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– Piquant.

– C’est vrai, dit La Ramée.

– Que dit cet animal ? demanda le duc.

– Que tout instrument piquant est interdit par le roi à Monseigneur.

– Ah çà ! dit le duc, êtes-vous fou, La Ramée ? Mais c’est vous-même qui me l’avez donné, ce peigne.

– Et grand tort j’ai eu, Monseigneur ; car en vous le donnant je me suis mis en contravention avec ma consigne.


Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne à La Ramée.


– Je prévois que ce drôle me déplaira énormément, mur-

mura le prince.


En effet, en prison il n’y a pas de sentiment intermédiaire.

Comme tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l’on hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud au premier coup d’œil avait plu à M. de Chavigny et à La Ramée, il devait, ses qualités aux yeux du gouverneur et de l’exempt devenant des défauts aux yeux du prisonnier, déplaire tout d’abord à M. de Beaufort.


Cependant Grimaud ne voulut pas dès le premier jour

rompre directement en visière avec le prisonnier ; il avait besoin, non pas d’une répugnance improvisée, mais d’une belle et bonne haine bien tenace.


– 266 –


Il se retira donc pour faire place à quatre gardes qui, venant de déjeuner, pouvaient reprendre leur service près du prince.

De son côté, le prince avait à confectionner une nouvelle plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup : il avait demandé des écrevisses pour son déjeuner du lendemain et comptait passer la journée à faire une petite potence pour pendre la plus belle au milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la cuisson ne laisserait aucun doute sur l’allusion, et ainsi il aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant qu’il fût pendu en réalité, sans qu’on pût toutefois lui reprocher d’avoir pendu autre chose qu’une écrevisse.


La journée fut employée aux préparatifs de l’exécution. On devient très enfant en prison, et M. de Beaufort était de caractère à le devenir plus que tout autre. Il alla se promener comme d’habitude, brisa deux ou trois petites branches destinées à jouer un rôle dans sa parade, et, après avoir beaucoup cherché, trouva un morceau de verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son mouchoir.


Aucun de ces détails n’échappa à l’œil investigateur de Grimaud.


Le lendemain matin la potence était prête, et afin de pouvoir la planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait un des bouts avec son verre brisé.


La Ramée le regardait faire avec la curiosité d’un père qui pense qu’il va peut-être découvrir un joujou nouveau pour ses enfants, et les quatre gardes avec cet air de désœuvrement qui faisait à cette époque comme aujourd’hui le caractère principal de la physionomie du soldat.


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Grimaud entra comme le prince venait de poser son mor-

ceau de verre, quoiqu’il n’eût pas encore achevé d’effiler le pied de sa potence ; mais il s’était interrompu pour attacher le fil à son extrémité opposée.


Il jeta sur Grimaud un coup d’œil où se révélait un reste de la mauvaise humeur de la veille ; mais comme il était d’avance très satisfait du résultat que ne pouvait manquer d’avoir sa nouvelle invention, il n’y fit pas autrement attention.

Seulement, quand il eut fini de faire un nœud à la mari-nière à un bout de son fil et un nœud coulant à l’autre, quand il eut jeté un regard sur le plat d’écrevisses et choisi de l’œil la plus majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de verre. Le morceau de verre avait disparu.


– Qui m’a pris mon morceau de verre ? demanda le prince en fronçant le sourcil.


Grimaud fit signe que c’était lui.


– Comment ! toi encore ? et pourquoi me l’as-tu pris ?


– Oui, demanda La Ramée, pourquoi avez-vous pris le

morceau de verre à Son Altesse ?


Grimaud, qui tenait à la main le fragment de vitre, passa le doigt sur le fil, et dit :


– Tranchant.


– C’est juste, Monseigneur, dit La Ramée. Ah peste ! que nous avons acquis là un garçon précieux !


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– Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre intérêt, je vous en conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver à la portée de ma main.

Grimaud fit la révérence et se retira au bout de la chambre.

– Chut, chut, Monseigneur, dit La Ramée ; donnez-moi votre petite potence, je vais l’effiler avec mon couteau.

– Vous ? dit le duc en riant.


– Oui, moi ; n’était-ce pas cela que vous désiriez ?


– Sans doute.


– Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle. Tenez, mon cher La Ramée.


La Ramée, qui n’avait rien compris à l’exclamation du

prince, effila le pied de la potence le plus proprement du monde.


– Là, dit le duc ; maintenant, faites-moi un petit trou en terre pendant que je vais aller chercher le patient.


La Ramée mit un genou en terre et creusa le sol.


Pendant ce temps, le prince suspendit son écrevisse au fil.


Puis il planta la potence au milieu de la chambre en éclatant de rire.


La Ramée aussi rit de tout son cœur, sans trop savoir de quoi il riait, et les gardes firent chorus.


Grimaud seul ne rit pas.

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Il s’approcha de La Ramée, et, lui montrant l’écrevisse qui tournait au bout de son fil :

– Cardinal ! dit-il.

– Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en riant plus fort que jamais, et par maître Jacques-Chrysostome La Ramée, exempt du roi.

La Ramée poussa un cri de terreur et se précipita vers la potence, qu’il arracha de terre, qu’il mit incontinent en morceaux, et dont il jeta les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire autant de l’écrevisse, tant il avait perdu l’esprit, lorsque Grimaud la lui prit des mains.


– Bonne à manger, dit-il ; et il la mit dans sa poche.


Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à cette scène, qu’il pardonna presque à Grimaud le rôle qu’il avait joué. Mais comme, dans le courant de la journée, il réfléchit à l’intention qu’avait eue son gardien, et qu’au fond cette intention lui parut mauvaise, il sentit sa haine pour lui s’augmenter d’une manière sensible.


Mais l’histoire de l’écrevisse n’en eut pas moins, au grand désespoir de La Ramée, un immense retentissement dans

l’intérieur du donjon, et même au-dehors. M. de Chavigny, qui au fond du cœur détestait fort le cardinal, eut soin de conter l’anecdote à deux ou trois amis bien intentionnés, qui la répan-dirent à l’instant même.


Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à

M. de Beaufort.


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Cependant, le duc avait remarqué parmi ses gardes un

homme porteur d’une assez bonne figure, et il l’amadouait d’autant plus qu’à chaque instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un matin qu’il avait pris cet homme à part, et qu’il était parvenu à lui parler quelque temps en tête à tête, Grimaud entra, regarda ce qui se passait, puis s’approchant respectueusement du garde et du prince, il prit le garde par le bras.

– Que me voulez-vous ? demanda brutalement le duc.

Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui montra la porte.


– Allez, dit-il.


Le garde obéit.


– Oh ! mais, s’écria le prince, vous m’êtes insupportable : je vous châtierai.


Grimaud salua respectueusement.


– Monsieur l’espion, je vous romprai les os ! s’écria le prince exaspéré.


Grimaud salua en reculant.


– Monsieur l’espion, continua le duc, je vous étranglerai de mes propres mains.


Grimaud salua en reculant toujours.


– Et cela, reprit le prince, qui pensait qu’autant valait en finir de suite, pas plus tard qu’à l’instant même.


– 271 –


Et il étendit ses deux mains crispées vers Grimaud, qui se contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derrière lui.

En même temps il sentit les mains du prince qui

s’abaissaient sur ses épaules, pareilles à deux tenailles de fer ; il se contenta, au lieu d’appeler ou de se défendre, d’amener lentement son index à la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-voix, en colorant sa figure de son plus charmant sourire, le mot :

– Chut !


C’était une chose si rare de la part de Grimaud qu’un geste, qu’un sourire et qu’une parole, que Son Altesse s’arrêta tout court, au comble de la stupéfaction.


Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste un charmant petit billet à cachet aristocratique, auquel sa longue station dans les habits de Grimaud n’avait pu faire perdre entièrement son premier parfum, et le présenta au duc sans prononcer une parole.


Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud, prit le billet, et, reconnaissant l’écriture :


– De madame de Montbazon ? s’écria-t-il.


Grimaud fit signe de la tête que oui.


Le duc déchira rapidement l’enveloppe, passa sa main sur ses yeux, tant il était ébloui, et lut ce qui suit :


« Mon cher duc,


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Vous pouvez vous fier entièrement au brave garçon qui

vous remettra ce billet, car c’est le valet d’un gentilhomme qui est à nous, et qui nous l’a garanti comme éprouvé par vingt ans de fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre exempt et à s’enfermer avec vous à Vincennes, pour préparer et aider à votre fuite, de laquelle nous nous occupons.

Le moment de la délivrance approche ; prenez patience et courage en songeant que, malgré le temps et l’absence, tous vos amis vous ont conservé les sentiments qu’ils vous avaient voués.


Votre toute et toujours affectionnée,


« MARIE DE MONTBAZON. »


« P.-S. – Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de vanité de penser qu’après cinq ans d’absence vous reconnaîtriez mes initiales. »


Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu’il cherchait depuis cinq ans sans avoir pu le trouver, c’est-à-dire un serviteur, un aide, un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il s’y attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à sa lettre qu’il relut d’un bout à l’autre.


– Oh ! chère Marie, murmura-t-il quand il eut fini, c’est donc bien elle que j’avais aperçue au fond de son carrosse !

Comment, elle pense encore à moi après cinq ans de séparation ! Morbleu ! voilà une constance comme on n’en voit que dans l’ Astrée.


Puis se retournant vers Grimaud :


– Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu consens donc à nous aider ?


– 273 –


Grimaud fit signe que oui.

– Et tu es venu ici pour cela ?

Grimaud répéta le même signe.

– Et moi qui voulais t’étrangler ! s’écria le duc.

Grimaud se prit à sourire.

– Mais attends, dit le duc.

Et il fouilla dans sa poche.


– Attends, continua-t-il en renouvelant l’expérience infructueuse une première fois, il ne sera pas dit qu’un pareil dé-

vouement pour un petit-fils de Henri IV restera sans récompense.


Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait la meilleure intention du monde. Mais une des précautions qu’on prenait à Vincennes était de ne pas laisser d’argent aux prisonniers.


Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement du duc, tira de sa poche une bourse pleine d’or et la lui présenta.


– Voilà ce que vous cherchez, dit-il.


Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de Grimaud, mais Grimaud secoua la tête.


– Merci, Monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis payé.


Le duc tombait de surprise en surprise.


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Le duc lui tendit la main ; Grimaud s’approcha et la lui baisa respectueusement. Les grandes manières d’Athos avaient déteint sur Grimaud.

– Et maintenant, demanda le duc, qu’allons-nous faire ?

– Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que Monseigneur, à deux heures, demande à faire une partie de paume avec La Ramée, et envoie deux ou trois balles par-dessus les remparts.


– Eh bien, après ?


– Après… Monseigneur s’approchera des murailles et crie-ra à un homme qui travaille dans les fossés de les lui renvoyer.


– Je comprends, dit le duc.


Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfac-

tion : le peu d’usage qu’il faisait d’habitude de la parole lui rendait la conversation difficile.


Il fit un mouvement pour se retirer.


– Ah çà ! dit le duc, tu ne veux donc rien accepter ?


– Je voudrais que Monseigneur me fît une promesse.


– Laquelle ? parle.


– C’est que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et partout le premier ; car si l’on rattrape Monseigneur, le plus grand risque qu’il coure est d’être réintégré dans sa prison, tandis que si l’on m’attrape, moi, le moins qui puisse m’arriver, c’est d’être pendu.


– 275 –


– C’est trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera fait comme tu demandes.

– Maintenant, dit Grimaud, je n’ai plus qu’une chose à demander à Monseigneur : c’est qu’il continue de me faire l’honneur de me détester comme auparavant.

– Je tâcherai, dit le duc.

On frappa à la porte.


Le duc mit son billet et sa bourse dans sa poche et se jeta sur son lit. On savait que c’était sa ressource dans ses grands moments d’ennui. Grimaud alla ouvrir : c’était La Ramée qui venait de chez le cardinal, où s’était passée la scène que nous avons racontée.


La Ramée jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant toujours les mêmes symptômes d’antipathie entre le prisonnier et son gardien, il sourit plein d’une satisfaction inté-

rieure.


Puis se retournant vers Grimaud :


– Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d’être parlé de vous en bon lieu, et vous aurez bientôt, je l’espère, des nouvelles qui ne vous seront point désagréables.


Grimaud salua d’un air qu’il tâcha de rendre gracieux et se retira, ce qui était son habitude quand son supérieur entrait.


– Eh bien, Monseigneur ! dit La Ramée avec son gros rire, vous boudez donc toujours ce pauvre garçon ?


– Ah ! c’est vous, La Ramée, dit le duc ; ma foi, il était temps que vous arrivassiez. Je m’étais jeté sur mon lit et j’avais

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tourné le nez au mur pour ne pas céder à la tentation de tenir ma promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud.

– Je doute pourtant, dit La Ramée en faisant une spirituelle allusion au mutisme de son subordonné, qu’il ait dit quelque chose de désagréable à Votre Altesse.

– Je le crois pardieu bien ! un muet d’Orient. Je vous jure qu’il était temps que vous revinssiez, La Ramée, et que j’avais hâte de vous revoir.


– Monseigneur est trop bon, dit La Ramée, flatté du compliment.


– Oui, continua le duc ; en vérité, je me sens aujourd’hui d’une maladresse qui vous fera plaisir à voir.


– Nous ferons donc une partie de paume ? dit machinalement La Ramée.


– Si vous le voulez bien.


– Je suis aux ordres de Monseigneur.


– C’est-à-dire, mon cher La Ramée, dit le duc, que vous êtes un homme charmant et que je voudrais demeurer éternellement à Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.


– Monseigneur, dit La Ramée, je crois qu’il ne tiendra pas au cardinal que vos souhaits ne soient accomplis.


– Comment cela ? L’avez-vous vu depuis peu ?


– Il m’a envoyé quérir ce matin.


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– Vraiment ! pour vous parler de moi ?

– De quoi voulez-vous qu’il me parle ? En vérité, Monseigneur, vous êtes son cauchemar.


Le duc sourit amèrement.

– Ah ! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La Ramée !

– Allons, Monseigneur, voilà encore que nous allons repar-ler de cela ; mais vous voyez bien que vous n’êtes pas raisonnable.

– La Ramée, je vous ai dit et je vous répète encore que je ferais votre fortune.


– Avec quoi ? Vous ne serez pas plus tôt sorti de prison que vos biens seront confisqués.


– Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je serai maître de Paris.


– Chut ! chut donc ! Eh bien… mais, est-ce que je puis entendre des choses comme cela ? Voilà une belle conversation à tenir à un officier du roi ! Je vois bien, Monseigneur, qu’il faudra que je cherche un second Grimaud.


– Allons ! n’en parlons plus. Ainsi il a été question de moi entre toi et le cardinal ? La Ramée, tu devrais, un jour qu’il te fera demander, me laisser mettre tes habits ; j’irais à ta place, je l’étranglerais, et, foi de gentilhomme, si c’était une condition, je reviendrais me mettre en prison.


– Monseigneur, je vois bien qu’il faut que j’appelle Grimaud.


