– Voici toujours une épée et un habit, dit Porthos.


– Je les prends, dit d’Artagnan. Si vous voulez un autre habit et une autre épée, il faut recommencer le tour. Attention ! Je vois justement l’autre soldat qui sort du corps de garde et qui vient de ce côté.

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– Je crois, dit Porthos, qu’il serait imprudent de recommencer pareille manœuvre. On ne réussit pas deux fois, à ce qu’on assure, par le même moyen. Si je le manquais, tout serait perdu. Je vais descendre, le saisir au moment où il ne se défiera pas, et je vous l’offrirai tout bâillonné.

– C’est mieux, répondit le Gascon.

– Tenez-vous prêt, dit Porthos en se laissant glisser par l’ouverture.

La chose s’effectua comme Porthos l’avait promis. Le géant se cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant lui, il le saisit au cou, le bâillonna, le poussa pareil à une momie à travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra derrière lui.


On déshabilla le second prisonnier comme on avait déshabillé l’autre. On le coucha sur le lit, on l’assujettit avec des sangles ; et comme le lit était de chêne massif et que les sangles étaient doublées, on fut non moins tranquille sur celui-là que sur le premier.


– Là, dit d’Artagnan, voici qui va à merveille. Maintenant, essayez-moi l’habit de ce gaillard-là, Porthos, je doute qu’il vous aille ; mais s’il vous est par trop étroit, ne vous inquiétez point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à plumes rouges.


Il se trouva par hasard que le second était un Suisse gigantesque, de sorte qu’à l’exception de quelques points qui craquè-

rent dans les coutures tout alla le mieux du monde.


Pendant quelque temps on n’entendit que le froissement du drap, Porthos et d’Artagnan s’habillant à la hâte.


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– C’est fait, dirent-ils en même temps. Quant à vous, compagnons, ajoutèrent-ils en se retournant vers les deux soldats, il ne vous arrivera rien si vous êtes bien gentils ; mais si vous bougez, vous êtes morts.


Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet de Porthos que la chose était des plus sérieuses et qu’il n’était pas le moins du monde question de plaisanter.

– Maintenant, dit d’Artagnan, vous ne seriez pas fâché de comprendre, n’est-ce pas Porthos ?

– Mais oui, pas mal.


– Eh bien, nous descendons dans la cour.


– Oui.


– Nous prenons la place de ces deux gaillards-là.


– Bien.


– Nous nous promenons de long en large.


– Et ce sera bien vu, attendu qu’il ne fait pas chaud.


– Dans un instant le valet de chambre appelle comme hier et avant-hier le service.


– Nous répondons ?


– Non, nous ne répondons pas, au contraire.


– Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à répondre.


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– Nous ne répondons donc pas ; nous enfonçons seulement notre chapeau sur notre tête et nous escortons Son Éminence.

– Où cela ?


– Où elle va, chez Athos. Croyez-vous qu’il sera fâché de nous voir ?

– Oh ! s’écria Porthos, oh ! je comprends !

– Attendez pour vous écrier, Porthos ; car, sur ma parole, vous n’êtes pas au bout, dit le Gascon tout goguenard.


– Que va-t-il donc arriver ? dit Porthos.


– Suivez-moi, répondit d’Artagnan. Qui vivra verra.


Et passant par l’ouverture, il se laissa légèrement glisser dans la cour. Porthos le suivit par le même chemin, quoique avec plus de peine et moins de diligence.


On entendait frissonner de peur les deux soldats liés dans la chambre.


À peine d’Artagnan et Porthos eurent-ils touché terre, qu’une porte s’ouvrit et que la voix du valet de chambre cria :


– Le service !


En même temps le poste s’ouvrit à son tour et une voix cria :


– La Bruyère et du Barthois, partez !


– Il paraît que je m’appelle La Bruyère, dit d’Artagnan.


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– Et moi du Barthois, dit Porthos.

– Où êtes-vous ? demanda le valet de chambre, dont les yeux éblouis par la lumière ne pouvaient sans doute distinguer nos deux héros dans l’obscurité.

– Nous voici, dit d’Artagnan.

Puis, se tournant vers Porthos :

– Que dites-vous de cela, monsieur du Vallon ?

– Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que c’est joli !


Les deux soldats improvisés marchèrent gravement der-

rière le valet de chambre ; il leur ouvrit une porte du vestibule, puis une autre qui semblait être celle d’un salon d’attente, et leur montrant deux tabourets :


– La consigne est bien simple, leur dit-il, ne laissez entrer qu’une personne ici, une seule, entendez-vous bien ? pas davantage ; à cette personne obéissez en tout. Quant au retour, il n’y a pas à vous tromper, vous attendrez que je vous relève.


D’Artagnan était fort connu de ce valet de chambre, qui n’était autre que Bernouin, qui, depuis six ou huit mois, l’avait introduit une dizaine de fois près du cardinal. Il se contenta donc, au lieu de répondre, de grommeler le ia le moins gascon et le plus allemand possible.


Quant à Porthos, d’Artagnan avait exigé et obtenu de lui la promesse qu’en aucun cas il ne parlerait. S’il était poussé à bout, il lui était permis de proférer pour toute réponse le tarteifle proverbial et solennel.


Bernouin s’éloigna en fermant la porte.

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– Oh ! oh ! dit Porthos en entendant la clef de la serrure, il paraît qu’ici c’est de mode d’enfermer les gens. Nous n’avons fait, ce me semble, que de troquer de prison : seulement, au lieu d’être prisonniers là-bas, nous le sommes dans l’orangerie. Je ne sais pas si nous y avons gagné.

– Porthos, mon ami, dit tout bas d’Artagnan, ne doutez pas de la Providence, et laissez-moi méditer et réfléchir.

– Méditez et réfléchissez donc, dit Porthos de mauvaise humeur en voyant que les choses tournaient ainsi au lieu de tourner autrement.


– Nous avons marché quatre-vingts pas, murmura

d’Artagnan, nous avons monté six marches, c’est donc ici, comme l’a dit tout à l’heure mon illustre ami du Vallon, cet autre pavillon parallèle au nôtre et qu’on désigne sous le nom de pavillon de l’orangerie. Le comte de La Fère ne doit pas être loin ; seulement les portes sont fermées.


– Voilà une belle difficulté ! dit Porthos, et avec un coup d’épaule…


– Pour Dieu ! Porthos, mon ami, dit d’Artagnan, ménagez vos tours de force, ou ils n’auront plus, dans l’occasion, toute la valeur qu’ils méritent ; n’avez-vous pas entendu qu’il va venir ici quelqu’un ?


– Si fait.


– Eh bien ! ce quelqu’un nous ouvrira les portes.


– Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelqu’un nous reconnaît, si ce quelqu’un en nous reconnaissant se met à crier, nous sommes perdus ; car enfin vous n’avez pas le dessein, j’imagine,

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de me faire assommer ou étrangler cet homme d’Église Ces ma-nières-là sont bonnes envers les Anglais et les Allemands.

– Oh ! Dieu m’en préserve et vous aussi ! dit d’Artagnan. Le jeune roi nous en aurait peut-être quelque reconnaissance ; mais la reine ne nous le pardonnerait pas, et c’est elle qu’il faut ménager ; puis d’ailleurs, du sang inutile ! jamais ! au grand jamais ! J’ai mon plan. Laissez-moi donc faire et nous allons rire.

– Tant mieux, dit Porthos, j’en éprouve le besoin.


– Chut ! dit d’Artagnan, voici le quelqu’un annoncé.


On entendit alors dans la salle précédente, c’est-à-dire dans le vestibule, le retentissement d’un pas léger. Les gonds de la porte crièrent et un homme parut en habit de cavalier, enveloppé d’un manteau brun, un large feutre rabattu sur ses yeux et une lanterne à la main.


Porthos s’effaça contre la muraille, mais il ne put tellement se rendre invisible que l’homme au manteau ne l’aperçût ; il lui présenta sa lanterne et lui dit :


– Allumez la lampe du plafond.


Puis s’adressant à d’Artagnan :


– Vous connaissez la consigne, dit-il.


Ia, répliqua le Gascon, déterminé à se borner à cet échantillon de la langue allemande.


Tedesco, fit le cavalier, va bene.


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Et s’avançant vers la porte située en face de celle par laquelle il était entré, il l’ouvrit et disparut derrière elle en la refermant.

– Et maintenant, dit Porthos, que ferons-nous ?

– Maintenant, nous nous servirons de votre épaule si cette porte est fermée, ami Porthos. Chaque chose en son temps, et tout vient à propos à qui sait attendre. Mais d’abord barricadons la première porte d’une façon convenable, ensuite nous suivrons le cavalier.

Les deux amis se mirent aussitôt à la besogne et embarrassèrent la porte de tous les meubles qui se trouvèrent dans la salle, embarras qui rendait le passage d’autant plus impraticable que la porte s’ouvrait en dedans.


– Là, dit d’Artagnan, nous voilà sûrs de ne pas être surpris par derrière. Allons, en avant.


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XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin

On arriva à la porte par laquelle avait disparu Mazarin ; elle était fermée ; d’Artagnan tenta inutilement de l’ouvrir.

– Voilà où il s’agit de placer votre coup d’épaule, dit d’Artagnan. Poussez, ami Porthos, mais doucement, sans bruit ; n’enfoncez rien, disjoignez les battants, voilà tout.


Porthos appuya sa robuste épaule contre un des panneaux, qui plia, et d’Artagnan introduisit alors la pointe de son épée entre le pêne et la gâche de la serrure. Le pêne, taillé en biseau, céda, et la porte s’ouvrit.


– Quand je vous disais, ami Porthos, qu’on obtenait tout des femmes et des portes en les prenant par la douceur.


– Le fait est, dit Porthos, que vous êtes un grand moraliste.


– Entrons, dit d’Artagnan.


Ils entrèrent. Derrière un vitrage, à la lueur de la lanterne du cardinal, posée à terre au milieu de la galerie, on voyait les orangers et les grenadiers du château de Rueil alignés en longues files formant une grande allée et deux allées latérales plus petites.


– Pas de cardinal, dit d’Artagnan, mais sa lampe seule ; où diable est-il donc ?


Et comme il explorait une des ailes latérales, après avoir fait signe à Porthos d’explorer l’autre, il vit tout à coup à sa gau-

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che une caisse écartée de son rang, et, à la place de cette caisse un trou béant.

Dix hommes eussent eu de la peine à faire mouvoir cette caisse, mais, par un mécanisme quelconque, elle avait tourné avec la dalle qui la supportait.

D’Artagnan, comme nous l’avons dit, vit un trou à cette place, et, dans ce trou, les degrés de l’escalier tournant.

Il appela Porthos de la main et lui montra le trou et les de-grés.

Les deux hommes se regardèrent avec une mine effarée.


– Si nous ne voulions que de l’or, dit tout bas d’Artagnan, nous aurions trouvé notre affaire et nous serions riches à tout jamais.


– Comment cela ?


– Ne comprenez-vous pas, Porthos, qu’au bas de cet escalier est, selon toute probabilité, ce fameux trésor du cardinal, dont on parle tant, et que nous n’aurions qu’à descendre, vider une caisse, enfermer dedans le cardinal à double tour, nous en aller en emportant ce que nous pourrions traîner d’or, remettre à sa place cet oranger, et que personne au monde ne viendrait nous demander d’où nous vient notre fortune, pas même le cardinal ?


– Ce serait un beau coup pour des manants, dit Porthos, mais indigne, ce me semble, de deux gentilshommes.


– C’est mon avis, dit d’Artagnan ; aussi ai-je dit : « Si nous ne voulions que de l’or… » mais nous voulons autre chose.


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Au même instant, et comme d’Artagnan penchait la tête

vers le caveau pour écouter, un son métallique et sec comme celui d’un sac d’or qu’on remue vint frapper son oreille ; il tressaillit. Aussitôt une porte se referma et les premiers reflets d’une lumière parurent dans l’escalier.

Mazarin avait laissé sa lampe dans l’orangerie pour faire croire qu’il se promenait. Mais il avait une bougie de cire pour explorer son mystérieux coffre-fort.

