– Avez-vous remarqué, leur dit-il, comme la lune est ce soir couleur de sang ?


– Non, dit Athos, elle m’a semblé comme à l’ordinaire.


– Regardez, chevalier, dit de Winter.


– Je vous avoue, dit Aramis, que je suis comme le comte de La Fère, et que je n’y vois rien de particulier.


– Comte, dit Athos, dans une position aussi précaire que la nôtre, c’est la terre qu’il faut examiner, et non le ciel. Avez-vous étudié nos Écossais et en êtes-vous sûr ?


– 830 –


– Les Écossais ? demanda de Winter ; quels Écossais ?

– Eh ! les nôtres, pardieu ! dit Athos ; ceux auxquels le roi s’est confié, les Écossais du comte de Loewen.


– Non, dit de Winter. Puis il ajouta : Ainsi, dites-moi, vous ne voyez pas comme moi cette teinte rougeâtre qui couvre le ciel ? – Pas le moins du monde, dirent ensemble Athos et Aramis.

– Dites-moi, continua de Winter toujours préoccupé de la même idée, n’est-ce pas une tradition en France, que, la veille du jour où il fut assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur l’échiquier ?


– Oui, dit Athos et le maréchal me l’a raconté maintes fois à moi-même.


– C’est cela, murmura de Winter, et le lendemain Henri IV

fut tué.


– Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-t-elle avec vous, comte ? demanda Aramis.


– Aucune, messieurs, et en vérité je suis fou de vous entretenir de pareilles choses, quand votre entrée à cette heure dans ma tente m’annonce que vous êtes porteurs de quelque nouvelle importante.


– Oui, milord, dit Athos, je voudrais parler au roi.


– Au roi ? mais le roi dort.


– J’ai à lui révéler des choses de conséquence.

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– Ces choses ne peuvent-elles être remises à demain ?

– Il faut qu’il les sache à l’instant même, et peut-être est-il déjà trop tard.

– Entrons, messieurs, dit de Winter.

La tente de de Winter était posée à côté de la tente royale, une espèce de corridor communiquait de l’une à l’autre. Ce corridor était gardé non par une sentinelle, mais par un valet de confiance de Charles Ier, afin qu’en cas urgent le roi pût à l’instant même communiquer avec son fidèle serviteur.

– Ces messieurs sont avec moi, dit de Winter.


Le laquais s’inclina et laissa passer.


En effet, sur un lit de camp, vêtu de son pourpoint noir, chaussé de ses bottes longues, la ceinture lâche et son feutre près de lui, le roi Charles, cédant à un besoin irrésistible de sommeil, s’était endormi. Les hommes s’avancèrent, et Athos, qui marchait le premier, considéra un instant en silence cette noble figure si pâle, encadrée de ses longs cheveux noirs que collait à ses tempes la sueur d’un mauvais sommeil et que mar-braient de grosses veines bleues, qui semblaient gonflées de larmes sous ses yeux fatigués.


Athos poussa un profond soupir ; ce soupir réveilla le roi, tant il dormait d’un faible sommeil.


Il ouvrit les yeux.


– Ah ? dit-il en se soulevant sur son coude, c’est vous, comte de La Fère ?


– 832 –


– Oui, sire, répondit Athos.

– Vous veillez tandis que je dors, et vous venez m’apporter quelque nouvelle ?


– Hélas ! sire, répondit Athos, Votre Majesté a deviné juste.

– Alors, la nouvelle est mauvaise ? dit le roi en souriant avec mélancolie.

– Oui, sire.

– N’importe, le messager est le bienvenu, et vous ne pouvez entrer chez moi sans me faire toujours plaisir. Vous dont le dé-

vouement ne connaît ni patrie, ni malheur, vous m’êtes envoyé par Henriette ; quelle que soit la nouvelle que vous m’apportez, parlez donc avec assurance.


– Sire, M. Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle.


– Ah ! fit le roi, pour me combattre ?


– Non, sire, pour vous acheter.


– Que dites-vous ?


– Je dis, sire, qu’il est dû à l’armée écossaise quatre cent mille livres sterling.


– Pour solde arriérée ; oui, je le sais. Depuis près d’un an mes braves et fidèles Écossais se battent pour l’honneur.


Athos sourit.


– Eh bien ! sire, quoique l’honneur soit une belle chose, il se sont lassés de se battre pour lui, et, cette nuit, ils vous ont

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vendu pour deux cent mille livres, c’est-à-dire pour la moitié de ce qui leur était dû.

– Impossible ! s’écria le roi, les Écossais vendre leur roi pour deux cent mille livres !

– Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour trente deniers.

– Et quel est le Judas qui a fait ce marché infâme ?

– Le comte de Loewen.

– En êtes-vous sûr, monsieur ?


– Je l’ai entendu de mes propres oreilles.


Le roi poussa un soupir profond, comme si son cœur se

brisait, et laissa tomber sa tête entre ses mains.


– Oh ! les Écossais ! dit-il, les Écossais ! que j’appelais mes fidèles ; les Écossais ! à qui je m’étais confié, quand je pouvais fuir à Oxford ; les Écossais ! mes compatriotes ; les Écossais !

mes frères ! Mais en êtes-vous bien sûr, monsieur ?


– Couché derrière la tente du comte de Loewen, dont

j’avais soulevé la toile, j’ai tout vu, tout entendu.


– Et quand doit se consommer cet odieux marché ?


– Aujourd’hui, dans la matinée. Comme le voit Votre Majesté, il n’y a pas de temps à perdre.


– Pour quoi faire, puisque vous dites que je suis vendu ?


– Pour traverser la Tyne, pour gagner l’Écosse, pour rejoindre lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui.

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– Et que ferais-je en Écosse ? une guerre de partisans ? une pareille guerre est indigne d’un roi.

– L’exemple de Robert Bruce est là pour vous absoudre, sire. – Non, non ! il y a trop longtemps que je lutte ; s’ils m’ont vendu, qu’ils me livrent, et que la honte éternelle de leur trahison retombe sur eux.


– Sire, dit Athos, peut-être est-ce ainsi que doit agir un roi, mais ce n’est point ainsi que doit agir un époux et un père. Je suis venu au nom de votre femme et de votre fille, et, au nom de votre femme et de votre fille et des deux autres enfants que vous avez encore à Londres, je vous dis : Vivez, sire, Dieu le veut !


Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son épée, et essuyant d’un mouchoir son front mouillé de sueur :


– Eh bien ! dit-il, que faut-il faire ?


– Sire, avez-vous dans toute l’armée un régiment sur lequel vous puissiez compter ?


– De Winter, dit le roi, croyez-vous à la fidélité du vôtre ?


– Sire, ce ne sont que des hommes, et les hommes sont devenus bien faibles ou bien méchants. Je crois à leur fidélité, mais je n’en réponds pas ; je leur confierais ma vie, mais j’hésite à leur confier celle de Votre Majesté.


– Eh bien ! dit Athos, à défaut de régiment, nous sommes trois hommes dévoués, nous suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval, qu’elle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous gagnons l’Écosse, et nous sommes sauvés.

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– Est-ce votre avis, de Winter ? demanda le roi.

– Oui, sire.


– Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay ?

– Oui, sire.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter, donnez les ordres.

De Winter sortit ; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les premiers rayons du jour commençaient à filtrer à travers les ouvertures de la tente lorsque de Winter entra.


– Tout est prêt, sire, dit-il.


– Et nous ? demanda Athos.


– Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout sellés.


– En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons.


– Partons, dit le roi.


– Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-elle pas ses amis ?


– Mes amis, dit Charles Ier en secouant tristement la tête, je n’en ai plus d’autres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne m’a jamais oublié ; deux amis de huit jours que je n’oublierai jamais. Venez, messieurs, venez.


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Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval prêt. C’était un cheval isabelle qu’il montait depuis trois ans et qu’il affectionnait beaucoup.

Le cheval en le voyant hennit de plaisir.

– Ah ! dit le roi, j’étais injuste, et voilà encore, sinon un ami, du moins un être qui m’aime. Toi, tu me seras fidèle, n’est-ce pas, Arthus ?

Et comme s’il eût entendu ces paroles, le cheval approcha ses naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses lèvres et en montrant joyeusement ses dents blanches.


– Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main ; oui, c’est bien, Arthus, et je suis content de toi.


Et avec cette légèreté qui faisait du roi un des meilleurs cavaliers de l’Europe, Charles se mit en selle, et, se retournant vers Athos, Aramis et de Winter :


– Eh bien ! messieurs, dit-il, je vous attends.


Mais Athos était debout, immobile, les yeux fixés et la main tendue vers une ligne noire, qui suivait le rivage de la Tyne et qui s’étendait sur une longueur double de celle du camp.


– Qu’est-ce que cette ligne ? dit Athos, auquel les dernières ténèbres de la nuit, luttant avec les premiers rayons du jour, ne permettaient pas bien de distinguer encore. Qu’est-ce que cette ligne ? je ne l’ai pas vue hier.


– C’est sans doute le brouillard qui s’élève de la rivière, dit le roi.


– Sire, c’est quelque chose de plus compact qu’une vapeur.

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– En effet, je vois comme une barrière rougeâtre, dit de Winter.

– C’est l’ennemi qui sort de Newcastle et qui nous enveloppe, s’écria Athos.

– L’ennemi ! dit le roi.

– Oui, l’ennemi. Il est trop tard. Tenez ! tenez ! sous ce rayon de soleil, là, du côté de la ville, voyez-vous reluire les côtes de fer ?


On appelait ainsi les cuirassiers dont Cromwell avait fait ses gardes.


– Ah ! dit le roi, nous allons savoir s’il est vrai que mes Écossais me trahissent.


– Qu’allez-vous faire ? s’écria Athos.


– Leur donner l’ordre de charger et passer avec eux sur le ventre de ces misérables rebelles.


Et le roi, piquant son cheval, s’élança vers la tente du comte de Loewen.


– Suivons-le, dit Athos.


– Allons, dit Aramis.


– Est-ce que le roi serait blessé ? dit de Winter. Je vois à terre des taches de sang.


Et il s’élança sur la trace des deux amis. Athos l’arrêta.


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– Allez rassembler votre régiment, dit-il, je prévois que nous en aurons besoin tout à l’heure.

De Winter tourna bride, et les deux amis continuèrent leur route. En deux secondes le roi était arrivé à la tente du général en chef de l’armée écossaise. Il sauta à terre et entra.

Le général était au milieu des principaux chefs.

– Le roi ! s’écrièrent-ils en se levant et en se regardant avec stupéfaction.

En effet, Charles était debout devant eux, le chapeau sur la tête, les sourcils froncés, et fouettant sa botte avec la cravache.


– Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne ; le roi qui vient vous demander compte de ce qui se passe.


– Qu’y a-t-il donc, sire ? demanda le comte de Loewen.


– Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant emporter par la co-lère, que le général Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle ; que vous le savez et que je n’en suis pas averti ; il y a que l’ennemi sort de la ville et nous ferme le passage de la Tyne, que vos sentinelles ont dû voir ce mouvement, et que je n’en suis pas averti ; il y a que vous m’avez, par un infâme traité, vendu deux cent mille livres sterling au parlement, mais que de ce traité au moins j’en suis averti. Voici ce qu’il y a, messieurs ; répondez ou disculpez-vous, car je vous accuse.


– Sire, balbutia le comte de Loewen, sire, Votre Majesté aura été trompée par quelque faux rapport.


– J’ai vu de mes yeux l’armée ennemie s’étendre entre moi et l’Écosse, dit Charles, et je puis presque dire : J’ai entendu de mes propres oreilles débattre les clauses du marché.

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Les chefs écossais se regardèrent en fronçant le sourcil à leur tour.

– Sire, murmura le comte de Loewen courbé sous le poids de la honte, sire, nous sommes prêts à vous donner toutes preuves. – Je n’en demande qu’une seule, dit le roi. Mettez l’armée en bataille et marchons à l’ennemi.


– Cela ne se peut pas, sire, dit le comte.


– Comment ! cela ne se peut pas ! et qui empêche que cela se puisse ? s’écria Charles Ier.


– Votre Majesté sait bien qu’il y a trêve entre nous et l’armée anglaise, répondit le comte.


– S’il y a trêve, l’armée anglaise l’a rompue en sortant de la ville, contre les conventions qui l’y tenaient enfermée ; or, je vous le dis, il faut passer avec moi à travers cette armée et rentrer en Écosse, et si vous ne le faites pas, eh bien ! choisissez entre les deux noms qui font les hommes en mépris et en exé-

cration aux autres hommes : ou vous êtes des lâches, ou vous êtes des traîtres !


Les yeux des Écossais flamboyèrent, et, comme cela arrive souvent en pareille occasion, ils passèrent de l’extrême honte à l’extrême impudence, et deux chefs de clan s’avançant de chaque côté du roi :


– Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis de délivrer l’Écosse et l’Angleterre de celui qui depuis vingt-cinq ans boit le sang et l’or de l’Angleterre et de Écosse Nous avons promis, et

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nous tenons nos promesses. Roi Charles Stuart, vous êtes notre prisonnier.

Et tous deux étendirent en même temps la main pour saisir le roi ; mais avant que le bout de leurs doigts touchât sa personne, tous deux étaient tombés, l’un évanoui et l’autre mort.

Athos avait assommé l’un avec le pommeau de son pistolet, et Aramis avait passé son épée au travers du corps de l’autre.

Puis, comme le comte de Loewen et les autres chefs reculaient devant ce secours inattendu qui semblait tomber du ciel à celui qu’ils croyaient déjà leur prisonnier, Athos et Aramis entraînèrent le roi hors de la tente parjure, où il s’était si impru-demment aventuré, et sautant sur les chevaux que les laquais tenaient préparés, tous trois reprirent au galop le chemin de la tente royale.


En passant ils aperçurent de Winter qui accourait à la tête de son régiment. Le roi lui fit signe de les accompagner.


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LIX. Le vengeur

Tous quatre entrèrent dans la tente ; il n’y avait point de plan de fait, il fallait en arrêter un.

Le roi se laissa tomber sur un fauteuil.

– Je suis perdu, dit-il.


– Non, sire, répondit Athos, vous êtes seulement trahi.


Le roi poussa un profond soupir.

– Trahi, trahi par les Écossais, au milieu desquels je suis né, que j’ai toujours préférés aux Anglais ! Oh ! les misérables !


– Sire, dit Athos, ce n’est point l’heure des récriminations, mais le moment de montrer que vous êtes roi et gentilhomme.

Debout, sire, debout ! car vous avez du moins ici trois hommes qui ne vous trahiront pas, vous pouvez être tranquille. Ah ! si seulement nous étions cinq ! murmura Athos en pensant à d’Artagnan et à Porthos.


– Que dites-vous ? demanda Charles en se levant.


– Je dis, sire, qu’il n’y a plus qu’un moyen. Milord de Winter répond de son régiment ou à peu près, ne chicanons pas sur les mots : il se met à la tête de ses hommes ; nous nous mettons, nous, aux côtés de Sa Majesté, nous faisons une trouée dans l’armée de Cromwell et nous gagnons l’Écosse.


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– Il y a encore un moyen, dit Aramis, c’est que l’un de nous prenne le costume et le cheval du roi : tandis qu’on s’acharnerait après celui-là, le roi passerait peut-être.

– L’avis est bon, dit Athos, et si Sa Majesté veut faire à l’un de nous cet honneur, nous lui en serons bien reconnaissants.

– Que pensez-vous de ce conseil, de Winter ? dit le roi, regardant avec admiration ces deux hommes, dont l’unique pré-

occupation était d’amasser sur leur tête les dangers qui le mena-

çaient.

– Je pense, sire, que s’il y a un moyen de sauver votre Majesté, monsieur d’Herblay vient de le proposer. Je supplie donc bien humblement Votre Majesté de faire promptement son choix, car nous n’avons pas de temps à perdre.


– Mais si j’accepte, c’est la mort, c’est tout au moins la prison pour celui qui prendra ma place.


– C’est l’honneur d’avoir sauvé son roi ! s’écria de Winter.


Le roi regarda son vieil ami les larmes aux yeux, détacha le cordon du Saint-Esprit, qu’il portait pour faire honneur aux deux Français qui l’accompagnaient, et le passa au cou de de Winter, qui reçut à genoux cette terrible marque de l’amitié et de la confiance de son souverain.


– C’est juste, dit Athos : il y a plus longtemps qu’il sert que nous.


Le roi entendit ces mots et se retourna les larmes aux yeux.


– Messieurs, dit-il, attendez un instant, j’ai aussi un cordon à donner à chacun de vous.


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Puis il alla à une armoire où étaient renfermés ses propres ordres, et prit deux Cordons de la Jarretière.

– Ces ordres ne peuvent être pour nous, dit Athos.


– Et Pourquoi cela, monsieur ? demanda Charles.

– Ces ordres sont presque royaux, et nous ne sommes que de simples gentilshommes.

– Passez-moi en revue tous les trônes de la terre, dit le roi, et trouvez-moi de plus grands cœurs que les vôtres. Non, non, vous ne vous rendez pas justice, messieurs, mais je suis là pour vous la rendre, moi. À genoux, comte.


Athos s’agenouilla, le roi lui passa le cordon de gauche à droite comme d’habitude, et levant son épée, au lieu de la for-mule habituelle : Je vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal, il dit :


– Vous êtes brave fidèle et loyal, je vous fais chevalier, monsieur le comte.


Puis se retournant vers Aramis :


– À votre tour, monsieur le chevalier, dit-il.


Et la même cérémonie recommença avec les mêmes paro-

les, tandis que de Winter, aidé des écuyers, détachait sa cuirasse de cuivre pour être mieux pris pour le roi.


Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis comme il avait fini avec Athos, il les embrassa tous deux.


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– Sire, dit de Winter, qui, en face d’un grand dévouement, avait repris toute sa force et tout son courage, nous sommes prêts.

Le roi regarda les trois gentilshommes.

– Ainsi donc il faut fuir ? dit-il.

– Fuir à travers une armée, sire, dit Athos, dans tous les pays du monde s’appelle charger.


– Je mourrai donc l’épée à la main, dit Charles. Monsieur le comte, monsieur le chevalier, si jamais je suis roi…


– Sire, vous nous avez déjà honorés plus qu’il n’appartenait à de simples gentilshommes ; ainsi la reconnaissance vient de nous. Mais ne perdons pas de temps, car nous n’en avons déjà que trop perdu.


Le roi leur tendit une dernière fois la main à tous les trois, échangea son chapeau avec celui de de Winter et sortit.


Le régiment de de Winter était rangé sur une plate-forme qui dominait le camp ; le roi, suivi des trois amis, se dirigea vers la plate-forme.


Le camp écossais semblait être éveillé enfin ; les hommes étaient sortis de leurs tentes et avaient pris leur rang comme pour la bataille.


– Voyez-vous, dit le roi, peut-être se repentent-ils et sont-ils prêts à marcher.


– S’ils se repentent, sire, répondit Athos, ils nous suivront.


– Bien ! dit le roi, que faisons-nous ?

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– Examinons l’armée ennemie, dit Athos.

Les yeux du petit groupe se fixèrent à l’instant même sur cette ligne qu’à l’aube du jour on avait prise pour du brouillard, et que les premiers rayons du soleil dénonçaient maintenant pour une armée rangée en bataille. L’air était pur et limpide comme il est d’ordinaire à cette heure de la matinée. On distin-guait parfaitement les régiments, les étendards et jusqu’à la couleur des uniformes et des chevaux.


Alors on vit sur une petite colline, un peu en avant du front ennemi, apparaître un homme petit, trapu et lourd ; cet homme était entouré de quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le groupe dont le roi faisait partie.


– Cet homme connaît-il personnellement Votre Majesté ?

demanda Aramis.


Charles sourit.


– Cet homme, c’est Cromwell, dit-il.


– Alors, abaissez votre chapeau, sire, qu’il ne s’aperçoive pas de la substitution.


– Ah ! dit Athos, nous avons perdu bien du temps.


– Alors, dit le roi, en avant ! et partons.


– Le donnez-vous, sire ? demanda Athos.


– Non, je vous nomme mon lieutenant général, dit le roi.


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– Écoutez alors, milord de Winter, dit Athos ; éloignez-vous, Sire, je vous prie ; ce que nous allons dire ne regarde pas Votre Majesté.

Le roi fit en souriant trois pas en arrière.

– Voici ce que je propose, continua Athos. Nous divisons notre régiment en deux escadrons ; vous vous mettez à la tête du premier ; Sa Majesté et nous à la tête du second ; si rien ne vient nous barrer le passage, nous chargeons tous ensemble pour forcer la ligne ennemie et nous jeter dans la Tyne, que nous traversons, soit à gué, soit à la nage ; si au contraire on nous pousse quelque obstacle sur le chemin, vous et vos hommes vous vous faites tuer jusqu’au dernier, nous et le roi nous continuons notre route : une fois arrivés au bord de la rivière, fussent-ils sur trois rangs d’épaisseur, si votre escadron fait son devoir, cela nous regarde.


– À cheval ! dit de Winter.


– À cheval ! dit Athos, tout est prévu et décidé.


– Alors, messieurs, dit le roi, en avant ! rallions-nous à l’ancien cri de France : Montjoie et Saint-Denis ! Le cri de l’Angleterre est répété maintenant par trop de traîtres.


On monta à cheval, le roi sur le cheval de de Winter, de Winter sur le cheval du roi ; puis de Winter se mit au premier rang du premier escadron, et le roi, ayant Athos à sa droite et Aramis à sa gauche, au premier rang du second.


