celui qui établira un nouveau record. »

– Je me demande si un jour quelqu'un les a pris au pied de la lettre, ricana Agatha.

– Chiche ? proposa Milly goguenarde.

– Mets ton clignotant et allons-y, ils vont voir de quel bois je me chauffe ! À ton avis, quel est le record à battre ?

– Nous allons le savoir, dit-elle en se garant sur le parking.

*

Une heure et demie plus tard, Agatha ressortit triomphante. Elle avait avalé, sous les yeux médusés de l'assistance, une pièce de viande dont le poids dépassait les trois livres. Milly, qui s'était investie du rôle de coach, était restée à ses côtés, l'éventant avec une serviette, lui essuyant les lèvres, remplissant son verre d'eau à petites doses, pour aider la nourriture à passer. Elle faillit jeter l'éponge quand le visage de son poulain vira au blanc soufré, mais Agatha lui lança un regard incendiaire, et, après un petit moment de récupération, reprit le combat. Milly appela la salle à la rescousse, l'invitant à soutenir une prétendante dont le courage forçait l'admiration. Et les clients se piquèrent au jeu, criant à tue-tête, applaudissant chaque fois qu'elle déglutissait, exigeant qu'elle ait droit à de courtes pauses. Lorsque Agatha eut enfin raison de la dernière bouchée, ils la soulevèrent sur sa chaise et lui firent faire le tour de la salle sous des hourras et des hurlements dont ceux de Milly furent de loin les plus vaillants.

Agatha se laissa prendre en photo à côté du patron, son trophée en mains – une plaque dorée estampillée au nom du restaurant –, accepta un digestif plus que mérité et salua les spectateurs, telle une actrice sur la scène quand tombe le rideau, avant de s'en aller.

– Je ne suis pas certaine de pouvoir dîner ce soir, dit-elle titubante sur le parking.

Milly l'aida à s'asseoir dans la voiture, rangea le trophée dans le coffre et s'installa derrière le volant.

– On a bien rigolé, non ?

– Oui, répondit Milly, vous êtes folle à lier, mais je dois reconnaître qu'on s'est bien amusées. Où est-ce que vous avez appris à manger comme ça ?

– Je ne suis pas en état de te faire la conversation, et puis c'est mon tour de poser des questions. Parle-moi de ce Jo qui connaît Howl par cœur.

– C'est mon meilleur ami, ce qui n'est pas bien difficile puisque c'est le seul que j'aie.

– Je penserais plutôt le contraire. S'il est ton seul ami, ce ne devait pas être si facile de le devenir.

– Oui, peut-être...

– Et lui, qu'est-ce qu'il a de différent ?

Une brume légère se levait sur les terres de la vallée de Shenandoah, masquant par endroits les contours de la route. Milly se concentra sur sa conduite.

– Je ne sais pas, avec lui tout n'est que contradictions. Quand il joue de la musique ou me récite ses poésies, je me sens une autre, comme si je regagnais mon port d'attache, un lieu à la fois paisible et plein de vie, où tout est inconnu et pourtant familier. Quand nous allons ensemble au cinéma, nous pouvons discuter pendant des heures du sens d'une scène ou du jeu d'un acteur, et nous ne sommes jamais d'accord, pareil avec les livres. Et si nous parlons de politique, alors le jour n'a plus de fin. J'ai l'impression qu'il est le frère que je n'ai pas eu et je crois qu'il partage ce sentiment. Notre rencontre fut celle de deux vrais solitaires.

– Et tu es certaine qu'entre vous, ce n'est que de la fraternité ?

– Bien sûr que oui ! s'exclama Milly dans un éclat de rire.

– Jamais connu la moindre ambiguïté ou le moindre désir ?

– Jamais !

– Alors, si tu le dis ! Regarde, dit Agatha en pointant une pancarte du doigt. Les grottes de Luray, j'ai toujours rêvé de les visiter, allons-y ! supplia-t-elle.

– Si nous nous arrêtons tout le temps, nous n'arriverons jamais à destination, protesta Milly.

– On finit toujours par arriver quelque part, argua Agatha.