– Hé ! dit-il en italien, tandis qu’il remontait les marches en examinant un sac de réaux à la panse arrondie ; hé ! voilà de quoi payer cinq conseillers au parlement et deux généraux de Paris. Moi aussi je suis un grand capitaine ; seulement je fais la guerre à ma façon…


D’Artagnan et Porthos s’étaient tapis chacun dans une allée latérale, derrière une caisse, et attendaient.


Mazarin vint, à trois pas de d’Artagnan, pousser un ressort caché dans le mur. La dalle tourna, et l’oranger supporté par elle revint de lui-même prendre sa place.


Alors le cardinal éteignit sa bougie, qu’il remit dans sa poche ; et, reprenant sa lampe :


– Allons voir M. de La Fère, dit-il.


– Bon, c’est notre chemin, pensa d’Artagnan, nous irons ensemble.


Tous trois se mirent en marche. M. de Mazarin suivant

l’allée du milieu, et Porthos et d’Artagnan les allées parallèles.

Ces deux derniers évitaient avec soin ces longues lignes lumi-neuses que traçait à chaque pas entre les caisses la lampe du cardinal.

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Celui-ci arriva à une seconde porte vitrée sans s’être aperçu qu’il était suivi, le sable mou amortissant le bruit des pas de ses deux accompagnateurs.


Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor auquel Porthos et d’Artagnan n’avaient pas encore fait attention ; mais au moment d’en ouvrir la porte, il s’arrêta pensif.

– Ah ! diavolo ! dit-il, j’oubliais la recommandation de Comminges. Il me faut prendre les soldats et les placer à cette porte, afin de ne pas me mettre à la merci de ce diable à quatre.

Allons.


Et, avec un mouvement d’impatience, il se retourna pour revenir sur ses pas.


– Ne vous donnez pas la peine, Monseigneur, dit

d’Artagnan le pied en avant, le feutre à la main et la figure gracieuse, nous avons suivi Votre Éminence pas à pas, et nous voici.


– Oui, nous voici, dit Porthos.


Et il fit le même geste d’agréable salutation.


Mazarin porta ses yeux effarés de l’un à l’autre, les reconnut tous deux, et laissa échapper sa lanterne en poussant un gémissement d’épouvante.


D’Artagnan la ramassa ; par bonheur elle ne s’était pas éteinte dans la chute.


– Oh ! quelle imprudence, Monseigneur ! dit d’Artagnan ; il ne fait pas bon à aller ici sans lumière ! Votre Éminence pour-

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rait se cogner contre quelque caisse ou tomber dans quelque trou. – Monsieur d’Artagnan ! murmura Mazarin, qui ne pouvait revenir de son étonnement.

– Oui, Monseigneur, moi-même, et j’ai l’honneur de vous présenter M. du Vallon, cet excellent ami à moi, auquel Votre Éminence a eu la bonté de s’intéresser si vivement autrefois.

Et d’Artagnan dirigea la lumière de la lampe vers le visage joyeux de Porthos, qui commençait à comprendre et qui en était tout fier.


– Vous alliez chez M. de La Fère, continua d’Artagnan. Que nous ne vous gênions pas, Monseigneur. Veuillez nous montrer le chemin, et nous vous suivrons.


Mazarin reprenait peu à peu ses esprits.


– Y a-t-il longtemps que vous êtes dans l’orangerie, messieurs ? demanda-t-il d’une voix tremblante en songeant à la visite qu’il venait de faire à son trésor.


Porthos ouvrit la bouche pour répondre, d’Artagnan lui fit un signe, et la bouche de Porthos, demeurée muette, se referma graduellement.


– Nous arrivons à l’instant même, Monseigneur, dit

d’Artagnan.


Mazarin respira : il ne craignait plus pour son trésor ; il ne craignait que pour lui-même. Une espèce de sourire passa sur ses lèvres.


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– Allons, dit-il, vous m’avez pris au piège, messieurs, et je me déclare vaincu. Vous voulez me demander votre liberté, n’est-ce pas ? Je vous la donne.

– Oh ! Monseigneur, dit d’Artagnan, vous êtes bien bon ; mais notre liberté, nous l’avons, et nous aimerions autant vous demander autre chose.

– Vous avez votre liberté ? dit Mazarin tout effrayé.

– Sans doute, et c’est au contraire vous, Monseigneur, qui avez perdu la vôtre, et maintenant, que voulez-vous, Monseigneur, c’est la loi de la guerre, il s’agit de la racheter.


Mazarin se sentit frissonner jusqu’au fond du cœur. Son regard si perçant se fixa en vain sur la face moqueuse du Gascon et sur le visage impassible de Porthos. Tous deux étaient cachés dans l’ombre, et la sibylle de Cumes elle-même n’aurait pas su y lire.


– Racheter ma liberté ! répéta Mazarin.


– Oui, Monseigneur.


– Et combien cela me coûtera-t-il, monsieur d’Artagnan ?


– Dame, Monseigneur, je ne sais pas encore. Nous allons demander cela au comte de La Fère, si Votre Éminence veut bien le permettre. Que Votre Éminence daigne donc ouvrir la porte qui mène chez lui, et dans dix minutes elle sera fixée.


Mazarin tressaillit.


– Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence voit combien nous y mettons de formes, mais cependant nous sommes obligés de la prévenir que nous n’avons pas de temps à perdre ;

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ouvrez donc, Monseigneur, s’il vous plaît, et veuillez vous souvenir, une fois pour toutes, qu’au moindre mouvement que vous feriez pour fuir, au moindre en que vous pousseriez pour échapper, notre position étant tout exceptionnelle, il ne faudrait pas nous en vouloir si nous nous portions à quelque extrémité.

– Soyez tranquilles, messieurs, dit Mazarin, je ne tenterai rien, je vous en donne ma parole d’honneur.

D’Artagnan fit un signe à Porthos de redoubler de surveillance, puis, se retournant vers Mazarin :

– Maintenant, Monseigneur, entrons, s’il vous plaît.


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XCIII. Conférences

Mazarin fit jouer le verrou d’une double porte, sur le seuil de laquelle se trouva Athos tout prêt à recevoir son illustre visi-teur, selon l’avis que Comminges lui avait donné.


En apercevant Mazarin il s’inclina.

– Votre Éminence, dit-il, pouvait se dispenser de se faire accompagner ; l’honneur que je reçois est trop grand pour que je l’oublie.


– Aussi, mon cher comte, dit d’Artagnan, Son Éminence ne voulait-elle pas absolument de nous ; c’est du Vallon et moi qui avons insisté, d’une façon inconvenante peut-être, tant nous avions grand désir de vous voir.


À cette voix, à son accent railleur, à ce geste si connu qui accompagnait cet accent et cette voix, Athos fit un bond de surprise.


– D’Artagnan ! Porthos ! s’écria-t-il.


– En personne, cher ami.


– En personne, répéta Porthos.


– Que veut dire ceci ? demanda le comte.


– Ceci veut dire, répondit Mazarin, en essayant, comme il l’avait déjà fait, de sourire, et en se mordant les lèvres en souriant, cela veut dire que les rôles ont changé, et qu’au lieu que

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ces messieurs soient mes prisonniers, c’est moi qui suis le prisonnier de ces messieurs, si bien que vous me voyez forcé de recevoir ici la loi au lieu de la faire. Mais, messieurs, je vous en préviens, à moins que vous ne m’égorgiez, votre victoire sera de peu de durée ; j’aurai mon tour, on viendra…

– Ah ! Monseigneur, dit d’Artagnan, ne menacez point ; c’est d’un mauvais exemple. Nous sommes si doux et si charmants avec Votre Éminence ! Voyons, mettons de côté toute mauvaise humeur, écartons toute rancune, et causons gentiment.

– Je ne demande pas mieux, messieurs, dit Mazarin ; mais au moment de discuter ma rançon, je ne veux pas que vous teniez votre position pour meilleure qu’elle n’est ; en me prenant au piège, vous vous êtes pris avec moi. Comment sortirez-vous d’ici ? Voyez les grilles, voyez les portes, voyez ou plutôt devinez les sentinelles qui veillent derrière ces portes et ces grilles, les soldats qui encombrent ces cours, et composons. Tenez, je vais vous montrer que je suis loyal.


– Bon ! pensa d’Artagnan, tenons-nous bien, il va nous jouer un tour.


– Je vous offrais votre liberté, continua le ministre, je vous l’offre encore. En voulez-vous ? Avant une heure vous serez dé-

couverts, arrêtés, forcés de me tuer, ce qui serait un crime horrible et tout à fait indigne de loyaux gentilshommes comme vous.


– Il a raison, pensa Athos.


Et comme toute raison qui passait dans cette âme qui

n’avait que de nobles pensées, sa pensée se refléta dans ses yeux.


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– Aussi, dit d’Artagnan pour corriger l’espoir que

l’adhésion tacite d’Athos avait donné à Mazarin, ne nous porterons-nous à cette violence qu’à la dernière extrémité.

– Si au contraire, continua Mazarin, vous me laissez aller en acceptant votre liberté…

– Comment, interrompit d’Artagnan, voulez-vous que nous acceptions notre liberté, puisque vous pouvez nous la reprendre, vous le dites vous-même, cinq minutes après nous l’avoir donnée ? Et, ajouta d’Artagnan, tel que je vous connais, Monseigneur, vous nous la reprendriez.


– Non, foi de cardinal… Vous ne me croyez pas ?


– Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux qui ne sont pas prêtres.


– Eh bien ! foi de ministre !


– Vous ne l’êtes plus, Monseigneur, vous êtes prisonnier.


– Alors, foi de Mazarin ! Je le suis et le serai toujours, je l’espère.


– Hum ! fit d’Artagnan, j’ai entendu parler d’un Mazarin qui avait peu de religion pour ses serments, et j’ai peur que ce ne soit un des ancêtres de Votre Éminence.


– Monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous avez beaucoup d’esprit, et je suis tout à fait fâché de m’être brouillé avec vous.


– Monseigneur, raccommodons-nous, je ne demande pas

mieux.


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– Eh bien ! dit Mazarin, si je vous mets en sûreté d’une fa-

çon évidente, palpable ?…

– Ah ! c’est autre chose, dit Porthos.


– Voyons, dit Athos.

– Voyons, dit d’Artagnan.

– D’abord, acceptez-vous ? demanda le cardinal.


– Expliquez-nous votre plan, Monseigneur, et nous ver-

rons.


– Faites attention que vous êtes enfermés, pris.


– Vous savez bien, Monseigneur, dit d’Artagnan, qu’il nous reste toujours une dernière ressource.


– Laquelle ?


– Celle de mourir ensemble.


Mazarin frissonna.


– Tenez, dit-il, au bout du corridor est une porte dont j’ai la clef ; cette porte donne dans le parc. Partez avec cette clef. Vous êtes alertes, vous êtes vigoureux, vous êtes armés. À cent pas, en tournant à gauche, vous rencontrerez le mur du parc ; vous le franchirez, et en trois bonds vous serez sur la route et libres.

Maintenant je vous connais assez pour savoir que si l’on vous attaque, ce ne sera point un obstacle à votre fuite.


– Ah ! pardieu ! Monseigneur, dit d’Artagnan, à la bonne heure, voilà qui est parlé. Où est cette clef que vous voulez bien nous offrir ?

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– La voici.

– Ah ! Monseigneur, dit d’Artagnan, vous nous conduirez bien vous-même jusqu’à cette porte.

– Très volontiers, dit le ministre, s’il vous faut cela pour vous tranquilliser.

Mazarin, qui n’espérait pas en être quitte à si bon marché, se dirigea tout radieux vers le corridor et ouvrit la porte.

Elle donnait bien sur le parc, et les trois fugitifs s’en aper-

çurent au vent de la nuit qui s’engouffra dans le corridor et leur fit voler la neige au visage.