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– J’ai tort. Et que t’a-t-il dit, le cuistre ?

– Je vous passe le mot, Monseigneur, dit La Ramée d’un air fin, parce qu’il rime avec ministre. Ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit de vous surveiller.

– Et pourquoi cela, me surveiller ? demanda le duc inquiet.

– Parce qu’un astrologue a prédit que vous vous échappe-riez.

– Ah ! un astrologue a prédit cela ? dit le duc en tressaillant malgré lui.


– Oh ! mon Dieu, oui ! ils ne savent que s’imaginer, ma parole d’honneur, pour tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de magiciens.


– Et qu’as-tu répondu à l’illustrissime Éminence ?


– Que si l’astrologue en question faisait des almanachs, je ne lui conseillerais pas d’en acheter.


– Pourquoi ?


– Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez pinson ou roitelet.


– Et tu as bien raison, malheureusement. Allons faire une partie de paume, La Ramée.


– Monseigneur, j’en demande bien pardon à Votre Altesse, mais il faut qu’elle m’accorde une demi-heure.


– Et pourquoi cela ?


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– Parce que monseigneur Mazarin est plus fier que vous, quoiqu’il ne soit pas tout à fait de si bonne naissance, et qu’il a oublié de m’inviter à déjeuner.

– Eh bien ! veux-tu que je te fasse apporter à déjeuner ici ?

– Non pas ! Monseigneur. Il faut vous dire que le pâtissier qui demeurait en face du château, et qu’on appelait le père Marteau …

– Eh bien ?

– Eh bien ! il y a huit jours qu’il a vendu son fonds à un pâ-

tissier de Paris, à qui les médecins, à ce qu’il paraît, ont recommandé l’air de la campagne.


– Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait à moi ?


– Attendez donc, Monseigneur ; de sorte que ce damné pâ-

tissier a devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir l’eau à la bouche.


– Gourmand.


– Eh, mon Dieu ! Monseigneur, reprit La Ramée, on n’est pas gourmand parce qu’on aime à bien manger. Il est dans la nature de l’homme de chercher la perfection dans les pâtés comme dans les autres choses. Or, ce gueux de pâtissier, il faut vous dire, Monseigneur, que quand il m’a vu m’arrêter devant son étalage, il est venu à moi la langue tout enfarinée et m’a dit :

« Monsieur La Ramée, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du donjon. J’ai acheté l’établissement de mon prédé-

cesseur parce qu’il m’a assuré qu’il fournissait le château : et cependant, sur mon honneur, monsieur La Ramée, depuis huit jours que je suis établi, M. de Chavigny ne m’a pas fait acheter une tartelette.

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« – Mais, lui ai-je dit alors, c’est probablement que

M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne soit pas bonne.

« – Pas bonne, ma pâtisserie ! eh bien, monsieur La Ra-mée, je veux vous en faire juge, et cela à l’instant même.

« – Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut absolument que je rentre au château.

« – Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires, puisque vous paraissez pressé, mais revenez dans une demi-heure.


« – Dans une demi-heure ?


« – Oui. Avez-vous déjeuné ?


« – Ma foi, non.


« – Eh bien, voici un pâté qui vous attendra avec une bouteille de vieux bourgogne…


« Et vous comprenez, Monseigneur, comme je suis à jeun, je voudrais, avec la permission de Votre Altesse…


Et La Ramée s’inclina.


– Va donc, animal, dit le duc ; mais fais attention que je ne te donne qu’une demi-heure.


– Puis-je promettre votre pratique au successeur du père Marteau, Monseigneur ?


– Oui, pourvu qu’il ne mette pas de champignons dans ses pâtés ; tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de Vincennes sont mortels à ma famille.

– 281 –


La Ramée sortit sans relever l’allusion, et, cinq minutes après sa sortie, l’officier de garde entra sous prétexte de faire honneur au prince en lui tenant compagnie, mais en réalité pour accomplir les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous l’avons dit, recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue.

Mais pendant les cinq minutes qu’il était resté seul, le duc avait eu le temps de relire le billet de madame de Montbazon, lequel prouvait au prisonnier que ses amis ne l’avaient pas oublié et s’occupaient de sa délivrance. De quelle façon ? il l’ignorait encore, mais il se promettait bien, quel que fût son mutisme, de faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance d’autant plus grande qu’il se rendait maintenant compte de toute sa conduite, et qu’il comprenait qu’il n’avait inventé toutes les petites persécutions dont il poursuivait le duc, que pour ôter à ses gardiens toute idée qu’il pouvait s’entendre avec lui.


Cette ruse donna au duc une haute idée de l’intellect de Grimaud, auquel il résolut de se fier entièrement.


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XXI. Ce que contenaient les pâtés du

successeur du père Marteau

Une demi-heure après, La Ramée rentra gai et allègre

comme un homme qui a bien mangé, et qui surtout a bien bu. Il avait trouvé les pâtés excellents et le vin délicieux.


Le temps était beau et permettait la partie projetée. Le jeu de paume de Vincennes était un jeu de longue paume, c’est-à-

dire en plein air ; rien n’était donc plus facile au duc que de faire ce que lui avait recommandé Grimaud, c’est-à-dire d’envoyer les balles dans les fossés.


Cependant, tant que deux heures ne furent pas sonnées, le duc ne fut pas trop maladroit, car deux heures étaient l’heure dite. Il n’en perdit pas moins les parties engagées jusque-là, ce qui lui permit de se mettre en colère et de faire ce qu’on fait en pareil cas, faute sur faute.


Aussi, à deux heures sonnant, les balles commencèrent-

elles à prendre le chemin des fossés, à la grande joie de La Ra-mée qui marquait quinze à chaque dehors que faisait le prince.


Les dehors se multiplièrent tellement que bientôt on manqua de balles. La Ramée proposa alors d’envoyer quelqu’un pour les ramasser dans le fossé. Mais le duc fit observer très judicieusement que c’était du temps perdu, et s’approchant du rempart qui à cet endroit, comme l’avait dit l’exempt, avait au moins cinquante pieds de haut, il aperçut un homme qui travaillait dans un des mille petits jardins que défrichent les paysans sur le revers du fossé.


– 283 –


– Eh ! l’ami ? cria le duc.

L’homme leva la tête, et le duc fut prêt à pousser un cri de surprise. Cet homme, ce paysan, ce jardinier, c’était Rochefort, que le prince croyait à la Bastille.

– Eh bien, qu’y a-t-il là-haut ? demanda l’homme.

– Ayez l’obligeance de nous rejeter nos balles, dit le duc.

Le jardinier fit un signe de la tête, et se mit à jeter les balles, que ramassèrent La Ramée et les gardes. Une d’elles tomba aux pieds du duc, et comme celle-là lui était visiblement destinée, il la mit dans sa poche.


Puis, ayant fait au jardinier un signe de remerciement, il retourna à sa partie.


Mais décidément le duc était dans son mauvais jour, les balles continuèrent à battre la campagne : au lieu de se maintenir dans les limites du jeu, deux ou trois retournèrent dans le fossé ; mais comme le jardinier n’était plus là pour les renvoyer, elles furent perdues, puis le duc déclara qu’il avait honte de tant de maladresse et qu’il ne voulait pas continuer.


La Ramée était enchanté d’avoir si complètement battu un prince du sang.


Le prince rentra chez lui et se coucha ; c’était ce qu’il faisait presque toute la journée depuis qu’on lui avait enlevé ses livres.


La Ramée prit les habits du prince, sous prétexte qu’ils étaient couverts de poussière, et qu’il allait les faire brosser, mais, en réalité, pour être sûr que le prince ne bougerait pas.

C’était un homme de précaution que La Ramée.


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Heureusement le prince avait eu le temps de cacher la balle sous son traversin.

Aussitôt que la porte fut refermée, le duc déchira

l’enveloppe de la balle avec ses dents, car on ne lui laissait aucun instrument tranchant ; il mangeait avec des couteaux à lames d’argent pliantes, et qui ne coupaient pas.

Sous l’enveloppe était une lettre qui contenait les lignes suivantes :


« Monseigneur, vos amis veillent, et l’heure de votre délivrance approche : demandez après-demain à manger un pâté fait par le nouveau pâtissier qui a acheté le fonds de boutique de l’ancien, et qui n’est autre que Noirmont, votre maître d’hôtel ; n’ouvrez le pâté que lorsque vous serez seul, j’espère que vous serez content de ce qu’il contiendra.


« Le serviteur toujours dévoué de Votre Altesse, à la Bastille comme ailleurs,


« Comte de ROCHEFORT. »


« P.-S. – Votre Altesse peut se fier à Grimaud en tout point ; c’est un garçon fort intelligent et qui nous est tout à fait dévoué. »


Le duc de Beaufort, à qui l’on avait rendu son feu depuis qu’il avait renoncé à la peinture, brûla la lettre, comme il avait fait, avec plus de regrets, de celle de madame de Montbazon, et il allait en faire autant de la balle, lorsqu’il pensa qu’elle pourrait lui être utile pour faire parvenir sa réponse à Rochefort.


Il était bien gardé, car au mouvement qu’il avait fait, La Ramée entra.


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– Monseigneur a besoin de quelque chose ? dit-il.

– J’avais froid, répondit le duc, et j’attisais le feu pour qu’il donnât plus de chaleur. Vous savez, mon cher, que les chambres du donjon de Vincennes sont réputées pour leur fraîcheur. On pourrait y conserver la glace et on y récolte du salpêtre. Celles où sont morts Puylaurens, le maréchal d’Ornano et le grand prieur, mon oncle, valaient, sous ce rapport, comme le disait madame de Rambouillet, leur pesant d’arsenic.

Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous son traversin. La Ramée sourit du bout des lèvres. C’était un brave homme au fond, qui s’était pris d’une grande affection pour son illustre prisonnier, et qui eût été désespéré qu’il lui arrivât malheur. Or, les malheurs successifs arrivés aux trois personnages qu’avait nommés le duc étaient incontestables.


– Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se livrer à de pareilles pensées. Ce sont ces pensées-là qui tuent, et non le salpê-

tre.


– Eh ! mon cher, dit le duc, vous êtes charmant ; si je pouvais comme vous aller manger des pâtés et boire du vin de Bourgogne chez le successeur du père Marteau, cela me distrairait.


– Le fait est, Monseigneur, dit La Ramée, que ses pâtés sont, de fameux pâtés, et que son vin est un fier vin.


– En tout cas, reprit le duc, sa cave et sa cuisine n’ont pas de peine à valoir mieux que celles de M. de Chavigny.


– Eh bien ! Monseigneur, dit La Ramée donnant dans le

piège, qui vous empêche d’en tâter ? d’ailleurs, je lui ai promis votre pratique.


– 286 –


– Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici à perpétuité, comme monsieur Mazarin a eu la bonté de me le faire entendre, il faut que je me crée une distraction pour mes vieux jours, il faut que je me fasse gourmand.


– Monseigneur, dit La Ramée, croyez-en un bon conseil, n’attendez pas que vous soyez vieux pour cela.

– Bon, dit à part le duc de Beaufort, tout homme doit avoir, pour perdre son cœur et son âme, reçu de la magnificence cé-

leste un des sept péchés capitaux, quand il n’en a pas reçu deux ; il paraît que celui de maître La Ramée est la gourmandise. Soit, nous en profiterons.


Puis tout haut :


– Eh bien ! mon cher La Ramée, ajouta-t-il, c’est après-demain fête ?


– Oui, Monseigneur, c’est la Pentecôte.


– Voulez-vous me donner une leçon, après-demain ?


– De quoi ?


– De gourmandise.


– Volontiers, Monseigneur.


– Mais une leçon en tête à tête. Nous enverrons dîner les gardes à la cantine de M. de Chavigny, et nous ferons ici un souper dont je vous laisse la direction.


– Hum ! fit La Ramée.


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L’offre était séduisante ; mais La Ramée, quoi qu’en eût pensé de désavantageux en le voyant M. le cardinal, était un vieux routier qui connaissait tous les pièges que peut tendre un prisonnier. M. de Beaufort avait, disait-il, préparé quarante moyens de fuir de prison. Ce déjeuner ne cachait-il pas quelque ruse ?

Il réfléchit un instant ; mais le résultat de ses réflexions fut qu’il commanderait les vivres et le vin, et que par conséquent aucune poudre ne serait semée sur les vivres, aucune liqueur ne serait mêlée au vin.

Quant à le griser, le duc ne pouvait avoir une pareille intention, et il se mit à rire à cette seule pensée ; puis une idée lui vint qui conciliait tout.


Le duc avait suivi le monologue intérieur de La Ramée d’un œil assez inquiet à mesure que le trahissait sa physionomie ; mais enfin, le visage de l’exempt s’éclaira.


– Eh bien, demanda le duc, cela va-t-il ?


– Oui, Monseigneur, à une condition.


– Laquelle ?


– C’est que Grimaud nous servira à table.


Rien ne pouvait mieux aller au prince.


Cependant il eut cette puissance de faire prendre à sa figure une teinte de mauvaise humeur des plus visibles.


– Au diable votre Grimaud ! s’écria-t-il, il me gâtera toute la fête.


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– Je lui ordonnerai de se tenir derrière Votre Altesse, et comme il ne souffle pas un mot, Votre Altesse ne le verra ni ne l’entendra, et, avec un peu de bonne volonté, pourra se figurer qu’il est à cent lieues d’elle.


– Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que je vois de plus clair dans cela ? c’est que vous vous défiez de moi.

– Monseigneur, c’est après-demain la Pentecôte.

– Eh bien ! que me fait la Pentecôte à moi ? Avez-vous peur que le Saint-Esprit ne descende sous la figure d’une langue de feu pour m’ouvrir les portes de ma prison ?


– Non, Monseigneur ; mais je vous ai raconté ce qu’avait prédit ce magicien damné.


– Et qu’a-t-il prédit ?


– Que le jour de la Pentecôte ne se passerait pas sans que Votre Altesse fût hors de Vincennes.


– Tu crois donc aux magiciens ? imbécile !


– Moi, dit La Ramée, je m’en soucie comme de cela, et il fit claquer ses doigts. Mais c’est monseigneur Giulio qui s’en soucie ; en qualité d’italien, il est superstitieux.


Le duc haussa les épaules.


– Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie parfaitement jouée, j’accepte Grimaud, car sans cela la chose n’en finirait point ; mais je ne veux personne autre que Grimaud ; vous vous chargerez de tout. Vous commanderez le souper comme vous l’entendrez, le seul mets que je désigne est un de ces pâtés dont vous m’avez parlé. Vous le commanderez pour moi, afin que le

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successeur du père Marteau se surpasse, et vous lui promettrez ma pratique, non seulement pour tout le temps que je resterai en prison, mais encore pour le moment où j’en serai sorti.

– Vous croyez donc toujours que vous en sortirez ? dit La Ramée.

– Dame ! répliqua le prince, ne fût-ce qu’à la mort de Mazarin : j’ai quinze ans de moins que lui. Il est vrai, ajouta-t-il en souriant, qu’à Vincennes on vit plus vite.