Elle sortit un papier de sa poche et fit semblant de le lire comme si elle tenait un guide touristique en main.

– Les grottes de Luray comptent parmi les plus belles du pays et sont les plus grandes de l'Est américain... ce serait dommage de passer à côté. Et puis il paraît qu'à l'intérieur la résonance est telle que l'on peut entendre jusqu'à douze échos de sa propre voix ricocher entre les parois, c'est rigolo, non ?

– D'accord, concéda Milly, mais ce sera la dernière visite de la journée, après, il faudra trouver un hôtel, je suis fatiguée, je me sens sale et ma voiture aussi a besoin de repos.

– Promis, dit Agatha en rangeant son papier.

*

Agatha alla acheter deux billets à l'entrée de la grotte. On pouvait y descendre librement ou suivre une visite guidée qui avait lieu toutes les demi-heures. La prochaine commençait dix minutes plus tard et Agatha choisit d'attendre.

Milly en profita pour se mettre à l'écart. Elle avait besoin d'entendre la voix de Frank.

Son portable était sur messagerie. Elle essaya de le joindre à son bureau, et apprit qu'il était en réunion chez un client important. Elle laissa un message à la réceptionniste et promit de le rappeler le soir même.

Agatha lui fit de grands signes, la visite débutait. Milly la rejoignit et se mêla aux touristes qui entraient dans la caverne.

Leur guide semblait faire partie des lieux. Il était vêtu d'un pantalon kaki et d'une chemise élimée, une barbe d'ermite lui couvrait la moitié du torse et sa peau était presque aussi fripée que les parois de la grotte. Il entraîna le cortège de visiteurs d'une voix gutturale, les enjoignant à lever la tête pour admirer les formations de couleur blanche, rouge, jaune et noire. La grotte s'enfonçait à huit cent quatre-vingt-six pieds au-dessous du niveau de la mer, dit-il, fier comme s'il en était responsable. Des stalactites immenses formaient des cascades pierreuses plongeant du sommet des voûtes, tandis que de gigantesques stalagmites s'élevaient du sol, filant tels des feux d'artifice à leur rencontre. Autour des nombreux bassins, des colonnes striées étincelantes offraient un spectacle merveilleux, mais aucune de ces beautés n'intéressa Milly autant que l'orgue d'un genre particulier installé dans l'une des cavernes. Actionnés par un organiste, ses marteaux frappaient des stalactites de tailles différentes, produisant des sons semblables à ceux des cloches d'une église. Milly s'approcha de la paroi pour y coller son dos. Étrangement, elle ne se sentit pas parcourue par les notes, mais par un sentiment de tristesse.

Dix minutes plus tard, le guide invita le petit groupe à se diriger vers la sortie.

Agatha, qui avait pris la tête de la marche, ne l'avait pas quitté des yeux, semblant boire chacune de ses paroles.

– Je voudrais rester un peu, chuchota-t-elle à Milly, tu peux m'attendre à l'extérieur si tu veux.

Cela arrangea Milly qui ressentait soudain l'envie urgente de regagner l'air libre.

Elle quitta la grotte et pressa le pas en direction de sa voiture.

*

Jo se trouvait à son poste au café du Kambar Campus Center, et l'appel de Milly éclaira sa journée.

– Où es-tu ? demanda-t-il. J'étais inquiet, je suis passé à ton bureau et Mme Berlington m'a expliqué que tu étais partie quelques jours à cause du décès de ta mère.

Le cœur de Milly battit plus fort.

– Tu ne lui as rien dit, j'espère ?

– Tu me prends pour qui ?

– Je n'aime pas mentir, murmura Milly, mais je devais m'en aller quelques jours.

– Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ? s'offusqua Jo.

– Ce n'était pas prévu, c'est compliqué, je t'expliquerai.

– Tu vas bien ?

– Oui, tout va bien, je rentrerai bientôt et nous irons voir deux films à la suite si tu veux. Et toi, comment vas-tu ?

– Je n'ai pas le moral, soupira Jo, j'ai reçu une nouvelle lettre de refus d'un éditeur qui ne veut pas de mon recueil de poésies. Je devrais peut-être tout brûler et renoncer.