– Diable ! diable ! dit d’Artagnan, il fait une nuit horrible, Monseigneur. Nous ne connaissons pas les localités, et jamais nous ne trouverons notre chemin. Puisque Votre Éminence a tant fait que de venir jusqu’ici, quelques pas encore, Monseigneur… conduisez-nous au mur.


– Soit, dit le cardinal.


Et coupant en ligne droite, il marcha d’un pas rapide vers le mur, au pied duquel tous quatre furent en un instant.


– Êtes-vous contents, messieurs ? demanda Mazarin.


– Je crois bien ! nous serions difficiles ! Peste ! quel honneur ! trois pauvres gentilshommes escortés par un prince de l’Église ! Ah ! à propos, Monseigneur, vous disiez tout à l’heure que nous étions braves, alertes et armés ?


– Oui.


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– Vous vous trompez : il n’y a d’armés que M. du Vallon et moi ; M. le comte ne l’est pas, et si nous étions rencontrés par quelque patrouille, il faut que nous puissions nous défendre.

– C’est trop juste.

– Mais où trouverons-nous une épée ? demanda Porthos.

– Monseigneur, dit d’Artagnan, prêtera au comte la sienne qui lui est inutile.


– Bien volontiers, dit le cardinal ; je prierai même M. le comte de vouloir bien la garder en souvenir de moi.


– J’espère que voilà qui est galant, comte ! dit d’Artagnan.


– Aussi, répondit Athos, je promets à Monseigneur de ne jamais m’en séparer.


– Bien, dit d’Artagnan, échange de procédés, comme c’est touchant ! N’en avez-vous point les larmes aux yeux, Porthos ?


– Oui, dit Porthos ; mais je ne sais si c’est cela ou si c’est le vent qui me fait pleurer. Je crois que c’est le vent.


– Maintenant montez, Athos, fit d’Artagnan, et faites vite.


Athos, aidé de Porthos, qui l’enleva comme une plume, arriva sur le perron.


– Maintenant sautez, Athos.


Athos sauta et disparut de l’autre côté du mur.


– Êtes-vous à terre ? demanda d’Artagnan.


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– Oui.

– Sans accident ?

– Parfaitement sain et sauf.

– Porthos, observez M. le cardinal tandis que je vais monter ; non, je n’ai pas besoin de vous, je monterai bien tout seul.

Observez M. le cardinal, voilà tout.

– J’observe, dit Porthos. Eh bien ?…

– Vous avez raison, c’est plus difficile que je ne croyais, prêtez-moi votre dos, mais sans lâcher M. le cardinal.


– Je ne le lâche pas.


Porthos prêta son dos à d’Artagnan, qui en un instant, grâce à cet appui, fut à cheval sur le couronnement du mur.


Mazarin affectait de rire.


– Y êtes-vous ? demanda Porthos.


– Oui, mon ami, et maintenant…


– Maintenant, quoi ?


– Maintenant, passez-moi M. le cardinal, et au moindre cri qu’il poussera, étouffez-le.


Mazarin voulut s’écrier ; mais Porthos l’étreignit de ses deux mains et l’éleva jusqu’à d’Artagnan, qui, à son tour, le saisit au collet et l’assit près de lui. Puis d’un ton menaçant :


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– Monsieur, sautez à l’instant même en bas, près de

M. de La Fère, ou je vous tue, foi de gentilhomme !

Monsou, monsou, s’écria Mazarin, vous manquez à la foi promise.

– Moi ! Où vous ai-je promis quelque chose, Monseigneur ?

Mazarin poussa un gémissement.

– Vous êtes libre par moi, monsieur, dit-il, votre liberté c’était ma rançon.


– D’accord ; mais la rançon de cet immense trésor enfoui dans la galerie et près duquel on descend en poussant un ressort caché dans la muraille, lequel fait tourner une caisse qui, en tournant, découvre un escalier, ne faut-il pas aussi en parler un peu, dites, Monseigneur ?


– Jésous ! dit Mazarin presque suffoqué et en joignant les mains, Jésous mon Diou ! Je suis un homme perdu.


Mais, sans s’arrêter à ses plaintes, d’Artagnan le prit par-dessous le bras et le fit glisser doucement aux mains d’Athos, qui était demeuré impassible au bas de la muraille.


Alors, se retournant vers Porthos :


– Prenez ma main, dit d’Artagnan ; je me tiens au mur.


Porthos fit un effort qui ébranla la muraille, et à son tour il arriva au sommet.


– Je n’avais pas compris tout à fait, dit-il, mais je comprends maintenant ; c’est très drôle.


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– Trouvez-vous ? dit d’Artagnan ; tant mieux ! Mais pour que ce soit drôle jusqu’au bout, ne perdons pas de temps.

Et il sauta au bas du mur.


Porthos en fit autant.

– Accompagnez M. le cardinal, messieurs, dit d’Artagnan, moi, je sonde le terrain.

Le Gascon tira son épée et marcha à l’avant-garde.

– Monseigneur, dit-il, par où faut-il tourner pour gagner la grande route ? Réfléchissez bien avant de répondre ; car si Votre Éminence se trompait, cela pourrait avoir de graves inconvé-

nients, non seulement pour nous, mais encore pour elle.


– Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et vous ne risquez pas de vous perdre.


Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout de quelques instants ils furent obligés de ralentir leur marche ; quoiqu’il y mît toute la bonne volonté possible, le cardinal ne pouvait les suivre.


Tout à coup d’Artagnan se heurta à quelque chose de tiède qui fit un mouvement.


– Tiens ! un cheval ! dit-il ; je viens de trouver un cheval, messieurs !


– Et moi aussi ! dit Athos.


– Et moi aussi ! dit Porthos, qui, fidèle à la consigne, tenait toujours le cardinal par le bras.


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– Voilà ce qui s’appelle de la chance, Monseigneur, dit d’Artagnan, juste au moment où Votre Éminence se plaignait d’être obligée d’aller à pied…

Mais au moment où il prononçait ces mots, un canon de

pistolet s’abaissa sur sa poitrine ; il entendit ces mots prononcés gravement :

– Touchez pas !

– Grimaud ! s’écria-t-il, Grimaud ! que fais-tu là ? Est-ce le ciel qui t’envoie ?


– Non, monsieur, dit l’honnête domestique, c’est

M. Aramis qui m’a dit de garder les chevaux.


– Aramis est donc ici ?


– Oui, monsieur, depuis hier.


– Et que faites-vous ?


– Nous guettons.


– Quoi ! Aramis est ici ? répéta Athos.


– À la petite porte du château. C’était là son poste.


– Vous êtes donc nombreux ?


– Nous sommes soixante.


– Fais-le prévenir.


– À l’instant même, monsieur.


– 1265 –


Et pensant que personne ne ferait mieux la commission

que lui, Grimaud partit à toutes jambes, tandis que, venant d’être enfin réunis, les trois amis attendaient.

Il n’y avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fût de fort mauvaise humeur.


– 1266 –


XCIV. Où l’on commence à croire que Porthos

sera enfin baron et d’Artagnan capitaine

Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagné de Grimaud et de huit ou dix gentilshommes. Il était tout radieux, et se jeta au cou de ses amis.


– Vous êtes donc libres, frères ! libres sans mon aide ! je n’aurai donc rien pu faire pour vous malgré tous mes efforts !


– Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est différé n’est pas perdu. Si vous n’avez pas pu faire, vous ferez.


– J’avais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis. J’ai obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur ; vingt gardent les murs du parc, vingt la route de Rueil à Saint-Germain, vingt sont disséminés dans les bois. J’ai intercepté ainsi, et grâce à ces dispositions stratégiques, deux courriers de Mazarin à la reine.


Mazarin dressa les oreilles.


– Mais, dit d’Artagnan, vous les avez honnêtement, je

l’espère, renvoyés à M. le cardinal ?


– Ah ! oui, dit Aramis, c’est bien avec lui que je me pique-rais de semblable délicatesse ! Dans l’une de ces dépêches, le cardinal déclare à la reine que les coffres sont vides et que Sa Majesté n’a plus d’argent ; dans l’autre, il annonce qu’il va faire transporter ses prisonniers à Melun, Rueil ne lui paraissant pas une localité assez sûre. Vous comprenez, cher ami, que cette dernière lettre m’a donné bon espoir. Je me suis embusqué avec mes soixante hommes, j’ai cerné le château, j’ai fait préparer des

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chevaux de main que j’ai confiés à l’intelligent Grimaud, et j’ai attendu votre sortie ; je n’y comptais guère que pour demain matin, et je n’espérais pas vous délivrer sans escarmouche. Vous êtes libres ce soir, libres sans combat, tant mieux ! Comment avez-vous fait pour échapper à ce pleutre de Mazarin ? vous devez avoir eu fort à vous en plaindre.

– Mais pas trop, dit d’Artagnan.

– Vraiment !


– Je dirai même plus, nous avons eu à nous louer de lui.


– Impossible !


– Si fait, en vérité ; c’est grâce à lui que nous sommes libres.


– Grâce à lui ?


– Oui, il nous a fait conduire dans l’orangerie par

M. Bernouin, son valet de chambre, puis de là nous l’avons suivi jusque chez le comte de La Fère. Alors il nous a offert de nous rendre notre liberté, nous avons accepté, et il a poussé la complaisance jusqu’à nous montrer le chemin et nous conduire au mur du parc, que nous venions d’escalader avec le plus grand bonheur, quand nous avons rencontré Grimaud.


– Ah ! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec lui, et je voudrais qu’il fût là pour lui dire que je ne le croyais pas capable d’une si belle action.


– Monseigneur, dit d’Artagnan incapable de se contenir plus longtemps, permettez que je vous présente M. le chevalier d’Herblay, qui désire offrir, comme vous avez pu l’entendre, ses félicitations respectueuses à Votre Éminence.

– 1268 –


Et il se retira, démasquant Mazarin confus aux regards effarés d’Aramis.

– Oh ! oh ! fit celui-ci, le cardinal ? Belle prise ! Holà ! ho-là ! amis ! les chevaux ! les chevaux !

Quelques cavaliers accoururent.

– Pardieu ! dit Aramis, j’aurai donc été utile à quelque chose. Monseigneur, daigne Votre Éminence recevoir tous mes hommages ! Je parie que c’est ce saint Christophe de Porthos qui a encore fait ce coup-là ? À propos, j’oubliais…


Et il donna tout bas un ordre à un cavalier.


– Je crois qu’il serait prudent de partir, dit d’Artagnan.


– Oui, mais j’attends quelqu’un… un ami d’Athos.


– Un ami ? dit le comte.


– Et tenez, le voilà qui arrive au galop à travers les brous-sailles.


– Monsieur le comte ! monsieur le comte ! cria une jeune voix qui fit tressaillir Athos.


– Raoul ! Raoul ! s’écria le comte de La Fère.


Un instant le jeune homme oublia son respect habituel ; il se jeta au cou de son père.


– Voyez, monsieur le cardinal, n’eût-ce pas été dommage de séparer des gens qui s’aiment comme nous nous aimons !

Messieurs, continua Aramis en s’adressant aux cavaliers qui se

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réunissaient plus nombreux à chaque instant, messieurs, entou-rez Son Éminence pour lui faire honneur ; elle veut bien nous accorder la faveur de sa compagnie ; vous lui en serez reconnaissants, je l’espère. Porthos, ne perdez pas de vue Son Éminence.

Et Aramis se réunit à d’Artagnan et à Athos, qui délibé-

raient, et délibéra avec eux.

– Allons, dit d’Artagnan après cinq minutes de conférence, en route !

– Et où allons-nous ? demanda Porthos.


– Chez vous, cher ami, à Pierrefonds ; votre beau château est digne d’offrir son hospitalité seigneuriale à Son Éminence.

Et puis, très bien situé, ni trop près ni trop loin de Paris ; on pourra de là établir des communications faciles avec la capitale.

Venez, Monseigneur, vous serez là comme un prince, que vous êtes.


– Prince déchu, dit piteusement Mazarin.


– La guerre a ses chances, Monseigneur, répondit Athos, mais soyez assuré que nous n’en abuserons point.


– Non, mais nous en userons, dit d’Artagnan.


Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette rapidité infatigable d’autrefois ; Mazarin, sombre et pensif, se laissait entraîner au milieu de cette course de fantômes.


À l’aube, on avait fait douze lieues d’une seule traite ; la moitié de l’escorte était harassée, quelques chevaux tombèrent.


– 1270 –


– Les chevaux d’aujourd’hui ne valent pas ceux d’autrefois, dit Porthos, tout dégénère.

– J’ai envoyé Grimaud à Dammartin, dit Aramis ; il doit nous ramener cinq chevaux frais, un pour son Éminence, quatre pour nous. Le principal est que nous ne quittions pas Monseigneur ; le reste de l’escorte nous rejoindra plus tard ; une fois Saint-Denis passé, nous n’avons plus rien à craindre.

Grimaud ramena effectivement cinq chevaux ; le Seigneur auquel il s’était adressé, étant un ami de Porthos, s’était empressé, non pas de les vendre, comme on le lui avait proposé, mais de les offrir. Dix minutes après, l’escorte s’arrêtait à Erme-nonville ; mais les quatre amis couraient avec une ardeur nouvelle, escortant M. de Mazarin.


À midi on entrait dans l’avenue du château de Porthos.


– Ah ! fit Mousqueton, qui était placé près de d’Artagnan et qui n’avait pas soufflé un seul mot pendant toute la route ; ah !

vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais voilà la première fois que je respire depuis mon départ de Pierrefonds.


Et il mit son cheval au galop pour annoncer aux autres serviteurs l’arrivée de M. du Vallon et de ses amis.


– Nous sommes quatre, dit d’Artagnan à ses amis ; nous nous relayons pour garder Monseigneur, et chacun de nous veillera trois heures. Athos va visiter le château, qu’il s’agit de rendre imprenable en cas de siège, Porthos veillera aux approvi-sionnements, et Aramis aux entrées des garnisons ; c’est-à-dire qu’Athos sera ingénieur en chef, Porthos munitionnaire général, et Aramis gouverneur de la place.


En attendant, on installa Mazarin dans le plus bel appartement du château.

– 1271 –


– Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous ne comptez pas, je présume, me garder ici longtemps incognito ?

– Non, Monseigneur, répondit d’Artagnan, et, tout au

contraire, comptons-nous publier bien vite que nous vous tenons. – Alors on vous assiégera.


– Nous y comptons bien.


– Et que ferez-vous ?


– Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal de Richelieu vivait encore, il vous raconterait une certaine histoire d’un bastion Saint-Gervais, où nous avons tenu à nous quatre, avec nos quatre laquais et douze morts, contre toute une armée.


– Ces prouesses-là se font une fois, monsieur, et ne se renouvellent pas.


– Aussi, aujourd’hui, n’aurons-nous pas besoin d’être si hé-

roïques ; demain l’armée parisienne sera prévenue, après-demain, elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-Denis ou à Charenton, se livrera donc vers Compiègne ou Villers-Cotterêts.


– M. le Prince vous battra, comme il vous a toujours battus.


– C’est possible, Monseigneur ; mais avant la bataille nous ferons filer Votre Éminence sur un autre château de notre ami du Vallon, et il en a trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas exposer Votre Éminence aux hasards de la guerre.


– 1272 –


– Allons, dit Mazarin, je vois qu’il faudra capituler.

– Avant le siège ?

– Oui, les conditions seront peut-être meilleures.

– Ah ! Monseigneur, pour ce qui est des conditions, vous verrez comme nous sommes raisonnables.

– Voyons, quelles sont-elles, vos conditions ?


– Reposez-vous d’abord, Monseigneur, et nous, nous allons réfléchir.


– Je n’ai pas besoin de repos, messieurs, j’ai besoin de savoir si je suis entre des mains amies ou ennemies.


– Amies, Monseigneur. Amies !


– Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que vous voulez, afin que je voie si un arrangement est possible entre nous. Parlez, monsieur le comte de La Fère.


– Monseigneur, dit Athos, je n’ai rien à demander pour moi et j’aurais trop à demander pour la France. Je me récuse donc et passe la parole à M. le chevalier d’Herblay.


Athos, s’inclinant, fit un pas en arrière et demeura debout, appuyé contre la cheminée, en simple spectateur de la confé-

rence.


– Parlez donc, monsieur le chevalier d’Herblay, dit le cardinal. Que désirez-vous ? Pas d’ambages, pas d’ambiguïtés.

Soyez clair, court et précis.


– Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table.

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– Abattez donc votre jeu.

– J’ai dans ma poche, dit Aramis, le programme des conditions qu’est venue vous imposer avant-hier à Saint-Germain la députation dont je faisais partie. Respectons d’abord les droits anciens ; les demandes qui seront portées au programme seront accordées.

– Nous étions presque d’accord sur celles-là, dit Mazarin, passons donc aux conditions particulières.

– Vous croyez donc qu’il y en aura ? dit en souriant Aramis.


– Je crois que vous n’aurez pas tous le même désintéressement que M. le comte de La Fère, dit Mazarin en se retournant vers Athos en le saluant.


– Ah ? Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je suis heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte.

M. de La Fère est un esprit supérieur qui plane au-dessus des désirs vulgaires et des passions humaines ; c’est une âme antique et fière. M. le comte est un homme à part. Vous avez raison, Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes les premiers à le confesser avec vous.


– Aramis, dit Athos, raillez-vous ?


– Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons et ce que pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous avez raison, ce n’est pas de vous qu’il s’agit, c’est de Monseigneur et de son indigne serviteur le chevalier d’Herblay.


– Eh bien ! que désirez-vous, monsieur, outre les conditions générales sur lesquelles nous reviendrons ?


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– Je désire, Monseigneur, qu’on donne la Normandie à

madame de Longueville, avec l’absolution pleine et entière, et cinq cent mille livres. Je désire que Sa Majesté le roi daigne être le parrain du fils dont elle vient d’accoucher ; puis que Monseigneur, après avoir assisté au baptême, aille présenter ses hommages à notre saint-père le pape.

– C’est-à-dire que vous voulez que je me démette de mes fonctions de ministre, que je quitte la France, que je m’exile ?

– Je veux que Monseigneur soit pape à la première va-

cance, me réservant alors de lui demander des indulgences plé-

nières pour moi et mes amis.


Mazarin fit une grimace intraduisible.


– Et vous, monsieur ? demanda-t-il à d’Artagnan.


– Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du même avis que M. le chevalier d’Herblay, excepté sur le dernier article, sur lequel je diffère entièrement de lui. Loin de vouloir que Monseigneur quitte la France, je veux qu’il demeure premier ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tâ-

cherai même, autant qu’il dépendra de moi, qu’il ait le dé sur la Fronde tout entière ; mais à la condition qu’il se souviendra quelque peu des fidèles serviteurs du roi, et qu’il donnera la première compagnie de mousquetaires à quelqu’un que je désignerai. Et vous, du Vallon ?


– Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez.


– Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien, en mémoire de cette aventure, ériger ma terre en baronnie, avec promesse de l’ordre pour un de mes amis à la première promotion que fera Sa Majesté.

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– Vous savez, monsieur, que pour recevoir l’ordre il faut faire ses preuves.

– Cet ami les fera. D’ailleurs, s’il le fallait absolument, Monseigneur lui dirait comment on évite cette formalité.

Mazarin se mordit les lèvres, le coup était direct, et il reprit assez sèchement :

– Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs ; car si je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les autres. Si je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis pas faire M. d’Artagnan capitaine et M. du Vallon baron.


– C’est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité, je retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la démission de Monseigneur.


– Je demeure donc ministre ? dit Mazarin.


– Vous demeurez ministre, c’est entendu, Monseigneur, dit d’Artagnan ; la France a besoin de vous.


– Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis, Son Éminence restera premier ministre, et même favori de Sa Majesté, si elle veut m’accorder, à moi et à mes amis, ce que nous demandons pour la France et pour nous.


– Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France s’arranger avec moi comme elle l’entendra, dit Mazarin.


– Non pas ! non pas ! reprit Aramis, il faut un traité aux frondeurs, et Votre Éminence voudra bien le rédiger et le signer

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devant nous, en s’engageant par le même traité à obtenir la rati-fication de la reine.

– Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse ?

– Oh ! dit d’Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majesté n’a rien à lui refuser.

– Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé par la députation des frondeurs ; plaise à Votre Éminence de le lire et de l’examiner.


– Je le connais, dit Mazarin.


– Alors, signez-le donc.


– Réfléchissez, messieurs, qu’une signature donnée dans les circonstances où nous sommes pourrait être considérée comme arrachée par la violence.


– Monseigneur sera là pour dire qu’elle a été donnée volontairement.


– Mais enfin, si je refuse ?


– Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence ne pourra s’en prendre qu’à elle des conséquences de son refus.


– Vous oseriez porter la main sur un cardinal ?


– Vous l’avez bien portée, Monseigneur, sur des mousquetaires de Sa Majesté !


– La reine me vengera, messieurs !


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– Je n’en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie lui en manque ; mais nous irons à Paris avec Votre Éminence, et les Parisiens sont gens à nous défendre…

– Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à Saint-Germain ! dit Aramis ; comme on doit se demander où est le cardinal, ce qu’est devenu le ministre, où est passé le favori !

comme on doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins ! comme on doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher !

– C’est affreux, murmura Mazarin.


– Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis.


– Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier ?


– Je me charge d’aller voir Sa Majesté, dit d’Artagnan, et d’obtenir sa signature.


– Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-Germain l’accueil que vous croyez avoir le droit d’attendre.


– Ah bah ! dit d’Artagnan, je m’arrangerai de manière à être le bienvenu ; je sais un moyen.


– Lequel ?


– Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monseigneur lui annonce le complet épuisement des finances.


– Ensuite ? dit Mazarin pâlissant.


– Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de

l’embarras, je la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans

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l’orangerie, et je lui indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse.

– Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez ! Où est le traité ?

– Le voici, dit Aramis.

– Vous voyez que nous sommes généreux, dit d’Artagnan, car nous pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.


– Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume.


Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rê-

veur qu’abattu. Puis s’arrêtant tout à coup :


– Et quand j’aurai signé, messieurs, quelle sera ma garantie ?


– Ma parole d’honneur, monsieur, dit Athos.


Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère, examina un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume :


– Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.


Et il signa.


– Et maintenant, monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il, préparez-vous à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre de moi à la reine.


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XCV. Comme quoi avec une plume et une

menace on fait plus vite et mieux qu’avec

l’épée et du dévouement

D’Artagnan connaissait sa mythologie

: il savait que

l’occasion n’a qu’une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il n’était pas homme à la laisser passer sans l’arrêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant d’avance des chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon d’esprit et d’expérience, c’était une singulière position que de marcher à l’incertain en laissant le certain derrière soi.


– En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la générosité ; Porthos, une nature excellente, mais facile à influencer ; Aramis, un visage hiéroglyphique, c’est-à-dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne serai plus là pour les relier entre eux ?… la délivrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à présent l’unique ré-

compense de vingt ans de travaux près desquels ceux d’Hercule sont des œuvres de pygmée.


Il alla trouver Aramis.


– Vous êtes, vous, mon cher chevalier d’Herblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d’Athos, qui ne veut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte, qu’il regarde comme

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la Divinité sur la terre, l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.

Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.


– Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.

– Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis tranquille.


Il serra la main d’Aramis et alla trouver Porthos.


– Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à édifier notre fortune, jusqu’au moment où nous sommes sur le point de recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule à vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre nous, n’est pas toujours exempte d’égoïsme ; ou par Athos, homme noble et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne désirant plus rien pour lui-même, ne comprend pas que les autres aient des désirs. Que diriez-vous si l’un ou l’autre de nos deux amis vous proposait de laisser aller Mazarin ?


– Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre pour le lâcher ainsi.


– Bravo ! Porthos, et vous auriez raison, mon ami ; car avec lui vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains ; sans compter qu’une fois hors d’ici Mazarin vous ferait pendre.


– Bon ! vous croyez ?