– Monseigneur ! reprit La Ramée, Monseigneur !


– Ou qu’on meurt plus tôt, ajouta le duc de Beaufort, ce qui revient au même.


– Monseigneur, dit La Ramée, je vais commander le sou-

per.


– Et vous croyez que vous pourrez faire quelque chose de votre élève ?


– Mais je l’espère, Monseigneur, répondit La Ramée.


– S’il vous en laisse le temps, murmura le duc.


– Que dit Monseigneur ? demanda La Ramée.


– Monseigneur dit que vous n’épargniez pas la bourse de M. le cardinal, qui a bien voulu se charger de notre pension.


La Ramée s’arrêta à la porte.


– Qui Monseigneur veut-il que je lui envoie ?


– Qui vous voudrez, excepté Grimaud.

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– L’officier des gardes, alors ?

– Avec son jeu d’échecs.


– Oui.

Et La Ramée sortit.

Cinq minutes après, l’officier des gardes entrait et le duc de Beaufort paraissait profondément plongé dans les sublimes combinaisons de l’échec et mat.


C’est une singulière chose que la pensée, et quelles révolutions un signe, un mot, une espérance, y opèrent. Le duc était depuis cinq ans en prison, et un regard jeté en arrière lui faisait paraître ces cinq années, qui cependant s’étaient écoulées bien lentement, moins longues que les deux jours, les quarante-huit heures qui le séparaient encore du moment fixé pour l’évasion.


Puis il y avait une chose surtout qui le préoccupait affreusement : c’était de quelle manière s’opérerait cette évasion. On lui avait fait espérer le résultat ; mais on lui avait caché les dé-

tails que devait contenir le mystérieux pâté. Quels amis l’attendaient ? Il avait donc encore des amis après cinq ans de prison ? En ce cas il était un prince bien privilégié.


Il oubliait qu’outre ses amis, chose bien plus extraordinaire, une femme s’était souvenue de lui ; il est vrai qu’elle ne lui avait peut-être pas été bien scrupuleusement fidèle, mais elle ne l’avait pas oublié, ce qui était beaucoup.


Il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour donner des préoccupations du duc ; aussi en fut-il des échecs comme de la longue paume : M. de Beaufort fit école sur école, et l’officier le battit à son tour le soir comme l’avait battu le matin La Ramée.

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Mais ses défaites successives avaient eu un avantage : c’était de conduire le prince jusqu’à huit heures du soir ; c’était toujours trois heures gagnées ; puis la nuit allait venir, et avec la nuit, le sommeil.

Le duc le pensait ainsi du moins : mais le sommeil est une divinité fort capricieuse, et c’est justement lorsqu’on l’invoque qu’elle se fait attendre. Le duc l’attendit jusqu’à minuit, se tournant et se retournant sur ses matelas comme saint Laurent sur son gril. Enfin il s’endormit.

Mais avec le jour il s’éveilla : il avait fait des rêves fantastiques ; il lui était poussé des ailes ; il avait alors et tout naturellement voulu s’envoler, et d’abord ses ailes l’avaient parfaitement soutenu ; mais, parvenu à une certaine hauteur, cet appui étrange lui avait manqué tout à coup, ses ailes s’étaient brisées, et il lui avait semblé qu’il roulait dans des abîmes sans fond ; et il s’était réveillé le front couvert de sueur et brisé comme s’il avait réellement fait une chute aérienne.


Alors il s’était endormi pour errer de nouveau dans un dé-

dale de songes plus insensés les uns que les autres ; à peine ses yeux étaient-ils fermés, que son esprit, tendu vers un seul but, son évasion, se reprenait à tenter cette évasion. Alors c’était autre chose : on avait trouvé un passage souterrain qui devait le conduire hors de Vincennes, il était engagé dans ce passage, et Grimaud marchait devant lui une lanterne à la main ; mais peu à peu le passage se rétrécissait, et cependant le duc continuait toujours son chemin ; enfin le souterrain devenait si étroit, que le fugitif essayait inutilement d’aller plus loin : les parois de la muraille se resserraient et le pressaient entre elles, il faisait des efforts inouïs pour avancer, la chose était impossible ; et cependant il voyait au loin Grimaud avec sa lanterne qui continuait de marcher ; il voulait l’appeler pour qu’il l’aidât à se tirer de ce défilé qui l’étouffait, mais impossible de prononcer une parole.

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Alors, à l’autre extrémité, à celle par laquelle il était venu, il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient, ces pas se rapprochaient incessamment, il était découvert, il n’avait plus d’espoir de fuir. La muraille semblait être d’intelligence avec ses ennemis, et le presser d’autant plus qu’il avait plus besoin de fuir ; enfin il entendait la voix de La Ramée, il l’apercevait. La Ramée étendait la main et lui posait cette main sur l’épaule en éclatant de rire ; il était repris et conduit dans cette chambre basse et voûtée où étaient morts le maréchal Ornano, Puylaurens et son oncle ; leurs trois tombes étaient là, bosselant le terrain, et une quatrième fosse était ouverte, n’attendant plus qu’un cadavre.

Aussi, quand il se réveilla, le duc fit-il autant d’efforts pour se tenir éveillé qu’il en avait fait pour s’endormir ; et lorsque La Ramée entra, il le trouva si pâle et si fatigué qu’il lui demanda s’il était malade.


– En effet, dit un des gardes qui avait couché dans la chambre et qui n’avait pas pu dormir à cause d’un mal de dents que lui avait donné l’humidité, Monseigneur a eu une nuit agitée et deux ou trois fois dans ses rêves a appelé au secours.


– Qu’a donc Monseigneur ? demanda La Ramée.


– Eh ! c’est toi, imbécile, dit le duc, qui avec toutes tes bil-levesées d’évasion m’as rompu la tête hier, et qui es cause que j’ai rêvé que je me sauvais, et qu’en me sauvant je me cassais le cou.


La Ramée éclata de rire.


– Vous le voyez, Monseigneur, dit La Ramée, C’est un avertissement du ciel ; aussi j’espère que Monseigneur ne commettra jamais de pareilles imprudences qu’en rêve.


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– Et vous avez raison, mon cher La Ramée, dit le duc en essuyant la sueur qui coulait encore sur son front, tout éveillé qu’il était, je ne veux plus songer qu’à boire et à manger.

– Chut ! dit La Ramée.

Et il éloigna les gardes les uns après les autres sous un pré-

texte quelconque.

– Eh bien ? demanda le duc quand ils furent seuls.


– Eh bien ! dit La Ramée, votre souper est commandé.


– Ah ! fit le prince, et de quoi se composera-t-il ? Voyons, monsieur mon majordome.


– Monseigneur a promis de s’en rapporter à moi.


– Et il y aura un pâté ?


– Je crois bien ! comme une tour.


– Fait par le successeur du père Marteau ?


– Il est commandé.


– Et tu lui as dit que c’était pour moi ?


– Je le lui ai dit.


– Et il a répondu ?


– Qu’il ferait de son mieux pour contenter Votre Altesse.


– À la bonne heure ! dit le duc en se frottant les mains.


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– Peste ! Monseigneur, dit La Ramée, comme vous mordez à la gourmandise ! je ne vous ai pas encore vu, depuis cinq ans, si joyeux visage qu’en ce moment.

Le duc vit qu’il n’avait point été assez maître de lui ; mais en ce moment, comme s’il eût écouté à la porte et qu’il eût compris qu’une distraction aux idées de La Ramée était urgente, Grimaud entra et fit signe à La Ramée qu’il avait quelque chose à lui dire.

La Ramée s’approcha de Grimaud, qui lui parla tout bas. Le duc se remit pendant ce temps.


– J’ai déjà défendu à cet homme, dit-il, de se présenter ici sans ma permission.


– Monseigneur, dit La Ramée, il faut lui pardonner, car c’est moi qui l’ai mandé.


– Et pourquoi l’avez-vous mandé, puisque vous savez qu’il me déplaît ?


– Monseigneur se rappelle ce qui a été convenu, dit La Ramée, et qu’il doit nous servir à ce fameux souper. Monseigneur a oublié le souper.


– Non ; mais j’avais oublié M. Grimaud.


– Monseigneur sait qu’il n’y a pas de souper sans lui.


– Allons donc, faites à votre guise.


– Approchez, mon garçon, dit La Ramée, et écoutez ce que je vais vous dire.


Grimaud s’approcha avec son visage le plus renfrogné.

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La Ramée continua :

– Monseigneur me fait l’honneur de m’inviter à souper

demain en tête à tête.

Grimaud fit un signe qui voulait dire qu’il ne voyait pas en quoi la chose pouvait le regarder.

– Si fait, si fait, dit La Ramée, la chose vous regarde, au contraire, car vous aurez l’honneur de nous servir, sans compter que, si bon appétit et si grande soif que nous ayons, il restera bien quelque chose au fond des plats et au fond des bouteilles, et que ce quelque chose sera pour vous.


Grimaud s’inclina en signe de remerciement.


– Et maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, j’en de-

mande pardon à Votre Altesse, il paraît que M. de Chavigny s’absente pour quelques jours, et avant son départ il me pré-

vient qu’il a des ordres à me donner.


Le duc essaya d’échanger un regard avec Grimaud, mais

l’œil de Grimaud était sans regard.


– Allez, dit le duc à La Ramée, et revenez le plus tôt possible.


– Monseigneur veut-il donc prendre sa revanche de la partie de paume d’hier ?


Grimaud fit un signe de tête imperceptible de haut en bas.


– Oui, dit le duc ; mais prenez garde, mon cher La Ramée, les jours se suivent et ne se ressemblent pas, de sorte qu’aujourd’hui je suis décidé à vous battre d’importance.

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La Ramée sortit : Grimaud le suivit des yeux, sans que le reste de son corps déviât d’une ligne ; puis, lorsqu’il vit la porte refermée, il tira vivement de sa poche un crayon et un carré de papier.

– Écrivez, Monseigneur, lui dit-il.

– Et que faut-il que j’écrive ?

Grimaud fit un signe du doigt et dicta :

« Tout est prêt pour demain soir, tenez-vous sur vos gardes de sept à neuf heures, ayez deux chevaux de main tout prêts, nous descendrons par la première fenêtre de la galerie. »


– Après ? dit le duc.


– Après, Monseigneur ? reprit Grimaud étonné. Après, signez.


– Et c’est tout ?


– Que voulez-vous de plus, Monseigneur ? reprit Grimaud, qui était pour la plus austère concision.


Le duc signa.


– Maintenant, dit Grimaud, Monseigneur a-t-il perdu la balle ?


– Quelle balle ?


– Celle qui contenait la lettre.


– Non, j’ai pensé qu’elle pouvait nous être utile. La voici.

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Et le duc prit la balle sous son oreiller et la présenta à Grimaud.

Grimaud sourit le plus agréablement qu’il lui fut possible.

– Eh bien ? demanda le duc.

– Eh bien ! Monseigneur, dit Grimaud, je recouds le papier dans la balle, en jouant à la paume vous envoyez la balle dans le fossé.

– Mais peut-être sera-t-elle perdue ?


– Soyez tranquille, Monseigneur, il y aura quelqu’un pour la ramasser.


– Un jardinier ? demanda le duc.


Grimaud fit signe que oui.


– Le même qu’hier ?


Grimaud répéta son signe.


– Le comte de Rochefort, alors ?


Grimaud fit trois fois signe que oui.


– Mais, voyons, dit le duc, donne-moi au moins quelques détails sur la manière dont nous devons fuir.


– Cela m’est défendu, dit Grimaud, avant le moment même de l’exécution.


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– Quels sont ceux qui m’attendront de l’autre côté du fossé ? – Je n’en sais rien, Monseigneur.


– Mais, au moins, dis-moi ce que contiendra ce fameux pâ-

té, si tu ne veux pas que je devienne fou.

– Monseigneur, dit Grimaud, il contiendra deux poignards, une corde à nœud et une poire d’angoisse.


– Bien, je comprends.


– Monseigneur voit qu’il y en aura pour tout le monde.


– Nous prendrons pour nous les poignards et la corde, dit le duc.


– Et nous ferons manger la poire à La Ramée, répondit Grimaud.


– Mon cher Grimaud, dit le duc, tu ne parles pas souvent, mais quand tu parles, c’est une justice à te rendre, tu parles d’or.


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XXII. Une aventure de Marie Michon

Vers la même époque où ces projets d’évasion se tramaient entre le duc de Beaufort et Grimaud, deux hommes à cheval, suivis à quelques pas par un laquais, entraient dans Paris par la rue du faubourg Saint-Marcel. Ces deux hommes, c’étaient le comte de La Fère et le vicomte de Bragelonne.

C’était la première fois que le jeune homme venait à Paris, et Athos n’avait pas mis grande coquetterie en faveur de la capitale, son ancienne amie, en la lui montrant de ce côté. Certes, le dernier village de la Touraine était plus agréable à la vue que Paris vu sous la face avec laquelle il regarde Blois. Aussi faut-il le dire à la honte de cette ville tant vantée, elle produisit un mé-

diocre effet sur le jeune homme.


Athos avait toujours son air insoucieux et serein.


Arrivé à Saint-médard, Athos, qui servait dans ce grand labyrinthe de guide à son compagnon de voyage, prit la rue des Postes, puis celle de l’estrapade, puis celle des Fossés Saint-Michel, puis celle de Vaugirard. Parvenus à la rue Férou, les voyageurs s’y engagèrent. Vers la moitié de cette rue, Athos leva les yeux en souriant, et, montrant une maison de bourgeoise apparence au jeune homme :


– Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison où j’ai passé sept des plus douces et des plus cruelles années de ma vie.


Le jeune homme sourit à son tour et salua la maison. La piété de Raoul pour son protecteur se manifestait dans tous les actes de sa vie.

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Quant à Athos, nous l’avons dit, Raoul était non seulement pour lui le centre, mais encore, moins ses anciens souvenirs de régiment, le seul objet de ses affections, et l’on comprend de quelle façon tendre et profonde cette fois pouvait aimer le cœur d’Athos.

Les deux voyageurs s’arrêtèrent rue du Vieux-Colombier, à l’enseigne du Renard-Vert. Athos connaissait la taverne de longue date, cent fois il y était venu avec ses amis ; mais depuis vingt ans il s’était fait force changements dans l’hôtel, à commencer par les maîtres.


Les voyageurs remirent leurs chevaux aux mains des gar-

çons, et comme c’étaient des animaux de noble race, ils recommandèrent qu’on en eût le plus grand soin, qu’on ne leur donnât que de la paille et de l’avoine, et qu’on leur lavât le poitrail et les jambes avec du vin tiède. Ils avaient fait vingt lieues dans la journée. Puis, s’étant occupés d’abord de leurs chevaux, comme doivent faire de vrais cavaliers, ils demandèrent ensuite deux chambres pour eux.


– Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos, je vous pré-

sente à quelqu’un.


– Aujourd’hui, monsieur ? demanda le jeune homme.


– Dans une demi-heure.


Le jeune homme salua.