Toute l’armée écossaise regardait ces préparatifs avec l’immobilité et le silence de la honte.


On vit quelques chefs sortir des rangs et briser leurs épées.


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– Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont pas tous des traîtres.

En ce moment la voix de de Winter retentit :


– En avant ! criait-il.

Le premier escadron s’ébranla, le second le suivit et descendit de la plate-forme. Un régiment de cuirassiers à peu près égal en nombre se développait derrière la colline et venait ventre à terre au-devant de lui.

Le roi montra à Athos et à Aramis ce qui se passait.


– Sire, dit Athos, le cas est prévu, et si les hommes de de Winter font leur devoir, cet événement nous sauve au lieu de nous perdre.


En ce moment on entendit, par-dessus tout le bruit que faisaient les chevaux en galopant et hennissant, de Winter qui criait :


– Sabre en main !


Tous les sabres à ce commandement sortirent du fourreau et parurent comme des éclairs.


– Allons, messieurs, cria le roi à son tour, enivré par le bruit et par la vue, allons, messieurs, sabre en main !


Mais à ce commandement, dont le roi donna l’exemple,

Athos et Aramis seuls obéirent.


– Nous sommes trahis, dit tout bas le roi.


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– Attendons encore, dit Athos, peut-être n’ont-ils pas reconnu la voix de Votre Majesté, et attendent-ils l’ordre de leur chef d’escadron.

– N’ont-ils pas entendu celui de leur colonel ! Mais voyez !

s’écria le roi, arrêtant son cheval d’une secousse qui le fit plier sur ses jarrets, et saisissant la bride du cheval d’Athos.

– Ah ! lâches ! ah ! misérables ! ah ! traîtres ! criait de Winter, dont on entendait la voix, tandis que ses hommes, quittant leurs rangs, s’éparpillaient dans la plaine.

Une quinzaine d’hommes à peine étaient groupés autour de lui et attendaient la charge des cuirassiers de Cromwell.


– Allons mourir avec eux ! dit le roi.


– Allons mourir ! dirent Athos et Aramis.


– À moi tous les cœurs fidèles ! cria de Winter. Cette voix arriva jusqu’aux deux amis, qui partirent au galop.


– Pas de quartier ! cria en français, et répondant à la voix de de Winter, une voix qui les fit tressaillir.


Quant à de Winter, au son de cette voix il demeura pâle et comme pétrifié.


Cette voix, c’était celle d’un cavalier monté sur un magnifique cheval noir, et qui chargeait en tête du régiment anglais que, dans son ardeur, il devançait de dix pas.


– C’est lui ! murmura de Winter les yeux fixes et laissant pendre son épée à ses côtés.


– 849 –


– Le roi ! le roi ! crièrent plusieurs voix se trompant au cordon bleu et au cheval isabelle de de Winter ; prenez-le vivant !

– Non, ce n’est pas le roi ! s’écria le cavalier ; ne vous y trompez pas. N’est-ce pas, milord de Winter, que vous n’êtes pas le roi ? n’est-ce pas que vous êtes mon oncle ?

Et en même temps, Mordaunt, car c’était lui, dirigea le canon d’un pistolet contre de Winter. Le coup partit ; la balle traversa la poitrine du vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et retomba entre les bras d’Athos en murmurant :


– Le vengeur !


– Souviens-toi de ma mère, hurla Mordaunt en passant outre, emporté qu’il était par le galop furieux de son cheval.


– Misérable ! cria Aramis en lui lâchant un coup de pistolet presque à bout portant et comme il passait à côté de lui ; mais l’amorce seule prit feu et le coup ne partit point.


En ce moment le régiment tout entier tomba sur les quelques hommes qui avaient tenu, et les deux Français furent entourés, pressés, enveloppés. Athos, après s’être assuré que de Winter était mort, lâcha le cadavre, et tirant son épée :


– Allons, Aramis, pour l’honneur de la France.


Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus proches des deux gentilshommes tombèrent tous deux frappés mortellement.


Au même instant un hourra terrible retentit et trente lames étincelèrent au-dessus de leurs têtes.


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Tout à coup un homme s’élance du milieu des rangs an-

glais, qu’il bouleverse, bondit sur Athos, l’enlace de ses bras nerveux, lui arrache son épée en lui disant à l’oreille :

– Silence ! rendez-vous. Vous rendre à moi, ce n’est pas vous rendre.

Un géant a aussi saisi les deux poignets d’Aramis, qui essaie en vain de se soustraire à sa formidable étreinte.

– Rendez-vous, lui dit-il en le regardant fixement.

Aramis lève la tête, Athos se retourne.


– D’Art…, s’écria Athos dont le Gascon ferma la bouche avec la main.


– Je me rends, dit Aramis en tendant son épée à Porthos.


– Feu ! feu ! criait Mordaunt en revenant sur le groupe où étaient les deux amis.


– Et pourquoi feu ? dit le colonel, tout le monde s’est rendu.


– C’est le fils de Milady, dit Athos à d’Artagnan.


– Je l’ai reconnu.


– C’est le moine, dit Porthos à Aramis.


– Je le sais.


En même temps les rangs commencèrent à s’ouvrir.

D’Artagnan tenait la bride du cheval d’Athos, Porthos celle du

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cheval d’Aramis. Chacun deux essayait d’entraîner son prisonnier loin du champ de bataille.

Ce mouvement découvrit l’endroit où était tombé le corps de de Winter. Avec l’instinct de la haine, Mordaunt l’avait retrouvé, et le regardait, penché sur son cheval, avec un sourire hideux.

Athos, tout calme qu’il était, mit la main à ses fontes encore garnies de pistolets.


– Que faites-vous ? dit d’Artagnan.


– Laissez-moi le tuer.


– Pas un geste qui puisse faire croire que vous le connaissez, ou nous sommes perdus tous quatre.


Puis se retournant vers le jeune homme :


– Bonne prise ! s’écria-t-il, bonne prise ! ami Mordaunt.

Nous avons chacun le nôtre, M. du Vallon et moi : des chevaliers de la jarretière, rien que cela.


– Mais, s’écria Mordaunt, regardant Athos et Aramis avec des yeux sanglants, mais ce sont des Français, ce me semble ?


– Je n’en sais ma foi rien. Êtes-vous Français, monsieur ?

demanda-t-il à Athos.


– Je le suis, répondit gravement celui-ci.


– Eh bien ! mon cher monsieur, vous voilà prisonnier d’un compatriote.


– Mais le roi ? dit Athos avec angoisse, le roi ?

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D’Artagnan serra vigoureusement la main de son prison-

nier et lui dit :

– Eh ! nous le tenons, le roi !

– Oui, dit Aramis, par une trahison infâme.

Porthos broya le poignet de son ami et lui dit avec un sourire :

– Eh ! monsieur ! la guerre se fait autant par l’adresse que par la force : regardez !


En effet on vit en ce moment l’escadron qui devait protéger la retraite de Charles s’avancer à la rencontre du régiment anglais, enveloppant le roi, qui marchait seul à pied dans un grand espace vide. Le prince était calme en apparence, mais on voyait ce qu’il devait souffrir pour paraître calme ; ainsi la sueur coulait de son front, et il s’essuyait les tempes et les lèvres avec un mouchoir qui chaque fois s’éloignait de sa bouche teint de sang.


– Voilà Nabuchodonosor, s’écria un des cuirassiers de

Cromwell, vieux puritain, dont les yeux s’enflammèrent à l’aspect de celui qu’on appelait le tyran.


– Que dites-vous donc, Nabuchodonosor ? dit Mordaunt avec un sourire effrayant. Non, c’est le roi Charles Ier, le bon roi Charles qui dépouille ses sujets pour en hériter.


Charles leva les yeux vers l’insolent qui parlait ainsi, mais il ne le reconnut point. Cependant la majesté calme et religieuse de son visage fit baisser le regard de Mordaunt.


– Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux gentilshommes qu’il vit, l’un aux mains de d’Artagnan, l’autre aux mains de Por-

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thos. La journée a été malheureuse, mais ce n’est point votre faute, Dieu merci ! Où est mon vieux de Winter !

Les deux gentilshommes tournèrent la tête et gardèrent le silence.

– Cherche où est Strafford, dit la voix stridente de Mordaunt.

Charles tressaillit : le démon avait frappé juste. Strafford, c’était son remords éternel, l’ombre de ses jours, le fantôme de ses nuits.


Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre à ses pieds.

C’était celui de de Winter.


Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme, seulement une pâleur plus livide s’étendit sur son visage ; il mit un genou en terre, souleva la tête de de Winter, l’embrassa au front, et reprenant le cordon du Saint-Esprit qu’il lui avait passé au cou, il le mit religieusement sur sa poitrine.


– De Winter est donc tué ? demanda d’Artagnan en fixant ses yeux sur le cadavre.


– Oui, dit Athos, et par son neveu.


– Allons ! c’est le premier de nous qui s’en va, murmura d’Artagnan ; qu’il dorme en paix, c’était un brave.


– Charles Stuart, dit alors le colonel du régiment anglais en s’avançant vers le roi qui venait de reprendre les insignes de la royauté, vous rendez-vous notre prisonnier ?


– Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se rend point ; l’homme cède à la force, voilà tout.

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– Votre épée.

Le roi tira son épée et la brisa sur son genou.


En ce moment un cheval sans cavalier, ruisselant d’écume, l’œil en flamme, les naseaux ouverts, accourut, et reconnaissant son maître, s’arrêta près de lui en hennissant de joie : c’était Arthus.

Le roi sourit, le flatta de la main et se mit légèrement en selle.

– Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi où vous voudrez.


Puis se retournant vivement :


– Attendez, dit-il ; il m’a semblé voir remuer de Winter ; s’il vit encore, par ce que vous avez de plus sacré, n’abandonnez pas ce noble gentilhomme.


– Oh ! soyez tranquille, roi Charles, dit Mordaunt, la balle a traversé le cœur.


– Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez pas un regard pour moi ni pour Porthos, dit d’Artagnan à Athos et à Aramis, car Milady n’est pas morte, et son âme vit dans le corps de ce démon !


Et le détachement s’achemina vers la ville, emmenant sa royale capture ; mais à moitié chemin, un aide de camp du gé-

néral Cromwell apporta l’ordre au colonel Thomlison de conduire le roi à Holdenby-Castle.


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En même temps les courriers partaient dans toutes les directions pour annoncer à l’Angleterre et à toute l’Europe que le roi Charles Stuart était prisonnier du général Olivier Cromwell.


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LX. Olivier Cromwell

– Venez-vous chez le général ? dit Mordaunt à d’Artagnan et à Porthos, vous savez qu’il vous a mandés après l’action.

– Nous allons d’abord mettre nos prisonniers en lieu de sû-

reté, dit d’Artagnan à Mordaunt. Savez-vous, monsieur, que ces gentilshommes valent chacun quinze cents pistoles ?


– Oh ! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les regardant d’un œil dont il essayait en vain de réprimer la férocité, mes cavaliers les garderont, et les garderont bien ; je vous réponds d’eux.


– Je les garderai encore mieux moi-même, reprit

d’Artagnan ; d’ailleurs, que faut-il ? une bonne chambre avec des sentinelles, ou leur simple parole qu’ils ne chercheront pas à fuir. Je vais mettre ordre à cela, puis nous aurons l’honneur de nous présenter chez le général et de lui demander ses ordres pour Son Éminence.


– Vous comptez donc partir bientôt ? demanda Mordaunt.


– Notre mission est finie et rien ne nous arrête plus en Angleterre que le bon plaisir du grand homme près duquel nous avons été envoyés.


Le jeune homme se mordit les lèvres, et se penchant à

l’oreille du sergent :


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– Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne les perdrez pas de vue ; et quand vous saurez où ils sont logés, vous reviendrez m’attendre à la porte de la ville.

Le sergent fit signe qu’il serait obéi.

Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers qu’on ramenait dans la ville, Mordaunt se dirigea vers la colline d’où Cromwell avait regardé la bataille et où il venait de faire dresser sa tente.


Cromwell avait défendu qu’on laissât pénétrer personne près de lui : mais la sentinelle, qui connaissait Mordaunt pour un des confidents les plus intimes du général, pensa que la dé-

fense ne regardait point le jeune homme.


Mordaunt écarta donc la toile de la tente et vit Cromwell assis devant une table, la tête cachée entre ses deux mains ; en outre, il lui tournait le dos.


Soit qu’il entendît ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant, Cromwell ne se retourna point.


Mordaunt resta debout près de la porte.


Enfin, au bout d’un instant, Cromwell releva son front ap-pesanti, et, comme s’il eût senti instinctivement que quelqu’un était là, il tourna lentement la tête.


– J’avais dit que je voulais être seul ! s’écria-t-il en voyant le jeune homme.


– On n’a pas cru que cette défense me regardât, monsieur, dit Mordaunt ; cependant, si vous l’ordonnez, je suis prêt à sortir.


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– Ah ! c’est vous, Mordaunt ! dit Cromwell, éclaircissant, comme par la force de sa volonté, le voile qui couvrait ses yeux ; puisque vous voilà, c’est bien, restez.

– Je vous apporte mes félicitations.

– Vos félicitations ! et de quoi ?

– De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le maître de l’Angleterre maintenant.


– Je l’étais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell.


– Comment cela, général ?


– L’Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran, maintenant le tyran est pris. L’avez-vous vu ?


– Oui, monsieur, dit Mordaunt.


– Quelle attitude a-t-il ?


Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir de force de ses lèvres.


– Calme et digne, dit-il.


– Qu’a-t-il dit ?


– Quelques paroles d’adieu à ses amis.


– À ses amis ! murmura Cromwell ; il a donc des amis, lui ?


Puis tout haut :


– S’est-il défendu ?

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– Non, monsieur, il a été abandonné de tous, excepté de trois ou quatre hommes ; il n’y avait donc pas moyen de se dé-

fendre.


– À qui a-t-il rendu son épée ?

– Il ne l’a pas rendue, il l’a brisée.

– Il a bien fait ; mais au lieu de la briser il eût mieux fait encore de s’en servir avec plus d’avantage.

Il y eut un instant de silence.


– Le colonel du régiment qui servait d’escorte au roi, à Charles, a été tué, ce me semble ? dit Cromwell en regardant fixement Mordaunt.


– Oui, monsieur.


– Par qui ? demanda Cromwell.


– Par moi.


– Comment se nommait-il ?


– Lord de Winter.


– Votre oncle ? s’écria Cromwell.


– Mon oncle ! reprit Mordaunt ; les traîtres à l’Angleterre ne sont pas de ma famille.


Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune

homme ; puis, avec cette profonde mélancolie que peint si bien Shakespeare :

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– Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible serviteur.

– Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il n’y a pas à marchander avec ses ordres. Abraham a levé le couteau sur Isaac, et Isaac était son fils.

– Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n’a pas laissé

s’accomplir le sacrifice.

– J’ai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et je n’ai vu ni bouc ni chevreau arrêté dans les buissons de la plaine.


Cromwell s’inclina.


– Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les Français, comment se sont-ils conduits ?


– En gens de cœur, monsieur, dit Mordaunt.


– Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se battent

bien ; et, en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus au premier rang.


– Ils y étaient, dit Mordaunt.


– Après vous, cependant, dit Cromwell.


– C’est la faute de leurs chevaux et non la leur.


Il se fit encore un moment de silence.


– Et les Écossais ? demanda Cromwell.


– Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et n’ont pas bougé.


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– Les misérables ! murmura Cromwell.

– Leurs officiers demandent à vous voir, monsieur.

– Je n’ai pas le temps. Les a-t-on payés ?

– Cette nuit.

– Qu’ils partent alors, qu’ils retournent dans leurs montagnes, qu’ils y cachent leur honte, si leurs montagnes sont assez hautes pour cela ; je n’ai plus affaire à eux, ni eux à moi. Et maintenant, allez, Mordaunt.


– Avant de m’en aller, dit Mordaunt, j’ai quelques questions à vous adresser, monsieur, et une demande à vous faire, mon maître.


– À moi ?


Mordaunt s’inclina :


– Je viens à vous, mon héros, mon protecteur, mon père, et je vous dis : Maître, êtes-vous content de moi ?


Cromwell le regarda avec étonnement.


Le jeune homme demeura impassible.


– Oui, dit Cromwell ; vous avez fait, depuis que je vous connais, non seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir, vous avez été fidèle ami, adroit négociateur, bon soldat.


– Avez-vous souvenir, monsieur, que c’est moi qui ai eu la première idée de traiter avec les Écossais de l’abandon de leur roi ?


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– Oui, la pensée vient de vous, c’est vrai ; je ne poussais pas encore le mépris des hommes jusque-là.

– Ai-je été bon ambassadeur en France ?


– Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que je demandais. – Ai-je combattu toujours ardemment pour votre gloire et vos intérêts ?


– Trop ardemment peut-être, c’est ce que je vous reprochais tout à l’heure. Mais où voulez-vous en venir avec toutes vos questions ?


– À vous dire, milord, que le moment est venu où vous

pouvez d’un mot récompenser tous mes services.


– Ah ! fit Olivier avec un léger mouvement de dédain ; c’est vrai, j’oubliais que tout service mérite sa récompense, que vous m’avez servi et que vous n’êtes pas encore récompensé.


– Monsieur, je puis l’être à l’instant même et au-delà de mes souhaits.


– Comment cela ?


– J’ai le prix sous la main et je le tiens presque.


– Et quel est ce prix ? demanda Cromwell. Vous a-t-on offert de l’or ? Demandez-vous un grade ? Désirez-vous un gouvernement ?


– Monsieur, m’accorderez-vous ma demande ?


– Voyons ce qu’elle est d’abord.

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– Monsieur, lorsque vous m’avez dit : Vous allez accomplir un ordre, vous ai-je jamais répondu : Voyons cet ordre ?

– Si cependant votre désir était impossible à réaliser.

– Lorsque vous avez eu un désir et que vous m’avez chargé de son accomplissement, vous ai-je jamais répondu : C’est impossible ?

– Mais une demande formulée avec tant de préparation…

– Ah ! soyez tranquille, monsieur, dit Mordaunt avec une simple expression, elle ne vous minera pas.


– Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets de faire droit à votre demande autant que la chose sera en mon pouvoir ; demandez.


– Monsieur, répondit Mordaunt, on a fait ce matin deux prisonniers, je vous les demande.


– Ils ont donc offert une rançon considérable ? dit Cromwell.


– Je les crois pauvres, au contraire, monsieur.


– Mais ce sont donc des amis à vous ?


– Oui, monsieur, s’écria Mordaunt, ce sont des amis à moi, de chers amis, et je donnerais ma vie pour la leur.


– Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant, avec un certain mouvement de joie, une meilleure opinion du jeune homme ; bien, je te les donne, je ne veux même pas savoir qui ils sont ; fais-en ce que tu voudras.

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– Merci, monsieur, s’écria Mordaunt, merci ! ma vie est dé-

sormais à vous, et en la perdant je vous serai encore redevable ; merci, vous venez de me payer magnifiquement de mes services.


Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et, malgré les efforts du général puritain, qui ne voulait pas ou qui faisait semblant de ne pas vouloir se laisser rendre cet hommage presque royal, il prit sa main qu’il baisa.

– Quoi ! dit Cromwell, l’arrêtant à son tour au moment où il se relevait, pas d’autres récompenses ? Pas d’or ? Pas de grade ?


– Vous m’avez donné tout ce que vous pouviez me donner, milord, et de ce jour je vous tiens quitte du reste.


Et Mordaunt s’élança hors de la tente du général avec, une joie qui débordait de son cœur et de ses yeux.


Cromwell le suivit du regard.


– Il a tué son oncle ! murmura-t-il ; hélas ! quels sont donc mes serviteurs ? Peut-être celui-ci, qui ne me réclame rien ou qui semble ne rien réclamer, a-t-il plus demandé devant Dieu que ceux qui viendront réclamer l’or des provinces et le pain des malheureux ; personne ne me sert pour rien, Charles, qui est mon prisonnier, a peut-être encore des amis, et moi je n’en ai pas.


Et il reprit en soupirant sa rêverie interrompue par Mordaunt.


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LXI. Les gentilshommes

Pendant que Mordaunt s’acheminait vers la tente de

Cromwell, d’Artagnan et Porthos ramenaient leurs prisonniers dans la maison qui leur avait été assignée pour logement à Newcastle.

La recommandation faite par Mordaunt au sergent n’avait point échappé au Gascon ; aussi avait-il recommandé de l’œil à Athos et à Aramis la plus sévère prudence. Aramis et Athos avaient en conséquence marché silencieux près de leurs vainqueurs ; ce qui ne leur avait pas été difficile, chacun ayant assez à faire de répondre à ses propres pensées.


Si jamais homme fut étonné, ce fut Mousqueton, lorsque du seuil de la porte il vit s’avancer les quatre amis suivis du sergent et d’une dizaine d’hommes. Il se frotta les yeux, ne pouvant se décider à reconnaître Athos et Aramis, mais enfin force lui fut de se rendre à l’évidence. Aussi allait-il se confondre en exclamations, lorsque Porthos lui imposa silence d’un de ces coups d’œil qui n’admettent pas de discussion.


Mousqueton resta collé le long de la porte, attendant

l’explication d’une chose si étrange ; ce qui le bouleversait surtout, c’est que les quatre amis avaient l’air de ne plus se reconnaître.


La maison dans laquelle d’Artagnan et Porthos conduisirent Athos et Aramis était celle qu’ils habitaient depuis la veille et qui leur avait été donnée par le général Cromwell : elle faisait l’angle d’une rue, avait une espèce de jardin et des écuries en retour sur la rue voisine.