– J’en suis sûr.


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– Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser échapper.

– Et vous auriez raison. Il ne s’agit pas, vous comprenez, quand nous avons cru faire nos affaires, d’avoir fait celles des frondeurs, qui d’ailleurs n’entendent pas les questions politiques comme nous, qui sommes de vieux soldats.

– N’ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux jusqu’à ce que vous ayez disparu, puis je reviens m’installer à la porte du cardinal, à une porte vitrée qui donne dans la chambre. De là je verrai tout, et au moindre geste suspect j’extermine.


– Bravo ! pensa d’Artagnan, de ce côté, je crois, le cardinal sera bien gardé.


Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver Athos.


– Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n’ai qu’une chose à vous dire : vous connaissez Anne d’Autriche, la captivité de M. de Mazarin garantit seule ma vie ; si vous le lâchez, je suis mort.


– Il ne me fallait rien moins qu’une telle considération, mon cher d’Artagnan, pour me décider à faire le métier de geô-

lier. Je vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal où vous le laissez.


– Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures royales, pensa d’Artagnan. Maintenant que j’ai la parole d’Athos, je puis partir.


D’Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir près de la reine.

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Six heures après son départ de Pierrefonds, il était à Saint-Germain.

La disparition de Mazarin était encore ignorée ; Anne

d’Autriche seule la savait et cachait son inquiétude à ses plus intimes. On avait retrouvé dans la chambre de d’Artagnan et de Porthos les deux soldats garrottés et bâillonnés. On leur avait immédiatement rendu l’usage des membres et de la parole ; mais ils n’avaient rien autre chose à dire que ce qu’ils savaient, c’est-à-dire comme ils avaient été harponnés, liés et dépouillés.

Mais de ce qu’avaient fait Porthos et d’Artagnan une fois sortis, par où les soldats étaient entrés, c’est ce dont ils étaient aussi ignorants que tous les habitants du château.


Bernouin seul en savait un peu plus que les autres.


Bernouin, ne voyant pas revenir son maître et entendant sonner minuit, avait pris sur lui de pénétrer dans l’orangerie. La première porte, barricadée avec les meubles, lui avait déjà donné quelques soupçons ; mais cependant il n’avait voulu faire part de ses soupçons à personne, et avait patiemment frayé son passage au milieu de tout ce déménagement. Puis il était arrivé au corridor, dont il avait trouvé toutes les portes ouvertes. Il en était de même de la porte de la chambre d’Athos et de celle du parc. Arrivé là, il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que ces pas aboutissaient au mur ; de l’autre côté, il retrouva la même trace, puis des piétinements de chevaux, puis les vestiges d’une troupe de cavalerie tout entière qui s’était éloignée dans la direction d’Enghien. Dès lors il n’avait plus conservé aucun doute que le cardinal eût été enlevé par les trois prisonniers, puisque les prisonniers étaient disparus avec lui, et il avait couru à Saint-Germain pour prévenir la reine de cette disparition.


Anne d’Autriche lui avait recommandé le silence, et Bernouin l’avait scrupuleusement gardé ; seulement elle avait fait

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prévenir M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince avait aussitôt mis en campagne cinq ou six cents cavaliers, avec ordre de fouiller tous les environs et de ramener à Saint-Germain toute troupe suspecte qui s’éloignerait de Rueil, dans quelque direction que ce fût.

Or, comme d’Artagnan ne formait pas une troupe, puisqu’il était seul, puisqu’il ne s’éloignait pas de Rueil, puisqu’il allait à Saint-Germain, personne ne fit attention à lui, et son voyage ne fut aucunement entravé.


En entrant dans la cour du vieux château, la première personne que vit notre ambassadeur fut maître Bernouin en personne, qui, debout sur le seuil, attendait des nouvelles de son maître disparu.


À la vue de d’Artagnan, qui entrait à cheval dans la cour d’honneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper. Mais d’Artagnan lui fit de la tête un petit signe amical, mit pied à terre, et, jetant la bride de son cheval au bras d’un laquais qui passait, il s’avança vers le valet de chambre, qu’il aborda le sourire sur les lèvres.


– Monsieur d’Artagnan ! s’écria celui-ci, pareil à un homme qui a le cauchemar et qui parle en dormant ; monsieur

d’Artagnan !


– Lui-même, monsieur Bernouin.


– Et que venez-vous faire ici ?


– Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraîches même.


– Et qu’est-il donc devenu ?


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– Il se porte comme vous et moi.

– Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux ?

– Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin de faire une course dans l’Île-de-France, et nous a priés, M. le comte de La Fère, M. du Vallon et moi, de l’accompagner. Nous étions trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille demande.

Nous sommes partis hier soir, et nous voilà.

– Vous voilà.

– Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa Majesté, quelque chose de secret et d’intime, une mission qui ne pouvait être confiée qu’à un homme sûr, de sorte qu’elle m’a envoyé à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté que j’arrive et dites-lui dans quel but.


Qu’il parlât sérieusement ou que son discours ne fût qu’une plaisanterie, comme il était évident que d’Artagnan était, dans les circonstances présentes, le seul homme qui pût tirer Anne d’Autriche d’inquiétude, Bernouin ne fit aucune difficulté d’aller la prévenir de cette singulière ambassade, et comme il l’avait prévu, la reine lui donna l’ordre d’introduire à l’instant même M. d’Artagnan.


D’Artagnan s’approcha de sa souveraine avec toutes les marques du plus profond respect.


Arrivé à trois pas d’elle, il mit un genou en terre et lui pré-

senta la lettre.


C’était, comme nous l’avons dit, une simple lettre, moitié d’introduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut par-

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faitement l’écriture du cardinal, quoiqu’elle fût un peu tremblée ; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui s’était passé, elle demanda des détails.

D’Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple qu’il savait si bien prendre dans certaines circonstances.

La reine, à mesure qu’il parlait, le regardait avec un étonnement progressif ; elle ne comprenait pas qu’un homme osât concevoir une telle entreprise, et encore moins qu’il eût l’audace de la raconter à celle dont l’intérêt et presque le devoir était de la punir.


– Comment, monsieur ! s’écria, quand d’Artagnan eut terminé son récit, la reine rouge d’indignation, vous osez m’avouer votre crime ! me raconter votre trahison !


– Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis mal expliqué, ou que Votre Majesté m’a mal compris ; il n’y a là-

dedans ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du Vallon et moi, parce que nous n’avons pu croire qu’il nous ait envoyés en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au roi Charles Ier, le beau-frère du feu roi votre mari, l’époux de Madame Henriette, votre sœur et votre hôte, et que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal. Nous étions donc convaincus, mon ami et moi, qu’il y avait là-dessous quelque erreur dont nous étions victimes, et qu’une explication entre nous et Son Éminence était né-

cessaire. Or, pour qu’une explication porte ses fruits, il faut qu’elle se fasse tranquillement, loin du bruit des importuns.

Nous avons en conséquence emmené M. le cardinal dans le châ-

teau de mon ami, et là nous nous sommes expliqués. Eh bien !

Madame, ce que nous avions prévu est arrivé, il y avait erreur.

M. de Mazarin avait pensé que nous avions servi le général Cromwell, au lieu d’avoir servi le roi Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli de nous à lui, de lui à Votre Majesté, une

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lâcheté qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre fils. Or, nous lui avons donné la preuve du contraire et cette preuve, nous sommes prêts à la donner à Votre Majesté elle-même, en en appelant à l’auguste veuve qui pleure dans ce Louvre où l’a logée votre royale munificence. Cette preuve l’a si bien satisfait, qu’en signe de satisfaction il m’a envoyé, comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle des réparations naturellement dues à des gentilshommes mal appréciés et persécutés à tort.

– Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit Anne

d’Autriche. En vérité, j’ai rarement vu un pareil excès d’impudence.


– Allons, dit d’Artagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour, se trompe sur nos intentions comme avait fait

M. de Mazarin.


– Vous êtes dans l’erreur, monsieur, dit la reine, et je me trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêté et que dans une heure je partirai pour aller délivrer mon ministre à la tête de mon armée.


– Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra point une pareille imprudence, dit d’Artagnan, d’abord parce qu’elle serait inutile et qu’elle amènerait les plus graves résultats. Avant d’être délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis qu’elle m’a au contraire prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir qu’elle change de projet.


– Eh bien ! je me contenterai donc de vous faire arrêter.


– Pas davantage, Madame, car le cas de mon arrestation est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si

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demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris.

– On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position, loin des hommes et des choses ; car autrement vous sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d’Elbeuf, et que pas un n’a eu l’idée de le faire arrêter.

– Pardon, Madame, je sais tout cela ; aussi n’est-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à M. d’Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu’en leur accordant ce qu’ils désirent M. le cardinal en aurait bon marché ; mais bien au parlement, qu’on peut acheter en détail sans doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est pas assez riche pour acheter en masse.


– Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son regard, qui, dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi.


– Madame, dit d’Artagnan, je menace parce qu’on m’y

force. Je me grandis parce qu’il faut que je me place à la hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, Madame, aussi vrai qu’il y a un cœur qui bat pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avez été l’idole constante de notre vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquée vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, Madame, est-ce que Votre Majesté n’aura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le bonheur de partager avec vous ? Regardez-moi, moi qui vous parle, Madame, moi que vous accusez d’élever la voix et de prendre un ton menaçant. Que suis-je ? un pauvre officier sans

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fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que j’ai si longtemps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de La Fère, un type de noblesse, une fleur de la chevalerie ; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre, et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras d’acier, il attend depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu’il est par le sentiment et par la valeur.

Voyez enfin votre peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et qui cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de vous bénir et qui cependant vous… Non, j’ai tort ; jamais votre peuple ne vous maudira, Madame. Eh bien ! dites un mot, et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux calamités.


Anne d’Autriche regarda avec un certain étonnement le visage martial de d’Artagnan, sur lequel on pouvait lire une expression singulière d’attendrissement.


– Que n’avez-vous dit tout cela avant d’agir ! dit-elle.


– Parce que, Madame, il s’agissait de prouver à Votre Majesté une chose dont elle doutait, ce me semble : c’est que nous avons encore quelque valeur, et qu’il est juste qu’on fasse quelque cas de nous.


– Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce que je vois ?

dit Anne d’Autriche.


– Elle n’a reculé devant rien dans le passé, dit d’Artagnan ; pourquoi donc ferait-elle moins dans l’avenir ?


– Et cette valeur, en cas de refus, et par conséquent en cas de lutte, irait jusqu’à m’enlever moi-même au milieu de ma cour

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pour me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre ?

– Nous n’y avons jamais songé, Madame, dit d’Artagnan

avec cette forfanterie gasconne qui n’était chez lui que de la naï-

veté ; mais si nous l’avions résolu entre nous quatre, nous le ferions bien certainement.

– Je devais le savoir, murmura Anne d’Autriche, ce sont des hommes de fer.


– Hélas ! Madame, dit d’Artagnan, cela me prouve que c’est seulement d’aujourd’hui que Votre Majesté a une juste idée de nous.


– Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l’ai enfin…


– Votre Majesté nous rendra justice. Nous rendant justice, elle ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en moi un ambassadeur digne des hauts intérêts qu’il est chargé de discuter avec vous.


– Où est le traité ?


– Le voici.


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XCVI. Comme quoi avec une plume et une

menace on fait plus vite et mieux qu’avec

l’épée et du dévouement (Suite)

Anne d’Autriche jeta les yeux, sur le traité que lui présentait d’Artagnan.

– Je n’y vois, dit-elle, que des conditions générales. Les in-térêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de M. d’Elbeuf et de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les vô-

tres ?

– Nous nous rendons justice, Madame, tout en nous pla-

çant à notre hauteur. Nous avons pensé que nos noms n’étaient pas dignes de figurer près de ces grands noms.


– Mais vous, vous n’avez pas renoncé, je présume, à

m’exposer vos prétentions de vive voix ?


– Je crois que vous êtes une grande et puissante reine, Madame, et qu’il serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de ne pas récompenser dignement les bras qui ramèneront Son Éminence à Saint-Germain.