– Je t'interdis de penser ça, Jo ! Ta poésie est magnifique, ce n'est pas parce que des crétins n'y comprennent rien que tu dois te mettre à douter.

– Les crétins, comme tu dis, sont unanimes.

– Les esprits obtus sont majoritaires, et alors !

– D'accord, dit Jo, ne t'énerve pas à ma place, je le suis déjà suffisamment. Tu fais ce voyage toute seule ?

– Non, je conduis une amie qui avait besoin de se rendre en Californie, lâcha Milly.

– Depuis quand as-tu une amie ? Et je ne la connais pas ?

– Une vieille copine de Santa Fe, je ne l'avais pas revue depuis mon départ, mentit Milly en se mordant les lèvres.

– Une copine que tu n'as pas vue depuis longtemps débarque et toi tu prends le large en mentant à ta patronne ? Tu es trop gentille.

– Ne dis pas ça, Jo, je n'aime pas ce mot, je n'avais pas le choix, c'est tout.

– Qu'est-ce qu'il lui arrive à cette amie pour que tu traverses le pays ?

– C'est une histoire qui lui appartient, répondit Milly.

– Comme tu voudras, après tout, ça te regarde, mais je n'aime pas le son de ta voix.

– Ma voix va très bien, je suis juste un peu fatiguée, j'ai beaucoup roulé.

– Et tu en es où de ton voyage ?

– Quelque part en Virginie. C'est très beau, ça te plairait. Tout à l'heure nous nous sommes arrêtées pour visiter une grotte, il y avait un organiste qui jouait à l'intérieur d'une caverne, la sonorité était incroyable.

Jo resta silencieux.

– Il jouait comme un pied, reprit Milly en souriant.

– Sois prudente et donne-moi de tes nouvelles, tu me promets ?

– Je te le promets, répondit-elle en raccrochant.

Le soleil commençait à décliner, le dernier groupe de touristes de la journée se formait près de l'entrée et Milly se demanda ce qu'Agatha pouvait bien faire.

*

Le guide profitait de son temps de pause à l'abri d'une anfractuosité. Agatha s'approcha de lui

– Avec cette barbe, j'ai bien failli ne pas te reconnaître, lui dit-elle.

– Je vous demande pardon ? dit le guide.

– C'est moi, Brian... Hanna.

Le guide ouvrit grand les yeux et hoqueta, comme s'il avait vu un fantôme.

– Hanna ? Qu'est-ce que tu fais là ? dit-il d'une voix chevrotante.

– Je passais dans le coin, je suis venue te saluer.

– Je croyais que tu étais...

– En taule ? Tu croyais bien, j'y étais encore avant-hier, j'en suis sortie.

– Ils t'ont enfin libérée ?

– Je me suis enfin évadée. Il était temps.

– Le temps de quoi ? interrogea le guide inquiet.

– De rétablir la vérité. Si j'avais attendu que l'un de vous s'en occupe, je serais morte derrière les barreaux. Ça vous aurait tous arrangés, n'est-ce pas ?

– Ne dis pas des choses comme ça, Hanna. Pour les autres je ne sais pas, mais moi, je ne pouvais rien faire, je suis resté caché pendant dix ans avant de refaire surface, et encore, c'est un grand mot, dit-il en regardant le plafond de la grotte. C'était bien plus compliqué que tu ne le penses.

– Ça ne pouvait pas être plus compliqué que pour moi, Brian. En trente ans, pas un de vous n'est venu me voir, à part Max.

– Lui ne risquait rien, nous ce n'était pas pareil. Bon sang, Hanna, regarde de quoi ma vie est faite, je passe mes journées enfoui comme une taupe sous terre.

– Mais le soir tu sors, tu te promènes à l'air libre, tu choisis ce que tu manges, tu dors dans ton lit, je n'ai eu droit à rien de tout ça.

– Il faut que j'aille chercher le prochain groupe, je vais me faire rappeler à l'ordre, mon temps de pause est limité.

– Tes touristes peuvent patienter quelques minutes, j'ai attendu trente ans.

– Qu'est-ce que tu veux, Hanna ?