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Les fenêtres du rez-de-chaussée, comme cela arrive souvent dans les petites villes de province, étaient grillées, de sorte qu’elles ressemblaient fort à celles d’une prison.


Les deux amis firent entrer les prisonniers devant eux et se tinrent sur le seuil après avoir ordonné à Mousqueton de conduire les quatre chevaux à l’écurie.

– Pourquoi n’entrons-nous pas avec eux ? dit Porthos.


– Parce que, auparavant, répondit d’Artagnan, il faut voir ce que nous veulent ce sergent et les huit ou dix hommes qui l’accompagnent.


Le sergent et les huit ou dix hommes s’établirent dans le petit jardin.


D’Artagnan leur demanda ce qu’ils désiraient et pourquoi ils se tenaient là.


– Nous avons reçu l’ordre, dit le sergent, de vous aider à garder vos prisonniers.


Il n’y avait rien à dire à cela, c’était au contraire une attention délicate dont il fallait avoir l’air de savoir gré à celui qui l’avait eue. D’Artagnan remercia le sergent et lui donna une couronne pour boire à la santé du général Cromwell.


Le sergent répondit que les puritains ne buvaient point et mit la couronne dans sa poche.


– Ah ! dit Porthos, quelle affreuse journée, mon cher

d’Artagnan !


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– Que dites-vous là, Porthos, vous appelez une affreuse journée celle dans laquelle nous avons retrouvé nos amis !

– Oui, mais dans quelle circonstance !


– Il est vrai que la conjoncture est embarrassante, dit d’Artagnan ; mais n’importe, entrons chez eux, et tâchons de voir clair un peu dans notre position.

– Elle est fort embrouillée, dit Porthos, et je comprends maintenant pourquoi Aramis me recommandait si fort

d’étrangler cet affreux Mordaunt.


– Silence donc ! dit d’Artagnan, ne prononcez pas ce nom.


– Mais, dit Porthos, puisque je parle français et qu’ils sont anglais !


D’Artagnan regarda Porthos avec cet air d’admiration

qu’un homme raisonnable ne peut refuser aux énormités de tout genre.


Puis, comme Porthos de son côté le regardait sans rien comprendre à son étonnement, d’Artagnan le poussa en lui disant :


– Entrons.


Porthos entra le premier, d’Artagnan le second

;

d’Artagnan referma soigneusement la porte et serra successivement les deux amis dans ses bras.


Athos était d’une tristesse mortelle. Aramis regardait successivement Porthos et d’Artagnan sans rien dire, mais son regard était si expressif, que d’Artagnan le comprit.


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– Vous voulez savoir comment il se fait que nous sommes ici ? Eh ! mon Dieu ! c’est bien facile à deviner, Mazarin nous a chargés d’apporter une lettre au général Cromwell.

– Mais comment vous trouvez-vous à côté de Mordaunt ?

dit Athos, de Mordaunt, dont je vous avais dit de vous défier, d’Artagnan.

– Et que je vous avais recommandé d’étrangler, Porthos, dit Aramis.


– Toujours Mazarin. Cromwell l’avait envoyé à Mazarin ; Mazarin nous a envoyés à Cromwell. Il y a de la fatalité dans tout cela.


– Oui, vous avez raison, d’Artagnan, une fatalité qui nous divise et qui nous perd. Ainsi, mon cher Aramis, n’en parlons plus et préparons-nous à subir notre sort.


– Sang-Diou ! parlons-en, au contraire, car il a été convenu une fois pour toutes, que nous sommes toujours ensemble, quoique dans des causes opposées.


– Oh ! oui, bien opposées, dit en souriant Athos ; car ici, je vous le demande, quelle cause servez-vous ? Ah ! d’Artagnan, voyez à quoi le misérable Mazarin vous emploie. Savez-vous de quel crime vous vous êtes rendu coupable aujourd’hui ? De la prise du roi, de son ignominie, de sa mort.


– Oh ! oh ! dit Porthos, croyez-vous ?


– Vous exagérez, Athos, dit d’Artagnan, nous n’en sommes pas là.


– Eh, mon Dieu ! nous y touchons, au contraire. Pourquoi arrête-t-on un roi ? Quand on veut le respecter comme un maî-

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tre, on ne l’achète pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit pour le remettre sur le trône que Cromwell l’a payé deux cent mille livres sterling ? Amis, ils le tueront, soyez-en sûrs, et c’est encore le moindre crime qu’ils puissent commettre. Mieux vaut décapiter que souffleter un roi.

– Je ne vous dis pas non, et c’est possible après tout, dit d’Artagnan ; mais que nous fait tout cela ? Je suis ici, moi, parce que je suis soldat, parce que je sers mes maîtres, c’est-à-dire ceux qui me payent ma solde. J’ai fait serment d’obéir et j’obéis ; mais vous qui n’avez pas fait de serment, pourquoi êtes-vous ici, et quelle cause y servez-vous ?


– La cause la plus sacrée qu’il y ait au monde, dit Athos ; celle du malheur, de la royauté et de la religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont fait l’honneur de nous appeler à leur aide. Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous tiendra compte de la volonté à défaut du pouvoir. Vous pouvez penser d’une autre façon, d’Artagnan, envisager les choses d’une autre manière, mon ami ; je ne vous en détourne pas, mais je vous blâme.


– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, et que me fait au bout du compte que M. Cromwell, qui est Anglais, se révolte contre son roi, qui est Écossais ? Je suis Français, moi, toutes ces choses ne me regardent pas. Pourquoi donc voudriez-vous m’en rendre responsable ?


– Au fait, dit Porthos.


– Parce que tous les gentilshommes sont frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur ; et c’est vous, vous, d’Artagnan, l’homme de la vieille seigneurie, l’homme au beau nom, l’homme à la bonne épée, qui

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avez contribué à livrer un roi à des marchands de bière, à des tailleurs, à des charretiers ! Ah ! d’Artagnan, comme soldat, peut-être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous le dis.


D’Artagnan mâchonnait une tige de fleur, ne répondait pas et se sentait mal à l’aise ; car lorsqu’il détournait son regard de celui d’Athos, il rencontrait celui d’Aramis.

– Et vous, Porthos, continua le comte comme s’il eût eu pi-tié de l’embarras de d’Artagnan ; vous, le meilleur cœur, le meilleur ami, le meilleur soldat que je connaisse ; vous que votre âme faisait digne de naître sur les degrés d’un trône, et qui tôt ou tard serez récompensé par un roi intelligent ; vous, mon cher Porthos, vous, gentilhomme par les mœurs, par les goûts et par le courage, vous êtes aussi coupable que d’Artagnan.


Porthos rougit, mais de plaisir plutôt que de confusion, et cependant, baissant la tête comme s’il était humilié :


– Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison, mon cher comte.


Athos se leva.


– Allons, dit-il en marchant à d’Artagnan et en lui tendant la main ; allons, ne bougez pas, mon cher fils, car tout ce que je vous ai dit, je vous l’ai dit sinon avec la voix, du moins avec le cœur d’un père. Il m’eût été plus facile, croyez-moi, de vous remercier de m’avoir sauvé la vie et de ne pas vous toucher un seul mot de mes sentiments.


– Sans doute, sans doute, Athos, répondit d’Artagnan en lui serrant la main à son tour ; mais c’est qu’aussi vous avez de diables de sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui va s’imaginer qu’un homme raisonnable va quitter sa maison, la

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France, son pupille, un jeune homme charmant, car nous l’avons vu au camp, pour courir où ? Au secours d’une royauté pourrie et vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille baraque. Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau qu’il est surhumain.

– Quel qu’il soit, d’Artagnan, répondit Athos sans donner dans le piège qu’avec son adresse gasconne son ami tendait à son affection paternelle pour Raoul, quel qu’il soit, vous savez bien au fond du cœur qu’il est juste ; mais j’ai tort de discuter avec mon mettre. D’Artagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.


– Ah ! pardieu ! dit d’Artagnan, vous savez bien que vous ne le serez pas longtemps, mon prisonnier.


– Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute comme ceux qui furent faits à Philip-Haugh.


– Et comment les a-t-on traités ? demanda d’Artagnan.


– Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié et l’on a fusillé l’autre.


– Eh bien ! moi, dit d’Artagnan, je vous réponds que tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni pendus ni fusillés. Sang-Diou ! qu’ils y viennent !

D’ailleurs, voyez-vous cette porte, Athos ?


– Eh bien ?


– Eh bien ! vous passerez par cette porte quand vous voudrez ; car, à partir de ce moment, vous et Aramis, vous êtes libres comme l’air.


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– Je vous reconnais bien là, mon brave d’Artagnan, répondit Athos, mais vous n’êtes plus maîtres de nous : cette porte est gardée, d’Artagnan, vous le savez bien.

– Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu’y a-t-il là ? dix hommes tout au plus.

– Ce ne serait rien pour nous quatre, c’est trop pour nous deux. Non, tenez, divisés comme nous sommes maintenant, il faut que nous périssions. Voyez l’exemple fatal : sur la route du Vendômois, d’Artagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort, vous avez été battus ; aujourd’hui Aramis et moi nous le sommes, c’est notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé lorsque nous étions tous quatre réunis ; mourons donc comme est mort de Winter ; quant à moi, je le déclare, je ne consens à fuir que tous quatre ensemble.


– Impossible, dit d’Artagnan, nous sommes sous les ordres de Mazarin.


– Je le sais, et ne vous presse point davantage ; mes raisonnements n’ont rien produit ; sans doute ils étaient mauvais, puisqu’ils n’ont point eu d’empire sur des esprits aussi justes que les vôtres.


– D’ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont d’Artagnan et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur en mourant ; quant à moi, je me sens tout fier d’aller au-devant des balles et même de la corde avec vous, Athos, car vous ne m’avez jamais paru si grand qu’aujourd’hui.


D’Artagnan ne disait rien, mais, après avoir rongé la tige de sa fleur, il se rongeait les doigts.


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– Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l’on va vous tuer ?

Et pourquoi faire ? Qui a intérêt à votre mort ? D’ailleurs, vous êtes nos prisonniers.

– Fou, triple fou ! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt ? Eh bien ! moi, je n’ai échangé qu’un regard avec lui, et j’ai vu dans ce regard que nous étions condamnés.

– Le fait est que je suis fâché de ne pas l’avoir étranglé comme vous me l’aviez dit, Aramis, reprit Porthos.


– Eh ! je me moque pas mal de Mordaunt ! s’écria

d’Artagnan ; cap de Diou ! s’il me chatouille de trop près, je l’écraserai, cet insecte ! Ne vous sauvez donc pas, c’est inutile, car, je vous le jure, vous êtes ici aussi en sûreté que vous l’étiez il y a vingt ans, vous, Athos, dans la rue Férou, et vous, Aramis, rue de Vaugirard.


– Tenez, dit Athos en étendant la main vers une des deux fenêtres grillées qui éclairaient la chambre, vous saurez tout à l’heure à quoi vous en tenir, car le voilà qui accourt.


– Qui ?


– Mordaunt.


En effet, en suivant la direction qu’indiquait la main d’Athos, d’Artagnan vit un cavalier qui accourait au galop.


C’était en effet Mordaunt.


D’Artagnan s’élança hors de la chambre.


Porthos voulut le suivre.


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– Restez, dit d’Artagnan, et ne venez que lorsque vous m’entendrez battre le tambour avec les doigts contre la porte.


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LXII. Jésus Seigneur

Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison, il vit

d’Artagnan sur le seuil et les soldats couchés çà et là avec leurs armes, sur le gazon du jardin.


– Holà ! cria-t-il d’une voix étranglée par la précipitation de sa course, les prisonniers sont-ils toujours là ?


– Oui, monsieur, dit le sergent en se levant vivement ainsi que ses hommes, qui portèrent vivement comme lui la main à leur chapeau.

– Bien. Quatre hommes pour les prendre et les mener à

l’instant même à mon logement.


Quatre hommes s’apprêtèrent.


– Plaît-il ? dit d’Artagnan avec cet air goguenard que nos lecteurs ont dû lui voir bien des fois depuis qu’ils le connaissent.

Qu’y a-t-il, s’il vous plaît ?


– Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que j’ordonnais à quatre hommes de prendre les prisonniers que nous avons faits ce matin et de les conduire à mon logement.


– Et pourquoi cela ? demanda d’Artagnan. Pardon de la

curiosité ; mais vous comprenez que je désire être édifié à ce sujet.


– Parce que les prisonniers sont à moi maintenant, répondit Mordaunt avec hauteur, et que j’en dispose à ma fantaisie.

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– Permettez, permettez, mon jeune monsieur, dit

d’Artagnan, vous faites erreur, ce me semble ; les prisonniers sont d’habitude à ceux qui les ont pris et non à ceux qui les ont regardé prendre. Vous pouviez prendre milord de Winter, qui était votre oncle, à ce que l’on dit ; vous avez préféré le tuer, c’est bien ; nous pouvions, M. du Vallon et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous avons préféré les prendre, chacun son goût. Les lèvres de Mordaunt devinrent blanches.

D’Artagnan comprit que les choses ne tarderaient pas à se gâter, et se mit à tambouriner la marche des gardes sur la porte.


À la première mesure, Porthos sortit et vint se placer de l’autre côté de la porte, dont ses pieds touchaient le seuil et son front le faîte.


La manœuvre n’échappa point à Mordaunt.


– Monsieur, dit-il avec une colère qui commençait à poindre, vous feriez une résistance inutile, ces prisonniers viennent de m’être donnés à l’instant même par le général en chef mon illustre patron, par M. Olivier Cromwell.


D’Artagnan fut frappé de ces paroles comme d’un coup de foudre. Le sang lui monta aux tempes, un nuage passa devant ses yeux, il comprit l’espérance féroce du jeune homme ; et sa main descendit par un mouvement instinctif à la garde de son épée.


Quant à Porthos, il regardait d’Artagnan pour savoir ce qu’il devait faire et régler ses mouvements sur les siens.


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Ce regard de Porthos inquiéta plus qu’il ne rassura

d’Artagnan, et il commença à se reprocher d’avoir appelé la force brutale de Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout devoir être menée par la ruse.


« La Violence, se disait-il tout bas, nous perdrait tous ; d’Artagnan, mon ami, prouve à ce jeune serpenteau que tu es non seulement plus fort, mais encore plus fin que lui. »

– Ah ! dit-il en faisant un profond salut, que ne commen-ciez-vous par dire cela, monsieur Mordaunt ! Comment ! vous venez de la part de M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de ces temps-ci ?


– Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en mettant pied à terre et en donnant son cheval à tenir à l’un de ses soldats, je le quitte à l’instant même.


– Que ne disiez-vous donc cela tout de suite, mon cher monsieur

! continua d’Artagnan

; toute l’Angleterre est à

M. Cromwell, et puisque vous venez me demander mes prisonniers en son nom, je m’incline, monsieur, ils sont à vous, prenez-les.


Mordaunt s’avança radieux, et Porthos, anéanti et regardant d’Artagnan avec une stupeur profonde, ouvrait la bouche pour parler.


D’Artagnan marcha sur la botte de Porthos, qui comprit alors que c’était un jeu que son ami jouait.


Mordaunt posa le pied sur le premier degré de la porte, et le chapeau à la main, s’apprêta à passer entre les deux amis, en faisant signe à ses quatre hommes de le suivre.


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– Mais, pardon, dit d’Artagnan avec le plus charmant sourire et en posant la main sur l’épaule du jeune homme, si l’illustre général Olivier Cromwell a disposé de nos prisonniers en votre faveur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte de donation.

Mordaunt s’arrêta court.

– Il vous a donné quelque petite lettre pour moi, le moindre chiffon de papier, enfin, qui atteste que vous venez en son nom. Veuillez me confier ce chiffon pour que j’excuse au moins par un prétexte l’abandon de mes compatriotes. Autrement, vous comprenez, quoique je sois sûr que le général Olivier Cromwell ne peut leur vouloir de mal, ce serait d’un mauvais effet.


Mordaunt recula, et sentant le coup, lança un terrible regard à d’Artagnan ; mais celui-ci répondit par la mine la plus aimable et la plus amicale qui ait jamais épanoui un visage.


– Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit Mordaunt, me faites-vous l’injure d’en douter ?


– Moi ! s’écria d’Artagnan, moi ! douter de ce que vous dites ! Dieu m’en préserve, mon cher monsieur Mordaunt ! je vous tiens au contraire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les apparences ; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle franc ? continua d’Artagnan avec sa mine ouverte.


– Parlez, monsieur, dit Mordaunt.


– Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a quarante mille livres de rente, et par conséquent ne tient point à l’argent ; je ne parle donc pas pour lui, mais pour moi.


– Après, monsieur ?

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– Eh bien, moi, je ne suis pas riche ; en Gascogne ce n’est pas un déshonneur, monsieur ; personne ne l’est, et Henri IV, de glorieuse mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa Majesté Philippe IV est le roi de toutes les Espagnes, n’avait jamais le sou dans sa poche.

– Achevez, monsieur, dit Mordaunt ; je vois où vous voulez en venir, et si c’est ce que je pense qui vous retient, on pourra lever cette difficulté-là.


– Ah ! je savais bien, dit d’Artagnan, que vous étiez un gar-

çon d’esprit. Eh bien ! voilà le fait, voilà où le bât me blesse, comme nous disons, nous autres Français ; je suis un officier de fortune, pas autre chose ; je n’ai que ce que me rapporte mon épée, c’est-à-dire plus de coups que de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux Français qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de la Jarretière, enfin, je me disais : Ma fortune est faite. Je dis deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est riche, me cède toujours ses prisonniers.


Mordaunt, complètement abusé par la verbeuse bonhomie

de d’Artagnan, sourit en homme qui comprend à merveille les raisons qu’on lui donne, et répondit avec douceur :


– J’aurai l’ordre signé tout à l’heure, monsieur, et avec cet ordre deux mille pistoles ; mais en attendant, monsieur, laissez-moi emmener ces hommes.


– Non, dit d’Artagnan ; que vous importe un retard d’une demi-heure ? je suis homme d’ordre, monsieur, faisons les choses dans les règles.


– Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur, je commande ici.

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– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan en souriant agréablement, on voit bien que, quoique nous ayons eu l’honneur de voyager, M. du Vallon et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous sommes gentilshommes, nous sommes capables, à nous deux, de vous tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu !

monsieur Mordaunt, ne faites pas l’obstiné, car lorsque l’on s’obstine je m’obstine aussi, et alors je deviens d’un entêtement féroce ; et voilà monsieur, continua d’Artagnan, qui, dans ce cas-là, est bien plus entêté encore et bien plus féroce que moi : sans compter que nous sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le roi de France. Il en résulte que, dans ce moment-ci, nous représentons le roi et le cardinal, ce qui fait qu’en notre qualité d’ambassadeurs nous sommes inviolables, chose que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement qu’il est grand général, est tout à fait homme à comprendre. Demandez-lui donc l’ordre écrit. Qu’est-ce que cela vous coûte, mon cher monsieur Mordaunt ?


– Oui, l’ordre écrit, dit Porthos, qui commençait à comprendre l’intention de d’Artagnan ; on ne vous demande que cela.


Si bonne envie que Mordaunt eût d’avoir recours à la violence, il était homme à très bien reconnaître pour bonnes les raisons que lui donnait d’Artagnan. D’ailleurs sa réputation lui imposait, et, ce qu’il lui avait vu faire le matin venant en aide à sa réputation, il réfléchit. Puis, ignorant complètement les relations de profonde amitié qui existaient entre les quatre Fran-

çais, toutes ses inquiétudes avaient disparu devant le motif, fort plausible d’ailleurs, de la rançon.


Il résolut donc d’aller non seulement chercher l’ordre, mais encore les deux mille pistoles auxquelles il avait estimé lui-même les deux prisonniers.


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Mordaunt remonta donc à cheval, et, après avoir recom-

mandé au sergent de faire bonne garde, il tourna bride et disparut. – Bon ! dit d’Artagnan, un quart d’heure pour aller à la tente, un quart d’heure pour revenir, c’est plus qu’il ne nous en faut. Puis, revenant à Porthos, sans que son visage exprimât le moindre changement, de sorte que ceux qui l’épiaient eussent pu croire qu’il continuait la même conversation :

– Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en face, écoutez bien ceci… D’abord, pas un seul mot à nos amis de ce que vous venez d’entendre ; il est inutile qu’ils sachent le service que nous leur rendons.


– Bien, dit Porthos, je comprends.


– Allez-vous-en à l’écurie, vous y trouverez Mousqueton, vous sellerez les chevaux, vous leur mettrez les pistolets dans les fontes, vous les ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue d’en bas, afin qu’il n’y ait plus qu’à monter dessus ; le reste me regarde.


Porthos ne fit pas la moindre observation, et obéit avec cette sublime confiance qu’il avait en son ami.


– J’y vais, dit-il ; seulement, entrerai-je dans la chambre où sont ces messieurs ?


– Non, c’est inutile.


– Eh bien ! faites-moi le plaisir d’y prendre ma bourse que j’ai laissée sur la cheminée.


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– Soyez tranquille.

Porthos s’achemina de son pas calme et tranquille vers l’écurie, et passa au milieu des soldats qui ne purent, tout Fran-

çais qu’il était, s’empêcher d’admirer sa haute taille et ses membres vigoureux. À l’angle de la rue, il rencontra Mousqueton, qu’il emmena avec lui.

Alors d’Artagnan rentra tout en sifflotant un petit air qu’il avait commencé au départ de Porthos.