– C’est mon intention, dit la reine ; voyons, parlez.


– Celui qui a traité l’affaire (pardon si je commence par moi, mais il faut bien que je m’accorde l’importance, non pas que j’ai prise, mais qu’on m’a donnée), celui qui a traité l’affaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble, pour que la récompense ne soit pas au-dessous de Votre Majesté, celui-là

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doit être fait chef des gardes, quelque chose comme capitaine des mousquetaires.

– C’est la place de M. de Tréville que vous me demandez là !

– La place est vacante, Madame, et depuis un an que

M. de Tréville l’a quittée, il n’a point été remplacé.

– Mais c’est une des premières charges militaires de la maison du roi !

– M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme moi, Madame, et il a occupé cette charge vingt ans.


– Vous avez réponse à tout, monsieur, dit Anne d’Autriche.


Et elle prit sur un bureau un brevet qu’elle remplit et signa.


– Certes, Madame, dit d’Artagnan en prenant le brevet et en s’inclinant, voilà une belle et noble récompense ; mais les choses de ce monde sont pleines d’instabilité, et un homme qui tomberait dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette charge demain.


– Que voulez-vous donc alors ? dit la reine, rougissant d’être pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien.


– Cent mille livres pour ce pauvre capitaine des mousquetaires, payables le jour où ses services n’agréeront plus à Votre Majesté.


Anne hésita.


– Et dire que les Parisiens, reprit d’Artagnan, offraient l’autre jour, par arrêt du parlement, six cent mille livres à qui

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leur livrerait le cardinal mort ou vivant ; vivant pour le pendre, mort pour le traîner à la voirie !

– Allons, dit Anne d’Autriche, c’est raisonnable, puisque vous ne demandez à une reine que le sixième de ce que proposait le parlement.

Et elle signa une promesse de cent mille livres.

– Après ? dit-elle.


– Madame, mon ami du Vallon est riche, et n’a par consé-

quent rien à désirer comme fortune ; mais je crois me rappeler qu’il a été question entre lui et M. de Mazarin d’ériger sa terre en baronnie. C’est même, autant que je puis me le rappeler, une chose promise.


– Un croquant ! dit Anne d’Autriche. On en rira.


– Soit, dit d’Artagnan. Mais je suis sûr d’une chose, c’est que ceux qui en riront devant lui ne riront pas deux fois.


– Va pour la baronnie, dit Anne d’Autriche, et elle signa.


– Maintenant, reste le chevalier ou l’abbé d’Herblay,

comme Votre Majesté voudra.


– Il veut être évêque ?


– Non pas, Madame, il désire une chose plus facile.


– Laquelle ?


– C’est que le roi daigne être le parrain du fils de madame de Longueville.


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La reine sourit.

– M. de Longueville est de race royale, Madame, dit

d’Artagnan.


– Oui, dit la reine ; mais son fils ?

– Son fils, Madame… doit en être, puisque le mari de sa mère en est.

– Et votre ami n’a rien à demander de plus pour madame de Longueville ?


– Non, Madame ; car il présume que Sa Majesté le roi, dai-gnant être le parrain de son enfant, ne peut pas faire à la mère, pour les relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille livres, en conservant, bien entendu, au père le gouvernement de la Normandie.


– Quant au gouvernement de la Normandie, je crois pouvoir m’engager, dit la reine ; mais quant aux cinq cent mille livres, M. le cardinal ne cesse de me répéter qu’il n’y a plus d’argent dans les coffres de l’État.


– Nous en chercherons ensemble, Madame, si Votre Majes-té le permet, et nous en trouverons.


– Après ?


– Après, Madame ?…


– Oui.


– C’est tout.


– N’avez-vous donc pas un quatrième compagnon ?

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– Si fait, Madame ; M. le comte de La Fère.

– Que demande-t-il ?


– Il ne demande rien.

– Rien ?

– Non.


– Il y a au monde un homme qui, pouvant demander, ne

demande pas ?


– Il y a M. le comte de La Fère, Madame ; M. le comte de La Fère n’est pas un homme.


– Qu’est-ce donc ?


– M. le comte de La Fère est un demi-dieu.


– N’a-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un neveu, dont Comminges m’a parlé comme d’un brave enfant, et qui a rapporté avec M. de Châtillon les drapeaux de Lens ?


– Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille qui s’appelle le vicomte de Bragelonne.


– Si on donnait à ce jeune homme un régiment, que dirait son tuteur ?


– Peut-être accepterait-il.


– Peut-être !


– Oui, si Votre Majesté elle-même le priait d’accepter.

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– Vous l’avez dit, monsieur, voilà un singulier homme. Eh bien, nous y réfléchirons, et nous le prierons peut-être. Êtes-vous content, monsieur ?


– Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose que la reine n’a pas signée.

– Laquelle ?

– Et cette chose est la plus, importante.

– L’acquiescement au traité ?


– Oui.


– À quoi bon ? je signe le traité demain.


– Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer à Votre Majesté, dit d’Artagnan : c’est que si Votre Majesté ne signe pas cet acquiescement aujourd’hui, elle ne trouvera pas le temps de signer plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie, écrire au bas de ce programme, tout entier de la main de M. de Mazarin, comme vous le voyez :


« Je consens à ratifier le traité proposé par les Parisiens. »


Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mais à peine eut-elle signé que l’orgueil éclata en elle comme une tempête, et qu’elle se prit à pleurer. D’Artagnan tressaillit en voyant ces larmes. Dès ce temps les reines pleuraient comme de simples femmes.


Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales semblaient lui brûler le cœur.


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– Madame, dit-il en s’agenouillant, regardez le malheureux gentilhomme qui est à vos pieds, il vous prie de croire que sur un geste de Votre Majesté tout lui serait possible. Il a foi en lui-même, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi en sa reine ; et la preuve qu’il ne craint rien, qu’il ne spécule sur rien, c’est qu’il ramènera M. de Mazarin à Votre Majesté sans conditions. Tenez, Madame, voici les signatures sacrées de Votre Majesté ; si vous croyez devoir me les rendre, vous le ferez. Mais, à partir de ce moment, elles ne vous engagent plus à rien.

Et d’Artagnan, toujours à genoux, avec un regard flam-

boyant d’orgueil et de mâle intrépidité, remit en masse à Anne d’Autriche ces papiers qu’il avait arrachés un à un et avec tant de peine.


Il y a des moments, car si tout n’est pas bon, tout n’est pas mauvais dans ce monde, il y a des moments où, dans les cœurs les plus secs et les plus froids, germe, arrosé par les larmes d’une émotion extrême, un sentiment généreux, que le calcul et l’orgueil étouffent si un autre sentiment ne s’en empare pas à sa naissance. Anne était dans un de ces moments-là. D’Artagnan, en cédant à sa propre émotion, en harmonie avec celle de la reine, avait accompli l’œuvre d’une profonde diplomatie ; il fut donc immédiatement récompensé de son adresse ou de son dé-

sintéressement, selon qu’on voudra faire honneur à son esprit ou à son cœur de la raison qui le fit agir.


– Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je vous avais mé-

connu. Voici les actes signés que je vous rends librement ; allez et ramenez-moi au plus vite le cardinal.


– Madame, dit d’Artagnan, il y a vingt ans, j’ai bonne mé-

moire, que j’ai eu l’honneur, derrière une tapisserie de l’Hôtel de Ville, de baiser une de ces belles mains.


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– Voici l’autre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit pas moins libérale que la droite (elle tira de son doigt un diamant à peu près pareil au premier), prenez et gardez cette bague en mémoire de moi.


– Madame, dit d’Artagnan en se relevant, je n’ai plus qu’un désir, c’est que la première chose que vous me demandiez, ce soit ma vie.

Et, avec cette allure qui n’appartenait qu’à lui, il se releva et sortit.

– J’ai méconnu ces hommes, dit Anne d’Autriche en regardant s’éloigner d’Artagnan, et maintenant il est trop tard pour que je les utilise : dans un an le roi sera majeur !


Quinze heures après, d’Artagnan et Porthos ramenaient

Mazarin à la reine, et recevaient, l’un son brevet de lieutenant-capitaine des mousquetaires, l’autre son diplôme de baron.


– Eh bien ! êtes-vous contents ? demanda Anne d’Autriche.


D’Artagnan s’inclina. Porthos tourna et retourna son di-plôme entre ses doigts en regardant Mazarin.


– Qu’y a-t-il donc encore ? demanda le ministre.


– Il y a, Monseigneur, qu’il avait été question d’une promesse de chevalier de l’ordre à la première promotion.


– Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, qu’on ne peut être chevalier de l’ordre sans faire ses preuves.


– Oh ! dit Porthos, ce n’est pas pour moi, Monseigneur, que j’ai demandé le cordon bleu.


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– Et pour qui donc ? demanda Mazarin.

– Pour mon ami, M. le comte de La Fère.

– Oh ! celui-là, dit la reine, c’est autre chose : les preuves sont faites.

– Il l’aura ?

– Il l’a.


Le même jour le traité de Paris était signé, et l’on procla-mait partout que le cardinal s’était enfermé pendant trois jours pour l’élaborer avec plus de soin.


Voici ce que chacun gagnait à ce traité :


M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves comme général, il obtenait de rester homme d’épée et de ne pas devenir cardinal. De plus, on avait lâché quelques mots d’un mariage avec une nièce de Mazarin ; ces quelques mots avaient été accueillis avec faveur par le prince, à qui il importait peu avec qui on le marierait, pourvu qu’on le mariât.


M. le duc de Beaufort faisait son entrée à la cour avec toutes les réparations dues aux offenses qui lui avaient été faites et tous les honneurs qu’avait droit de réclamer son rang. On lui accordait la grâce pleine et entière de ceux qui l’avaient aidé dans sa fuite, la survivance de l’amirauté que tenait le duc de Vendôme son père, et une indemnité pour ses maisons et châ-

teaux que le parlement de Bretagne avait fait démolir.


Le duc de Bouillon recevait des domaines d’une égale valeur à sa principauté de Sedan, une indemnité pour les huit ans de non-jouissance de cette principauté, et le titre de prince accordé à lui et à ceux de sa maison.

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M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-

l’Arche, cinq cent mille livres pour sa femme et l’honneur de voir son fils tenu sur les fonts de baptême par le jeune roi et la jeune Henriette d’Angleterre.

Aramis stipula que ce serait Bazin qui officierait à cette solennité et que ce serait Planchet qui fournirait les dragées.

Le duc d’Elbeuf obtint le paiement de certaines sommes dues à sa femme, cent mille livres pour l’aîné de ses fils et vingt-cinq mille pour chacun des trois autres.


Il n’y eut que le coadjuteur qui n’obtint rien ; on lui promit bien de négocier l’affaire de son chapeau avec le pape ; mais il savait quel fonds il fallait faire sur de pareilles promesses venant de la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de Conti, ne pouvant devenir cardinal, il était forcé de demeurer homme d’épée.


Aussi, quand tout Paris se réjouissait de la rentrée du roi, fixée au surlendemain, Gondy seul, au milieu de l’allégresse gé-

nérale, était-il de si mauvaise humeur, qu’il envoya chercher à l’instant deux hommes qu’il avait l’habitude de faire appeler quand il était dans cette disposition d’esprit.


Ces deux hommes étaient, l’un le comte de Rochefort,

l’autre le mendiant de Saint-Eustache.


Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le coadjuteur passa une partie de la nuit avec eux.


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XCVII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois

plus difficile aux rois de rentrer dans la

capitale de leur royaume que d’en sortir

Pendant que d’Artagnan et Porthos étaient allés conduire le cardinal à Saint-Germain, Athos et Aramis, qui les avaient quittés à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris.


Chacun d’eux avait sa visite à faire.


À peine débotté, Aramis courut à l’Hôtel de Ville, où était madame de Longueville. À la première nouvelle de la paix la belle duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix amenait son abdication ; elle déclara qu’elle ne signerait jamais au traité et qu’elle voulait une guerre éternelle.


Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette paix sous son véritable jour, c’est-à-dire avec tous ses avantages, lorsqu’il lui eut montré, en échange de sa royauté précaire et contestée de Paris, la vice-royauté de Pont-de-l’Arche, c’est-à-dire de la Normandie tout entière, lorsqu’il eut fait sonner à ses oreilles les cinq cent mille livres promises par le cardinal, lorsqu’il eut fait briller à ses yeux l’honneur que lui ferait le roi en tenant son enfant sur les fonts de baptême, madame de Longueville ne contesta plus que par l’habitude qu’ont les jolies femmes de contester, et ne se défendit plus que pour se rendre.


Aramis fit semblant de croire à la réalité de son opposition, et ne voulut pas à ses propres yeux s’ôter le mérite de l’avoir persuadée.


– 1301 –


– Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le Prince votre frère, c’est-à-dire le plus grand capitaine de l’époque, et lorsque les femmes de génie le veulent, elles réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le prince est battu, puisqu’il ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez-le à notre parti. Détachez-le tout doucement de la reine, qu’il n’aime pas, et de M. de Mazarin, qu’il méprise. La Fronde est une comédie dont nous n’avons encore joué que le premier acte. Attendons M. de Mazarin au dénouement, c’est-à-dire au jour où M. le Prince, grâce à vous, sera tourné contre la cour.


Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, qu’elle ne douta point de leur influence, même sur M. de Condé, et la chronique scandaleuse du temps dit qu’elle n’avait pas trop présumé.


Athos, en quittant Aramis à la place Royale, s’était rendu chez madame de Chevreuse. C’était encore une frondeuse à persuader, mais celle-là était plus difficile à convaincre que sa jeune rivale ; il n’avait été stipulé aucune condition en sa faveur.

M. de Chevreuse n’était nommé gouverneur d’aucune province, et si la reine consentait à être marraine, ce ne pouvait être que de son petit-fils ou de sa petite-fille.


Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse fron-

ça-t-elle le sourcil, et malgré toute la logique d’Athos pour lui montrer qu’une plus longue guerre était impossible, elle insista en faveur des hostilités.


– Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le monde est las de la guerre ; qu’excepté vous et M. le coadjuteur peut-être, tout le monde désire la paix. Vous vous ferez exiler comme du temps du roi Louis XIII. Croyez-moi, nous avons passé l’âge des succès en intrigue, et vos beaux yeux

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ne sont pas destinés à s’éteindre en pleurant Paris, où il y aura toujours deux reines tant que vous y serez.

– Oh ! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule, mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux favori, et… foi de duchesse ! je me vengerai.

– Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir mauvais à M. de Bragelonne ; le voilà lancé, M. le Prince lui veut du bien, il est jeune, laissons un jeune roi s’établir ! Hé-

las ! excusez ma faiblesse, madame, il vient un moment où l’homme revit et rajeunit dans ses enfants.


La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironiquement.


– Comte, dit-elle, vous êtes, j’en ai bien peur, gagné au parti de la cour. N’avez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche ?


– Oui, madame, dit Athos, j’ai celui de la Jarretière, que le roi Charles Ier, m’a donné quelques jours avant sa mort.


Le comte disait vrai ; il ignorait la demande de Porthos et ne savait pas qu’il en eût un autre que celui-là.


– Allons ! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse rê-

veuse.


Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le regardant.


– Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation que Bragelonne. Vous êtes homme de goût ; vous devez avoir de l’eau, des bois, des fleurs.


– 1303 –


Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête charmante sur sa main coquettement recourbée et toujours admirable de forme et de blancheur.

– Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout à l’heure ? Jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus belle.

La duchesse secoua la tête.

– M. de Bragelonne reste-t-il à Paris ? dit-elle.

– Qu’en pensez-vous ? demanda Athos.


– Laissez-le-moi, reprit la duchesse.


– Non pas, madame, si vous avez oublié l’histoire d’Oedipe, moi, je m’en souviens.


– En vérité, vous êtes charmant, comte, et j’aimerais à vivre un mois à Bragelonne.


– N’avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse ? répondit galamment Athos.


– Non, j’irai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon.


– Vous êtes adorable, madame.


– Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous.


– Pourquoi cela ?


– Parce qu’il est amoureux.


– 1304 –


– Lui, un enfant !

– Aussi est-ce une enfant qu’il aime !

Athos devint rêveur.

– Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour ; on va se battre en Flandre, il ira.

– Puis à son tour vous me l’enverrez, je le cuirasserai contre l’amour.


– Hélas ! madame, dit Athos, aujourd’hui l’amour est

comme la guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.


En ce moment Raoul entra ; il venait annoncer au comte et à la duchesse que le comte de Guiche, son ami, l’avait prévenu que l’entrée solennelle du roi, de la reine et du ministre devait avoir lieu le lendemain.


Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit tous ses préparatifs pour quitter Saint-Germain.


La reine, dès la veille au soir, avait fait venir d’Artagnan.


– Monsieur, lui avait-elle dit, on m’assure que Paris n’est pas tranquille. J’aurais peur pour le roi ; mettez-vous à la portière de droite.


– Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan ; je ré-

ponds du roi.


Et saluant la reine, il sortit.


– 1305 –


En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire à d’Artagnan que le cardinal l’attendait pour des choses importantes.

Il se rendit aussitôt chez le cardinal.


– Monsieur, lui dit-il, on parle d’émeute à Paris. Je me trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principalement menacé, tenez-vous à la portière de gauche.

– Que Votre Éminence se rassure, dit d’Artagnan, on ne touchera pas à un cheveu de sa tête.

– Diable ! fit-il une fois dans l’antichambre, comment me tirer de là ? je ne puis cependant pas être à la fois à la portière de gauche et à celle de droite. Ah bah ! je garderai le roi, et Porthos gardera le cardinal.


Cet arrangement convint à tout le monde, ce qui est assez rare. La reine avait confiance dans le courage de d’Artagnan qu’elle connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos qu’il avait éprouvée.


Le cortège se mit en route pour Paris dans un ordre arrêté d’avance ; Guitaut et Comminges, en tête des gardes, marchaient les premiers ; puis venait la voiture royale, ayant à l’une de ses portières d’Artagnan, à l’autre Porthos ; puis les mousquetaires, les vieux amis de d’Artagnan depuis vingt-deux ans, leur lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille.


En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée par de grands cris de : « Vive le roi ! » et de : « Vive la reine ! » Quelques cris de : « Vive Mazarin ! » s’y mêlèrent, mais n’eurent point d’échos.


On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un Te Deum.

– 1306 –


Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait échelonné les Suisses sur toute la longueur de la route ; mais, comme la route était longue, ils n’étaient placés qu’à six ou huit pas de distance, et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer.

À chaque rupture, toute bienveillante d’ailleurs, puisqu’elle tenait au désir qu’avaient les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne d’Autriche regardait d’Artagnan avec inquiétude, et celui-ci la rassurait avec un sourire.


Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier « Vive Mazarin ! » et qui n’avait pas estimé les cris qu’il avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos ; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard avec une si belle voix de basse : « Soyez tranquille, Monseigneur », qu’en effet Mazarin se tranquillisa de plus en plus.


En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule plus grande encore ; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues adjacentes, et l’on voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et roulant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.


Lorsqu’on arriva sur la place, de grands cris de « Vivent Leurs Majestés ! » retentirent. Mazarin se pencha à la portière.

Deux ou trois cris de : « Vive le cardinal ! » saluèrent son apparition ; mais presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en arrière.


– Canailles ! murmura Porthos.

– 1307 –


D’Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne commençait à s’échauffer.


Anne d’Autriche se pencha à l’oreille du jeune roi et lui dit tout bas :

– Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à M. d’Artagnan, mon fils.


Le jeune roi se pencha à la portière.


– Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur d’Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C’est vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens ont voulu me voir dormir.


– Et si le roi le permet, dit d’Artagnan, c’est moi qui serai près de lui toutes les fois qu’il y aura un danger à courir.


– Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute la foule se ruait sur nous ?


– J’en tuerais le plus que je pourrais, Monseigneur, dit Porthos.


– Hum ! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez pas tout tuer.


– C’est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour mieux découvrir les immensités de la foule, c’est vrai, il y en a beaucoup.


– Je crois que j’aimerais mieux l’autre, dit Mazarin.


– 1308 –


Et il se rejeta dans le fond du carrosse.

La reine et son ministre avaient raison d’éprouver quelque inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les apparences du respect et même de l’affection pour le roi et la régente, commençait à s’agiter tumultueusement. On entendait courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsqu’elles rasent la multitude, présagent l’émeute.

D’Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant de l’œil, un signe imperceptible pour la foule, mais très compréhensible pour cette brave élite.


Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un léger frémissement courut parmi les hommes.


À la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte ; Comminges quitta la tête de l’escorte qu’il tenait, et vint au carrosse de la reine. La reine interrogea d’Artagnan du regard ; d’Artagnan lui répondit dans le même langage.


– Allez en avant, dit la reine.


Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barrière vivante fut rompue violemment.


Quelques murmures s’élevèrent de la foule, qui, cette fois, s’adressaient aussi bien au roi qu’au ministre.


– En avant ! cria d’Artagnan à pleine voix.


– En avant ! répéta Porthos.


Mais, comme si la multitude n’eût attendu que cette dé-

monstration pour éclater, tous les sentiments d’hostilité qu’elle

– 1309 –


renfermait éclatèrent à la fois. Les cris : « À bas le Mazarin ! À

mort le cardinal ! » retentirent de tous côtés.

En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré et du Coq, un double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses, et s’en vint tourbillonner jusqu’aux jambes des chevaux de d’Artagnan et de Porthos.

Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que les autres, car elle se composait de gens armés, et mieux armés même que ne le sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier mouvement n’était par l’effet du hasard qui aurait réuni un certain nombre de mécontents sur le même point, mais la combinaison d’un esprit hostile qui avait organisé une attaque.


Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef, l’un qui semblait appartenir, non pas au peuple, mais même à l’honorable corporation des mendiants ; l’autre que, malgré son affectation à imiter les airs du peuple, il était facile de reconnaî-

tre pour un gentilhomme.


Tous deux agissaient évidemment poussés par une même

impulsion.


Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture royale ; puis des milliers de cris, formant une vraie clameur, se firent entendre, entrecoupés de deux ou trois coups de feu.


– À moi les mousquetaires ! s’écria d’Artagnan.


L’escorte se sépara en deux files ; l’une passa à droite du carrosse, l’autre à gauche ; l’une vint au secours de d’Artagnan, l’autre de Porthos.


– 1310 –


Alors une mêlée s’engagea, d’autant plus terrible qu’elle n’avait pas de but, d’autant plus funeste qu’on ne savait ni pourquoi ni pour qui on se battait.


– 1311 –


XCVIII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois

plus difficile aux rois de rentrer dans la

capitale de leur royaume que d’en sortir

(Suite)

Comme tous les mouvements de la populace, le choc de

cette foule fut terrible ; les mousquetaires, peu nombreux, mal alignés, ne pouvant, au milieu de cette multitude, faire circuler leurs chevaux, commencèrent par être entamés.


D’Artagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voiture, mais le jeune roi avait étendu le bras en disant :


– Non, monsieur d’Artagnan, je veux voir.


– Si Votre Majesté veut voir, dit d’Artagnan, eh bien, qu’elle regarde !

Et se retournant avec cette furie qui le rendait si terrible, d’Artagnan bondit vers le chef des émeutiers, qui, un pistolet d’une main, une large épée de l’autre, essayait de se frayer un passage jusqu’à la portière, en luttant avec deux mousquetaires.


– Place, mordioux ! cria d’Artagnan, place !


À cette voix, l’homme au pistolet et à la large épée leva la tête ; mais il était déjà trop tard : le coup de d’Artagnan était porté ; la rapière lui avait traversé la poitrine.


– Ah ! ventre-saint-gris ! cria d’Artagnan, essayant trop tard de retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte ?