– Retrouver Lucy, retrouver le carnet. Max m'a dit qu'elle s'était installée dans la région, mais il n'a ni son adresse ni sa nouvelle identité. Ne me dis pas que vous ne vous êtes pas revus !

– Et moi, comment m'as-tu trouvé ? C'est Max ?

Agatha hocha de la tête.

– Nous nous sommes tous fabriqué de nouvelles identités, nous n'avions pas le choix. Max peut faire le malin, il est le seul à s'en être tiré blanc comme neige. Il ne t'a pas sortie de prison que je sache.

– Non, mais lui au moins venait me rendre visite, il m'envoyait des colis, me donnait des nouvelles, de vos nouvelles.

– Max a toujours été un fouineur et un manipulateur.

– Je ne suis pas venue ici pour le critiquer ni pour faire son apologie, mais juste pour que tu me renseignes ; à moins que tu ne préfères que je me mette à raconter tes exploits dans cette grotte, il paraît que l'écho y est remarquable.

– Ne fais pas l'idiote, j'ai un fils, je suis divorcé et la vie n'est pas facile. Tu crois que ça m'amuse de jouer au traîne-couillons, à huit cents pieds sous terre ?

Brian regarda Agatha fixement avant de baisser les yeux.

– Lucy Garbel s'appelle désormais Lucy Wise, elle tient un bed and breakfast avec son mari à la sortie de Roanoke, c'est à moins d'une heure d'ici. Tu ne peux pas le rater, il est au bord de la 11.

– Tu vois, ce n'était pas difficile. Et toi, quel est ton nouveau prénom ?

– Ronald.

– C'est assez moche, mais ça te va bien.

– Ne dis pas à Lucy que je t'ai donné son adresse.

– Sous cette longue barbe, tu n'as pas changé, tu es toujours le même garçon, pathétique et pitoyable. Sois tranquille, je ne dirai rien, je ne suis pas une balance. J'ai fait trente ans pour cette raison précise.

– Nous n'y sommes pour rien, ces trente ans, tu les as faits parce que...

– Tais-toi, Brian, avant que je ne change d'avis et que je me mette à hurler.

Agatha s'en alla, mais le guide l'attrapa par le bras.

– Ne réveille pas les démons du passé, profite de ta liberté, n'anéantis pas ce que nous avons essayé de faire de nos vies chacun de notre côté.

Agatha dévisagea le guide, libéra son bras et quitta la grotte sans se retourner.

Milly l'attendait, adossée à la voiture.

– Vous comptiez les stalactites ? J'ai cru que vous ne reviendriez jamais.

– Eh bien, me voilà, répondit sèchement Agatha, monte dans la voiture.

– Un problème ? demanda Milly.

– Aucun, nous sommes aussi fatiguées l'une que l'autre, allons nous reposer.

– Alors nous sommes d'accord, au premier hôtel, nous nous arrêtons pour de bon.

– Non, prends la route 11, nous arriverons à destination dans une heure.

– Chez vos amis ?

– Oui.

– Ils sont au courant de notre arrivée ? Vous m'avez promis un lit. Ce soir, je ne dors pas sur la banquette arrière ou sur un canapé.

– Ne t'inquiète pas, ils tiennent un petit hôtel, nous aurons chacune notre chambre.

Milly démarra sans attendre la fin de sa phrase.

*

Tom traversa York sans s'y arrêter. Un peu plus tôt, un motard de la Highway Patrol avait repéré l'Oldsmobile alors qu'elle entrait en Virginie, ce qui lui posait un problème de taille. La voiture qu'il conduisait n'était pas censée quitter l'État. Il se rangea sur le bas-côté et interrogea l'ordinateur de bord. L'antenne la plus proche de l'USMS se trouvait à Chambersburg. Il alluma les gyrophares dissimulés derrière le pare-brise et accéléra.

*

Il présenta son insigne et son mandat en entrant dans le bureau des marshals et requit un véhicule auprès de l'officier de permanence. Aussitôt après, il appela le commissariat central de Philadelphie pour communiquer l'adresse où récupérer leur voiture.