– Mon cher Athos, je viens de réfléchir à vos raisonnements, et ils m’ont convaincu ; décidément je regrette de m’être trouvé à toute cette affaire. Vous l’avez dit, Mazarin est un cuistre. Je suis donc résolu de fuir avec vous. Pas de réflexions, tenez-vous prêts ; vos deux épées sont dans le coin, ne les oubliez pas, c’est un outil qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, peut être fort utile ; cela me rappelle la bourse de Porthos.

Bon ! la voilà.


Et d’Artagnan mit la bourse dans sa poche. Les deux amis le regardaient faire avec stupéfaction.


– Eh bien ! qu’y a-t-il donc d’étonnant ? dit d’Artagnan, je vous le demande. J’étais aveugle : Athos m’a fait voir clair, voilà tout. Venez ici.


Les deux amis s’approchèrent.


– Voyez-vous cette rue ? dit d’Artagnan, c’est là que seront les chevaux ; vous sortirez par la porte, vous tournerez à gauche, vous sauterez en selle, et tout sera dit ; ne vous inquiétez de rien que de bien écouter le signal. Ce signal sera quand je crierai :

« Jésus Seigneur ! »


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– Mais, vous, votre parole que vous viendrez, d’Artagnan !

dit Athos.

– Sur Dieu, je vous le jure !


– C’est dit, s’écria Aramis. Au cri de : « Jésus Seigneur ! »

nous sortons, nous renversons tout ce qui s’oppose à notre passage, nous courons à nos chevaux, nous sautons en selle, et nous piquons ; est-ce cela ?

– À merveille !

– Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis toujours,

d’Artagnan est le meilleur de nous tous.


– Bon ! dit d’Artagnan, des compliments, je me sauve.

Adieu.


– Et vous fuyez avec nous, n’est-ce pas ?


– Je le crois bien. N’oubliez pas le signal : « Jésus Seigneur ! »


Et il sortit du même pas qu’il était entré, en reprenant l’air qu’il sifflotait en entrant à l’endroit où il l’avait interrompu.


Les soldats jouaient ou dormaient ; deux chantaient faux dans un coin le psaume : Super flumina Babylonis.


D’Artagnan appela le sergent.


– Mon cher monsieur, lui dit-il, le général Cromwell m’a fait demander par M. Mordaunt ; veillez bien, je vous prie, sur les prisonniers.


Le sergent fit signe qu’il ne comprenait pas le français.

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Alors d’Artagnan essaya de lui faire comprendre par gestes ce qu’il n’avait pu comprendre par paroles.

Le sergent fit signe que c’était bien.

D’Artagnan descendit vers l’écurie : il trouva les cinq chevaux sellés, le sien comme les autres.

– Prenez chacun un cheval en main, dit-il à Porthos et à Mousqueton, tournez à gauche de façon qu’Athos et Aramis vous voient bien de leur fenêtre.


– Ils vont venir alors ? dit Porthos.


– Dans un instant.


– Vous n’avez pas oublié ma bourse ?


– Non, soyez tranquille.


– Bon.


Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un cheval en

main, se rendirent à leur poste.


Alors d’Artagnan, resté seul, battit le briquet, alluma un morceau d’amadou deux fois grand comme une lentille, monta à cheval, et vint s’arrêter tout au milieu des soldats, en face de la porte.


Là, tout en flattant l’animal de la main, il lui introduisit le petit morceau d’amadou dans l’oreille.


Il fallait être aussi bon cavalier que l’était d’Artagnan pour risquer un pareil moyen, car à peine l’animal eut-il senti la brû-

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lure ardente qu’il jeta un cri de douleur, se cabra et bondit comme s’il devenait fou.

Les soldats, qu’il menaçait d’écraser, s’éloignèrent précipitamment.

– À moi ! à moi ! criait d’Artagnan. Arrêtez ! arrêtez ! mon cheval a le vertige.

En effet, en un instant, le sang parut lui sortir des yeux et il devint blanc d’écume.

– À moi ! criait toujours d’Artagnan sans que les soldats osassent venir à son aide. À moi ! me laisserez-vous tuer ? Jésus Seigneur !


À peine d’Artagnan avait-il poussé ce cri, que la porte s’ouvrit, et qu’Athos et Aramis l’épée à la main s’élancèrent.

Mais grâce à la ruse de d’Artagnan, le chemin était libre.


– Les prisonniers qui se sauvent ! les prisonniers qui se sauvent ! cria le sergent.


– Arrête ! arrête ! cria d’Artagnan en lâchant la bride à son cheval furieux, qui s’élança renversant deux ou trois hommes.


– Stop ! stop ! crièrent les soldats en courant à leurs armes.


Mais les prisonniers étaient déjà en selle, et une fois en selle ils ne perdirent pas de temps, s’élançant vers la porte la plus prochaine. Au milieu de la rue ils aperçurent Grimaud et Blaisois, qui revenaient cherchant leurs maîtres.


D’un signe Athos fit tout comprendre à Grimaud, lequel se mit à la suite de la petite troupe qui semblait un tourbillon et que d’Artagnan, qui venait par derrière, aiguillonnait encore de

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la voix. Ils passèrent sous la porte comme des ombres, sans que les gardiens songeassent seulement à les arrêter, et se trouvè-

rent en rase campagne.

Pendant ce temps, les soldats criaient toujours : Stop !

stop ! et le sergent, qui commençait à s’apercevoir qu’il avait été dupe d’une ruse, s’arrachait les cheveux.

Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier au galop et tenant un papier à la main.


C’était Mordaunt, qui revenait avec l’ordre.


– Les prisonniers ? cria-t-il en sautant à bas de son cheval.


Le sergent n’eut pas la force de lui répondre, il lui montra la porte béante et la chambre vide. Mordaunt s’élança vers les degrés, comprit tout, poussa un cri comme si on lui eût déchiré les entrailles, et tomba évanoui sur la pierre.


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LXIII. Où il est prouvé que dans les positions

les plus difficiles les grands cœurs ne perdent

jamais le courage, ni les bons estomacs

l’appétit

La petite troupe, sans échanger une parole, sans regarder en arrière, courut ainsi au grand galop, traversant une petite rivière, dont personne ne savait le nom, et laissant à sa gauche une ville qu’Athos prétendit être Durham.


Enfin on aperçut un petit bois, et l’on donna un dernier coup d’éperon aux chevaux en les dirigeant de ce côté.


Dès qu’ils eurent disparu derrière un rideau de verdure assez épais pour les dérober aux regards de ceux qui pouvaient les poursuivre, ils s’arrêtèrent pour tenir conseil ; on donna les chevaux à deux laquais, afin qu’ils soufflassent sans être dessellés ni débridés, et l’on plaça Grimaud en sentinelle.


– Venez d’abord, que je vous embrasse, mon ami, dit Athos à d’Artagnan, vous notre sauveur, vous qui êtes le vrai héros parmi nous !


– Athos a raison et je vous admire, dit à son tour Aramis en le serrant dans ses bras ; à quoi ne devriez-vous pas prétendre avec un maître intelligent, œil infaillible, bras d’acier, esprit vainqueur !


– Maintenant, dit le Gascon, ça va bien, j’accepte tout pour moi et pour Porthos, embrassades et remerciements : nous avons du temps à perdre, allez, allez.

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Les deux amis, rappelés par d’Artagnan à ce qu’ils devaient aussi à Porthos, lui serrèrent à son tour la main.

– Maintenant, dit Athos, il s’agirait de ne point courir au hasard et comme des insensés, mais d’arrêter un plan.

Qu’allons-nous faire ?

– Ce que nous allons faire, mordious ! Ce n’est point difficile à dire.


– Dites donc alors, d’Artagnan.


– Nous allons gagner le port de mer le plus proche, réunir toutes nos petites ressources, fréter un bâtiment et passer en France. Quant à moi, j’y mettrai jusqu’à mon dernier sou. Le premier trésor, c’est la vie, et la nôtre, il faut le dire, ne tient qu’à un fil.


– Qu’en dites-vous, du Vallon ? demanda Athos.


– Moi, dit Porthos, je suis absolument de l’avis de

d’Artagnan ; c’est un vilain pays que cette Angleterre.


– Vous êtes bien décidé à la quitter, alors ? demanda Athos à d’Artagnan.


– Sang-Diou, dit d’Artagnan, je ne vois pas ce qui m’y retiendrait.


Athos échangea un regard avec Aramis.


– Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant.


– Comment ! allez ? dit d’Artagnan. Allons, ce me semble !


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– Non, mon ami, dit Athos ; il faut nous quitter.

– Vous quitter ! dit d’Artagnan tout étourdi de cette nouvelle inattendue.


– Bah ! fit Porthos ; pourquoi donc nous quitter, puisque nous sommes ensemble ?

– Parce que votre mission est remplie, à vous, et que vous pouvez, et que vous devez même retourner en France, mais la nôtre ne l’est pas, à nous.

– Votre mission n’est pas accomplie ? dit d’Artagnan en regardant Athos avec surprise.


– Non, mon ami, répondit Athos de sa voix si douce et si ferme à la fois. Nous sommes venus ici pour défendre le roi Charles, nous l’avons mal défendu, il nous reste à le sauver.


– Sauver le roi ! fit d’Artagnan en regardant Aramis comme il avait regardé Athos.


Aramis se contenta de faire un signe de tête.


Le visage de d’Artagnan prit un air de profonde compassion ; il commença à croire qu’il avait affaire à deux insensés.


– Il ne se peut pas que vous parliez sérieusement, Athos, dit d’Artagnan ; le roi est au milieu d’une armée qui le conduit à Londres. Cette armée est commandée par un boucher, ou un fils de boucher, peu importe, le colonel Harrison. Le procès de Sa Majesté va être fait à son arrivée à Londres, je vous en réponds ; j’en ai entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de M. Olivier Cromwell pour savoir à quoi m’en tenir.


Athos et Aramis échangèrent un second regard.

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– Et son procès fait, le jugement ne tardera pas à être mis à exécution, continua d’Artagnan. Oh ! ce sont des gens qui vont vite en besogne que messieurs les puritains.


– Et à quelle peine pensez-vous que le roi soit condamné ?

demanda Athos.

– Je crains bien que ce ne soit à la peine de mort ; ils en ont trop fait contre lui pour qu’il leur pardonne, ils n’ont plus qu’un moyen : c’est de le tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot de M. Olivier Cromwell quand il est venu à Paris et qu’on lui a montré le donjon de Vincennes, où était enfermé

M. de Vendôme ?


– Quel est ce mot ? demanda Porthos.


– Il ne faut toucher les princes qu’à la tête.


– Je le connaissais, dit Athos.


– Et vous croyez qu’il ne mettra point sa maxime à exécution, maintenant qu’il tient le roi ?


– Si fait, j’en suis sûr même, mais raison de plus pour ne point abandonner l’auguste tête menacée.


– Athos, vous devenez fou.


– Non, mon ami, répondit doucement le gentilhomme,

mais de Winter est venu nous chercher en France, il nous a conduits à Madame Henriette

; Sa Majesté nous a fait

l’honneur, à M. d’Herblay et à moi, de nous demander notre aide pour son époux ; nous lui avons engagé notre parole, notre parole renfermait tout. C’était notre force, c’était notre intelli-

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gence, c’était notre vie, enfin, que nous lui engagions ; il nous reste à tenir notre parole. Est-ce votre avis, d’Herblay ?

– Oui, dit Aramis, nous avons promis.


– Puis, continua Athos, nous avons une autre raison, et la voici ; écoutez bien. Tout est pauvre et mesquin en France en ce moment. Nous avons un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce qu’il veut ; nous avons une reine qu’une passion tardive rend aveugle ; nous avons un ministre qui régit la France comme il ferait d’une vaste ferme, c’est-à-dire ne se préoccupant que de ce qu’il peut y pousser d’or en la labourant avec l’intrigue et l’astuce italiennes

; nous avons des princes qui font de

l’opposition personnelle et égoïste, qui n’arriveront à rien qu’à tirer des mains de Mazarin quelques lingots d’or, quelques bri-bes de puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme, Dieu sait que je les estime à ce qu’ils valent, et qu’ils ne sont pas bien haut dans mon estime, mais par principe. Aujourd’hui c’est autre chose ; aujourd’hui je rencontre sur ma route une haute infortune, une infortune royale, une infortune européenne, je m’y attache. Si nous parvenons à sauver le roi, ce sera beau : si nous mourons pour lui, ce sera grand !


– Ainsi, d’avance, vous savez que vous y périrez, dit

d’Artagnan.


– Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de vous.


– Qu’allez-vous faire dans un pays étranger, ennemi ?


– Jeune, j’ai voyagé en Angleterre, je parle anglais comme un Anglais, et de son côté Aramis a quelque connaissance de la langue. Ah ! si nous vous avions, mes amis ! Avec vous, d’Artagnan, avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la

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première fois depuis vingt ans, nous tiendrions tête non seulement à l’Angleterre, mais aux trois royaumes !

– Et avez-vous promis à cette reine, reprit d’Artagnan avec humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats, de lutter victorieusement contre le vœu d’une nation et l’ambition d’un homme, quand cet homme s’appelle Cromwell ?

Vous ne l’avez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien ! c’est un homme de génie, qui m’a fort rappelé notre cardinal, l’autre, le grand ! vous savez bien. Ne vous exagérez donc pas vos devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du dévouement inutile ! Quand je vous regarde, en vérité, il me semble que je vois un homme raisonnable ; quand vous me ré-

pondez, il me semble que j’ai affaire à un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous donc à moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement ?


– Rien de bon, répondit Porthos.


– Voyons, continua d’Artagnan, impatienté de ce qu’au lieu de l’écouter Athos semblait écouter une voix qui parlait en lui-même, jamais vous ne vous êtes mal trouvé de mes conseils ; eh bien ! croyez-moi, Athos, votre mission est terminée, terminée noblement ; revenez en France avec nous.


– Ami, dit Athos, notre résolution est inébranlable.


– Mais vous avez quelque autre motif que nous ne connaissons pas ?


Athos sourit.


D’Artagnan frappa sur sa cuisse avec colère et murmura les raisons les plus convaincantes qu’il put trouver ; mais à toutes ces raisons, Athos se contenta de répondre par un sourire calme et doux, et Aramis par des signes de tête.

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– Eh bien ! s’écria enfin d’Artagnan furieux, eh bien ! puisque vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, où il fait froid toujours, où le beau temps est du brouillard, le brouillard de la pluie, la pluie du déluge ; où le soleil ressemble à la lune, et la lune à un fromage à la crème. Au fait, mourir là ou mourir ailleurs, puisqu’il faut mourir, peu nous importe.

– Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, c’est mourir plus tôt.


– Bah ! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne vaut pas la peine de chicaner.


– Si je m’étonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos, c’est que ce ne soit pas déjà fait.


– Oh

! cela se fera, soyez tranquille, Porthos, dit

d’Artagnan. Ainsi, c’est convenu, continua le Gascon, et si Porthos ne s’y oppose pas…


– Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous voudrez. D’ailleurs je trouve très beau ce qu’a dit tout à l’heure le comte de La Fère.


– Mais votre avenir, d’Artagnan ? vos ambitions, Porthos ?


– Notre avenir, nos ambitions ! dit d’Artagnan avec une vo-lubilité fiévreuse ; avons-nous besoin de nous occuper de cela, puisque nous sauvons le roi ? Le roi sauvé, nous rassemblons ses amis, nous battons les puritains, nous reconquérons l’Angleterre, nous rentrons dans Londres avec lui, nous le repo-sons bien carrément sur son trône…


– Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont les yeux étincelaient de joie, même en voyant cet avenir à travers une fable.

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– Ou il nous oublie, dit d’Artagnan.

– Oh ! fit Porthos.


– Dame ! cela s’est vu, ami Porthos ; et il me semble que nous avons autrefois rendu à la reine Anne d’Autriche un service qui ne le cédait pas de beaucoup à celui que nous voulons rendre aujourd’hui à Charles Ier, ce qui n’a point empêché la reine Anne d’Autriche de nous oublier pendant près de vingt ans.

– Eh bien, malgré cela, d’Artagnan, dit Athos, êtes-vous fâ-

ché de lui avoir rendu service ?


– Non, ma foi, dit d’Artagnan, et j’avoue même que dans mes moments de plus mauvaise humeur, eh bien ! j’ai trouvé une consolation dans ce souvenir.

– Vous voyez bien, d’Artagnan ; que les princes sont ingrats souvent, mais que Dieu ne l’est jamais.


– Tenez, Athos, dit d’Artagnan, je crois que si vous ren-contriez le diable sur la terre, vous feriez si bien, que vous le ramèneriez avec vous au ciel.


– Ainsi donc ? dit Athos en tendant la main à d’Artagnan.


– Ainsi donc, c’est convenu, dit d’Artagnan, je trouve l’Angleterre un pays charmant, et j’y reste, mais à une condition.


– Laquelle ?


– C’est qu’on ne me forcera pas d’apprendre l’anglais.


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– Eh bien ? maintenant, dit Athos triomphant, je vous le jure, mon ami, par ce Dieu qui nous entend, par mon nom que je crois sans tache, je crois qu’il y a une puissance qui veille sur nous, et j’ai l’espoir que nous reverrons tous quatre la France.


– Soit, dit d’Artagnan ; mais moi j’avoue que j’ai la conviction toute contraire.

– Ce cher d’Artagnan ! dit Aramis, il représente au milieu de nous l’opposition des parlements, qui disent toujours non et qui font toujours oui.

– Oui, mais qui, en attendant, sauvent la patrie, dit Athos.


– Eh bien ! maintenant que tout est arrêté, dit Porthos en se frottant les mains, si nous pensions à dîner ! il me semble que, dans les situations les plus critiques de notre vie, nous avons dîné toujours.


– Ah ! oui, parlez donc de dîner dans un pays où l’on

mange pour tout festin du mouton cuit à l’eau, et où, pour tout régal, on boit de la bière ! Comment diable êtes-vous venu dans un pays pareil, Athos ? Ah ! pardon, ajouta-t-il en souriant, j’oubliais que vous n’êtes plus Athos. Mais, n’importe, voyons votre plan pour dîner, Porthos.


– Mon plan !


– Oui, avez-vous un plan ?


– Non, j’ai faim, voilà tout.


– Pardieu ! si ce n’est que cela, moi aussi j’ai faim ; mais ce n’est pas le tout que d’avoir faim, il faut trouver à manger, et à moins que de brouter l’herbe comme nos chevaux…


– 896 –


– Ah ! fit Aramis, qui n’était pas tout à fait si détaché des choses de la terre qu’Athos, quand nous étions au Parpaillot, vous rappelez-vous les belles huîtres que nous mangions ?

– Et ces gigots de mouton des marais salants ! fit Porthos en passant sa langue sur ses lèvres.

– Mais, dit d’Artagnan, n’avons-nous pas notre ami Mousqueton, qui vous faisait si bien vivre à Chantilly, Porthos ?

– En effet, dit Porthos, nous avons Mousqueton, mais depuis qu’il est intendant, il s’est fort alourdi ; n’importe, appelons-le.


Et pour être sûr qu’il répondît agréablement :


– Eh ! Mouston ! fit Porthos.


Mouston parut ; il avait la figure fort piteuse.


– Qu’avez-vous donc, mon cher monsieur Mouston ? dit

d’Artagnan ; seriez-vous malade ?


– Monsieur, j’ai très faim, répondit Mousqueton.


– Eh bien ! c’est justement pour cela que nous vous faisons venir, mon cher monsieur Mouston. Ne pourriez-vous donc pas vous procurer au collet quelques-uns de ces gentils lapins et quelques-unes de ces charmantes perdrix dont vous faisiez des gibelottes et des salmis à l’hôtel de… ma foi, je ne me rappelle plus le nom de l’hôtel ?


– À l’hôtel de… dit Porthos. Ma foi, je ne me rappelle pas non plus.


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– Peu importe ; et au lasso quelques-unes de ces bouteilles de vieux vin de Bourgogne qui ont si vivement guéri, votre maî-

tre de sa foulure.

– Hélas ! monsieur, dit Mousqueton, je crains bien que tout ce que vous me demandez là ne soit fort rare dans cet affreux pays, et je crois que nous ferons mieux d’aller demander l’hospitalité au maître d’une petite maison que l’on aperçoit de la lisière du bois.

– Comment ! il y a une maison aux environs ? demanda

d’Artagnan.


– Oui monsieur, répondit Mousqueton.


– Eh bien ! comme vous le dites, mon ami, allons demander à dîner au maître de cette maison. Messieurs, qu’en pensez-vous, et le conseil de M. Mouston ne vous paraît-il pas plein de sens ?


– Eh ! eh ! dit Aramis, si le maître est puritain ?…


– Tant mieux, mordioux ! dit d’Artagnan : s’il est puritain, nous lui apprendrons la prise du roi, et en l’honneur de cette nouvelle, il nous donnera ses poules blanches.


– Mais s’il est cavalier ? dit Porthos.


– Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil, et nous plumerons ses poules noires.


– Vous êtes bien heureux, dit Athos en souriant malgré lui de la saillie de l’indomptable Gascon, car vous voyez toute chose en riant.


– 898 –


– Que voulez-vous ? dit d’Artagnan, je suis d’un pays où il n’y a pas un nuage au ciel.

– Ce n’est pas comme dans celui-ci, dit Porthos en étendant la main pour s’assurer si un sentiment de fraîcheur qu’il venait de ressentir sur la joue était bien réellement causé par une goutte de pluie.

– Allons, allons, dit d’Artagnan, raison de plus pour nous mettre en route… Holà, Grimaud !


Grimaud apparut.


– Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu quelque

chose ? demanda d’Artagnan.