– 1312 –


– Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur un genou. Je me suis déjà relevé de trois de vos coups d’épée ; mais je ne me relèverai pas du quatrième.


– Comte, dit d’Artagnan avec une certaine émotion, j’ai frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mou-riez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi. Rochefort tendit la main à d’Artagnan. D’Artagnan la lui prit. Le comte voulut parler, mais une gorgée de sang étouffa sa parole, il se raidit dans une dernière convulsion et expira.


– Arrière, canaille ! cria d’Artagnan. Votre chef est mort, et vous n’avez plus rien à faire ici.


En effet, comme si le comte de Rochefort eût été l’âme de l’attaque qui se portait de ce côté du carrosse du roi, toute la foule qui l’avait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en le voyant tomber. D’Artagnan poussa une charge avec une vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq et cette partie de l’émeute disparut comme une fumée, en s’éparpillant sur la place de Saint-Germain-l’Auxerrois et en se dirigeant vers les quais.


D’Artagnan revint pour porter secours à Porthos, si Porthos en avait besoin ; mais Porthos, de son côté, avait fait son œuvre avec la même conscience que d’Artagnan. La gauche du carrosse était non moins bien déblayée que la droite, et l’on relevait le mantelet de la portière que Mazarin, moins belliqueux que le roi, avait pris la précaution de faire baisser.


Porthos avait l’air fort mélancolique.


– Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos ? et quel singulier air vous avez pour un victorieux !

– 1313 –


– Mais vous-même, dit Porthos, vous me semblez tout

ému !

– Il y a de quoi, mordioux ! je viens de tuer un ancien ami.

– Vraiment ! dit Porthos. Qui donc ?

– Ce pauvre comte de Rochefort !…

– Eh bien ! c’est comme moi, je viens de tuer un homme dont la figure ne m’est pas inconnue ; malheureusement je l’ai frappé à la tête, et en un instant il a eu le visage plein de sang.


– Et il n’a rien dit en tombant ?


– Si fait, il a dit… Ouf !


– Je comprends, dit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire, que, s’il n’a pas dit autre chose, cela n’a pas dû vous éclairer beaucoup.


– Eh bien, monsieur ? demanda la reine.


– Madame, dit d’Artagnan, la route est parfaitement libre, et Votre Majesté peut continuer son chemin.


En effet, tout le cortège arriva sans autre accident dans l’église Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé, le coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre, pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le Te Deum.


Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin, un gamin tout effaré entra dans l’église, courut à la sacristie, s’habilla rapidement en enfant de chœur, et fendant, grâce au respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui

– 1314 –


encombrait le temple, il s’approcha de Bazin, qui, revêtu de sa robe bleue et sa baleine garnie d’argent à la main, se tenait gravement placé en face du Suisse à l’entrée du chœur.

Bazin sentit qu’on le tirait par sa manche. Il abaissa vers la terre ses yeux béatement levés vers le ciel, et reconnut Friquet.

– Eh bien ! drôle, qu’y a-t-il, que vous osez me déranger dans l’exercice de mes fonctions ? demanda le bedeau.

– Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillard, vous savez bien, le donneur d’eau bénite à Saint-Eustache…


– Oui, après ?…


– Eh bien ! il a reçu dans la bagarre un coup d’épée sur la tête ; c’est ce grand géant qui est là, vous voyez, brodé sur toutes les coutures, qui le lui a donné.


– Oui ? en ce cas, dit Bazin, il doit être bien malade.


– Si malade qu’il se meurt, et qu’il voudrait, avant de mourir, se confesser à M. le coadjuteur, qui a pouvoir, à ce qu’on dit, de remettre les gros péchés.


– Et il se figure que M. le coadjuteur se dérangera pour lui ?


– Oui, certainement, car il paraît que M. le coadjuteur le lui a promis.


– Et qui t’a dit cela ?


– M. Maillard lui-même.


– Tu l’as donc vu ?

– 1315 –


– Certainement, j’étais là quand il est tombé.

– Et que faisais-tu là ?


– Tiens ! je criais : « À bas Mazarin ! à mort le cardinal ! à la potence l’italien ! » N’est-ce pas cela que vous m’aviez dit de crier ?

– Veux-tu te taire, petit drôle ! dit Bazin en regardant avec inquiétude autour de lui.

– De sorte qu’il m’a dit, ce pauvre M. Maillard : « Va chercher M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me l’amènes, je te fais mon héritier. » Dites donc, père Bazin, l’héritier de M. Maillard, le donneur d’eau bénite à Saint-Eustache ! hein ! je n’ai plus qu’à me croiser les bras ! C’est égal, je voudrais bien lui rendre ce service-là, qu’en dites-vous ?


– Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin.


En effet, il s’approcha respectueusement et lentement du prélat, lui dit à l’oreille quelques mots, auxquels celui-ci répondit par un signe affirmatif, et revenant du même pas qu’il était allé :


– Va dire au moribond qu’il prenne patience, Monseigneur sera chez lui dans une heure.


– Bon, dit Friquet, voilà ma fortune faite.


– À propos, dit Bazin, où s’est-il fait porter ?


– À la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.


– 1316 –


Et, enchanté du succès de son ambassade, Friquet, sans quitter son costume d’enfant de chœur, qui d’ailleurs lui donnait une plus grande facilité de parcours, sortit de la basilique et prit, avec toute la rapidité dont il était capable, la route de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.

En effet, aussitôt le Te Deum achevé, le coadjuteur, comme il l’avait promis, et sans même quitter ses habits sacerdotaux, s’achemina à son tour vers la vieille tour qu’il connaissait si bien.

Il arrivait à temps. Quoique plus bas de moment en mo-

ment, le blessé n’était pas encore mort.


On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait le mendiant.


Un instant après Friquet sortit en tenant à la main un gros sac de cuir qu’il ouvrit aussitôt qu’il fut hors de la chambre, et qu’à son grand étonnement il trouva plein d’or.


Le mendiant lui avait tenu parole et l’avait fait son héritier.


– Ah ! mère Nanette, s’écria Friquet suffoqué, ah ! mère Nanette !


Il n’en put dire davantage ; mais la force qui lui manquait pour parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course dé-

sespérée, et, comme le Grec de Marathon tombant sur la place d’Athènes son laurier à la main, Friquet arriva sur le seuil du conseiller Broussel, et tomba en arrivant, éparpillant sur le parquet les louis qui dégorgeaient de son sac.


La mère Nanette commença par ramasser les louis, et ensuite ramassa Friquet.


Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-Royal.

– 1317 –


– C’est un bien vaillant homme, ma mère, que ce

M. d’Artagnan, dit le jeune roi.

– Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services à votre père. Ménagez-le donc pour l’avenir.

– Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture le jeune roi à d’Artagnan, Madame la reine me charge de vous inviter à dîner pour aujourd’hui, vous et votre ami le baron du Vallon.

C’était un grand honneur pour d’Artagnan et pour Porthos ; aussi Porthos était-il transporté. Cependant, pendant toute la durée du repas, le digne gentilhomme parut tout préoccupé.


– Mais qu’aviez-vous donc, baron ? lui dit d’Artagnan en descendant l’escalier du Palais-Royal ; vous aviez l’air tout soucieux pendant le dîner.


– Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où j’ai vu ce mendiant que je dois avoir tué.


– Et vous ne pouvez en venir à bout ?


– Non.


– Eh bien ! cherchez, mon ami, cherchez ; quand vous

l’aurez trouvé, vous me le direz, n’est-ce pas ?


– Pardieu ! fit Porthos.


– 1318 –


Conclusion

En rentrant chez eux, les deux amis trouvèrent une lettre d’Athos qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne pour le lendemain matin.


Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais ni l’un ni l’autre ne dormit. On n’arrive pas ainsi au but de tous ses désirs sans que ce but atteint n’ait l’influence de chasser le sommeil, au moins pendant la première nuit.


Le lendemain, à l’heure indiquée, tous deux se rendirent chez Athos. Ils trouvèrent le comte et Aramis en habits de voyage.

– Tiens ! dit Porthos, nous partons donc tous ? Moi aussi j’ai fait mes apprêts ce matin.


– Oh ! mon Dieu, oui, dit Aramis, il n’y a plus rien à faire à Paris du moment où il n’y a plus de Fronde.


Madame de Longueville m’a invité à aller passer quelques jours en Normandie, et m’a chargé, tandis qu’on baptiserait son fils, d’aller lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais m’acquitter de cette commission ; puis, s’il n’y a rien de nouveau, je retournerai m’ensevelir dans mon couvent de Noisy-le-Sec.


– Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne. Vous le savez, mon cher d’Artagnan, je ne suis plus qu’un bon et brave campagnard. Raoul n’a d’autre fortune que ma fortune, pauvre

– 1319 –


enfant ! et il faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en quelque sorte qu’un prête-nom.

– Et Raoul, qu’en faites-vous ?


– Je vous le laisse, mon ami. On va faire la guerre en Flandre, vous l’emmènerez ; j’ai peur que le séjour de Blois ne soit dangereux à sa jeune tête. Emmenez-le et apprenez-lui à être brave et loyal comme vous.

– Et moi, dit d’Artagnan, je ne vous aurai plus, Athos, mais au moins je l’aurai, cette chère tête blonde ; et, quoique ce ne soit qu’un enfant, comme votre âme tout entière revit en lui, cher Athos, je croirai toujours que vous êtes là près de moi, m’accompagnant et me soutenant.


Les quatre amis s’embrassèrent les larmes aux yeux.


Puis ils se séparèrent sans savoir s’ils se reverraient jamais.


D’Artagnan revint rue Tiquetonne avec Porthos, toujours préoccupé et toujours cherchant quel était cet homme qu’il avait tué. En arrivant devant l’hôtel de La Chevrette, on trouva les équipages du baron prêts et Mousqueton en selle.


– Tenez, d’Artagnan, dit Porthos, quittez l’épée et venez avec moi à Pierrefonds, à Bracieux ou au Vallon ; nous vieilli-rons ensemble en parlant de nos compagnons.


– Non pas ! dit d’Artagnan. Peste ! on va ouvrir la campagne, et je veux en être ; j’espère bien y gagner quelque chose !


– Et qu’espérez-vous donc devenir ?


– Maréchal de France, pardieu !


– 1320 –


– Ah ! ah ! fit Porthos en regardant d’Artagnan, aux gasconnades duquel il n’avait jamais pu se faire entièrement.

– Venez avec moi, Porthos, dit d’Artagnan, je vous ferai duc.

– Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre.

D’ailleurs on m’a ménagé une entrée solennelle chez moi, qui va faire crever de pitié tous mes voisins.

– À ceci, je n’ai rien à répondre, dit d’Artagnan qui

connaissait la vanité du nouveau baron. Au revoir donc, mon ami.


– Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que lorsque vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le bienvenu dans ma baronnie.


– Oui, dit d’Artagnan, au retour de la campagne j’irai.


– Les équipages de M. le baron attendent, dit Mousqueton.


Et les deux amis se séparèrent après s’être serré la main.

D’Artagnan resta sur la porte, suivant d’un œil mélancolique Porthos qui s’éloignait.


Mais au bout de vingt pas, Porthos s’arrêta tout court, se frappa le front et revint.


– Je me rappelle, dit-il.


– Quoi ? demanda d’Artagnan.


– Quel est ce mendiant que j’ai tué.


– Ah vraiment ! qui est-ce ?

– 1321 –


– C’est cette canaille de Bonacieux.

Et Porthos, enchanté d’avoir l’esprit libre, rejoignit Mousqueton, avec lequel il disparut au coin de la rue.

D’Artagnan demeura un instant immobile et pensif puis, en se retournant il aperçut la belle Madeleine, qui, inquiète des nouvelles grandeurs de d’Artagnan, se tenait debout sur le seuil de la porte.


– Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi l’appartement du premier ; je suis obligé de représenter, maintenant que je suis capitaine des mousquetaires. Mais gardez-moi toujours la chambre du cinquième ; on ne sait ce qui peut arriver.


FIN

– 1322 –


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.


Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :


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——

Octobre 2003

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– 1323 –


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