Peut-être, moins infatigable qu’Athos, qui semblait de fer, eût-il préféré un bain dans cette rivière de Seine dont il avait tant entendu parler, et qu’il se promettait bien de trouver infé-

rieure à la Loire, et son lit après ; mais le comte de La Fère avait parlé, il ne songea qu’à obéir.

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– À propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul ; je veux qu’on vous trouve beau.

– J’espère, monsieur, dit le jeune homme en souriant, qu’il ne s’agit point de mariage. Vous savez mes engagements avec Louise.

Athos sourit à son tour.

– Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit à une femme que je vais vous présenter.


– Une femme ? demanda Raoul.


– Oui, et je désire même que vous l’aimiez.


Le jeune homme regarda le comte avec une certaine in-

quiétude ; mais au sourire d’Athos, il fut bien vite rassuré.


– Et quel âge a-t-elle ? demanda le vicomte de Bragelonne.


– Mon cher Raoul, apprenez une fois pour toutes, dit

Athos, que voilà une question qui ne se fait jamais. Quand vous pouvez lire son âge sur le visage d’une femme, il est inutile de le lui demander ; quand vous ne le pouvez plus, c’est indiscret.


– Et est-elle belle ?


– Il y a seize ans, elle passait non seulement pour la plus jolie, mais encore pour la plus gracieuse femme de France.


Cette réponse rassura complètement le vicomte. Athos ne pouvait avoir aucun projet sur lui et sur une femme qui passait pour la plus jolie et la plus gracieuse de France un an avant qu’il vînt au monde.

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Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette coquetterie qui va si bien à la jeunesse, il s’appliqua à suivre les instructions d’Athos, c’est-à-dire à se faire le plus beau qu’il lui était possible. Or c’était chose facile avec ce que la nature avait fait pour cela. Lorsqu’il reparut, Athos le reçut avec ce sourire paternel dont autrefois il accueillait d’Artagnan, mais qui s’était empreint d’une plus profonde tendresse encore pour Raoul.


Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses mains et sur ses cheveux, ces trois signes de race. Ses cheveux noirs étaient élé-

gamment partagés comme on les portait à cette époque et retombaient en boucles encadrant son visage au teint mat ; des gants de daim grisâtres et qui s’harmonisaient avec son feutre dessinaient une main fine et élégante, tandis que ses bottes, de la même couleur que ses gants et son feutre, pressaient un pied qui semblait être celui d’un enfant de dix ans.


– Allons, murmura-t-il, si elle n’est pas fière de lui, elle se-ra bien difficile.


Il était trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire l’heure convenable aux visites. Les deux voyageurs s’acheminèrent par la rue de Grenelle, prirent la rue des Rosiers, entrèrent dans la rue Saint-Dominique, et s’arrêtèrent devant un magnifique hô-

tel situé en face des Jacobins, et que surmontaient les armes de Luynes.


– C’est ici, dit Athos.


Il entra dans l’hôtel de ce pas ferme et assuré qui indique au suisse que celui qui entre a le droit d’en agir ainsi. Il monta le perron, et, s’adressant à un laquais qui attendait en grande li-

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vrée, il demanda si madame la duchesse de Chevreuse était visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de La Fère.

Un instant après le laquais rentra, et dit que, quoique madame la duchesse de Chevreuse n’eût pas l’honneur de connaî-

tre monsieur le comte de La Fère, elle le priait de vouloir bien entrer.

Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une longue file d’appartements et s’arrêta enfin devant une porte fermée. On était dans un salon. Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de s’arrêter là où il était.


Le laquais ouvrit et annonça M. le comte de La Fère.


Madame de Chevreuse, dont nous avons si souvent parlé

dans notre histoire des Trois Mousquetaires sans avoir eu l’occasion de la mettre en scène, passait encore pour une fort belle femme. En effet, quoiqu’elle eût à cette époque déjà quarante-quatre ou quarante-cinq ans, à peine en paraissait-elle trente-huit ou trente-neuf ; elle avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses grands yeux vifs et intelligents que l’intrigue avait si souvent ouverts et l’amour si souvent fermés, et sa taille de nymphe, qui faisait que lorsqu’on la voyait par-derrière elle semblait toujours être la jeune fille qui sautait avec Anne d’Autriche ce fossé des Tuileries qui priva, en 1623, la couronne de France d’un héritier.


Au reste, c’était toujours la même folle créature qui a jeté sur ses amours un tel cachet d’originalité, que ses amours sont presque devenues une illustration pour sa famille.


Elle était dans un petit boudoir dont la fenêtre donnait sur le jardin. Ce boudoir, selon la mode qu’en avait fait venir madame de Rambouillet en bâtissant son hôtel, était tendu d’une espèce de damas bleu à fleurs roses et à feuillage d’or. Il y avait

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une grande coquetterie à une femme de l’âge de madame de Chevreuse à rester dans un pareil boudoir, et surtout comme elle était en ce moment, c’est-à-dire couchée sur une chaise longue et la tête appuyée à la tapisserie.


Elle tenait à la main un livre entr’ouvert et avait un coussin pour soutenir le bras qui tenait ce livre.

À l’annonce du laquais, elle se souleva un peu et avança curieusement la tête.


Athos parut.


Il était vêtu de velours violet avec des passementeries pareilles ; les aiguillettes étaient d’argent bruni, son manteau n’avait aucune broderie d’or, et une simple plume violette enveloppait son feutre noir.


Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et à son ceinturon verni pendait cette épée à la poignée magnifique que Porthos avait si souvent admirée rue Férou, mais qu’Athos n’avait jamais voulu lui prêter. De splendides dentelles formaient le col rabattu de sa chemise ; des dentelles retombaient aussi sur les revers de ses bottes.


Il y avait dans toute la personne de celui qu’on venait d’annoncer ainsi sous un nom complètement inconnu à madame de Chevreuse un tel air de gentilhomme de haut lieu, qu’elle se souleva à demi, et lui fit gracieusement signe de prendre un siège auprès d’elle.


Athos salua et obéit. Le laquais allait se retirer, lorsque Athos fit un signe qui le retint.


– Madame, dit-il à la duchesse, j’ai eu cette audace de me présenter à votre hôtel sans être connu de vous ; elle m’a réussi,

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puisque vous avez daigné me recevoir. J’ai maintenant celle de vous demander une demi-heure d’entretien.

– Je vous l’accorde, monsieur, répondit madame de Che-

vreuse avec son plus gracieux sourire.

– Mais ce n’est pas tout, madame. Oh ! je suis un grand ambitieux, je le sais ! l’entretien que je vous demande est un entretien de tête-à-tête, et dans lequel j’aurais un bien vif désir de ne pas être interrompu.


– Je n’y suis pour personne, dit la duchesse de Chevreuse au laquais. Allez.


Le laquais sortit.


Il se fit un instant de silence, pendant lequel ces deux personnages, qui se reconnaissaient si bien à la première vue pour être de haute race, s’examinèrent sans aucun embarras de part ni d’autre.


La duchesse de Chevreuse rompit la première le silence.


– Eh bien ! monsieur, dit-elle en souriant, ne voyez-vous pas que j’attends avec impatience ?


– Et moi, madame, répondit Athos, je regarde avec admiration.


– Monsieur, dit madame de Chevreuse, il faut m’excuser, car j’ai hâte de savoir à qui je parle. Vous êtes homme de cour, c’est incontestable, et cependant je ne vous ai jamais vu à la cour. Sortez-vous de la Bastille par hasard ?


– Non, madame, répondit en souriant Athos, mais peut-

être suis-je sur le chemin qui y mène.

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– Ah ! en ce cas, dites-moi vite qui vous êtes et allez-vous-en, répondit la duchesse de ce ton enjoué qui avait un si grand charme chez elle, car je suis déjà bien assez compromise comme cela, sans me compromettre encore davantage.

– Qui je suis, madame ? On vous a dit mon nom, le comte de La Fère. Ce nom, vous ne l’avez jamais su. Autrefois j’en portais un autre que vous avez su peut-être, mais que vous avez certainement oublié.


– Dites toujours, monsieur.


– Autrefois, dit le comte de La Fère, je m’appelais Athos.


Madame de Chevreuse ouvrit de grands yeux étonnés. Il

était évident, comme le lui avait dit le comte, que ce nom n’était pas tout à fait effacé de sa mémoire, quoiqu’il y fût fort confondu parmi d’anciens souvenirs.


– Athos ? dit-elle, attendez donc !…


Et elle posa ses deux mains sur son front comme pour forcer les mille idées fugitives qu’il contenait à se fixer un instant pour lui laisser voir clair dans leur troupe brillante et diaprée.


– Voulez-vous que je vous aide, madame ? dit en souriant Athos.


– Mais oui, dit la duchesse, déjà fatiguée de chercher, vous me ferez plaisir.


– Cet Athos était lié avec trois jeunes mousquetaires qui se nommaient d’Artagnan, Porthos, et…


Athos s’arrêta.

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– Et Aramis, dit vivement la duchesse.

– Et Aramis, c’est cela, reprit Athos ; vous n’avez donc pas tout à fait oublié ce nom ?

– Non, dit-elle, non ; pauvre Aramis ! c’était un charmant gentilhomme, élégant, discret et faisant de jolis vers ; je crois qu’il a mal tourné, ajouta-t-elle.

– Au plus mal : il s’est fait abbé.

– Ah ! quel malheur ! dit madame de Chevreuse jouant né-

gligemment avec son éventail. En vérité, monsieur, je vous remercie.


– De quoi, madame ?


– De m’avoir rappelé ce souvenir, qui est un des souvenirs agréables de ma jeunesse.


– Me permettrez-vous alors, dit Athos, de vous en rappeler un second ?


– Qui se rattache à celui-là ?


– Oui et non.


– Ma foi, dit madame de Chevreuse, dites toujours ; d’un homme comme vous je risque tout.


Athos salua.


– Aramis, continua-t-il, était lié avec une jeune lingère de Tours.


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– Une jeune lingère de Tours ? dit madame de Chevreuse.

– Oui une cousine à lui, qu’on appelait Marie Michon.

– Ah ! je la connais, s’écria madame de Chevreuse, c’est celle à laquelle il écrivait du siège de La Rochelle pour la prévenir d’un complot qui se tramait contre ce pauvre Buckingham.

– Justement, dit Athos ; voulez-vous bien me permettre de vous parler d’elle ?


Madame de Chevreuse regarda Athos.


– Oui, dit-elle, pourvu que vous n’en disiez pas trop de mal.


– Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde l’ingratitude, non pas comme un défaut ou un crime, Mais comme un vice, ce qui est bien pis.


– Vous, ingrat envers Marie Michon, monsieur ? dit ma-

dame de Chevreuse essayant de lire dans les yeux d’Athos. Mais comment cela pourrait-il être ? Vous ne l’avez jamais connue personnellement.


– Eh ! madame, qui sait ? reprit Athos. Il y a un proverbe populaire qui dit qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, et les proverbes populaires sont quelquefois d’une justesse incroyable.


– Oh ! continuez, monsieur, continuez ! dit vivement madame de Chevreuse ; car vous ne pouvez vous faire une idée combien cette conversation m’amuse.


– Vous m’encouragez, dit Athos ; je vais donc poursuivre.

Cette cousine d’Aramis, cette Marie Michon, cette jeune lingère, enfin, malgré sa condition vulgaire, avait les plus hautes

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connaissances ; elle appelait les plus grandes dames de la cour ses amies, et la reine, toute fière qu’elle est, en sa double qualité d’Autrichienne et d’Espagnole, l’appelait sa sœur.

– Hélas, dit madame de Chevreuse avec un léger soupir et un petit mouvement de sourcils qui n’appartenait qu’à elle, les choses sont bien changées depuis ce temps-là.

– Et la reine avait raison, continua Athos ; car elle lui était fort dévouée, dévouée au point de lui servir d’intermédiaire avec son frère le roi d’Espagne.

– Ce qui, reprit la duchesse, lui est imputé aujourd’hui à grand crime.


– Si bien, continua Athos, que le cardinal, le vrai cardinal, l’autre, résolut un beau matin de faire arrêter la pauvre Marie Michon et de la faire conduire au château de Loches.


Heureusement que la chose ne put se faire si secrètement que la chose ne transpirât ; le cas était prévu : si Marie Michon était menacée de quelque danger, la reine devait lui faire parvenir un livre d’heures relié en velours vert.


– C’est cela, monsieur ! vous êtes bien instruit.


– Un matin le livre vert arriva apporté par le prince de Marcillac. Il n’y avait pas de temps à perdre. Par bonheur, Marie Michon et une suivante qu’elle avait, nommée Ketty, portaient admirablement les habits d’hommes. Le prince leur procura, à Marie Michon un habit de cavalier, à Ketty un habit de laquais, leur remit deux excellents chevaux, et les deux fugitives quittè-

rent rapidement Tours, se dirigeant vers l’Espagne, tremblant au moindre bruit, suivant les chemins détournés, parce qu’elles n’osaient suivre les grandes routes, et demandant l’hospitalité quand elles ne trouvaient pas d’auberge.

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– Mais, en vérité, c’est que c’est cela tout à fait ! s’écria madame de Chevreuse en frappant ses mains l’une dans l’autre. Il serait vraiment curieux…


Elle s’arrêta.

– Que je suivisse les deux fugitives jusqu’au bout de leur voyage ? dit Athos. Non, madame, je n’abuserai pas ainsi de vos moments, et nous ne les accompagnerons que jusqu’à un petit village du Limousin situé entre Tulle et Angoulême, un petit village que l’on nomme Roche-l’Abeille.


Madame de Chevreuse jeta un cri de surprise et regarda Athos avec une expression d’étonnement qui fit sourire l’ancien mousquetaire.


– Attendez, madame, continua Athos, car ce qu’il me reste à vous dire est bien autrement étrange que ce que je vous ai dit.


– Monsieur, dit madame de Chevreuse, je vous tiens pour sorcier, je m’attends à tout ; mais en vérité…


n’importe, allez toujours.


– Cette fois la journée avait été longue et fatigante ; il faisait froid ; c’était le 11 octobre ; ce village ne présentait ni auberge ni château, les maisons des paysans étaient pauvres et sales. Marie Michon était une personne fort aristocrate ; comme la reine sa sœur, elle était habituée aux bonnes odeurs et au linge fin elle résolut donc de demander l’hospitalité au presbytère.


Athos fit une pause.


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– Oh ! continuez, dit la duchesse, je vous ai prévenu que je m’attendais à tout.

– Les deux voyageuses frappèrent à la porte ; il était tard ; le prêtre, qui était couché, leur cria d’entrer ; elles entrèrent, car la porte n’était point fermée. La confiance est grande dans les villages. Une lampe brûlait dans la chambre où était le prêtre.

Marie Michon, qui faisait bien le plus charmant cavalier de la terre, poussa la porte, passa la tête et demanda l’hospitalité.

« – Volontiers, mon jeune cavalier, dit le prêtre, si vous voulez vous contenter des restes de mon souper et de la moitié de ma chambre.