– Rien, répondit Grimaud.


– Ces imbéciles, dit Porthos, ils ne nous ont même pas poursuivis. Oh ! si nous eussions été à leur place !


– Eh ! ils ont eu tort, dit d’Artagnan ; je dirais volontiers deux mots au Mordaunt dans cette petite Thébaïde. Voyez la jolie place pour coucher proprement un homme à terre.


– Décidément, dit Aramis, je crois, messieurs, que le fils n’est pas de la force de la mère.


– Eh ! cher ami, répondit Athos, attendez donc, nous le quittons depuis deux heures à peine, il ne sait pas encore de quel côté nous nous dirigeons, il ignore où nous sommes. Nous dirons qu’il est moins fort que sa mère en mettant le pied sur la terre de France, si d’ici là nous ne sommes ni tués, ni empoisonnés.


– Dînons toujours en attendant, dit Porthos.

– 899 –


– Ma foi, oui, dit Athos, car j’ai grand’faim.

– Gare aux poules noires ! dit Aramis.


Et les quatre amis, conduits par Mousqueton,

s’acheminèrent vers la maison, déjà presque rendus à leur insouciance première, car ils étaient maintenant tous les quatre unis et d’accord, comme l’avait dit Athos.


– 900 –


LXIV. Salut à la Majesté tombée

À mesure qu’ils approchaient de la maison, nos fugitifs voyaient la terre écorchée comme si une troupe considérable de cavaliers les eût précédés ; devant la porte les traces étaient encore plus visibles ; cette troupe, quelle qu’elle fût, avait fait là une halte.

– Pardieu ! dit d’Artagnan, la chose est claire, le roi et son escorte ont passé par ici.


– Diable ! dit Porthos, en ce cas ils auront tout dévoré.

– Bah ! dit d’Artagnan, ils auront bien laissé une poule. Et il sauta à bas de son cheval et frappa à la porte ; mais personne ne répondit.


Il poussa la porte qui n’était pas fermée, et vit que la première chambre était vide et déserte.


– Eh bien ? demanda Porthos.


– Je ne vois personne, dit d’Artagnan. Ah ! ah !


– Quoi ?


– Du sang !


À ce mot, les trois amis sautèrent à bas de leurs chevaux et entrèrent dans la première chambre ; mais d’Artagnan avait déjà poussé la porte de la seconde, et à l’expression de son visage, il était clair qu’il y voyait quelque objet extraordinaire.

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Les trois amis s’approchèrent et aperçurent un homme encore jeune étendu à terre et baigné dans une mare de sang.

On voyait qu’il avait voulu gagner son lit, mais il n’en avait pas eu la force, il était tombé auparavant.

Athos fut le premier qui se rapprocha de ce malheureux : il avait cru lui voir faire un mouvement.

– Eh bien ? demanda d’Artagnan.

– Eh bien ! dit Athos, s’il est mort, il n’y a pas longtemps car il est chaud encore. Mais non, son cœur bat. Eh ! mon ami !


Le blessé poussa un soupir ; d’Artagnan prit de l’eau dans le creux de sa main et la lui jeta au visage.


L’homme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever sa tête et retomba.


Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il s’aperçut que la blessure était un peu au-dessus du cervelet et lui fendait le crâne ; le sang s’en échappait avec abondance.


Aramis trempa une serviette dans l’eau et l’appliqua sur la plaie ; la fraîcheur rappela le blessé à lui, il rouvrit une seconde fois les yeux.


Il regarda avec étonnement ces hommes qui paraissaient le plaindre, et qui, autant qu’il était en leur pouvoir, essayaient de lui porter secours.


– Vous êtes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-vous donc, et, si vous en avez la force, racontez-nous ce qui est arrivé.

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– Le roi, murmura le blessé, le roi est prisonnier.

– Vous l’avez vu ? demanda Aramis dans la même langue.


L’homme ne répondit pas.

– Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fidèles serviteurs de Sa Majesté.

– Est-ce vrai ce que vous me dites là ? demanda le blessé.

– Sur notre honneur de gentilshommes.


– Alors je puis donc vous dire ?


– Dites.


– Je suis le frère de Parry, le valet de chambre de Sa Majesté.


Athos et Aramis se rappelèrent que c’était de ce nom que de Winter avait appelé le laquais qu’ils avaient trouvé dans le corridor de la tente royale.


– Nous le connaissons, dit Athos ; il ne quittait jamais le roi !


– Oui, c’est cela, dit le blessé. Eh bien ! voyant le roi pris, il songea à moi ; on passait devant la maison, il demanda au nom du roi qu’on s’y arrêtât. La demande fut accordée. Le roi, disait-on, avait faim ; on le fit entrer dans la chambre où je suis, afin qu’il y prit son repas, et l’on plaça des sentinelles aux portes et aux fenêtres. Parry connaissait cette chambre, car plusieurs fois, tandis que Sa Majesté était à Newcastle, il était venu me voir. Il savait que dans cette chambre il y avait une trappe, que cette

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trappe conduisait à la cave, et que de cette cave on pouvait gagner le verger. Il me fit un signe. Je le compris. Mais sans doute ce signe fut intercepté par les gardiens du roi et les mit en dé-

fiance. Ignorant qu’on se doutait de quelque chose, je n’eus plus qu’un désir, celui de sauver Sa Majesté. Je fis donc semblant de sortir pour aller chercher du bois, en pensant qu’il n’y avait pas de temps à perdre. J’entrai dans le passage souterrain qui conduisait à la cave à laquelle cette trappe correspondait. Je levai la planche avec ma tête ; et tandis que Parry poussait doucement le verrou de la porte, je fis signe au roi de me suivre.

Hélas ! il ne le voulait pas ; on eût dit que cette fuite lui répugnait. Mais Parry joignit les mains en le suppliant ; je l’implorai aussi de mon côté pour qu’il ne perdit pas une pareille occasion.

Enfin il se décida à me suivre. Je marchai devant par bonheur ; le roi venait à quelques pas derrière moi, lorsque tout à coup, dans le passage souterrain, je vis se dresser comme une grande ombre. Je voulus crier pour avertir le roi, mais je n’en eus pas le temps. Je sentis un coup comme si la maison s’écroulait sur ma tête, et je tombai évanoui.


– Bon et loyal Anglais ! fidèle serviteur ! dit Athos.


– Quand je revins à moi, j’étais étendu à la même place. Je me traînai jusque dans la cour ; le roi et son escorte étaient partis. Je mis une heure peut-être à venir de la cour ici ; mais les forces me manquèrent, et je m’évanouis pour la seconde fois.


– Et à cette heure, comment vous sentez-vous ?


– Bien mal, dit le blessé.


– Pouvons-nous quelque chose pour vous ? demanda

Athos.


– Aidez-moi à me mettre sur le lit ; cela me soulagera, il me semble.

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– Aurez-vous quelqu’un qui vous porte secours ?

– Ma femme est à Durham, et va revenir d’un moment à

l’autre. Mais vous-mêmes, n’avez-vous besoin de rien, ne désirez-vous rien ?

– Nous étions venus dans l’intention de vous demander à manger.

– Hélas ! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de pain dans la maison.


– Vous entendez, d’Artagnan ? dit Athos, il nous faut aller chercher notre dîner ailleurs.


– Cela m’est bien égal, maintenant, dit d’Artagnan ; je n’ai plus faim.


– Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.


Et ils transportèrent l’homme sur son lit. On fit venir Grimaud, qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des quatre amis, eu tant de fois l’occasion de faire de la charpie et des compresses, qu’il avait pris une certaine teinte de chirurgie.


Pendant ce temps, les fugitifs étaient revenus dans la première chambre et tenaient conseil.


– Maintenant, dit Aramis, nous savons à quoi nous en tenir : c’est bien le roi et son escorte qui sont passés par ici ; il faut prendre du côté opposé. Est-ce votre avis, Athos ?


Athos ne répondit pas, il réfléchissait.


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– Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si nous suivons l’escorte, nous trouverons tout dévoré et nous finirons par mourir de faim ; quel maudit pays que cette Angleterre ! c’est la première fois que j’aurai manqué à dîner. Le dîner est mon meilleur repas, à moi.

– Que pensez-vous, d’Artagnan ? dit Athos, êtes-vous de l’avis d’Aramis ?

– Non point, dit d’Artagnan, je suis au contraire de l’avis tout opposé.

– Comment ! vous voulez suivre l’escorte ? dit Porthos effrayé.


– Non, mais faire route avec elle.


Les yeux d’Athos brillèrent de joie.


– Faire route avec l’escorte ! s’écria Aramis.


– Laissez dire d’Artagnan, vous savez que c’est l’homme aux bons conseils, dit Athos.


– Sans doute, dit d’Artagnan, il faut aller où l’on ne nous cherchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi les puritains ; allons donc parmi les puritains.


– Bien, ami, bien ! excellent conseil, dit Athos, j’allais le donner quand vous m’avez devancé.


– C’est donc aussi votre avis ? demanda Aramis.


– Oui. On croira que nous voulons quitter l’Angleterre, on nous cherchera dans les ports ; pendant ce temps nous arriverons à Londres avec le roi ; une fois à Londres, nous sommes

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introuvables ; au milieu d’un million d’hommes, il n’est pas difficile de se cacher ; sans compter, continua Athos en jetant un regard à Aramis, les chances que nous offre ce voyage.

– Oui, dit Aramis, je comprends.

– Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais n’importe ; puisque cet avis est à la fois celui de d’Artagnan et d’Athos, ce doit être le meilleur.

– Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point suspects au colonel Harrison ?


– Eh ! mordioux ! dit d’Artagnan, c’est justement sur lui que je compte ; le colonel Harrison est de nos amis ; nous l’avons vu deux fois chez le général Cromwell ; il sait que nous lui avons été envoyés de France par mons Mazarini : il nous regardera comme des frères. D’ailleurs, n’est-ce pas le fils d’un boucher ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! Porthos lui montrera comment on assomme un bœuf d’un coup de poing, et moi comment on renverse un taureau en le prenant par les cornes ; cela captera sa confiance.


Athos sourit.


– Vous êtes le meilleur compagnon que je connaisse,

d’Artagnan, dit-il en tendant la main au Gascon, et je suis bien heureux de vous avoir retrouvé, mon cher fils.


C’était, comme on le sait, le nom qu’Athos donnait à

d’Artagnan dans ses grandes effusions de cœur.


En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blessé

était pansé et se trouvait mieux.


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Les quatre amis prirent congé de lui et lui demandèrent s’il n’avait pas quelque commission à leur donner pour son frère.

– Dites-lui, répondit le brave homme, qu’il fasse savoir au roi qu’ils ne m’ont pas tué tout à fait ; si peu que je sois, je suis sûr que Sa Majesté me regrette et se reproche ma mort.

– Soyez tranquille, dit d’Artagnan, il le saura avant ce soir.

La petite troupe se remit en marche ; il n’y avait point à se tromper de chemin ; celui qu’il voulait suivre était visiblement tracé à travers la plaine.


Au bout de deux heures de marche silencieuse, d’Artagnan, qui tenait la tête, s’arrêta au tournant d’un chemin.


– Ah ! ah ! dit-il, voici nos gens.


En effet, une troupe considérable de cavaliers apparaissait à une demi-lieue de là environ.


– Mes chers amis, dit d’Artagnan, donnez vos épées à

M. Mouston, qui vous les remettra en temps et lieu, et n’oubliez point que vous êtes nos prisonniers.


Puis on mit au trot les chevaux qui commençaient à se fatiguer, et l’on eut bientôt rejoint l’escorte.


Le roi, placé en tête, entouré d’une partie du régiment du colonel Harrison, cheminait impassible, toujours digne et avec une sorte de bonne volonté.


En apercevant Athos et Aramis, auxquels on ne lui avait pas même laissé le temps de dire adieu, et en lisant dans les regards de ces deux gentilshommes qu’il avait encore des amis à

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quelques pas de lui, quoiqu’il crût ces amis prisonniers, une rougeur de plaisir monta aux joues pâlies du roi.

D’Artagnan gagna la tête de la colonne, et, laissant ses amis sous la garde de Porthos, il alla droit à Harrison, qui le reconnut effectivement pour l’avoir vu chez Cromwell, et qui l’accueillit aussi poliment qu’un homme de cette condition et de ce caractère pouvait accueillir quelqu’un. Ce qu’avait prévu d’Artagnan arriva : le colonel n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon.

On s’arrêta : c’était à cette halte que devait dîner le roi.

Seulement cette fois les précautions furent prises pour qu’il ne tentât pas de s’échapper. Dans la grande chambre de

l’hôtellerie, une petite table fut placée pour lui, et une grande table pour les officiers.


– Dînez-vous avec moi ? demanda Harrison à d’Artagnan.


– Diable ! dit d’Artagnan, cela me ferait grand plaisir, mais j’ai mon compagnon, M. du Vallon, et mes deux prisonniers que je ne puis quitter et qui encombreraient votre table. Mais faisons mieux : faites dresser une table dans un coin, et envoyez-nous ce que bon vous semblera de la vôtre, car, sans cela, nous courrons grand risque de mourir de faim. Ce sera toujours dîner ensemble, puisque nous dînerons dans la même chambre.


– Soit, dit Harrison.


La chose fut arrangée comme le désirait d’Artagnan, et lorsqu’il revint près du colonel il trouva le roi déjà assis à sa petite table et servi par Parry, Harrison et ses officiers attablés en communauté, et dans un coin les places réservées pour lui et ses compagnons.


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La table à laquelle étaient assis les officiers puritains était ronde, et, soit par hasard, soit grossier calcul, Harrison tournait le dos au roi.

Le roi vit entrer les quatre gentilshommes, mais il ne parut faire aucune attention à eux.

Ils allèrent s’asseoir à la table qui leur était réservée et se placèrent pour ne tourner le dos à personne. Ils avaient en face d’eux la table des officiers et celle du roi.


Harrison, pour faire honneur à ses hôtes, leur envoyait les meilleurs plats de sa table ; malheureusement pour les quatre amis, le vin manquait. La chose paraissait complètement indifférente à Athos, mais d’Artagnan, Porthos et Aramis faisaient la grimace chaque fois qu’il leur fallait avaler la bière, cette boisson puritaine.


– Ma foi, colonel, dit d’Artagnan, nous vous sommes bien reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous, nous courions le risque de nous passer de dîner, comme nous nous sommes passés de déjeuner ; et voilà mon ami, M. du Vallon, qui partage ma reconnaissance, car il avait grand’faim.


– J’ai faim encore, dit Porthos en saluant le colonel Harrison.


– Et comment ce grave événement vous est-il donc arrivé, de vous passer de déjeuner ? demanda le colonel en riant.


– Par une raison bien simple, colonel, dit d’Artagnan.

J’avais hâte de vous rejoindre, et, pour arriver à ce résultat, j’avais pris la même route que vous, ce que n’aurait pas dû faire un vieux fourrier comme moi, qui doit savoir que là où a passé un bon et brave régiment comme le vôtre, il ne reste rien à glaner. Aussi, vous comprenez notre déception lorsqu’en arrivant à

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une jolie petite maison située à la lisière d’un bois, et qui, de loin, avec son toit rouge et ses contrevents verts, avait un petit air de fête qui faisait plaisir à voir, au lieu d’y trouver les poules que nous nous apprêtions à faire rôtir, et les jambons que nous comptions faire griller, nous ne vîmes qu’un pauvre diable baigné… Ah ! mordioux ! colonel, faites mon compliment à celui de vos officiers qui a donné ce coup-là, il était bien donné, si bien donné, qu’il a fait l’admiration de M. du Vallon, mon ami, qui les donne gentiment aussi, les coups.

– Oui, dit Harrison en riant et en s’adressant des yeux à un officier assis à sa table, quand Groslow se charge de cette besogne, il n’y a pas besoin de revenir après lui.


– Ah ! c’est monsieur, dit d’Artagnan en saluant l’officier ; je regrette que monsieur ne parle pas français, pour lui faire mon compliment.


– Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre, monsieur, dit l’officier en assez bon français, car j’ai habité trois ans Paris.


– Eh bien ! monsieur, je m’empresse de vous dire, continua d’Artagnan, que le coup était si bien appliqué, que vous avez presque tué votre homme.


– Je croyais l’avoir tué tout à fait, dit Groslow.


– Non. Il ne s’en est pas fallu grand’chose, c’est vrai, mais il n’est pas mort.


Et en disant ces mots, d’Artagnan jeta un regard sur Parry, qui se tenait debout devant le roi, la pâleur de la mort au front, pour lui indiquer que cette nouvelle était à son adresse.


Quant au roi, il avait écouté toute cette conversation le cœur serré d’une indicible angoisse, car il ne savait pas où

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l’officier français en voulait venir et ces détails cruels, cachés sous une apparence insoucieuse, le révoltaient.

Aux derniers mots qu’il prononça seulement, il respira avec liberté.

– Ah diable ! dit Groslow, je croyais avoir mieux réussi. S’il n’y avait pas si loin d’ici à la maison de ce misérable, je retournerais pour l’achever.

– Et vous feriez bien, si vous avez peur qu’il en revienne, dit d’Artagnan, car vous le savez, quand les blessures à la tête ne tuent pas sur le coup, au bout de huit jours elles sont guéries.


Et d’Artagnan lança un second regard à Parry, sur la figure duquel se répandit une telle expression de joie, que Charles lui tendit la main en souriant.


Parry s’inclina sur la main de son maître et la baisa avec respect.


– En vérité, d’Artagnan, dit Athos, vous êtes à la fois homme de parole et d’esprit. Mais que dites-vous du roi ?


– Sa physionomie me revient tout à fait, dit d’Artagnan ; il a l’air à la fois noble et bon.


– Oui, mais il se laisse prendre, dit Porthos, c’est un tort.


– J’ai bien envie de boire à la santé du roi, dit Athos.


– Alors, laissez-moi porter la santé, dit d’Artagnan.


– Faites, dit Aramis.


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Porthos regardait d’Artagnan, tout étourdi des ressources que son esprit gascon fournissait incessamment à son camarade. D’Artagnan prit son gobelet d’étain, l’emplit et se leva.

– Messieurs, dit-il à ses compagnons, buvons, s’il vous plaît, à celui qui préside le repas. À notre colonel, et qu’il sache que nous sommes bien à son service jusqu’à Londres et au-delà.

Et comme, en disant ces paroles, d’Artagnan regardait Harrison, Harrison crut que le toast était pour lui, se leva et salua les quatre amis, qui, les yeux attachés sur le roi Charles, burent ensemble, tandis que Harrison, de son côté, vidait son verre sans aucune défiance.


Charles, à son tour, tendit son verre à Parry, qui y versa quelques gouttes de bière, car le roi était au régime de tout le monde ; et le portant à ses lèvres, en regardant à son tour les quatre gentilshommes, il but avec un sourire plein de noblesse et de reconnaissance.


– Allons, messieurs, s’écria Harrison en reposant son verre et sans aucun égard pour l’illustre prisonnier qu’il conduisait, en route !


– Où couchons-nous, colonel ?


– À Tirsk, répondit Harrison.


– Parry, dit le roi en se levant à son tour et en se retournant vers son valet, mon cheval. Je veux aller à Tirsk.


– Ma foi, dit d’Artagnan à Athos, votre roi m’a véritablement séduit et je suis tout à fait à son service.


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– Si ce que vous me dites là est sincère, répondit Athos, il n’arrivera pas jusqu’à Londres.

– Comment cela ?


– Oui, car avant ce moment nous l’aurons enlevé.

– Ah ! pour cette fois, Athos, dit d’Artagnan, ma parole d’honneur, vous êtes fou.

– Avez-vous donc quelque projet arrêté ? demanda Aramis.

– Eh ! dit Porthos, la chose ne serait pas impossible si on avait un bon projet.


– Je n’en ai pas, dit Athos ; mais d’Artagnan en trouvera un.


D’Artagnan haussa les épaules, et on se mit en route.


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LXV. D’Artagnan trouve un projet

Athos connaissait d’Artagnan mieux peut-être que

d’Artagnan ne se connaissait lui-même. Il savait que, dans un esprit aventureux comme l’était celui du Gascon, il s’agit de laisser tomber une pensée, comme dans une terre riche et vigoureuse il s’agit seulement de laisser tomber une graine.

Il avait donc laissé tranquillement son ami hausser les épaules, et il avait continué son chemin en lui parlant de Raoul, conversation qu’il avait, dans une autre circonstance, complè-

tement laissée tomber, on se le rappelle.

À la nuit fermée on arriva à Tirsk. Les quatre amis parurent complètement étrangers et indifférents aux mesures de précaution que l’on prenait pour s’assurer de la personne du roi. Ils se retirèrent dans une maison particulière, et, comme ils avaient d’un moment à l’autre à craindre pour eux-mêmes, ils

s’établirent dans une seule chambre en se ménageant une issue en cas d’attaque. Les valets furent distribués à des postes diffé-

rents ; Grimaud coucha sur une botte de paille en travers de la porte.


D’Artagnan était pensif, et semblait avoir momentanément perdu sa loquacité ordinaire. Il ne disait pas mot, sifflotant sans cesse, allant de son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais rien que les choses extérieures, lui, parlait comme d’habitude.

D’Artagnan répondait par monosyllabes. Athos et Aramis se regardaient en souriant.


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La journée avait été fatigante, et cependant, à l’exception de Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que l’appétit, les amis dormirent mal.

Le lendemain matin, d’Artagnan fut le premier debout. Il était descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, il avait déjà donné tous les ordres nécessaires à la journée qu’Athos et Aramis n’étaient point levés, et que Porthos ronflait encore.