– J'ai un tuyau pour vous, dit l'inspecteur au téléphone. Le pompiste que vous avez interrogé nous a contactés. Un jeune homme est venu faire le plein de sa moto ce matin. Il a eu un déclic, et s'est souvenu de l'avoir déjà vu en compagnie de la propriétaire de l'Oldsmobile.

– Et vous avez attendu tout ce temps pour me le dire ?

– Je n'avais pas que votre dossier à traiter aujourd'hui, et si vous me laissiez terminer, je pourrais aussi vous apprendre que le jeune homme en question a payé son essence avec une carte de crédit. Nous avons son identité et son adresse. Vous voulez que j'envoie une patrouille le cueillir ?

– Non, ça l'effraierait, et il n'a rien fait de répréhensible, jusqu'à nouvel ordre.

Tom se mit à réfléchir à la façon d'aborder le dénommé Jonathan Malone, sans le braquer. Il n'avait pas le temps de faire demi-tour pour aller lui rendre visite.

– Vous auriez un numéro où je pourrais le joindre ?

– J'ai son portable si vous avez de quoi noter.

Tom attrapa un crayon sur le bureau de l'officier qui remplissait le formulaire de mise à disposition d'un véhicule et recopia le numéro que lui communiquait l'inspecteur.

– Merci quand même, grogna l'inspecteur avant de raccrocher.

Obtenir de Jonathan Malone l'identité de la conductrice de l'Oldsmobile lui permettrait d'en connaître enfin l'immatriculation, mais Tom était un chasseur dans l'âme, et il savait que pour surprendre une proie, il ne faut pas lui courir après mais la précéder, deviner les endroits par lesquels elle passera.

Plus il y songeait, plus Tom était persuadé que pour stopper Agatha dans sa fuite, il lui fallait comprendre ce qu'elle avait en tête.

Il ouvrit sa sacoche, présenta à ses collègues la liste que lui avait procurée le juge Clayton et sollicita leur aide. Ensemble, ils épluchèrent les fichiers fédéraux à la recherche des lieux où vivaient les dix personnes figurant sur le document. Deux s'étaient volatilisées dans la nature, sept avaient une adresse répertoriée, et Tom avait rencontré le dernier dans la banlieue de Philadelphie, sans résultat.

Tom demanda à ses collègues de lui trouver une carte routière des États-Unis. Un officier alla lui en chercher une dans un bureau voisin.

Il marqua d'une croix chaque endroit où étaient censés résider les anciens amis d'Agatha, en élimina trois d'office, parce que situés en lisière de la frontière canadienne, ils habitaient dans la direction opposée à la trajectoire suivie jusque-là par l'Oldsmobile.

Le premier individu avait élu domicile dans un petit bled de la vallée de Shenandoah, le second dans la banlieue de Nashville, dans l'État du Tennessee, et lorsque Tom eut relié les croix restantes d'un trait qui filait d'est en ouest à travers six autres États, son visage s'illumina. Il avait pisté son gibier et savait désormais où le débusquer.

Il replia sa carte routière avec autant de précautions que si elle avait marqué l'emplacement d'un trésor, ajusta son arme à sa ceinture, remercia ses collègues et récupéra les clés de sa nouvelle voiture. Il ne lui restait que trois jours. Passé ce délai, le FBI s'élancerait aux trousses d'Agatha et son destin lui échapperait.

*

Les informations de Brian étaient précises, un panonceau indiquait la maison d'hôte à la sortie de Roanoke sur la 11.

John Wise, le propriétaire des lieux, les accueillit avec entrain, bien heureux de voir des clients frapper à sa porte alors que la belle saison commençait à peine. Elles étaient même les premières depuis l'arrivée de la neige au début de l'hiver.

Il s'empara du sac d'Agatha et se tourna vers Milly.

– Vous n'avez pas de bagage ?

– Non, répondit-elle en lançant un regard noir à sa voisine.

– Un bagage pour deux, précisa Agatha, mais chambres séparées, s'il vous plaît.

John les guida à l'étage et leur fit visiter les quatre chambres de son établissement. Agatha choisit celle qui se trouvait au bout du couloir, car il y avait une baignoire dans la salle de bains. Milly opta pour celle en face de l'escalier, parce que la couleur lui plaisait.