« Les deux voyageuses se consultèrent un instant ; le prêtre les entendit éclater de rire, puis le maître ou plutôt la maîtresse répondit :


« – Merci, monsieur le curé, j’accepte.


« – Alors, soupez et faites le moins de bruit possible, ré-

pondit le prêtre, car moi aussi j’ai couru toute la journée et ne serais pas fâché de dormir cette nuit.


Madame de Chevreuse marchait évidemment de surprise

en étonnement et d’étonnement en stupéfaction ; sa figure, en regardant Athos, avait pris une expression impossible à rendre ; on voyait qu’elle eût voulu parler, et cependant elle se taisait, de peur de perdre une des paroles de son interlocuteur.


– Après ? dit-elle.


– Après ? dit Athos. Ah ! voilà justement le plus difficile.


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– Dites, dites, dites ! On peut tout me dire à moi. D’ailleurs cela ne me regarde pas, et c’est l’affaire de mademoiselle Marie Michon.

– Ah ! c’est juste, dit Athos. Eh bien ! donc, Marie Michon soupa avec sa suivante, et, après avoir soupé, selon la permission qui lui avait été donnée, elle rentra dans la chambre où reposait son hôte, tandis que Ketty s’accommodait sur un fauteuil dans la première pièce, c’est-à-dire dans celle où l’on avait soupé.

– En vérité, monsieur, dit madame de Chevreuse, à moins que vous ne soyez le démon en personne, je ne sais pas comment vous pouvez connaître tous ces détails.


– C’était une charmante femme que cette Marie Michon,

reprit Athos, une de ces folles créatures à qui passent sans cesse dans l’esprit les idées les plus étranges, un de ces êtres nés pour nous damner tous tant que nous sommes. Or, en pensant que son hôte était prêtre, il vint à l’esprit de la coquette que ce serait un joyeux souvenir pour sa vieillesse, au milieu de tant de souvenirs joyeux qu’elle avait déjà, que celui d’avoir damné un ab-bé.


– Comte, dit la duchesse, ma parole d’honneur, vous

m’épouvantez !


– Hélas ! reprit Athos, le pauvre abbé n’était pas un saint Ambroise, et, je le répète, Marie Michon était une adorable créature.


– Monsieur, s’écria la duchesse en saisissant les mains d’Athos, dites-moi tout de suite comment vous savez tous ces détails, ou je fais venir un moine du couvent des Vieux-Augustins et je vous exorcise.


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Athos se mit à rire.

– Rien de plus facile, madame. Un cavalier, qui lui-même était chargé d’une mission importante, était venu demander une heure avant vous l’hospitalité au presbytère et cela au moment même où le curé, appelé auprès d’un mourant, quittait non seulement sa maison, mais le village pour toute la nuit. Alors l’homme de Dieu, plein de confiance dans son hôte, qui d’ailleurs était gentilhomme, lui avait abandonné maison, souper et chambre. C’était donc à l’hôte du bon abbé, et non à l’abbé lui-même, que Marie Michon était venue demander l’hospitalité.


– Et ce cavalier, cet hôte, ce gentilhomme arrivé avant elle ?


– C’était moi, le comte de La Fère, dit Athos en se levant et en saluant respectueusement la duchesse de Chevreuse.


La duchesse resta un moment stupéfaite, puis tout à coup éclatant de rire :


– Ah ! ma foi ! dit-elle, c’est fort drôle, et cette folle de Marie Michon a trouvé mieux qu’elle n’espérait. Asseyez-vous, cher comte, et reprenez votre récit.


– Maintenant, il me reste à m’accuser, madame. Je vous l’ai dit, moi-même je voyageais pour une mission pressée ; dès le point du jour, je sortis de la chambre, sans bruit, laissant dormir mon charmant compagnon de gîte. Dans la première pièce dormait aussi, la tête renversée sur un fauteuil, la suivante, en tout digne de la maîtresse. Sa jolie figure me frappa ; je m’approchai et je reconnus cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait placée auprès d’elle. Ce fut ainsi que je sus que la charmante voyageuse était…


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– Marie Michon ! dit vivement madame de Chevreuse.

– Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis de la maison, j’allai à l’écurie, je trouvai mon cheval sellé et mon laquais prêt ; nous partîmes.

– Et vous n’êtes jamais repassé par ce village ? demanda vivement madame de Chevreuse.

– Un an après, madame.


– Eh bien ?


– Eh bien ! je voulus revoir le bon curé. Je le trouvai fort préoccupé d’un événement auquel il ne comprenait rien. Il avait, huit jours auparavant, reçu dans une barcelonnette un charmant petit garçon de trois mois avec une bourse pleine d’or et un billet contenant ces simples mots : « 11 octobre 1633 ».


– C’était la date de cette étrange aventure, reprit madame de Chevreuse.


– Oui, mais il n’y comprenait rien, sinon qu’il avait passé cette nuit-là près d’un mourant, car Marie Michon avait quitté elle-même le presbytère avant qu’il y fût de retour.


– Vous savez, monsieur, que Marie Michon, lorsqu’elle revint en France, en 1643, fit redemander à l’instant même des nouvelles de cet enfant ; car, fugitive, elle ne pouvait le garder ; mais, revenue à Paris, elle voulait le faire élever près d’elle.


– Et que lui dit l’abbé ? demanda à son tour Athos.


– Qu’un seigneur qu’il ne connaissait pas avait bien voulu s’en charger, avait répondu de son avenir, et l’avait emporté avec lui.

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– C’était la vérité.

– Ah ! je comprends alors ! Ce seigneur, c’était vous, c’était son père !

– Chut ! ne parlez pas si haut, madame ; il est là.

– Il est là ! s’écria madame de Chevreuse se levant vivement ; il est là, mon fils, le fils de Marie Michon est là ! Mais je veux le voir à l’instant !

– Faites attention, madame, qu’il ne connaît ni son père ni sa mère, interrompit Athos.


– Vous avez gardé le secret, et vous me l’amenez ainsi, pensant que vous me rendrez bien heureuse. Oh ! merci, merci, monsieur ! s’écria madame de Chevreuse en saisissant sa main, qu’elle essaya de porter à ses lèvres ; merci ! Vous êtes un noble cœur.


– Je vous l’amène, dit Athos en retirant sa main, pour qu’à votre tour vous fassiez quelque chose pour lui, madame. Jusqu’à présent j’ai veillé sur son éducation, et j’en ai fait, je le crois, un gentilhomme accompli ; mais le moment est venu où je me trouve de nouveau forcé de reprendre la vie errante et dangereuse d’homme de parti. Dès demain je me jette dans une affaire aventureuse où je puis être tué ; alors il n’aura plus que vous pour le pousser dans le monde, où il est appelé à tenir une place.


– Oh ! soyez tranquille s’écria la duchesse. Malheureusement j’ai peu de crédit à cette heure, mais ce qu’il m’en reste est à lui ; quant à sa fortune et à son titre…


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– De ceci, ne vous inquiétez point, madame ; je lui ai substitué la terre de Bragelonne, que je tiens d’héritage, laquelle lui donne le titre de vicomte et dix mille livres de rente.

– Sur mon âme, monsieur, dit la duchesse, vous êtes un vrai gentilhomme ! mais j’ai hâte de voir notre jeune vicomte.

Où est-il donc ?

– Là, dans le salon ; je vais le faire venir, si vous le voulez bien.

Athos fit un mouvement vers la porte. Madame de Che-

vreuse l’arrêta.


– Est-il beau ? demanda-t-elle.


Athos sourit.


– Il ressemble à sa mère, dit-il.


En même temps il ouvrit la porte et fit signe au jeune homme, qui apparut sur le seuil.


Madame de Chevreuse ne put s’empêcher de jeter un cri de joie en apercevant un si charmant cavalier, qui dépassait toutes les espérances que son orgueil avait pu concevoir.


– Vicomte, approchez-vous, dit Athos, madame la duchesse de Chevreuse permet que vous lui baisiez la main.


Le jeune homme s’approcha avec son charmant sourire et, la tête découverte, mit un genou en terre et baisa la main de madame de Chevreuse.


– Monsieur le comte, dit-il en se retournant vers Athos, n’est-ce pas pour ménager ma timidité que vous m’avez dit que

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madame était la duchesse de Chevreuse, et n’est-ce pas plutôt la reine ?

– Non, vicomte, dit madame de Chevreuse en lui prenant la main à son tour, en le faisant asseoir auprès d’elle et en le regardant avec des yeux brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne suis point la reine, car si je l’étais, je ferais à l’instant même pour vous tout ce que vous méritez ; mais, voyons, telle que je suis, ajouta-t-elle en se retenant à peine d’appuyer ses lèvres sur son front si pur, voyons, quelle carrière désirez-vous embrasser ?

Athos, debout, les regardait tous deux avec une expression d’indicible bonheur.


– Mais, madame, dit le jeune homme avec sa voix douce et sonore à la fois, il me semble qu’il n’y a qu’une carrière pour un gentilhomme, c’est celle des armes. Monsieur le comte m’a élevé avec l’intention, je crois, de faire de moi un soldat, et il m’a laissé espérer qu’il me présenterait à Paris à quelqu’un qui pourrait me recommander peut-être à M. le Prince.


– Oui, je comprends, il va bien à un jeune soldat comme vous de servir sous un général comme lui ; mais voyons, attendez… personnellement je suis assez mal avec lui, à cause des querelles de madame de Montbazon, ma belle-mère, avec madame de Longueville ; mais par le prince de Marcillac… Eh !

vraiment, tenez, comte, c’est cela ! M. le prince de Marcillac est un ancien ami à moi ; il recommandera notre jeune ami à madame de Longueville, laquelle lui donnera une lettre pour son frère, M. le Prince, qui l’aime trop tendrement pour ne pas faire à l’instant même pour lui tout ce qu’elle lui demandera.


– Eh bien ! voilà qui va à merveille, dit le comte. Seulement, oserai-je maintenant vous recommander la plus grande

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diligence ? J’ai des raisons pour désirer que le vicomte ne soit plus demain soir à Paris.

– Désirez-vous que l’on sache que vous vous intéressez à lui, monsieur le comte ?

– Mieux vaudrait peut-être pour son avenir que l’on ignorât qu’il m’ait jamais connu.

– Oh ! monsieur ! s’écria le jeune homme.


– Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je ne fais jamais rien sans raison.


– Oui, monsieur, répondit le jeune homme, je sais que la suprême sagesse est en vous, et je vous obéirai comme j’ai l’habitude de le faire.


– Eh bien ! comte, laissez-le-moi, dit la duchesse ; je vais envoyer chercher le prince de Marcillac, qui par bonheur est à Paris en ce moment, et je ne le quitterai pas que l’affaire ne soit terminée.


– C’est bien, madame la duchesse, mille grâces. J’ai moi-même plusieurs courses à faire aujourd’hui, et à mon retour, c’est-à-dire vers les six heures du soir, j’attendrai le vicomte à l’hôtel.


– Que faites-vous, ce soir ?


– Nous allons chez l’abbé Scarron, pour lequel j’ai une lettre, et chez qui je dois rencontrer un de mes amis.


– C’est bien, dit la duchesse de Chevreuse, j’y passerai moi-même un instant, ne quittez donc pas ce salon que vous ne m’ayez vue.

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Athos salua madame de Chevreuse et s’apprêta à sortir.

– Eh bien, monsieur le comte, dit en riant la duchesse, quitte-t-on si sérieusement ses anciens amis ?

– Ah ! murmura Athos en lui baisant la main, si j’avais su plus tôt que Marie Michon fût une si charmante créature !…

Et il se retira en soupirant.


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XXIII. L’abbé Scarron

Il y avait, rue des Tournelles, un logis que connaissaient tous les porteurs de chaises et tous les laquais de Paris, et cependant ce logis n’était ni celui d’un grand seigneur ni celui d’un financier. On n’y mangeait pas, on n’y jouait jamais, on n’y dansait guère.

Cependant, c’était le rendez-vous du beau monde, et tout Paris y allait.


Ce logis était celui du petit Scarron.

On y riait tant, chez ce spirituel abbé ; on y débitait tant de nouvelles ; ces nouvelles étaient si vite commentées, déchiquetées et transformées, soit en contes, soit en épigrammes, que chacun voulait aller passer une heure avec le petit Scarron, entendre ce qu’il disait et reporter ailleurs ce qu’il avait dit. Beaucoup brûlaient aussi d’y placer leur mot ; et, s’il était drôle, ils étaient eux-mêmes les bienvenus.


Le petit abbé Scarron, qui n’était au reste abbé que parce qu’il possédait une abbaye, et non point du tout parce qu’il était dans les ordres, avait été autrefois un des plus coquets prében-diers de la ville du Mans, qu’il habitait. Or, un jour de carnaval, il avait voulu réjouir outre mesure cette bonne ville dont il était l’âme ; il s’était donc fait frotter de miel par son valet ; puis, ayant ouvert un lit de plume, il s’était roulé dedans, de sorte qu’il était devenu le plus grotesque volatile qu’il fût possible de voir. Il avait commencé alors à faire des visites à ses amis et amies dans cet étrange costume ; on avait commencé par le suivre avec ébahissement, puis avec des huées, puis les crocheteurs

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l’avaient insulté, puis les enfants lui avaient jeté des pierres, puis enfin il avait été obligé de prendre la fuite pour échapper aux projectiles. Du moment où il avait fui, tout le monde l’avait poursuivi ; pressé, traqué, relancé de tous côtés, Scarron n’avait trouvé d’autre moyen d’échapper à son escorte qu’en se jetant à la rivière. Il nageait comme un poisson, mais l’eau était glacée.

Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en atteignant l’autre rive, il était perclus.

On avait alors essayé, par tous les moyens connus, de lui rendre l’usage de ses membres ; on l’avait tant fait souffrir du traitement, qu’il avait renvoyé tous les médecins en déclarant qu’il préférait de beaucoup la maladie ; puis il était revenu à Paris, où déjà sa réputation d’homme d’esprit était établie. Là, il s’était fait confectionner une chaise de son invention ; et comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite à la reine Anne d’Autriche, celle-ci, charmée de son esprit, lui avait demandé s’il ne désirait pas quelque titre.


– Oui, Votre Majesté, il en est un que j’ambitionne fort, avait répondu Scarron.


– Et lequel ? avait demandé Anne d’Autriche.


– Celui de votre malade, répondit l’abbé.


Et Scarron avait été nommé malade de la reine avec une pension de quinze cents livres.


À partir de ce moment, n’ayant plus d’inquiétude sur

l’avenir, Scarron avait mené joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu.


Un jour cependant un émissaire du cardinal lui avait donné à entendre qu’il avait tort de recevoir M. le coadjuteur.


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– Et pourquoi cela ? avait demandé Scarron, n’est-ce donc point un homme de naissance ?

– Si fait, pardieu !


– Aimable ?

– Incontestablement.

– Spirituel ?


– Il n’a malheureusement que trop d’esprit.


– Eh bien ! alors, avait répondu Scarron, pourquoi voulez-vous que je cesse de voir un pareil homme ?