À huit heures du matin, on se mit en marche dans le même ordre que la veille. Seulement d’Artagnan laissa ses amis cheminer de leur côté, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamée la veille.


Celui-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au

cœur, le reçut avec un gracieux sourire.


– En vérité, monsieur, lui dit d’Artagnan, je suis heureux de trouver quelqu’un avec qui parler ma pauvre langue. M. du Vallon, mon ami, est d’un caractère fort mélancolique, de sorte qu’on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour ; quant à nos deux prisonniers, vous comprenez qu’ils sont peu en train de faire la conversation.


– Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.


– Raison de plus pour qu’ils nous boudent d’avoir pris le Stuart, à qui, je l’espère bien, vous allez faire un bel et bon procès.


– Dame ! dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour cela.


– Et vous ne le perdez pas de vue, je présume ?


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– Peste ! je le crois bien ! Vous le voyez, ajouta l’officier en riant, il a une escorte vraiment royale.

– Oui, le jour, il n’y a pas de danger qu’il vous échappe ; mais la nuit…

– La nuit, les précautions redoublent.

– Et quel mode de surveillance employez-vous ?

– Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.

– Diable ! fit d’Artagnan, il est bien gardé. Mais, outre ces huit hommes, vous placez sans doute une garde dehors ? On ne peut prendre trop de précaution contre un pareil prisonnier.


– Oh ! non. Pensez donc : que voulez-vous que fassent deux hommes sans armes contre huit hommes armés ?


– Comment, deux hommes ?


– Oui, le roi et son valet de chambre.


– On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le quitter ?


– Oui, Stuart a demandé qu’on lui accordât cette grâce, et le colonel Harrison y a consenti. Sous prétexte qu’il est roi, il paraît qu’il ne peut pas s’habiller ni se déshabiller tout seul.


– En vérité, capitaine, dit d’Artagnan décidé à continuer à l’endroit de l’officier anglais le système laudatif qui lui avait si bien réussi, plus je vous écoute, plus je m’étonne de la manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le français. Vous avez habité Paris trois ans, c’est bien ; mais j’habiterais Londres

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toute ma vie que je n’arriverais pas, j’en suis sûr, au degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris ?

– Mon père, qui est commerçant, m’avait placé chez son correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez mon père ; c’est l’habitude entre négociants de faire de pareils échanges. – Et Paris vous a-t-il plu, monsieur ?

– Oui, mais vous auriez grand besoin d’une révolution dans le genre de la nôtre ; non pas contre votre roi, qui n’est qu’un enfant, mais contre ce ladre d’italien qui est l’amant de votre reine.


– Ah ! je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous, sans préjugés, vigilants, intraitables ! Ah ! nous viendrions bien vite à bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit procès comme celui que vous allez faire à votre roi.


– Mais, dit l’officier, je croyais que vous étiez à son service, et que c’était lui qui vous avait envoyé au général Cromwell ?


– C’est-à-dire que je suis au service du roi, et que, sachant qu’il devait envoyer quelqu’un en Angleterre, j’ai sollicité cette mission, tant était grand mon désir de connaître l’homme de génie qui commande à cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il nous a proposé, à M. du Vallon et à moi, de tirer l’épée en l’honneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons mordu à la proposition.


– Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de M. Mordaunt.


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– À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste, encore un brave et excellent jeune homme que celui-là. Comme il vous a décousu monsieur son oncle ! avez-vous vu ?

– Le connaissez-vous ? demanda l’officier.

– Beaucoup ; je puis même dire que nous sommes fort liés : M. du Vallon et moi sommes venus avec lui de France.

– Il paraît même que vous l’avez fait attendre fort longtemps à Boulogne.

– Que voulez-vous, dit d’Artagnan, j’étais comme vous, j’avais un roi en garde.


– Ah ! ah ! dit Groslow, et quel roi ?


– Le nôtre, pardieu ! le petit king, Louis le quatorzième.


Et d’Artagnan ôta son chapeau. L’Anglais en fit autant par politesse.


– Et combien de temps l’avez-vous gardé ?


– Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces trois nuits avec plaisir.


– Le jeune roi est donc bien aimable ?


– Le roi ! il dormait les poings fermés.


– Mais alors, que voulez-vous dire ?


– Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions nos nuits à boire et à jouer.

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– Ah ! oui, dit l’Anglais avec un soupir, c’est vrai, vous êtes joyeux compagnons, vous autres Français.

– Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous êtes de garde ?

– Jamais, dit l’Anglais.

– En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit d’Artagnan.


– Le fait est, reprit l’officier, que je vois arriver mon tour avec une certaine terreur. C’est fort long, une nuit tout entière à veiller.


– Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides ; mais quand on veille avec un joyeux partner, quand on fait rouler l’or et les dés sur une table, la nuit passe comme un rêve.

N’aimez-vous donc pas le jeu ?


– Au contraire.


– Le lansquenet, par exemple ?


– J’en suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France.


– Et depuis que vous êtes en Angleterre ?


– Je n’ai pas tenu un cornet ni une carte.


– Je vous plains, dit d’Artagnan d’un air de compassion profonde.


– Écoutez, dit l’Anglais, faites une chose.


– Laquelle ?

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– Demain je suis de garde.

– Près du Stuart ?


– Oui. Venez passer la nuit avec moi.

– Impossible.

– Impossible ?


– De toute impossibilité.


– Comment cela ?


– Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous ne nous couchons pas… Ce matin, par exemple, au jour nous jouions encore.


– Eh bien ?


– Eh bien ! il s’ennuierait si je ne faisais pas sa partie.


– Il est beau joueur ?


– Je lui ai vu perdre jusqu’à deux mille pistoles en riant aux larmes.


– Amenez-le alors.


– Comment voulez-vous ? Et nos prisonniers ?


– Ah diable ! c’est vrai, dit l’officier. Mais faites-les garder par vos laquais.


– Oui, pour qu’ils se sauvent ! dit d’Artagnan, je n’ai garde.

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– Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant ?

– Peste ! l’un est un riche seigneur de la Touraine ; l’autre est un chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traité de leur rançon à chacun : deux mille livres sterling en arrivant en France. Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu fouillés en les prenant et je vous avouerai même que c’est leur bourse que nous nous tiraillons chaque nuit, M. du Vallon et moi ; mais ils peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse, quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les avares, qui ne quittent pas leur trésor ; nous nous sommes constitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors, M. du Vallon veille.


– Ah ! ah ! fit Groslow.


– Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de refuser votre politesse, à laquelle au reste je suis d’autant plus sensible, que rien n’est plus ennuyeux que de jouer toujours avec la même personne ; les chances se compensent éternellement, et au bout d’un mois on trouve qu’on ne s’est fait ni bien ni mal.


– Ah ! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus ennuyeux encore, c’est de ne pas jouer du tout.


– Je comprends cela, dit d’Artagnan.


– Mais voyons, reprit l’Anglais, sont-ce des hommes dangereux que vos hommes ?


– Sous quel rapport ?


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– Sont-ils capables de tenter un coup de main ?

D’Artagnan éclata de rire.

– Jésus Dieu ! s’écria-t-il ; l’un des deux tremble la fièvre, ne pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez ; l’autre est un chevalier de Malte, timide comme une jeune fille ; et, pour plus grande sécurité, nous leur avons ôté jusqu’à leurs couteaux fermants et leurs ciseaux de poche.

– Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

– Comment, vous voulez ! dit d’Artagnan.


– Oui, j’ai huit hommes.


– Eh bien ?


– Quatre les garderont, quatre garderont le roi.


– Au fait, dit d’Artagnan, la chose peut s’arranger ainsi, quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.


– Bah ! venez toujours ; vous verrez comment j’arrangerai la chose.


– Oh ! je ne m’en inquiète pas, dit d’Artagnan ; à un

homme comme vous, je me livre les yeux fermés.


Cette dernière flatterie tira de l’officier un de ces petits rires de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque, car ils sont une évaporation de la vanité caressée.


– Mais, dit d’Artagnan, j’y pense, qui nous empêche de commencer ce soir ?


– 923 –


– Quoi ?

– Notre partie.

– Rien au monde, dit Groslow.

– En effet, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiète dans nos hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enragés, eh bien ! il n’y aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit de passée.

– À merveille ! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, après-demain chez moi.


– Et les autres jours à Londres. Eh mordioux ! dit

d’Artagnan, vous voyez bien qu’on peut mener joyeuse vie partout.


– Oui, quand on rencontre des Français, et des Français comme vous, dit Groslow.


– Et comme M. du Vallon ; vous verrez bien quel gaillard !

un frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux portes ; on l’emploie parce qu’on en a peur.


– Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le connaisse, il me revient tout à fait.


– Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez. Eh !

tenez, le voilà qui m’appelle. Pardon, nous sommes tellement liés qu’il ne peut se passer de moi. Vous m’excusez ?


– Comment donc !


– À ce soir.

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– Chez vous ?

– Chez moi.


Les deux hommes échangèrent un salut, et d’Artagnan revint vers ses compagnons.

– Que diable pouviez-vous dire à ce bouledogue ? dit Porthos.

– Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, c’est un de mes amis intimes.


– Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans.


– Chut ! mon cher Porthos. Eh bien ! oui, M. Groslow est un peu vif, c’est vrai, mais au fond, je lui ai découvert deux bonnes qualités : il est bête et orgueilleux.


Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Aramis se regardèrent avec un sourire ; ils connaissaient d’Artagnan et savaient qu’il ne faisait rien sans but.


– Mais, continua d’Artagnan, vous l’apprécierez vous-

même.


– Comment cela ?


– Je vous le présente ce soir, il vient jouer avec nous.


– Oh ! oh ! dit Porthos, dont les yeux s’allumèrent à ce mot, et il est riche ?


– C’est le fils d’un des plus forts négociants de Londres.


– 925 –


– Et il connaît le lansquenet ?

– Il l’adore.

– La bassette ?

– C’est sa folie.

– Le biribi ?

– Il y raffine.

– Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.


– D’autant plus agréable qu’elle nous promettra une nuit meilleure.


– Comment cela ?


– Oui, nous lui donnons à jouer ce soir ; lui, donne à jouer demain.


– Où cela ?


– Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d’une chose : c’est de recevoir dignement l’honneur que nous fait M. Groslow. Nous nous arrêtons ce soir à Derby : que Mousqueton prenne les devants, et s’il y a une bouteille de vin dans toute la ville, qu’il l’achète. Il n’y aura pas de mal non plus qu’il prépa-rât un petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos, parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela ?


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– Oui, dit Porthos ; mais le diable m’emporte si je comprends.

– Porthos, mon ami, vous savez que je descends des pro-phètes par mon père, et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par paraboles et par énigmes ; que ceux qui ont des oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux regardent, je n’en puis pas dire davantage pour le moment.

– Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites est bien fait.

– Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion ?


– Tout à fait, mon cher d’Artagnan.


– À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de vrais croyants, et il y a plaisir d’essayer des miracles pour eux ; ce n’est pas comme cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour croire.


– Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je suis très incré-

dule.


D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule, et, comme on arrivait à la station du déjeuner, la conversation en resta là.


Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais, mais, depuis qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du geste, avait parfaitement remplacé la parole. Il s’était donc mis à étudier le geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la su-périorité du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois l’accompagna.


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Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby, aperçurent Blaisois debout sur le seuil d’une maison de belle apparence ; c’est là que leur logement était préparé.

De toute la journée, ils ne s’étaient pas approchés du roi, de peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du colonel Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils avaient dîné entre eux.

À l’heure convenue, Groslow vint. D’Artagnan le reçut

comme il eût reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable qu’il avait donné au frère de Parry, il n’était pas de sa force. Athos et Aramis firent ce qu’ils purent pour cacher le dé-

goût que leur inspirait cette nature brutale et grossière.


En somme, Groslow parut content de la réception.


Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. À minuit ils se retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexte de surveillance, la porte ouverte. En outre, d’Artagnan les y accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow.


Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow, et trouva, lorsqu’il se fut retiré, qu’il était d’une compagnie plus agréable qu’il ne l’avait cru d’abord.


Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur d’Artagnan l’échec qu’il avait éprouvé avec Porthos, et quitta le Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir.


Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre heures du matin.


La journée se passa comme d’habitude ; d’Artagnan allait du capitaine Groslow au colonel Harrison et du colonel Harri-

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son à ses amis. Pour quelqu’un qui ne connaissait pas

d’Artagnan, il paraissait être dans son assiette ordinaire ; pour ses amis, c’est-à-dire pour Athos et Aramis, sa gaieté était de la fièvre.


– Que peut-il machiner ? disait Aramis.

– Attendons, disait Athos.

Porthos ne disait rien, seulement il comptait l’une après l’autre, dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait à l’extérieur, les cinquante pistoles qu’il avait gagnées à Groslow.


En arrivant le soir à Ryston, d’Artagnan rassembla ses amis. Sa figure avait perdu ce caractère de gaieté insoucieuse qu’il avait porté comme un masque toute la journée ; Athos serra la main à Aramis.


– Le moment approche, dit-il.


– Oui, dit d’Artagnan qui avait entendu, oui, le moment approche : cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi.


Athos tressaillit, ses yeux s’enflammèrent.


– D’Artagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce n’est point une plaisanterie, n’est-ce pas ? elle me ferait trop grand mal !


– Vous êtes étrange, Athos, dit d’Artagnan, de douter ainsi de moi. Où et quand m’avez-vous vu plaisanter avec le cœur d’un ami et la vie d’un roi ? Je vous ai dit et je vous répète que cette nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes rapporté à moi de trouver un moyen, le moyen est trouvé.


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Porthos regardait d’Artagnan avec un sentiment

d’admiration profonde. Aramis souriait en homme qui espère.

Athos était pâle comme la mort et tremblait de tous ses membres.

– Parlez, dit Athos.

Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi dire aux lèvres de d’Artagnan.


– Nous sommes invités à passer la nuit chez M. Groslow, vous savez cela ?


– Oui, répondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner sa revanche.


– Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons sa revanche ?


– Non.


– Chez le roi.


– Chez le roi ! s’écria Athos.


– Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa faction, il nous invite à aller lui tenir compagnie.


– Tous quatre ? demanda Athos.


– Pardieu ! certainement, tous quatre ; est-ce que nous quittons nos prisonniers !


– Ah ! ah ! fit Aramis.


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– Voyons, dit Athos palpitant.

– Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées,

vous avec des poignards ; à nous quatre nous nous rendons maî-

tres de ces huit imbéciles et de leur stupide commandant. Monsieur Porthos, qu’en dites-vous ?

– Je dis que c’est facile, dit Porthos.

– Nous habillons le roi en Groslow ; Mousqueton, Grimaud et Blaisois nous tiennent des chevaux tout sellés au détour de la première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes à vingt lieues d’ici ! est-ce tramé cela, Athos ?


Athos posa ses deux mains sur les épaules de d’Artagnan et le regarda avec son calme et doux sourire.


– Je déclare, ami, dit-il, qu’il n’y a pas de créature sous le ciel qui vous égale en noblesse et en courage ; pendant que nous vous croyions indifférent à nos douleurs que vous pouviez sans crime ne point partager, vous seul d’entre nous trouvez ce que nous cherchions vainement. Je te le répète donc, d’Artagnan, tu es le meilleur de nous, et je te bénis et je t’aime, mon cher fils.


– Dire que je n’ai point trouvé cela, dit Porthos en se frappant sur le front, c’est si simple !


– Mais, dit Aramis, si j’ai bien compris, nous tuerons tout, n’est-ce pas ?


Athos frissonna et devint fort pâle.


– Mordioux ! dit d’Artagnan, il le faudra bien. J’ai cherché longtemps s’il n’y avait pas moyen d’éluder la chose, mais j’avoue que je n’en ai pas pu trouver.


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– Voyons, dit Aramis, il ne s’agit pas ici de marchander avec la situation ; comment procédons-nous ?

– J’ai fait un double plan, répondit d’Artagnan.


– Voyons le premier, dit Aramis.

– Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, et ce signal sera le mot enfin, vous plongez chacun un poignard dans le cœur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons autant de notre côté ; voilà d’abord quatre hommes morts ; la partie devient donc égale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq ; ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils se défendent et on les tue ; si par hasard notre am-phitryon change d’avis et ne reçoit à sa partie que Porthos et moi, dame ! il faudra prendre les grands moyens en frappant double ; ce sera un peu plus long et un peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et vous accourrez au bruit.


– Mais si l’on vous frappait vous-mêmes ? dit Athos.


– Impossible ! dit d’Artagnan, ces buveurs de bière sont trop lourds et trop maladroits ; d’ailleurs vous frapperez à la gorge, Porthos, cela tue aussi vite et empêche de crier ceux que l’on tue.


– Très bien ! dit Porthos, ce sera un joli petit égorgement.


– Affreux ! affreux ! dit Athos.


– Bah ! monsieur l’homme sensible, dit d’Artagnan, vous en feriez bien d’autres dans une bataille. D’ailleurs, ami, continua-t-il, si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu’elle doit coûter, rien n’est dit, et je vais prévenir M. Groslow que je suis malade.


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– Non, dit Athos, j’ai tort, mon ami, et c’est vous qui avez raison, pardonnez-moi.

En ce moment la porte s’ouvrit et un soldat parut.


– M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais français, fait prévenir monsieur d’Artagnan et monsieur du Vallon qu’il les attend.

– Où cela ?


– Où cela ? demanda d’Artagnan.


– Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit

le soldat, puritain renforcé.


– C’est bien, répondit en excellent anglais Athos, à qui le rouge était monté au visage à cette insulte faite à la majesté royale, c’est bien ; dites au capitaine Groslow que nous y allons.


Puis le puritain sortit ; l’ordre avait été donné aux laquais de seller huit chevaux, et d’aller attendre, sans se séparer les uns des autres ni sans mettre pied à terre, au coin d’une rue située à vingt pas à peu près de la maison où était logé le roi.


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LXVI. La partie de lansquenet

En effet, il était neuf heures du soir ; les postes avaient été relevés à huit, et depuis une heure la garde du capitaine Groslow avait commencé.


D’Artagnan et Porthos armés de leurs épées, et Athos et Aramis ayant chacun un poignard caché dans la poitrine, s’avancèrent vers la maison qui ce soir-là servait de prison à Charles Stuart. Ces deux derniers suivaient leurs vainqueurs, humbles et désarmés en apparence, comme des captifs.


– Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne comptais presque plus sur vous.

D’Artagnan s’approcha de celui-ci et lui dit tout bas :


– En effet, nous avons hésité un instant, M. du Vallon et moi.


– Et pourquoi ? demanda Groslow.


D’Artagnan lui montra de l’œil Athos et Aramis.


– Ah ! ah ! dit Groslow, à cause des opinions ? peu importe.

Au contraire, ajouta-t-il en riant ; s’ils veulent voir leur Stuart, ils le verront.


– Passons-nous la nuit dans la chambre du roi ? demanda d’Artagnan.


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– Non, mais dans la chambre voisine ; et comme la porte restera ouverte, c’est exactement comme si nous demeurions dans sa chambre même. Vous êtes-vous munis d’argent ? Je vous déclare que je compte jouer ce soir un jeu d’enfer.


– Entendez-vous ? dit d’Artagnan en faisant sonner l’or dans ses poches.

Very good ! dit Groslow, et il ouvrit la porte de la chambre. C’est pour vous montrer le chemin, messieurs, dit-il.


Et il entra le premier.


D’Artagnan se retourna vers ses amis. Porthos était insoucieux comme s’il s’agissait d’une partie ordinaire ; Athos était pâle, mais résolu ; Aramis essuyait avec un mouchoir son front mouillé d’une légère sueur.


Les huit gardes étaient à leur poste : quatre étaient dans la chambre du roi, deux à la porte de communication, deux à la porte par laquelle entraient les quatre amis. À la vue des épées nues, Athos sourit ; ce n’était donc plus une boucherie, mais un combat.


À partir de ce moment toute sa bonne humeur parut revenue.


Charles, que l’on apercevait à travers une porte ouverte, était sur son lit tout habillé : seulement une couverture de laine était rejetée sur lui.


À son chevet, Parry était assis lisant à voix basse, et cependant assez haute pour que Charles, qui l’écoutait les yeux fermés, l’entendît, un chapitre dans une Bible catholique.


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Une chandelle de suif grossier, placée sur une table noire, éclairait le visage résigné du roi et le visage infiniment moins calme de son fidèle serviteur.

De temps en temps Parry s’interrompait, croyant que le roi dormait visiblement ; mais alors le roi rouvrait les yeux et lui disait en souriant :

– Continue, mon bon Parry, j’écoute.

Groslow s’avança jusqu’au seuil de la chambre du roi, remit avec affectation sur sa tête le chapeau qu’il avait tenu à la main pour recevoir ses hôtes, regarda un instant avec mépris ce tableau simple et touchant d’un vieux serviteur lisant la Bible à son roi prisonnier, s’assura que chaque homme était bien au poste qu’il lui avait assigné, et, se retournant vers d’Artagnan, il regarda triomphalement le Français comme pour mendier un éloge sur sa tactique.


– À merveille, dit le Gascon ; cap de Diou ! vous ferez un général un peu distingué.


– Et croyez-vous, demanda Groslow, que ce sera tant que je serai de garde près de lui que le Stuart se sauvera ?


– Non, certes, répondit d’Artagnan. À moins qu’il ne lui pleuve des amis du ciel.


Le visage de Groslow s’épanouit.