– J'allais passer à table, dit John, rien de très sophistiqué, juste une soupe et une bonne omelette, mais les œufs viennent de nos poules et les légumes du jardin, voulez-vous vous joindre à moi ?

– Une soupe sera bien suffisante en ce qui me concerne, soupira Agatha.

– Je goûterais volontiers à votre omelette, reprit Milly, mais après m'être douchée, si possible.

– Prenez tout votre temps, et descendez quand vous serez prêtes, dit l'homme avant de se retirer.

Agatha entra dans ses appartements et Milly la suivit.

– Je croyais que tu voulais faire chambre à part ?

– Et moi je croyais que nous allions chez vos amis ?

– C'est sa femme qui est une vieille copine, je ne connaissais pas son mari et d'ailleurs je m'étonne qu'elle ne soit pas là.

– Posez-lui la question !

– Je le ferai pendant le dîner, en attendant, sois discrète, je comptais lui faire une surprise et je ne voudrais pas tout gâcher.

– Rien n'est simple avec vous. Vous avez vraiment le goût du mystère ! grommela Milly en levant les yeux au ciel. Demain, il faudra que nous pensions à m'acheter de quoi me changer, je ne vais pas porter les mêmes vêtements jusqu'à San Francisco.

À son tour, Agatha leva les yeux au ciel. Elle ouvrit son sac, attrapa une culotte, un soutien-gorge, un pull à col en V et les lança à Milly.

– Tiens, en attendant demain ! Maintenant fiche-moi le camp, un bain m'attend.

Quand elles redescendirent, John patientait dans la salle à manger où fumait une soupière au milieu des trois couverts qu'il avait dressés.

Milly le félicita à la première cuillère avalée. Au cours du repas, Agatha, qui avait finement mené la conversation, apprit que la maîtresse des lieux était partie au début de l'après-midi chercher du ravitaillement et dînait chez une amie. Elle rentrerait tard dans la nuit, peut-être même au petit matin. Agatha et Milly offrirent à leur hôte de l'aider à débarrasser et à faire la vaisselle. John les supplia de tout laisser sur la table et leur proposa quelque chose qui lui semblait plus réjouissant. Roanoke possédait la plus grande étoile construite au monde. Érigée au sommet du mont Mill, elle était éclairée par six cent cinquante yards de tubes de néon. Ses illuminations la rendaient visible jusqu'à soixante-dix miles dans les airs. L'idée enchanta Agatha autant qu'elle déplut à Milly qui ne rêvait que de rejoindre son lit. Mais l'invitation semblait procurer tant de joie à leur hôte que Milly ne se sentit pas le courage de refuser. La moue boudeuse, elle monta à bord de son pick-up, et se retrouva prise en sandwich entre John et Agatha, plus joyeux l'un que l'autre.

Une trentaine de lacets plus tard, ils arrivèrent au sommet de la montagne, et Milly dut admettre que le spectacle de cette gigantesque étoile électrifiée était assez surprenant. Agatha sortit de la camionnette avec l'empressement d'un enfant qui vient d'entrer dans un parc d'attractions.

– C'est colossal, s'exclama-t-elle, je n'ai jamais rien vu de tel.

– Ce n'est jamais qu'un amas de néons, je n'ose même pas imaginer ce que ça doit bouffer en électricité, marmonna Milly.

– Dix-sept mille cinq cents watts, annonça fièrement John ; ça valait le détour, n'est-ce pas ?

– Un peu, oui ! s'exclama Agatha, enthousiaste.

– Elle n'a pas l'air d'apprécier, lui chuchota-t-il en jetant un œil à Milly qui restait en retrait. Qu'est-ce qui vous amène par ici, toutes les deux ?

– Ma filleule est un peu dépressive en ce moment ; pour rendre service à ses parents et lui changer les idées, je lui offre un petit voyage, et je peux vous assurer que ce n'est pas marrant tous les jours, répondit Agatha avec aplomb.