– Parce qu’il pense mal.


– Vraiment ? et de qui ?


– Du cardinal.


– Comment ! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles Despréaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de voir M. le coadjuteur parce qu’il pense mal d’un autre ? impossible !


La conversation en était restée là, et Scarron, par esprit de contrariété, n’en avait vu que plus souvent M. de Gondy.


Or, le matin du jour où nous sommes arrivés, et qui était le jour d’échéance de son trimestre, Scarron, comme c’était son habitude, avait envoyé son laquais avec son reçu pour toucher son trimestre à la caisse des pensions ; mais il lui avait été ré-

pondu :


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« Que l’état n’avait plus d’argent pour M. l’abbé Scarron. »

Lorsque le laquais apporta cette réponse à Scarron, il avait près de lui M. le duc de Longueville, qui offrait de lui donner une pension double de celle que le Mazarin lui supprimait ; mais le rusé goutteux n’avait garde d’accepter. Il fit si bien, qu’à quatre heures de l’après-midi toute la ville savait le refus du cardinal. Justement c’était jeudi, jour de réception chez l’abbé ; on y vint en foule, et l’on fronda d’une manière enragée par toute la ville.


Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré deux gentils-

hommes qu’il ne connaissait pas, à cheval comme lui, suivis d’un laquais comme lui, et faisant le même chemin que lui. L’un des deux mit le chapeau à la main et lui dit :


– Croyez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a supprimé la pension au pauvre Scarron !


– Cela est extravagant, dit Athos en saluant à son tour les deux cavaliers.


– On voit que vous êtes honnête homme, monsieur, répondit le même seigneur qui avait déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin est un véritable fléau.


– Hélas, monsieur, répondit Athos, à qui le dites-vous ! Et ils se séparèrent avec force politesses.


– Cela tombe bien que nous devions y aller ce soir, dit Athos au vicomte, nous ferons notre compliment à ce pauvre homme.


– Mais qu’est-ce donc que M. Scarron, qui met ainsi en émoi tout Paris ? demanda Raoul ; est-ce quelque ministre dis-gracié ?

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– Oh ! mon Dieu, non, vicomte, répondit Athos, c’est tout bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre lui.

– Est-ce que les gentilshommes font des vers ? demanda naïvement Raoul, je croyais que c’était déroger.

– Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en riant, quand on les fait mauvais ; mais quand on les fait bons, cela illustre encore. Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne un conseil salutaire, je crois qu’il vaut mieux ne pas en faire.


– Et alors, demanda Raoul, ce monsieur Scarron est

poète ?


– Oui, vous voilà prévenu, vicomte ; faites bien attention à vous dans cette maison ; ne parlez que par gestes, ou plutôt, écoutez toujours.


– Oui, monsieur, répondit Raoul.


– Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme

de mes amis : ce sera l’abbé d’Herblay, vous m’avez souvent entendu parler.


– Je me rappelle, monsieur.


– Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous

parler, mais ne nous parlez pas ; n’écoutez pas non plus. Ce jeu servira pour que les importuns ne nous dérangent pas.


– Fort bien, monsieur, et je vous obéirai de point en point.


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Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à sept heures, ils se dirigèrent vers la rue des Tournelles. La rue était obstruée par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit faire passage et entra suivi du jeune homme. La première personne qui le frappa en entrant fut Aramis, installé près d’un fauteuil à roulettes, fort large, recouvert d’un dais en tapisserie, sous lequel s’agitait, enveloppée dans une couverture de bro-cart, une petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois pâlissante, sans que ses yeux cessassent néanmoins d’exprimer un sentiment vif, spirituel ou gracieux. C’était l’abbé Scarron, toujours riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une petite baguette.


Autour de cette espèce de tente roulante, s’empressait une foule de gentilshommes et de dames. La chambre était fort propre et convenablement meublée. De grandes pentes de soies brochées de fleurs qui avaient été autrefois de couleurs vives, et qui pour le moment étaient un peu passées, tombaient de larges fenêtres, la tapisserie était modeste, mais de bon goût. Deux laquais fort polis et dressés aux bonnes manières faisaient le service avec distinction.


En apercevant Athos, Aramis s’avança vers lui, le prit par la main et le présenta à Scarron, qui témoigna autant de plaisir que de respect pour le nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne s’était pas préparé à la majesté du bel esprit. Toutefois il salua avec beaucoup de grâce. Athos reçut ensuite les compliments de deux ou trois seigneurs auxquels le présenta Aramis ; puis le tumulte de son entrée s’effaça peu à peu, et la conversation devint géné-

rale.


Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa à se remettre et à prendre topographiquement connaissance de l’assemblée, la porte se rouvrit, et un laquais annonça mademoiselle Paulet.

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Athos toucha de la main l’épaule du vicomte.

– Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car c’est un personnage historique ; c’est chez elle que se rendait le roi Henri IV

lorsqu’il fut assassiné.

Raoul tressaillit ; à chaque instant, depuis quelques jours, se levait pour lui quelque rideau qui lui découvrait un aspect héroïque : cette femme, encore jeune et encore belle, qui entrait, avait connu Henri IV et lui avait parlé.

Chacun s’empressa auprès de la nouvelle venue, car elle était toujours fort à la mode. C’était une grande personne à taille fine et onduleuse, avec une forêt de cheveux dorés, comme Raphaël les affectionnait et comme Titien en a mis à toutes ses Madeleines. Cette couleur fauve, ou peut-être aussi la royauté qu’elle avait conquise sur les autres femmes, l’avait fait sur-nommer la Lionne.


Nos belles dames d’aujourd’hui qui visent à ce titre fashio-nable sauront donc qu’il leur vient, non pas d’Angleterre, comme elles le croyaient peut-être, mais de leur belle et spirituelle compatriote mademoiselle Paulet.


Mademoiselle Paulet alla droit à Scarron, au milieu du murmure qui de toutes parts s’éleva à son arrivée.


– Eh bien, mon cher abbé ! dit-elle de sa voix tranquille, vous voilà donc pauvre ? Nous avons appris cela cet après-midi, chez madame de Rambouillet, c’est M. de Grasse qui nous l’a dit.


– Oui, mais l’État est riche maintenant, dit Scarron ; il faut savoir se sacrifier à son pays.


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– Monsieur le cardinal va s’acheter pour quinze cents livres de plus de pommades et de parfums par an, dit un frondeur qu’Athos reconnut pour le gentilhomme qu’il avait rencontré rue Saint-Honoré.


– Mais la Muse, que dira-t-elle, répondit Aramis de sa voix mielleuse ; la Muse qui a besoin de la médiocrité dorée ? Car enfin :


Si Virgilio puer aut tolerabile desit

Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri.

– Bon ! dit Scarron en tendant la main à mademoiselle

Paulet ; mais si je n’ai plus mon hydre, il me reste au moins ma lionne.


Tous les mots de Scarron paraissaient exquis ce soir-là.

C’est le privilège de la persécution. M. Ménage en fit des bonds d’enthousiasme.


Mademoiselle Paulet alla prendre sa place accoutumée ; mais, avant de s’asseoir, elle promena du haut de sa grandeur un regard de reine sur toute l’assemblée, et ses yeux s’arrêtèrent sur Raoul.


Athos sourit.


– Vous avez été remarqué par mademoiselle Paulet, vi-

comte ; allez la saluer. Donnez-vous pour ce que vous êtes, pour un franc provincial ; mais ne vous avisez pas de lui parler de Henri IV.


Le vicomte s’approcha en rougissant de la Lionne, et on le confondit bientôt avec tous les seigneurs qui entouraient la chaise.


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Cela faisait déjà deux groupes bien distincts : celui qui entourait M. Ménage, et celui qui entourait mademoiselle Paulet ; Scarron courait de l’un à l’autre, manœuvrant son fauteuil à roulettes au milieu de tout ce monde avec autant d’adresse qu’un pilote expérimenté ferait d’une barque au milieu d’une mer parsemée d’écueils.

– Quand causerons-nous ? dit Athos à Aramis.

– Tout à l’heure, répondit celui-ci ; il n’y a pas encore assez de monde, et nous serions remarqués.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais annonça M. le coadjuteur.


À ce nom, tout le monde se retourna, car c’était un nom qui commençait déjà à devenir fort célèbre.


Athos fit comme les autres. Il ne connaissait l’abbé de Gondy que de nom.


Il vit entrer un petit homme noir, mal fait, myope, maladroit de ses mains à toutes choses, excepté à tirer l’épée et le pistolet, qui alla tout d’abord donner contre une table qu’il faillit renverser ; mais ayant avec tout cela quelque chose de haut et de fier dans le visage.


Scarron se retourna de son côté et vint au-devant de lui dans son fauteuil, mademoiselle Paulet salua de sa place et de la main.


– Eh bien ! dit le coadjuteur en apercevant Scarron, ce qui ne fut que lorsqu’il se trouva sur lui, vous voilà donc en disgrâce, l’abbé ?


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C’était la phrase sacramentelle ; elle avait été dite cent fois dans la soirée, et Scarron en était à son centième bon mot sur le même sujet : aussi faillit-il rester court ; mais un effort désespé-

ré le sauva.


– M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer à moi, dit-il.

– Prodigieux ! s’écria Ménage.

– Mais comment allez-vous faire pour continuer de nous recevoir ? continua le coadjuteur. Si vos revenus baissent je vais être obligé de vous faire nommer chanoine de Notre-Dame.


– Oh ! non pas, dit Scarron, je vous compromettrais trop.


– Alors vous avez des ressources que nous ne connaissons pas ?


– J’emprunterai à la reine.


– Mais Sa Majesté n’a rien à elle, dit Aramis ; ne vit-elle pas sous le régime de la communauté ?


Le coadjuteur se retourna et sourit à Aramis, en lui faisant du bout du doigt un signe d’amitié.


– Pardon, mon cher abbé, lui dit-il, vous êtes en retard, et il faut que je vous fasse un cadeau.


– De quoi ? dit Aramis.


– D’un cordon de chapeau.


Chacun se retourna du côté du coadjuteur, qui tira de sa poche un cordon de soie d’une forme singulière.


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– Ah ! mais, dit Scarron, c’est une fronde, cela !

– Justement, dit le, coadjuteur, on fait tout à la fronde.

Mademoiselle Paulet, j’ai un éventail pour vous à la fronde. Je vous donnerai mon marchand de gants, d’Herblay, il fait des gants à la fronde ; et à vous, Scarron, mon boulanger avec un crédit illimité : il fait des pains à la fronde qui sont excellents.

Aramis prit le cordon et le noua autour de son chapeau.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais cria à haute voix :

– Madame la duchesse de Chevreuse !


Au nom de madame de Chevreuse, tout le monde se leva.


Scarron dirigea vivement son fauteuil du côté de la porte.

Raoul rougit. Athos fit un signe à Aramis, qui alla se tapir dans l’embrasure d’une fenêtre.


Au milieu des compliments respectueux qui l’accueillirent à son entrée, la duchesse cherchait visiblement quelqu’un ou quelque chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux devinrent étincelants : elle aperçut Athos, et devint rêveuse ; elle vit Aramis dans l’embrasure de la fenêtre, et fit un imperceptible mouvement de surprise derrière son éventail.


– À propos, dit-elle comme pour chasser les idées qui

l’envahissaient malgré elle, comment va ce pauvre Voiture ? Savez-vous, Scarron ?


– Comment ! M. Voiture est malade ? demanda le seigneur qui avait parlé à Athos dans la rue Saint-Honoré, et qu’a-t-il donc encore ?


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– Il a joué sans avoir eu le soin de faire prendre par son laquais des chemises de rechange, dit le coadjuteur, de sorte qu’il a attrapé un froid et s’en va mourant.

– Où donc cela ?

– Eh ! mon Dieu ! chez moi. Imaginez donc que le pauvre Voiture avait fait un vœu solennel de ne plus jouer. Au bout de trois jours il n’y peut plus tenir, et s’achemine vers l’archevêché pour que je le relève de son vœu. Malheureusement, en ce moment-là, j’étais en affaires très sérieuses avec ce bon conseiller Broussel, au plus profond de mon appartement, lorsque Voiture aperçoit le marquis de Luynes à une table et attendant un joueur. Le marquis l’appelle, l’invite à se mettre à table. Voiture répond qu’il ne peut pas jouer que je ne l’aie relevé de son vœu.

Luynes s’engage en mon nom, prend le péché pour son compte ; Voiture se met à table, perd quatre cents écus, prend froid en sortant et se couche pour ne plus se relever.


– Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture ? demanda Aramis à demi caché derrière son rideau de fenêtre.


– Hélas ! répondit M. Ménage, il est fort mal, et ce grand homme va peut-être nous quitter, deseret orbem.


– Bon, dit avec aigreur mademoiselle Paulet, lui, mourir ! il n’a garde ! il est entouré de sultanes comme un Turc. Madame de Saintot est accourue et lui donne des bouillons. La Renaudot lui chauffe ses draps, et il n’y a pas jusqu’à notre amie, la mar-quise de Rambouillet, qui ne lui envoie des tisanes.


– Vous ne l’aimez pas, ma chère Parthénie ! dit en riant Scarron.


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– Oh ! quelle injustice, mon cher malade ! je le hais si peu que je ferais dire avec plaisir des messes pour le repos de son âme. – Vous n’êtes pas nommée Lionne pour rien, ma chère, dit madame de Chevreuse de sa place, et vous mordez rudement.

– Vous maltraitez fort un grand poète, ce me semble, madame, hasarda Raoul.

– Un grand poète, lui ?… Allons, on voit bien, vicomte, que vous arrivez de province, comme vous me le disiez tout à l’heure, et que vous ne l’avez jamais vu. Lui ! un grand poète ?

Eh ! il a à peine cinq pieds.


– Bravo ! bravo ! dit un grand homme sec et noir avec une moustache orgueilleuse et une énorme rapière. Bravo, belle Paulet ! il est temps enfin de remettre ce petit Voiture à sa place.

Je déclare hautement que je crois me connaître en poésie, et que j’ai toujours trouvé la sienne fort détestable.


– Quel est donc ce capitan, monsieur ? demanda Raoul à Athos.


– M. de Scudéry.


– L’auteur de la Clélie et du Grand Cyrus ?


– Qu’il a composés de compte à demi avec sa sœur, qui

cause en ce moment avec cette jolie personne, là-bas, près de M. Scarron.


Raoul se retourna et vit effectivement deux figures nouvelles qui venaient d’entrer : l’une toute charmante, toute frêle, toute triste, encadrée dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux veloutés comme ces belles fleurs violettes de la pensée sous

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lesquelles étincelle un calice d’or ; l’autre femme, semblant tenir celle-ci sous sa tutelle, était froide, sèche et jaune, une véritable figure de duègne ou de dévote.

Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon sans avoir parlé à la belle jeune fille aux yeux veloutés qui, par un étrange jeu de la pensée, venait, quoiqu’elle n’eût aucune ressemblance avec elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise qu’il avait laissée souffrante au château de La Vallière, et qu’au milieu de tout ce monde il avait oubliée un instant.