Comme Charles Stuart avait gardé pendant cette scène ses yeux constamment fermés, on ne peut dire s’il s’était aperçu ou non de l’insolence du capitaine puritain. Mais malgré lui, dès qu’il entendit le timbre accentué de la voix de d’Artagnan, ses paupières se rouvrirent.


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Parry, de son côté, tressaillit et interrompit la lecture.

– À quoi songes-tu donc de t’interrompre ? dit le roi, continue, mon bon Parry ; à moins que tu ne sois fatigué, toutefois.


– Non, sire, dit le valet de chambre.

Et il reprit sa lecture.

Une table était préparée dans la première chambre, et sur cette table, couverte d’un tapis, étaient deux chandelles allumées, des cartes, deux cornets et des dés.


– Messieurs, dit Groslow, asseyez-vous, je vous prie, moi, en face du Stuart, que j’aime tant à voir, surtout où il est ; vous, monsieur d’Artagnan, en face de moi.


Athos rougit de colère, d’Artagnan le regarda en fronçant le sourcil.


– C’est cela, dit d’Artagnan ; vous, monsieur le comte de La Fère, à la droite de monsieur Groslow ; vous, monsieur le chevalier d’Herblay, à sa gauche ; vous, du Vallon, près de moi. Vous pariez pour moi, et ces messieurs pour monsieur Groslow.


D’Artagnan les avait ainsi : Porthos à sa gauche, et il lui parlait du genou ; Athos et Aramis en face de lui, et il les tenait sous son regard.


Aux noms du comte de La Fère et du chevalier d’Herblay, Charles rouvrit les yeux, et malgré lui, relevant sa noble tête, embrassa d’un regard tous les acteurs de cette scène.


En ce moment Parry tourna quelques feuillets de sa Bible et lut tout haut ce verset de Jérémie :


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« Dieu dit : Écoutez les paroles des prophètes, mes serviteurs, que je vous ai envoyés avec grand soin, et que j’ai conduits vers vous. »

Les quatre amis échangèrent un regard. Les paroles que venait de dire Parry leur indiquaient que leur présence était attribuée par le roi à son véritable motif.

Les yeux de d’Artagnan pétillèrent de joie.

– Vous m’avez demandé tout à l’heure si j’étais en fonds ?

dit d’Artagnan en mettant une vingtaine de pistoles sur la table.


– Oui, dit Groslow.


– Eh bien, reprit d’Artagnan, à mon tour je vous dis. Tenez bien votre trésor, mon cher monsieur Groslow, car je vous ré-

ponds que nous ne sortirons d’ici qu’en vous l’enlevant.


– Ce ne sera pas sans que je le défende, dit Groslow.


– Tant mieux, dit d’Artagnan. Bataille, mon cher capitaine, bataille ! Vous savez ou vous ne savez pas que c’est ce que nous demandons.


– Ah ! oui, je sais bien, dit Groslow en éclatant de son gros rire, vous ne cherchez que plaies et bosses, vous autres Français.


En effet, Charles avait tout entendu, tout compris. Une lé-

gère rougeur monta à son visage. Les soldats qui le gardaient le virent donc peu à peu étendre ses membres fatigués, et, sous prétexte d’une excessive chaleur, provoquée par un poêle chauffé à blanc, rejeter peu à peu la couverture écossaise sous laquelle, nous l’avons dit, il était couché tout vêtu.


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Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que le roi était couché habillé.

La partie commença. Ce soir-là la veine avait tourné et était pour Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une centaine de pistoles passa ainsi d’un côté de la table à l’autre. Groslow était d’une gaieté folle.

Porthos, qui avait reperdu les cinquante pistoles qu’il avait gagnées la veille, et en outre une trentaine de pistoles à lui, était fort maussade et interrogeait d’Artagnan du genou, comme pour lui demander s’il n’était pas bientôt temps de passer à un autre jeu ; de leur côté, Athos et Aramis le regardaient d’un œil scrutateur, mais d’Artagnan restait impassible.


Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui passait.


– Combien faites-vous de rondes comme celle-là ? dit

d’Artagnan en tirant de nouvelles pistoles de sa poche.


– Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures.


– Bien, dit d’Artagnan, c’est prudent.


Et à son tour, il lança un coup d’œil à Athos et à Aramis. On entendit les pas de la patrouille qui s’éloignait.


D’Artagnan répondit pour la première fois au coup de genou de Porthos par un coup de genou pareil.


Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par la vue de l’or, si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont la consigne était de rester dans la chambre du roi, s’étaient peu à peu rapprochés de la porte, et là, en se haussant sur la pointe du pied, ils regardaient par-dessus l’épaule de d’Artagnan et de Porthos ; ceux de la porte s’étaient rapprochés aussi, secondant

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de cette façon les désirs des quatre amis, qui aimaient mieux les avoir sous la main que d’être obligés de courir à eux aux quatre coins de la chambre. Les deux sentinelles de la porte avaient toujours l’épée nue, seulement elles s’appuyaient sur la pointe, et regardaient les joueurs.

Athos semblait se calmer à mesure que le moment appro-

chait ; ses deux mains blanches et aristocratiques jouaient avec des louis, qu’il tordait et redressait avec autant de facilité que si l’or eût été de l’étain ; moins maître de lui, Aramis fouillait continuellement sa poitrine ; impatient de perdre toujours, Porthos jouait du genou à tout rompre.


D’Artagnan se retourna, regardant machinalement en ar-

rière, et vit entre deux soldats Parry debout, et Charles appuyé sur son coude, joignant les mains et paraissant adresser à Dieu une fervente prière. D’Artagnan comprit que le moment était venu, que chacun était à son poste et qu’on n’attendait plus que le mot : « Enfin ! » qui, on se le rappelle, devait servir de signal.


Il lança un coup d’œil préparatoire à Athos et à Aramis, et tous deux reculèrent légèrement leur chaise pour avoir la liberté du mouvement.


Il donna un second coup de genou à Porthos, et celui-ci se leva comme pour se dégourdir les jambes ; seulement en se levant il s’assura que son épée pouvait sortir facilement du fourreau.


– Sacrebleu ! dit d’Artagnan, encore vingt pistoles de perdues ! En vérité, capitaine Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut durer.


Et il tira vingt autres pistoles de sa poche.


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– Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un coup, sur un seul, sur le dernier.

– Va pour vingt pistoles, dit Groslow.


Et il retourna deux cartes comme c’est l’habitude, un roi pour d’Artagnan, un as pour lui.

– Un roi, dit d’Artagnan, c’est de bon augure. Maître Groslow, ajouta-t-il, prenez garde au roi.


Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y avait dans la voix de d’Artagnan une vibration étrange qui fit tressaillir son partner.


Groslow commença à retourner les cartes les unes après les autres. S’il retournait un as d’abord, il avait gagné ; s’il retournait un roi, il avait perdu.


Il retourna un roi.


– Enfin ! dit d’Artagnan.


À ce mot, Athos et Aramis se levèrent, Porthos recula d’un pas.


Poignards et épées allaient briller, mais soudain la porte s’ouvrit, et Harrison parut sur le seuil, accompagné d’un homme enveloppé dans un manteau.


Derrière cet homme, on voyait briller les mousquets de cinq ou six soldats.


Groslow se leva vivement, honteux d’être surpris au milieu du vin, des cartes et des dés. Mais Harrison ne fit point atten-

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tion à lui, et, entrant dans la chambre du roi suivi de son compagnon :

– Charles Stuart, dit-il, l’ordre arrive de vous conduire à Londres sans s’arrêter ni jour ni nuit. Apprêtez-vous donc à partir à l’instant même.

– Et de quelle part cet ordre est-il donné ? demanda le roi, de la part du général Olivier Cromwell ?

– Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunt qui

l’apporte à l’instant même et qui a charge de le faire exécuter.


– Mordaunt ! murmurèrent les quatre amis en échangeant un regard.


D’Artagnan rafla sur la table tout l’argent que lui et Porthos avaient perdu et l’engouffra dans sa vaste poche ; Athos et Aramis se rangèrent derrière lui. À ce mouvement Mordaunt se retourna, les reconnut et poussa une exclamation de joie sauvage.


– Je crois que nous sommes pris, dit tout bas d’Artagnan à ses amis.


– Pas encore, dit Porthos.


– Colonel ! colonel ! dit Mordaunt, faites entourer cette chambre, vous êtes trahis. Ces quatre Français se sont sauvés de Newcastle et veulent sans doute enlever le roi. Qu’on les arrête.


– Oh ! jeune homme, dit d’Artagnan en tirant son épée, voici un ordre plus facile à dire qu’à exécuter.


Puis, décrivant autour de lui un moulinet terrible :


– En retraite, amis, cria-t-il, en retraite !

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En même temps il s’élança vers la porte, renversa deux des soldats qui la gardaient avant qu’ils eussent eu le temps d’armer leurs mousquets ; Athos et Aramis le suivirent ; Porthos fit l’arrière-garde, et avant que soldats, officiers, colonel, eussent eu le temps de se reconnaître, ils étaient tous quatre dans la rue.

– Feu ! cria Mordaunt, feu sur eux !

Deux ou trois coups de mousquet partirent effectivement, mais n’eurent d’autre effet que de montrer les quatre fugitifs tournant sains et saufs l’angle de la rue.


Les chevaux étaient à l’endroit désigné ; les valets n’eurent qu’à jeter la bride à leurs maîtres, qui se trouvèrent en selle avec la légèreté de cavaliers consommés.


– En avant ! dit d’Artagnan, de l’éperon, ferme !


Ils coururent ainsi suivant d’Artagnan et reprenant la route qu’ils avaient déjà faite dans la journée, c’est-à-dire se dirigeant vers l’Écosse Le bourg n’avait ni portes ni murailles, ils en sortirent donc sans difficulté.


À cinquante pas de la dernière maison, d’Artagnan s’arrêta.


– Halte ! dit-il.


– Comment, halte ? s’écria Porthos. Ventre à terre, vous voulez dire ?


– Pas du tout, répondit d’Artagnan. Cette fois-ci on va nous poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir après nous sur la route d’Écosse ; et quand nous les aurons vus passer au galop, suivons la route opposée.


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À quelques pas de là passait un ruisseau, un pont était jeté sur le ruisseau ; d’Artagnan conduisit son cheval sous l’arche de ce pont ; ses amis le suivirent.

Ils n’y étaient pas depuis dix minutes qu’ils entendirent approcher le galop rapide d’une troupe de cavaliers. Cinq minutes après, cette troupe passait sur leur tête, bien loin de se douter que ceux qu’ils cherchaient n’étaient séparés d’eux que par l’épaisseur de la voûte du pont.


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LXVII. Londres

Lorsque le bruit des chevaux se fut perdu dans le lointain, d’Artagnan regagna le bord de la rivière, et se mit à arpenter la plaine en s’orientant autant que possible sur Londres. Ses trois amis le suivirent en silence, jusqu’à ce qu’à l’aide d’un large demi-cercle ils eussent laissé la ville loin derrière eux.

– Pour cette fois, dit d’Artagnan lorsqu’il se crut enfin assez loin du point de départ pour passer du galop au trot, je crois bien que décidément tout est perdu, et que ce que nous avons de mieux à faire est de gagner la France. Que dites-vous de la proposition, Athos ? ne la trouvez-vous point raisonnable ?


– Oui, cher ami, répondit Athos ; mais vous avez prononcé l’autre jour une parole plus que raisonnable, une parole noble et généreuse, vous avez dit : « Nous mourrons ici ! » Je vous rappellerai votre parole.


– Oh ! dit Porthos, la mort n’est rien, et ce n’est pas la mort qui doit nous inquiéter, puisque nous ne savons pas ce que c’est ; mais c’est l’idée d’une défaite qui me tourmente. À la fa-

çon dont les choses tournent, je vois qu’il nous faudra livrer bataille à Londres, aux provinces, à toute l’Angleterre, et en vérité nous ne pouvons à la fin manquer d’être battus.


– Nous devons assister à cette grande tragédie jusqu’à la fin, dit Athos ; quel qu’il soit, ne quittons l’Angleterre qu’après le dénouement. Pensez-vous comme moi, Aramis ?


– En tout point, mon cher comte ; puis je vous avoue que je ne serais pas fâché de retrouver le Mordaunt ; il me semble que

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nous avons un compte à régler avec lui, et que ce n’est pas notre habitude de quitter les pays sans payer ces sortes de dettes.

– Ah ! ceci est autre chose, dit d’Artagnan, et voilà une raison qui me paraît plausible. J’avoue, quant à moi, que, pour retrouver le Mordaunt en question, je resterai s’il le faut un an à Londres. Seulement logeons-nous chez un homme sûr et de fa-

çon à n’éveiller aucun soupçon, car à cette heure, M. Cromwell doit nous faire chercher, et autant que j’en ai pu juger, il ne plaisante pas, M. Cromwell. Athos, connaissez-vous dans toute la ville une auberge où l’on trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement cuit et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du genièvre ?


– Je crois que j’ai votre affaire, dit Athos. De Winter nous a conduits chez un homme qu’il disait être un ancien Espagnol naturalisé Anglais de par les guinées de ses nouveaux compatriotes. Qu’en dites-vous Aramis ?


– Mais le projet de nous arrêter chez el señor Perez me paraît des plus raisonnables, je l’adopte donc pour mon compte.

Nous invoquerons le souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il paraissait avoir une grande vénération ; nous lui dirons que nous venons en amateurs pour voir ce qui se passe ; nous dépenserons chez lui chacun une guinée par jour, et je crois que, moyennant toutes ces précautions, nous pourrons demeurer assez tranquilles.


– Vous en oubliez une, Aramis, et une précaution assez importante même.


– Laquelle ?


– Celle de changer d’habits.


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– Bah ! dit Porthos, pourquoi faire, changer d’habits ? nous sommes si bien à notre aise dans ceux-ci !

– Pour ne pas être reconnus, dit d’Artagnan. Nos habits ont une coupe et presque une couleur uniforme qui dénonce leur Frenchman à la première vue. Or, je ne tiens pas assez à la coupe de mon pourpoint ou à la couleur de mes chausses pour risquer, par amour pour elles, d’être pendu à Tyburn ou d’aller faire un tour aux Indes. Je vais m’acheter un habit marron. J’ai remarqué que tous ces imbéciles de puritains raffolaient de cette couleur.

– Mais retrouverez-vous votre homme ? dit Aramis.


– Oh ! certainement, il demeurait Green-Hall street , Bedford’s Tavern ; d’ailleurs j’irais dans la cité les yeux fermés.


– Je voudrais déjà y être, dit d’Artagnan, et mon avis serait d’arriver à Londres avant le jour, dussions-nous crever nos chevaux.


– Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans mes calculs, nous ne devons guère en être éloignés que de huit ou dix lieues.


Les amis pressèrent leurs chevaux, et effectivement ils arrivèrent vers les cinq heures du matin. À la porte par laquelle ils se présentèrent, un poste les arrêta ; mais Athos répondit en excellent anglais qu’ils étaient envoyés par le colonel Harrison pour prévenir son collègue, M. Pride, de l’arrivée prochaine du roi. Cette réponse amena quelques questions sur la prise du roi, et Athos donna des détails si précis et si positifs, que si les gardiens des portes avaient quelques soupçons, ces soupçons s’évanouirent complètement. Le passage fut donc livré aux quatre amis avec toutes sortes de congratulations puritaines.


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Athos avait dit vrai ; il alla droit à Bedford’s Tavern et se fit reconnaître de l’hôte, qui fut si fort enchanté de le voir revenir en si nombreuse et si belle compagnie, qu’il fit préparer à l’instant même ses plus belles chambres.


Quoiqu’il ne fît pas jour encore, nos quatre voyageurs, en arrivant à Londres, avaient trouvé toute la ville en rumeur. Le bruit que le roi, ramené par le colonel Harrison, s’acheminait vers la capitale, s’était répandu dès la veille, et beaucoup ne s’étaient point couchés de peur que le Stuart, comme ils l’appelaient, n’arrivât dans la nuit et qu’ils ne manquassent son entrée.


Le projet de changement d’habits avait été adopté à

l’unanimité, on se le rappelle, moins la légère opposition de Porthos. On s’occupa donc de le mettre à exécution. L’hôte se fit apporter des vêtements de toute sorte comme s’il voulait remonter sa garde-robe. Athos prit un habit noir qui lui donnait l’air d’un honnête bourgeois ; Aramis, qui ne voulait pas quitter l’épée, choisit un habit foncé de coupe militaire ; Porthos fut séduit par un pourpoint rouge et par des chausses vertes ; d’Artagnan, dont la couleur était arrêtée d’avance, n’eut qu’à s’occuper de la nuance, et, sous l’habit marron qu’il convoitait, représenta assez exactement un marchand de sucre retiré.


Quant à Grimaud et à Mousqueton, qui ne portaient pas de livrée, ils se trouvèrent tout déguisés ; Grimaud, d’ailleurs, offrait le type calme, sec et raide de l’Anglais circonspect ; Mousqueton, celui de l’Anglais ventru, bouffi et flâneur.


– Maintenant, dit d’Artagnan, passons au principal ; coupons-nous les cheveux afin de n’être point insultés par la populace. N’étant plus gentilshommes par l’épée, soyons puritains par la coiffure. C’est, vous le savez, le point important qui sépare le covenantaire du cavalier.


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Sur ce point important, d’Artagnan trouva Aramis fort in-soumis ; il voulait à toute force garder sa chevelure, qu’il avait fort belle et dont il prenait le plus grand soin, et il fallut qu’Athos, à qui toutes ces questions étaient indifférentes, lui donnât l’exemple. Porthos livra sans difficulté son chef à Mousqueton, qui tailla à pleins ciseaux dans l’épaisse et rude chevelure. D’Artagnan se découpa lui-même une tête de fantaisie qui ne ressemblait pas mal à une médaille du temps de François Ier ou de Charles IX.

– Nous sommes affreux, dit Athos.

– Et il me semble que nous puons le puritain à faire frémir, dit Aramis.

– J’ai froid à la tête, dit Porthos.


– Et moi, je me sens envie de prêcher, dit d’Artagnan.


– Maintenant, dit Athos, que nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes et que nous n’avons point par conséquent la crainte que les autres nous reconnaissent, allons voir entrer le roi ; s’il a marché toute la nuit, il ne doit pas être loin de Londres.


En effet, les quatre amis n’étaient pas mêlés depuis deux heures à la foule que de grands cris et un grand mouvement annoncèrent que Charles arrivait. On avait envoyé un carrosse au-devant de lui, et de loin le gigantesque Porthos, qui dépassait de la tête toutes les têtes, annonça qu’il voyait venir le carrosse royal. D’Artagnan se dressa sur la pointe des pieds, tandis qu’Athos et Aramis écoutaient pour tâcher de se rendre compte eux-mêmes de l’opinion générale. Le carrosse passa, et d’Artagnan reconnut Harrison à une portière et Mordaunt à l’autre. Quant au peuple, dont Athos et Aramis étudiaient les impressions, il lançait force imprécations contre Charles.

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Athos rentra désespéré.

– Mon cher, lui dit d’Artagnan, vous vous entêtez inutilement, et je vous proteste, moi, que la position est mauvaise.

Pour mon compte je ne m’y attache qu’à cause de vous et par un certain intérêt d’artiste en politique à la mousquetaire ; je trouve qu’il serait très plaisant d’arracher leur proie à tous ces hurleurs et de se moquer d’eux. J’y songerai.

Dès le lendemain, en se mettant à sa fenêtre qui donnait sur les quartiers les plus populeux de la Cité, Athos entendit crier le bill du parlement qui traduisait à la barre l’ex-roi Charles Ier, coupable présumé de trahison et d’abus de pouvoir.


D’Artagnan était près de lui. Aramis consultait une carte, Porthos était absorbé dans les dernières délices d’un succulent déjeuner.


– Le parlement ! s’écria Athos, il n’est pas possible que le parlement ait rendu un pareil bill.


– Écoutez, dit d’Artagnan, je comprends peu l’anglais ; mais, comme l’anglais n’est que du français mal prononcé, voici ce que j’entends : Parliament’s bill ; ce qui veut dire bill du parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent ici.


En ce moment l’hôte entrait ; Athos lui fit signe de venir.


– Le parlement a rendu ce bill ? lui demanda Athos en anglais.


– Oui milord, le parlement pur.


– Comment, le parlement pur ! il y a donc deux parle-

ments ?

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– Mon ami, interrompit d’Artagnan, comme je n’entends

pas l’anglais, mais que nous entendons tous l’espagnol, faites-nous le plaisir de nous entretenir dans cette langue, qui est la vôtre, et que, par conséquent, vous devez parler avec plaisir quand vous en retrouvez l’occasion.

– Ah ! parfait, dit Aramis.

Quant à Porthos, nous l’avons dit, toute son attention était concentrée sur un os de côtelette qu’il était occupé à dépouiller de son enveloppe charnue.


– Vous demandiez donc ? dit l’hôte en espagnol.


– Je demandais, reprit Athos dans la même langue, s’il y avait deux parlements, un pur et un impur.


– Oh ! que c’est bizarre ! dit Porthos en levant lentement la tête et en regardant ses amis d’un air étonné, je comprends donc maintenant l’anglais ? j’entends ce que vous dites.


– C’est que nous parlons espagnol, cher ami, dit Athos avec son sang-froid ordinaire.


– Ah ! diable ! dit Porthos, j’en suis fâché, cela m’aurait fait une langue de plus.


– Quand je dis le parlement pur, señor, reprit l’hôte, je parle de celui que M. le colonel Pride a épuré.