– Elle a beaucoup de chance d'avoir une marraine comme vous. Qu'est-ce qui ne va pas chez elle ? poursuivit-il sur le ton de la confidence.

– Que voulez-vous, les jeunes aujourd'hui, à la moindre désillusion, c'est le monde qui s'écroule.

– Je crois que nous étions pareils, chuchota John en souriant.

– Peut-être, je ne m'en souviens plus. Allez, rentrons, la petite est fatiguée.

Ils rebroussèrent chemin, Milly, mains dans les poches, leur emboîta le pas.

Alors qu'elle ouvrait la portière du pick-up, Milly se pencha vers Agatha.

– Je vais faire comme si je n'avais pas entendu votre petite conversation, histoire de ne pas vous laisser seule dans ce bled avec ma dépression.

Et juste avant de grimper sur la banquette, elle lui marcha volontairement sur le pied, lui dardant un sourire narquois.

*

De retour à la maison d'hôte, elles rejoignirent leurs chambres respectives, sans se dire bonsoir.

Milly se mit aussitôt au lit, prête à s'abandonner au sommeil quand son téléphone vibra. Elle décrocha à la hâte.

– Frank ?

– Jo !

– Je n'ai pas vu ton numéro apparaître.

– Je t'appelle d'une cabine.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– C'est à toi qu'il faut poser la question. J'ai reçu un drôle d'appel tout à l'heure. Un marshal m'a questionné au sujet de l'Oldsmobile, ou plutôt de sa propriétaire.

– Un marshal ? répéta Milly dont le cœur battait à toute vitesse.

– Une femme qu'il recherche a été repérée par des caméras de surveillance, rôdant près de ta voiture à la station 7-Eleven, il craignait qu'elle soit montée à bord. Ta copine n'aurait pas d'ennuis avec la justice, par hasard ?

– Mais non, balbutia Milly, et pourquoi t'a-t-il appelé toi ?

– Le pompiste m'a reconnu. Ce matin je suis passé faire le plein de ma moto, j'ai payé avec ma carte de crédit. C'est dingue, même un plein d'essence n'est plus anonyme de nos jours.

La station en question se trouvait bien loin du domicile de Jo et Milly préféra ne pas chercher à savoir pourquoi son meilleur ami avait choisi de faire un tel détour pour de l'essence.

– Qu'est-ce que tu lui as dit ?

– Je lui ai raconté un bobard auquel il n'a pas cru, que je te fréquentais, de temps à autre sans vraiment te connaître, juste ton prénom, j'en ai inventé un ; que je ne t'avais pas revue depuis longtemps et que tu n'étais pas de la région.

– En effet, c'est un peu lourd à avaler, je dois dire.

– Je sais, mais c'est ce que j'ai trouvé de mieux. C'est pour ça que je préférais te téléphoner d'une cabine. Il avait l'air vraiment préoccupé. Fais attention à toi, Milly, je suis mieux placé que qui que ce soit pour apprécier la valeur d'une amitié, mais ne va pas t'empêtrer dans une situation inextricable. Si ta copine est recherchée par un marshal et non par les flics, il y a de grandes chances que ses problèmes soient sérieux, ce sont des officiers fédéraux, on ne rigole pas avec eux.

– Jo, je t'assure que c'est une coïncidence, répondit Milly d'une voix ferme qui l'étonna elle-même.

Pourtant, à peine ces mots prononcés, elle se demanda si elle était en train de mentir à Jo, ou à elle-même.

– Où te trouves-tu ?

– En Virginie, j'ai vu une immense étoile bardée de néons, la plus grande au monde, elle est si grande qu'on peut l'apercevoir jusqu'à plus de soixante miles dans les airs, tu te rends compte ?

– Elle était belle ? interrogea Jo.

– Plutôt moche, dit Milly.

– Alors je vais te laisser, je préfère que notre conversation se termine quand tu me dis la vérité. Je t'appellerai demain, et si tu as besoin de moi, j'arrive.

– Je sais, murmura Milly.

Mais Jo avait déjà raccroché et Milly, bien qu'épuisée par la fatigue, mit longtemps avant de trouver le sommeil.

1. Students for a Democratic Society.

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