Pendant ce temps, Aramis s’était approché du coadjuteur, qui, avec une mine toute rieuse, lui avait glissé quelques mots à l’oreille. Aramis, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s’empêcher de faire un léger mouvement.


– Riez donc, lui dit M. de Retz ; on nous regarde.


Et il le quitta pour aller causer avec madame de Chevreuse, qui avait un grand cercle autour d’elle.


Aramis feignit de rire pour dépister l’attention de quelques auditeurs curieux, et, s’apercevant qu’à son tour Athos était allé se mettre dans l’embrasure de la fenêtre où il était resté quelque temps, il s’en fut, après avoir jeté quelques mots à droite et à gauche, le rejoindre sans affectation.


Aussitôt qu’ils se furent rejoints, ils entamèrent une conversation accompagnée de force gestes.


Raoul alors s’approcha d’eux, comme le lui avait recommandé Athos.


– C’est un rondeau de M. Voiture que me débite M. l’abbé, dit Athos à haute voix, et que je trouve incomparable.


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Raoul demeura quelques instants près d’eux, puis il alla se confondre au groupe de madame de Chevreuse, dont s’étaient rapprochées mademoiselle Paulet d’un côté et mademoiselle de Scudéry de l’autre.


– Eh bien ! moi, dit le coadjuteur, je me permettrai de n’être pas tout à fait de l’avis de M. de Scudéry ; je trouve au contraire que M. de Voiture est un poète, mais un pur poète. Les idées politiques lui manquent complètement.

– Ainsi donc ? demanda Athos.

– C’est demain, dit précipitamment Aramis.


– À quelle heure ?


– À six heures.


– Où cela ?


– À Saint-Mandé.


– Qui vous l’a dit ?


– Le comte de Rochefort.


Quelqu’un s’approchait.


– Et les idées philosophiques ? C’étaient celles-là qui lui manquaient à ce pauvre Voiture. Moi je me range à l’avis de M. le coadjuteur : pur poète.


– Oui certainement, en poésie il était prodigieux, dit Mé-

nage, et toutefois la postérité, tout en l’admirant, lui reprochera une chose, c’est d’avoir amené dans la facture du vers une trop grande licence ; il a tué la poésie sans le savoir.

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– Tué, c’est le mot, dit Scudéry.

– Mais quel chef-d’œuvre que ses lettres, dit madame de Chevreuse.

– Oh ! sous ce rapport, dit mademoiselle de Scudéry, c’est un illustre complet.

– C’est vrai, répliqua mademoiselle Paulet, mais tant qu’il plaisante, car dans le genre épistolaire sérieux il est pitoyable, et s’il ne dit les choses très crûment, vous conviendrez qu’il les dit fort mal.


– Mais vous conviendrez au moins que dans la plaisanterie il est inimitable.


– Oui, certainement, reprit Scudéry en tordant sa moustache ; je trouve seulement que son comique est forcé et sa plaisanterie est par trop familière. Voyez sa Lettre de la Carpe au Brochet.


– Sans compter, reprit Ménage, que ses meilleures inspirations lui venaient de l’hôtel Rambouillet. Voyez Zélide et Alcida-lis.


– Quant à moi, dit Aramis en se rapprochant du cercle et en saluant respectueusement madame de Chevreuse, qui lui répondit par un gracieux sourire ; quant à moi, je l’accuserai encore d’avoir été trop libre avec les grands. Il a manqué souvent à madame la Princesse, à M. le maréchal d’Albert, à M. de Schomberg, à la reine elle-même.


– Comment, à la reine ? demanda Scudéry en avançant la jambe droite comme pour se mettre en garde. Morbleu ! je ne savais pas cela. Et comment donc a-t-il manqué à Sa Majesté ?

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– Ne connaissez-vous donc pas sa pièce : Je pensais ?

– Non, dit madame de Chevreuse.


– Non, dit mademoiselle de Scudéry.

– Non, dit mademoiselle Paulet.

– En effet, je crois que la reine l’a communiquée à peu de personnes ; mais moi je la tiens de mains sûres.

– Et vous la savez ?


– Je me la rappellerais, je crois.


– Voyons ! voyons ! dirent toutes les voix.


– Voici dans quelle occasion la chose a été faite, dit Aramis.

M. de Voiture était dans le carrosse de la reine, qui se promenait en tête à tête avec lui dans la forêt de Fontainebleau ; il fit semblant de penser pour que la reine lui demandât à quoi il pensait, ce qui ne manqua point.


« – À quoi pensez-vous donc, monsieur de Voiture ? de-

manda Sa Majesté.


« Voiture sourit, fit semblant de réfléchir cinq secondes pour qu’on crût qu’il improvisait, et répondit :


Je pensais que la destinée,

Après tant d’injustes malheurs,

Vous a justement couronnée

De gloire, d’éclat et d’honneurs ;


Mais que vous étiez plus heureuse,

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Lorsque vous étiez autrefois,

Je ne dirai pas amoureuse ! …

La rime le veut toutefois.

Scudéry, Ménage et mademoiselle Paulet haussèrent les

épaules.

– Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois strophes.

– Oh ! dites trois couplets, dit mademoiselle de Scudéry, c’est tout au plus une chanson.


Je pensais que ce pauvre Amour,

Qui toujours vous prêta ses armes,

Est banni loin de votre cour,

Sans ses traits, son arc et ses charmes ;


Et de quoi puis-je profiter,

En pensant près de vous, Marie,

Si vous pouvez si maltraiter

Ceux qui vous ont si bien servie ?


– Oh ! quant à ce dernier trait, dit madame de Chevreuse, je ne sais s’il est dans les règles poétiques, mais je demande grâce pour lui comme vérité et madame de Hautefort et madame de Sennecey se joindront à moi s’il le faut, sans compter M. de Beaufort.


– Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde plus : depuis ce matin je ne suis plus son malade.


– Et le dernier couplet ? dit mademoiselle de Scudéry, le dernier couplet ? voyons.


– Le voici, dit Aramis ; celui-ci a l’avantage de procéder par noms propres, de sorte qu’il n’y a pas à s’y tromper.

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Je pensais, – nous autres poètes,

Nous pensons extravagamment, –

Ce que, dans l’humeur où vous êtes,

Vous feriez, si dans ce moment


Vous avisiez en cette place

Venir le duc de Buckingham,

Et lequel serait en disgrâce,

Du duc ou du père Vincent.


À cette dernière strophe, il n’y eut qu’un cri sur

l’impertinence de Voiture.


– Mais, dit à demi-voix la jeune fille aux yeux veloutés, mais j’ai le malheur de les trouver charmants, moi, ces vers.


C’était aussi l’avis de Raoul, qui s’approcha de Scarron et lui dit en rougissant :


– Monsieur Scarron, faites-moi donc l’honneur, je vous prie, de me dire quelle est cette jeune dame qui est seule de son opinion contre toute cette illustre assemblée.


– Ah ! ah ! mon jeune vicomte, dit Scarron, je crois que vous avez envie de lui proposer une alliance offensive et défensive ?


Raoul rougit de nouveau.


– J’avoue, dit-il, que je trouve ces vers fort jolis.


– Et ils le sont en effet, dit Scarron ; mais chut, entre poè-

tes, on ne dit pas de ces choses-là.


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– Mais moi, dit Raoul, je n’ai pas l’honneur d’être poète, et je vous demandais…

– C’est vrai : quelle était cette jeune dame, n’est-ce pas ?

C’est la belle Indienne.

– Veuillez m’excuser, monsieur, dit en rougissant Raoul, mais je n’en sais pas plus qu’auparavant. Hélas ! je suis provincial. – Ce qui veut dire que vous ne connaissez pas grand’chose au phébus qui ruisselle ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune homme, tant mieux ! Ne cherchez pas à comprendre, vous y perdriez votre temps ; et quand vous le comprendrez, il faut espérer qu’on ne le parlera plus.


– Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit Raoul, et vous daignerez me dire quelle est la personne que vous appelez la belle Indienne ?


– Oui, certes, c’est une des plus charmantes personnes qui existent, mademoiselle Françoise d’Aubigné.


– Est-elle de la famille du fameux Agrippa, l’ami du roi Henri IV ?


– C’est sa petite-fille. Elle arrive de la Martinique, voilà pourquoi je l’appelle la belle Indienne.


Raoul ouvrit des yeux excessifs ; et ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune dame qui sourit.


On continuait à parler de Voiture.


– Monsieur, dit mademoiselle d’Aubigné en s’adressant à son tour à Scarron comme pour entrer dans la conversation

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qu’il avait avec le jeune vicomte, n’admirez-vous pas les amis du pauvre Voiture ! Mais écoutez donc comme ils le plument tout en le louant ! L’un lui ôte le bon sens, l’autre la poésie, l’autre l’originalité, l’autre le comique, l’autre l’indépendance, l’autre…

Eh mais, bon Dieu ! que vont-ils donc lui laisser, à cet illustre complet ? comme a dit mademoiselle de Scudéry.

Scarron se mit à rire et Raoul aussi. La belle Indienne, étonnée elle-même de l’effet qu’elle avait produit, baissa les yeux et reprit son air naïf.


– Voilà une spirituelle personne, dit Raoul.


Athos, toujours dans l’embrasure de la fenêtre planait sur toute cette scène, le sourire du dédain sur les lèvres.


– Appelez donc M. le comte de La Fère, dit madame de

Chevreuse au coadjuteur, j’ai besoin de lui parler.


– Et moi, dit le coadjuteur, j’ai besoin qu’on croie que je ne lui parle pas. Je l’aime et l’admire, car je connais ses anciennes aventures, quelques-unes, du moins ; mais je ne compte le saluer qu’après-demain matin.


– Et pourquoi après-demain matin ? demanda madame de

Chevreuse.


– Vous saurez cela demain soir, dit le coadjuteur en riant.


– En vérité, mon cher Gondy, dit la duchesse, vous parlez comme l’Apocalypse. Monsieur d’Herblay, ajouta-t-elle en se retournant du côté d’Aramis, voulez-vous bien encore une fois être mon servant ce soir ?


– Comment donc, duchesse ? dit Aramis, ce soir, demain, toujours, ordonnez.

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– Eh bien ! allez me chercher le comte de La Fère, je veux lui parler.

Aramis s’approcha d’Athos et revint avec lui.

– Monsieur le comte, dit la duchesse en remettant une lettre à Athos, voici ce que je vous ai promis. Notre protégé sera parfaitement reçu.

– Madame, dit Athos, il est bien heureux de vous devoir quelque chose.


– Vous n’avez rien à lui envier sous ce rapport ; car moi je vous dois de l’avoir connu, répliqua la malicieuse femme avec un sourire qui rappela Marie Michon à Aramis et à Athos.


Et à ce mot, elle se leva et demanda son carrosse. Mademoiselle Paulet était déjà partie, mademoiselle de Scudéry partait.


– Vicomte, dit Athos en s’adressant à Raoul, suivez madame la duchesse de Chevreuse ; priez-la qu’elle vous fasse la grâce de prendre votre main pour descendre, et en descendant remerciez-la.


La belle indienne s’approcha de Scarron pour prendre

congé de lui.


– Vous vous en allez déjà ? dit-il.


– Je m’en vais une des dernières, comme vous le voyez. Si vous avez des nouvelles de M. de Voiture, et qu’elles soient bonnes surtout, faites-moi la grâce de m’en envoyer demain.


– Oh ! maintenant, dit Scarron, il peut mourir.

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– Comment cela ? dit la jeune fille aux yeux de velours.

– Sans doute, son panégyrique est fait.


Et l’on se quitta en riant, la jeune fille se retournant pour regarder le pauvre paralytique avec intérêt, le pauvre paralytique la suivant des yeux avec amour.

Peu à peu les groupes s’éclaircirent. Scarron ne fit pas semblant de voir que certains de ses hôtes s’étaient parlé mysté-

rieusement, que des lettres étaient venues pour plusieurs, et que sa soirée semblait avoir eu un but mystérieux qui s’écartait de la littérature, dont on avait cependant tant fait de bruit. Mais qu’importait à Scarron ? on pouvait maintenant fronder chez lui tout à l’aise : depuis le matin comme il l’avait dit, il n’était plus le malade de la reine.


Quant à Raoul, il avait en effet accompagné la duchesse jusqu’à son carrosse, où elle avait pris place en lui donnant sa main à baiser ; puis, par un de ses fous caprices qui la rendaient si adorable et surtout si dangereuse, elle l’avait saisi tout à coup par la tête et l’avait embrassé au front en lui disant :


– Vicomte, que mes vœux et ce baiser vous portent bon-

heur !


Puis elle l’avait repoussé et avait ordonné au cocher de toucher à l’hôtel de Luynes. Le carrosse était parti ; madame de Chevreuse avait fait au jeune homme un dernier signe par la portière, et Raoul était remonté tout interdit.


Athos comprit ce qui s’était passé et sourit.


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– Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous retirer ; vous partez demain pour l’armée de M. le Prince ; dormez bien votre dernière nuit de citadin.

– Je serai donc soldat ? dit le jeune homme ; oh ! monsieur, merci de tout mon cœur !

– Adieu, comte, dit l’abbé d’Herblay ; je rentre dans mon couvent.

– Adieu, l’abbé, dit le coadjuteur, je prêche demain, et j’ai vingt textes à consulter ce soir.


– Adieu, messieurs, dit le comte ; moi je vais dormir vingt-quatre heures de suite, je tombe de lassitude.


Les trois hommes se saluèrent après avoir échangé un dernier regard.


Scarron les suivait du coin de l’œil à travers les portières de son salon.


– Pas un d’eux ne fera ce qu’il dit, murmura-t-il avec son petit sourire de singe ; mais qu’ils aillent, les braves gentilshommes ! Qui sait s’ils ne travaillent pas à me faire rendre ma pension !… Ils peuvent remuer les bras, eux, c’est beaucoup ; hélas ! moi je n’ai que la langue, mais je tâcherai de prouver que c’est quelque chose. Holà ! Champenois, voilà onze heures qui sonnent. Venez me rouler vers mon lit… En vérité, cette demoiselle d’Aubigné est bien charmante !


Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa chambre à coucher, dont la porte se referma derrière lui, et les lumières s’éteignirent l’une après l’autre dans le salon de la rue des Tournelles.


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XXIV. Saint-Denis

Le jour commençait à poindre lorsque Athos se leva et se fit habiller ; il était facile de voir, à sa pâleur, plus grande que d’habitude, et à ces traces que l’insomnie laisse sur le visage, qu’il avait dû passer presque toute la nuit sans dormir. Contre l’habitude de cet homme si ferme et si décidé, il y avait ce matin dans toute sa personne quelque chose de lent et d’irrésolu.


C’est qu’il s’occupait des préparatifs de départ de Raoul et qu’il cherchait à gagner du temps. D’abord, il fourbit lui-même une épée qu’il tira de son étui de cuir parfumé, examina si la poignée était bien en garde, et si la lame tenait solidement à la poignée.