– Ah ! vraiment, dit d’Artagnan, ces gens-ci sont bien ingé-

nieux ; il faudra qu’en revenant en France je donne ce moyen à M. de Mazarin et à M. le coadjuteur. L’un épurera au nom de la cour, l’autre au nom du peuple, de sorte qu’il n’y aura plus de parlement du tout.

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– Qu’est-ce que le colonel Pride ? demanda Aramis, et de quelle façon s’y est-il pris pour épurer le parlement ?

– Le colonel Pride, dit l’espagnol, est un ancien charretier, homme de beaucoup d’esprit, qui avait remarqué une chose en conduisant sa charrette : c’est que lorsqu’une pierre se trouvait sur sa route, il était plus court d’enlever la pierre que d’essayer de faire passer la roue par-dessus. Or, sur deux cent cinquante et un membres dont se composait le parlement, cent quatre-vingt-onze le gênaient et auraient pu faire verser sa charrette politique. Il les a pris comme autrefois il prenait les pierres, et les a jetés hors de la Chambre.


– Joli ! dit d’Artagnan, qui, homme d’esprit surtout, estimait fort l’esprit partout où il le rencontrait.


– Et tous ces expulsés étaient stuartistes ? demanda Athos.


– Sans aucun doute, señor, et vous comprenez qu’ils eussent sauvé le roi.


– Pardieu ! dit majestueusement Porthos, ils faisaient majorité.


– Et vous pensez, dit Aramis, qu’il consentira à paraître devant un tel tribunal ?


– Il le faudra bien, répondit l’espagnol ; s’il essayait d’un refus, le peuple l’y contraindrait.


– Merci, maître Perez, dit Athos ; maintenant je suis suffisamment renseigné.


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– Commencez-vous à croire enfin que c’est une cause perdue, Athos, dit d’Artagnan, et qu’avec les Harrison, les Joyce, les Pride et les Cromwell, nous ne serons jamais à la hauteur ?

– Le roi sera délivré au tribunal, dit Athos ; le silence même de ses partisans indique un complot.

D’Artagnan haussa les épaules.

– Mais, dit Aramis, s’ils osent condamner leur roi, ils le condamneront à l’exil ou à la prison, voilà tout.

D’Artagnan siffla d’un petit air d’incrédulité.


– Nous le verrons bien, dit Athos ; car nous irons aux séances, je le présume.


– Vous n’aurez pas longtemps à attendre, dit l’hôte, car elles commencent demain.


– Ah çà ! répondit Athos, la procédure était donc instruite avant que le roi eût été pris ?


– Sans doute, dit d’Artagnan, on l’a commencée du jour où il a été acheté.


– Vous savez, dit Aramis, que c’est notre ami Mordaunt qui a fait, sinon le marché, du moins les premières ouvertures de cette petite affaire.


– Vous savez, dit d’Artagnan, que partout où il me tombe sous la main, je le tue, M. Mordaunt.


– Fi donc ! dit Athos, un pareil misérable !


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– Mais c’est justement parce que c’est un misérable que je le tue, reprit d’Artagnan. Ah ! cher ami, je fais assez vos volontés pour que vous soyez indulgent aux miennes ; d’ailleurs, cette fois, que cela vous plaise ou non, je vous déclare que ce Mordaunt ne sera tué que par moi.

– Et par moi, dit Porthos.

– Et par moi, dit Aramis.

– Touchante unanimité, s’écria d’Artagnan, et qui convient bien à de bons bourgeois que nous sommes. Allons faire un tour par la ville ; ce Mordaunt lui-même ne nous reconnaîtrait point à quatre pas avec le brouillard qu’il fait.


Allons boire un peu de brouillard.


– Oui, dit Porthos, cela nous changera de la bière.


Et les quatre amis sortirent en effet pour prendre, comme on le dit vulgairement, l’air du pays.


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LXVIII. Le procès

Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la haute cour qui devait le juger.

La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais ; aussi, dès les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent arrêtés par l’obstacle presque infranchissable de ce mur vivant ; quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repoussèrent même Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le laissa retomber sur la face farineuse d’un boulanger, laquelle changea immédiatement de couleur et se couvrit de sang, écachée qu’elle était comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit grande rumeur ; trois hommes voulurent s’élancer sur Porthos ; mais Athos en écarta un, d’Artagnan l’autre, et Porthos jeta le troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de pugilat apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle avait été exécutée cette manœuvre, et battirent des mains. Peu s’en fallut alors qu’au lieu d’être assommés, comme ils commençaient à le craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés en triomphe ; mais nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les mettre en lumière, parvinrent à se soustraire à l’ovation. Cependant ils gagnèrent une chose à cette démonstration herculéenne, c’est que la foule s’ouvrit devant eux et qu’ils parvinrent au résultat qui un instant auparavant leur avait paru impossible, c’est-à-dire à aborder le palais.


Tout Londres se pressait aux portes des tribunes ; aussi, lorsque les quatre amis réussirent à pénétrer dans une d’elles, trouvèrent-ils les trois premiers bancs occupés. Ce n’était que demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être reconnus ; ils prirent donc leurs places, fort satisfaits d’en être arrivés là, à

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l’exception de Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas être au premier rang.

Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur place les quatre amis dominaient toute l’assemblée. Le hasard avait fait justement qu’ils étaient entrés dans la tribune du milieu et qu’ils se trouvaient juste en face du fauteuil préparé pour Charles Ier.


Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil de la salle. Il entra environné de gardes, mais couvert et l’air calme, et promena de tous côtés un regard plein d’assurance, comme s’il venait présider une assemblée de sujets soumis, et non répondre aux accusations d’une cour rebelle.

Les juges, fiers d’avoir un roi à humilier, se préparaient visiblement à user de ce droit qu’ils s’étaient arrogé. En consé-

quence, un huissier vint dire à Charles Ier que l’usage était que l’accusé se découvrît devant lui.

Charles, sans répondre un seul mot, enfonça son feutre sur sa tête, qu’il tourna d’un autre côté ; puis, lorsque l’huissier se fut éloigné, il s’assit sur le fauteuil préparé en face du président, fouettant sa botte avec un petit jonc qu’il portait à la main.


Parry, qui l’accompagnait, se tint debout derrière lui.


D’Artagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, regardait Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que le roi, à force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser du sien.

Cette agitation d’Athos, l’homme froid et calme, l’effraya.


– J’espère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille, que vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous faire sottement tuer dans cette cage ?

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– Soyez tranquille, dit Athos.

– Ah ! ah ! continua d’Artagnan, il paraît que l’on craint quelque chose, car voici les postes qui se doublent ; nous n’avions que des pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout le monde : les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les mousquets sont à notre intention.

– Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos en comptant les nouveaux venus.

– Eh ! dit Aramis, vous oubliez l’officier, Porthos, il vaut cependant, ce me semble, bien la peine d’être compté.


– Oui-da ! dit d’Artagnan.


Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu Mordaunt qui, l’épée nue, conduisait les mousquetaires derrière le roi, c’est-à-dire en face des tribunes.


– Nous aurait-il reconnus ? continua d’Artagnan ; c’est que, dans ce cas, je battrais très promptement en retraite. Je ne me soucie aucunement qu’on m’impose un genre de mort, et désire fort mourir à mon choix. Or, je ne choisis pas d’être fusillé dans une boîte.


– Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi.

Mordieu ! avec quels yeux il le regarde, l’insolent ! Est-ce qu’il haïrait Sa Majesté autant qu’il nous hait nous-mêmes ?


– Pardieu ! dit Athos, nous ne lui avons enlevé que sa mère, nous, et le roi l’a dépouillé de son nom et de sa fortune.


– C’est juste, dit Aramis ; mais, silence ! voici le président qui parle au roi.

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En effet, le président Bradshaw interpellait l’auguste accusé. – Stuart, lui dit-il, écoutez l’appel nominal de vos juges, et adressez au tribunal les observations que vous aurez à faire.

Le roi, comme si ces paroles ne s’adressaient point à lui, tourna la tête d’un autre côté.

Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il se fit un instant de silence.


Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize seulement pouvaient répondre car les autres, effrayés de la complicité d’un pareil acte, s’étaient abstenus.


– Je procède à l’appel, dit Bradshaw sans paraître remarquer l’absence des trois cinquièmes de l’assemblée.


Et il commença à nommer les uns après les autres les

membres présents et absents. Les présents répondaient d’une voix forte ou faible, selon qu’ils avaient ou non le courage de leur opinion. Un court silence suivait le nom des absents, répé-

tés deux fois.


Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi d’un de ces silences courts mais solennels qui dénonçaient l’absence des membres qui n’avaient pas voulu personnellement prendre part à ce jugement.


– Le colonel Fairfax ? répéta Bradshaw.


– Fairfax ? répondit une voix moqueuse, qu’à son timbre argentin on reconnut pour une voix de femme, il a trop d’esprit pour être ici.

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Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées avec cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse, faiblesse qui les soustrait à toute vengeance.


– C’est une voix de femme, s’écria Aramis. Ah ! par ma foi, je donnerais beaucoup pour qu’elle fût jeune et jolie.

Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune d’où la voix était partie.


– Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante ! regardez donc, d’Artagnan, tout le monde la regarde, et malgré le regard de Bradshaw, elle n’a point pâli.


– C’est lady Fairfax elle-même, dit d’Artagnan ; vous la rappelez-vous, Porthos ? nous l’avons vue avec son mari chez le général Cromwell.


Au bout d’un instant le calme troublé par cet étrange épi-sode se rétablit, et l’appel continua.


– Ces drôles vont lever la séance, quand ils s’apercevront qu’ils ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La Fère.


– Vous ne les connaissez pas, Athos ; remarquez donc le sourire de Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui d’un homme qui craint que sa victime lui échappe ?

Non, non, c’est le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sûre de s’assouvir. Ah ! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi que celui où je croiserai avec toi autre chose que le regard !


– Le roi est véritablement beau, dit Porthos ; et puis voyez, tout prisonnier qu’il est, comme il est vêtu avec soin.


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La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles, regardez-la donc, Aramis.

L’appel achevé, le président donna ordre de passer à la lecture de l’acte d’accusation.

Athos, pâlit : il était trompé encore une fois dans son attente. Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès allait s’instruire, le roi était donc condamné d’avance.

– Je vous l’avais dit, Athos, fit d’Artagnan en haussant les épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre courage à deux mains et écoutez, sans vous faire trop de mauvais sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir va dire de son roi avec licence et privilège.


En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus basses, jamais plus sanglant réquisitoire n’avaient encore flétri la majesté royale. Jusque-là on s’était contenté d’assassiner les rois, mais ce n’était du moins qu’à leurs cadavres qu’on avait prodigué l’insulte.


Charles Ier écoutait le discours de l’accusateur avec une attention toute particulière, laissant passer les injures, retenant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand l’accusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par un sourire de mépris. C’était, après tout, une œuvre capitale et terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes ses imprudences changées en guet-apens, ses erreurs transformées en crimes.


D’Artagnan, qui laissait couler ce torrent d’injures avec tout le dédain qu’elles méritaient, arrêta cependant son esprit judicieux sur quelques-unes des inculpations de l’accusateur.


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– Le fait est, dit-il, que si l’on punit pour imprudence et lé-

gèreté, ce pauvre roi mérite punition ; mais il me semble que celle qu’il subit en ce moment est assez cruelle.

– En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait atteindre le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de la constitution est : Le roi ne peut faillir.

Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne

s’occupant que de lui, si ce n’était troubler la majesté de la situation, je sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur M. Mordaunt, que j’étranglerais ; je le prendrais par les pieds et j’en assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les mousquetaires de France. Pendant ce temps-là, d’Artagnan, qui est plein d’esprit et d’à-propos, trouverait peut-être un moyen de sauver le roi. Il faudra que je lui en parle.


Quant à Athos, le feu au visage, les poings crispés, les lè-

vres ensanglantées par ses propres morsures, il écumait sur son banc, furieux de cette éternelle insulte parlementaire et de cette longue patience royale, et ce bras inflexible, ce cœur inébranlable s’étaient changés en une main tremblante et un corps frissonnant.


À ce moment l’accusateur terminait son office par ces

mots :


« La présente accusation est portée par nous au nom du peuple anglais. »


Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre voix, non pas une voix de femme, mais une voix d’homme, mâle et furieuse, tonna derrière d’Artagnan.


– Tu mens ! s’écria cette voix, et les neuf dixièmes du peuple anglais ont horreur de ce que tu dis !

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Cette voix était celle d’Athos, qui, hors de lui, debout, le bras étendu, interpellait ainsi l’accusateur public.

À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis. Mordaunt fit comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel s’étaient levés les trois autres Français, pâles et mena-

çants. Ses yeux flamboyèrent de joie, il venait de retrouver ceux à la recherche et à la mort desquels il avait voué sa vie. Un mouvement furieux appela près de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant du doigt la tribune où étaient ses ennemis :


– Feu sur cette tribune ! dit-il.


Mais alors, rapides comme la pensée, d’Artagnan saisissant Athos par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sautè-

rent à bas des gradins, s’élancèrent dans les corridors, descendirent rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule ; tandis qu’à l’intérieur de la salle les mousquets abaissés mena-

çaient trois mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et les bruyantes terreurs arrêtèrent l’élan déjà donné au carnage.


Charles avait aussi reconnu les quatre Français ; il mit une main sur son cœur pour en comprimer les battements, l’autre sur ses yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles amis.


Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de la salle, l’épée nue à la main, avec dix hallebardiers, fouillant la foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien trouvé.


Le trouble était inexprimable. Plus d’une demi-heure se passa sans que personne pût se faire entendre. Les juges croyaient chaque tribune prête à tonner. Les tribunes voyaient

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les mousquets dirigés sur elles, et, partagées entre la crainte et la curiosité, demeuraient tumultueuses et agitées.

Enfin le calme se rétablit.


– Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? demanda

Bradshaw au roi.

Alors, du ton d’un juge et non de celui d’un accusé, la tête toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais par domination :

– Avant de m’interroger, dit Charles, répondez-moi. J’étais libre à Newcastle, j’y avais conclu un traité avec les deux chambres. Au lieu d’accomplir de votre part ce traité que

j’accomplissais de la mienne, vous m’avez acheté aux Écossais, pas cher, je le sais, et cela fait honneur à l’économie de votre gouvernement. Mais pour m’avoir payé le prix d’un esclave, es-pérez-vous que j’aie cessé d’être votre roi ? Non pas. Vous ré-

pondre serait l’oublier. Je ne vous répondrai donc que lorsque vous m’aurez justifié de vos droits à m’interroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.


Et au milieu d’un silence de mort, Charles, calme, hautain et toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.


– Que ne sont-ils là, les Français ! murmura Charles avec orgueil et en tournant les yeux vers la tribune où ils étaient apparus un instant, ils verraient que leur ami, vivant, est digne d’être défendu ; mort, d’être pleuré.


Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et demander en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes pré-

sences, il ne vit rien que des physionomies hébétées et crainti-ves ; il se sentit aux prises avec la haine et la férocité.

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– Eh bien, dit le président voyant Charles décidé à se taire invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre silence ; vous êtes accusé de trahison, d’abus de pouvoir et d’assassinat.

Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine séance accompli-ra ce que vous vous refusez à faire dans celle-ci.

Charles se leva, et se retournant vers Parry, qu’il voyait pâle et les tempes mouillées de sueur :

– Eh bien ! mon cher Parry, lui dit-il, qu’as-tu donc et qui peut t’agiter ainsi ?


– Oh ! sire, dit Parry les larmes aux yeux et d’une voix suppliante, sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à votre gauche.


– Pourquoi cela, Parry ?


– Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi !


– Mais qu’y a-t-il ? parle donc, dit Charles en essayant de voir à travers la haie de gardes qui se tenaient derrière lui.


– Il y a ; mais vous ne regarderez point, sire, n’est-ce pas ?

Il y a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache avec laquelle on exécute les criminels. Cette vue est hideuse ; ne regardez pas, sire, je vous en supplie.


– Les sots ! dit Charles, me croient-ils donc un lâche comme eux ? Tu fais bien de m’avoir prévenu ; merci, Parry.


Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit suivant ses gardes.


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À gauche de la porte, en effet, brillait d’un reflet sinistre, celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache blanche, au long manche poli par la main de l’exécuteur.

Arrivé en face d’elle, Charles s’arrêta ; et se tournant avec un sourire :

– Ah ! ah ! dit-il en riant, la hache ! Épouvantail ingénieux et bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un gentilhomme ; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-il en la fouettant du jonc mince et flexible qu’il tenait à la main, et je te frappe, en attendant patiemment et chrétiennement que tu me le rendes.


Et haussant les épaules avec un royal dédain, il continua sa route, laissant stupéfaits ceux qui s’étaient pressés en foule autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en voyant cette hache qui devait séparer sa tête de son corps.


– En vérité, Parry, continua le roi en s’éloignant, tous ces gens-là me prennent, Dieu me pardonne ! pour un marchand de coton des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à voir briller le fer ; pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher !


Comme il disait ces mots, il arriva à la porte. Une longue file de peuple était accourue, qui, n’ayant pu trouver place dans les tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la plus intéressante partie lui était échappée. Cette multitude in-nombrable, dont les rangs étaient semés de physionomies me-naçantes, arracha un léger soupir au roi.


– Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué !


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Et comme il disait ces paroles de doute et de découragement en lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près de lui : – Salut à la majesté tombée !

Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au cœur.

C’était un vieux soldat de ses gardes qui n’avait pas voulu voir passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier hommage.


Mais au même instant le malheureux fut presque assommé à coups de pommeau d’épée.


Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.


– Hélas ! dit Charles, voici un bien grand châtiment pour une bien petite faute.


Puis, le cœur serré, il continua son chemin, mais il n’avait pas fait cent pas, qu’un furieux, se penchant entre deux soldats de la haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infâme et maudit avait craché au visage de Jésus le Nazaréen.


De grands éclats de rire et de sombres murmures retentirent tout ensemble : la foule s’écarta, se rapprocha, ondula comme une mer tempétueuse, et il sembla au roi qu’il voyait reluire au milieu de la vague vivante les yeux étincelants d’Athos.


Charles s’essuya le visage et dit avec un triste sourire :


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– Le malheureux ! pour une demi-couronne il en ferait autant à son père.

Le roi ne s’était pas trompé ; il avait vu en effet Athos et ses amis, qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escortaient d’un dernier regard le roi martyr.

Quand le soldat salua Charles, le cœur d’Athos se fondit de joie ; et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver dans sa poche dix guinées qu’y avait glissées le gentilhomme français.

Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du roi prisonnier, Athos porta la main à son poignard.


Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une voix rauque :


– Attends ! dit-il.


Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni le comte de La Fère.


Athos s’arrêta.


D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de ne pas s’éloigner, et vint se placer derrière l’homme aux bras nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que félicitaient quelques autres furieux.


Cet homme s’achemina vers la Cité. D’Artagnan, toujours appuyé sur Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les suivre eux-mêmes.


L’homme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher,

descendit avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui donnait sur la rivière.


– 967 –


D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et marchait derrière l’insulteur.

Arrivés près de l’eau, ces trois hommes s’aperçurent qu’ils étaient suivis, s’arrêtèrent, et, regardant insolemment les Fran-

çais, échangèrent quelques lazzi entre eux.

– Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit d’Artagnan, mais vous le savez, vous, et vous m’allez servir d’interprète.

Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes. Mais se retournant tout à coup, d’Artagnan marcha droit au garçon boucher, qui s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son index :


– Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami : « Tu as été lâ-

che, tu as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton roi, tu vas mourir !… »


Athos, pâle comme un spectre et que d’Artagnan tenait par le poignet, traduisit ces étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces préparatifs sinistres et l’œil terrible de d’Artagnan, voulut se mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son épée.


– Non, pas de fer, pas de fer ! dit d’Artagnan, le fer est pour les gentilshommes.


Et, saisissant le boucher à la gorge :


– Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce misérable

d’un seul coup de poing.


Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l’air comme la branche d’une fronde, et la masse pesante s’abattit avec un bruit sourd sur le crâne du lâche, qu’elle brisa.

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L’homme tomba comme tombe un bœuf sous le marteau.

Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dé-

robèrent sous eux.

– Dites-leur encore ceci, Athos, continua d’Artagnan :

« Ainsi mourront tous ceux qui oublient qu’un homme enchaîné est une tête sacrée, qu’un roi captif est deux fois le représentant du Seigneur. »

Athos répéta les paroles de d’Artagnan.


Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardè-

rent le corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir ; puis, retrouvant à la fois la voix et les forces, ils s’enfuirent avec un cri et en joignant les mains.


– Justice est faite ! dit Porthos en s’essuyant le front.


– Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne doutez point de moi et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le roi.


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LXIX. White-Hall

Le parlement condamna Charles Stuart à mort, comme il

était facile de le prévoir. Les jugements politiques sont toujours de vaines formalités, car les mêmes passions qui font accuser font condamner aussi. Telle est la terrible logique des révolutions.

Quoique nos amis s’attendissent à cette condamnation, elle les remplit de douleur. D’Artagnan, dont l’esprit n’avait jamais plus de ressources que dans les moments extrêmes, jura de nouveau qu’il tenterait tout au monde pour empêcher le dé-

nouement de la sanglante tragédie. Mais par quels moyens ?

C’est ce qu’il n’entrevoyait que vaguement encore. Tout dépen-drait de la nature des circonstances. En attendant qu’un plan complet pût être arrêté, il fallait à tout prix, pour gagner du temps, mettre obstacle à ce que l’exécution eût lieu le lendemain ainsi que les juges en avaient décidé. Le seul moyen, c’était de faire disparaître le bourreau de Londres.


Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait être exécutée.

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