Puis il jeta au fond d’une valise destinée au jeune homme un petit sac plein de louis, appela Olivain, c’était le nom du laquais qui l’avait suivi de Blois, lui fit faire le portemanteau ! devant lui, veillant à ce que toutes les choses nécessaires à un jeune homme qui se met en campagne y fussent renfermées.


Enfin, après avoir employé à peu près une heure à tous ces soins, il ouvrit la porte qui conduisait dans la chambre du vicomte et entra légèrement.


Le soleil, déjà radieux, pénétrait dans la chambre par la fe-nêtre à larges panneaux, dont Raoul, rentré tard, avait négligé de fermer les rideaux la veille. Il dormait encore, la tête gracieusement appuyée sur son bras. Ses longs cheveux noirs couvraient à demi son front charmant et tout humide de cette vapeur qui roule en perles le long des joues de l’enfant fatigué.


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Athos s’approcha, et le corps incliné dans une attitude pleine de tendre mélancolie, il regarda longtemps ce jeune homme à la bouche souriante, aux paupières mi-closes, dont les rêves devaient être doux et le sommeil léger, tant son ange protecteur mettait dans sa garde muette de sollicitude et d’affection. Peu à peu Athos se laissa entraîner aux charmes de sa rêverie en présence de cette jeunesse si riche et si pure. Sa jeunesse à lui reparut, apportant tous ces souvenirs suaves, qui sont plutôt des parfums que des pensées. De ce passé au présent il y avait un abîme. Mais l’imagination a le vol de l’ange et de l’éclair ; elle franchit les mers où nous avons failli faire nau-frage, les ténèbres où nos illusions se sont perdues, le précipice où notre bonheur s’est englouti. Il songea que toute la première partie de sa vie à lui avait été brisée par une femme ; il pensa avec terreur quelle influence pouvait avoir l’amour sur une organisation si fine et si vigoureuse à la fois.


En se rappelant tout ce qu’il avait souffert, il prévit tout ce que Raoul pouvait souffrir, et l’expression de la tendre et profonde pitié qui passa dans son cœur se répandit dans le regard humide dont il couvrit le jeune homme.


À ce moment Raoul s’éveilla de ce réveil sans nuages, sans ténèbres et sans fatigues qui caractérise certaines organisations délicates comme celle de l’oiseau. Ses yeux s’arrêtèrent sur ceux d’Athos, et il comprit sans doute tout ce qui se passait dans le cœur de cet homme qui attendait son réveil comme un amant attend le réveil de sa maîtresse, car son regard à son tour prit l’expression d’un amour infini.


– Vous étiez là, monsieur ? dit-il avec respect.


– Oui, Raoul, j’étais là, dit le comte.


– Et vous ne m’éveilliez point ?


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– Je voulais vous laisser encore quelques moments de ce bon sommeil, mon ami ; vous devez être fatigué de la journée d’hier, qui s’est prolongée si avant dans la nuit.

– Oh ! monsieur, que vous êtes bon ! dit Raoul.

Athos sourit.

– Comment vous trouvez-vous ? lui dit-il.

– Mais parfaitement bien, monsieur, et tout à fait remis et dispos.


– C’est que vous grandissez encore, continua Athos avec un intérêt paternel et charmant d’homme mûr pour le jeune homme, et que les fatigues sont doubles à votre âge.


– Oh ! monsieur, je vous demande bien pardon, dit Raoul honteux de tant de prévenances, mais dans un instant je vais être habillé.


Athos appela Olivain, et en effet au bout de dix minutes, avec cette ponctualité qu’Athos, rompu au service militaire, avait transmise à son pupille, le jeune homme fut prêt.


– Maintenant, dit le jeune homme au laquais, occupez-

vous de mon bagage.


– Vos bagages vous attendent, Raoul, dit Athos. J’ai fait faire la valise sous mes yeux, et rien ne vous manquera. Elle doit déjà, ainsi que le portemanteau du laquais, être placée sur les chevaux, si toutefois on a suivi les ordres que j’ai donnés.


– Tout a été fait selon la volonté de monsieur le comte, dit Olivain, et les chevaux attendent.


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– Et moi qui dormais, s’écria Raoul, tandis que vous, monsieur, vous aviez la bonté de vous occuper de tous ces détails !

Oh ! mais, en vérité, monsieur, vous me comblez de bontés.

– Ainsi vous m’aimez un peu, je l’espère du moins ? répliqua Athos d’un ton presque attendri.

– Oh ! monsieur, s’écria Raoul, qui, pour ne pas manifester son émotion par un élan de tendresse, se domptait presque à suffoquer, oh ! Dieu m’est témoin que je vous aime et que je vous vénère.

– Voyez si vous n’oubliez rien, dit Athos en faisant semblant de chercher autour de lui pour cacher son émotion.


– Mais non, monsieur, dit Raoul.


Le laquais s’approcha alors d’Athos avec une certaine hésitation, et lui dit tout bas :


– M. le vicomte n’a pas d’épée, car monsieur le comte m’a fait enlever hier soir celle qu’il a quittée.


– C’est bien, dit Athos, cela me regarde.


Raoul ne parut pas s’apercevoir du colloque. Il descendit, regardant le comte à chaque instant pour voir si le moment des adieux était arrivé ; mais Athos ne sourcillait pas.


Arrivé sur le perron, Raoul vit trois chevaux.


– Oh

! monsieur, s’écria-t-il tout radieux, vous

m’accompagnez donc ?


– Je veux vous conduire quelque peu, dit Athos.


– 348 –


La joie brilla dans les yeux de Raoul, et il s’élança légèrement sur son cheval.

Athos monta lentement sur le sien après avoir dit un mot tout bas au laquais, qui, au lieu de suivre immédiatement, remonta au logis. Raoul, enchanté d’être en la compagnie du comte, ne s’aperçut ou feignit de ne s’apercevoir de rien.

Les deux gentilshommes prirent par le Pont-Neuf, suivirent les quais ou plutôt ce qu’on appelait alors l’abreuvoir Pépin, et longèrent les murs du Grand-Châtelet. Ils entraient dans la rue Saint-Denis lorsqu’ils furent rejoints par le laquais.


La route se fit silencieusement. Raoul sentait bien que le moment de la séparation approchait ; le comte avait donné la veille différents ordres pour des choses qui le regardaient, dans le courant de la journée. D’ailleurs ses regards redoublaient de tendresse, et les quelques paroles qu’il laissait échapper redoublaient d’affection. De temps en temps une réflexion ou un conseil lui échappait, et ses paroles étaient pleines de sollicitude.


Après avoir passé la porte Saint-Denis, et comme les deux cavaliers étaient arrivés à la hauteur des Récollets, Athos jeta les yeux sur la monture du vicomte.


– Prenez-y garde, Raoul, lui dit-il, je vous l’ai déjà dit souvent ; il faudrait ne point oublier cela, car c’est un grand défaut dans un écuyer. Voyez ! votre cheval est déjà fatigué ; il écume, tandis que le mien semble sortir de l’écurie. Vous lui endurcis-sez la bouche en lui serrant ainsi le mors ; et, faites-y attention, vous ne pouvez plus le faire manœuvrer avec la promptitude nécessaire. Le salut d’un cavalier est parfois dans la prompte obéissance de son cheval. Dans huit jours, songez-y, vous ne manœuvrerez plus dans un manège, mais sur un champ de bataille.

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Puis tout à coup, pour ne point donner une trop triste importance à cette observation :

– Voyez donc, Raoul, continua Athos, la belle plaine pour voler la perdrix.

Le jeune homme profitait de la leçon, et admirait surtout avec quelle tendre délicatesse elle était donnée.

– J’ai encore remarqué l’autre jour une chose, disait Athos, c’est qu’en tirant le pistolet vous teniez le bras trop tendu. Cette tension fait perdre la justesse du coup. Aussi, sur douze fois manquâtes-vous trois fois le but.


– Que vous atteignîtes douze fois, vous, monsieur, répondit en souriant Raoul.


– Parce que je pliais la saignée et que je reposais ainsi ma main sur mon coude. Comprenez-vous bien ce que je veux vous dire, Raoul ?


– Oui, monsieur ; j’ai tiré seul depuis en suivant ce conseil, et j’ai obtenu un succès entier.


– Tenez, reprit Athos, c’est comme en faisant des armes, vous chargez trop votre adversaire. C’est un défaut de votre âge, je le sais bien ; mais le mouvement du corps en chargeant dé-

range toujours l’épée de la ligne ; et si vous aviez affaire à un homme de sang-froid, il vous arrêterait au premier pas que vous feriez ainsi par un simple dégagement, ou même par un coup droit.


– Oui, monsieur, comme vous l’avez fait bien souvent, mais tout le monde n’a pas votre adresse et votre courage.


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– Que voilà un vent frais ! reprit Athos, c’est un souvenir de l’hiver. À propos, dites-moi, si vous allez au feu, et vous irez, car vous êtes recommandé à un jeune général qui aime fort la poudre, souvenez-vous bien dans une lutte particulière, comme cela arrive souvent à nous autres cavaliers surtout, souvenez-vous bien de ne tirer jamais le premier : qui tire le premier touche rarement son homme, car il tire avec la crainte de rester désarmé devant un ennemi armé ; puis, lorsqu’il tirera, faites cabrer votre cheval ; cette manœuvre m’a sauvé deux ou trois fois la vie.

– Je l’emploierai, ne fût-ce que par reconnaissance.


– Eh ! dit Athos, ne sont-ce pas des braconniers qu’on ar-rête là-bas ? Oui, vraiment… Puis encore une chose importante, Raoul : si vous êtes blessé dans une charge, si vous tombez de votre cheval et s’il vous reste encore quelque force, dérangez-vous de la ligne qu’a suivie votre régiment ; autrement, il peut être ramené, et vous seriez foulé aux pieds des chevaux. En tout cas, si vous étiez blessé, écrivez-moi à l’instant même, ou faites-moi écrire ; nous nous connaissons en blessures, nous autres, ajouta Athos en souriant.


– Merci, monsieur, répondit le jeune homme tout ému.


– Ah ! nous voici à Saint-Denis, murmura Athos.


Ils arrivaient effectivement en ce moment à la porte de la ville, gardée par deux sentinelles. L’une dit à l’autre :


– Voici encore un jeune gentilhomme qui m’a l’air de se rendre à l’armée.


Athos se retourna : tout ce qui s’occupait, d’une façon même indirecte, de Raoul prenait aussitôt un intérêt à ses yeux.


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– À quoi voyez-vous cela ? demanda-t-il.

– À son air, monsieur, dit la sentinelle. D’ailleurs il a l’âge.

C’est le second d’aujourd’hui.


– Il est déjà passé ce matin un jeune homme comme moi ?

demanda Raoul.

– Oui, ma foi, de haute mine et dans un bel équipage, cela m’a eu l’air de quelque fils de bonne maison.


– Ce me sera un compagnon de route, monsieur, reprit

Raoul en continuant son chemin ; mais, hélas ! il ne me fera pas oublier celui que je perds.


– Je ne crois pas que vous le rejoigniez, Raoul, car j’ai à vous parler ici, et ce que j’ai à vous dire durera peut-être assez de temps pour que ce gentilhomme prenne de l’avance sur vous.


– Comme il vous plaira, monsieur.


Tout en causant ainsi on traversait les rues qui étaient pleines de monde à cause de la solennité de la fête, et l’on arrivait en face de la vieille basilique, dans laquelle on disait une première messe.


– Mettons pied à terre, Raoul, dit Athos. Vous, Olivain, gardez nos chevaux et me donnez l’épée.


Athos prit à la main l’épée que lui tendait le laquais, et les deux gentilshommes entrèrent dans l’église.


Athos présenta de l’eau bénite à Raoul. Il y a dans certains cœurs de père un peu de cet amour prévenant qu’un amant a pour sa maîtresse.


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Le jeune homme toucha la main d’Athos, salua et se signa.

Athos dit un mot à l’un des gardiens, qui s’inclina et marcha dans la direction des caveaux.

– Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme.

Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la haute marche, tandis qu’Athos et Raoul descendaient. Les profondeurs de l’escalier sépulcral étaient éclairées par une lampe d’argent brûlant sur la dernière marche, et juste au-dessous de cette lampe reposait, enveloppé d’un large manteau de velours violet semé de fleurs de lis d’or, un catafalque soutenu par des chevalets de chêne.


Le jeune homme, préparé à cette situation par l’état de son propre cœur plein de tristesse, par la majesté de l’église qu’il avait traversée, était descendu d’un pas lent et solennel, et se tenait debout et la tête découverte devant cette dépouille mortelle du dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aïeux que lorsque son successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui semblait demeurer là pour dire à l’orgueil humain, parfois si facile à s’exalter sur le trône :


– Poussière terrestre, je t’attends !


Il se fit un instant de silence.


Puis Athos leva la main, et désignant du doigt le cercueil :


– Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle d’un homme faible et sans grandeur, et qui eut cependant un règne plein d’immenses événements ; c’est qu’au-dessus de ce roi veillait l’esprit d’un autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et l’éclaire. Celui-là, c’était le roi réel, Raoul ; l’autre n’était qu’un fantôme dans lequel il mettait son âme. Et cependant, tant est puissante la majesté monarchique chez

– 353 –


nous, cet homme n’a pas même l’honneur d’une tombe aux pieds de celui pour la gloire duquel il a usé sa vie, car cet homme, Raoul, souvenez-vous de cette chose, s’il a fait ce roi petit, il a fait la royauté grande, et il y a deux choses enfermées au palais du Louvre : le roi, qui meurt, et la royauté qui ne meurt pas. Ce règne est passé, Raoul ; ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi qu’il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu’il ne détruisît son œuvre, car un roi n’édifie que lorsqu’il a près de lui soit Dieu, soit l’esprit de Dieu. Alors, cependant, tout le monde regarda la mort du cardinal comme une délivrance, et moi-même, tant sont aveugles les contempo-rains, j’ai quelquefois traversé en face les desseins de ce grand homme qui tenait la France dans ses mains, et qui, selon qu’il les serrait ou les ouvrait, l’étouffait ou lui donnait de l’air à son gré. S’il ne m’a pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible co-lère, c’était sans doute pour que je puisse aujourd’hui vous dire : Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté ; le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu ; quand vous serez dans le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le principe invisible, car le principe invisible est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en l’incarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre avenir comme à travers un nuage. Il est meilleur que le nôtre, je le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la toute-puissance a son vertige qui la pousse à la tyrannie, servez, aimez et respectez la royauté, c’est-

à-dire la chose infaillible, c’est-à-dire l’esprit de Dieu sur la terre, c’est-à-dire cette étincelle céleste qui fait la poussière si grande et si sainte que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes aussi peu de chose devant ce corps étendu sur la dernière marche de cet escalier que ce corps lui-même devant le trône du Seigneur.


– 354 –


– J’adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la royauté ; je servirai le roi, et tâcherai, si je meurs, que ce soit pour le roi, pour la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien compris ?

Athos sourit.

– Vous êtes une noble nature, dit-il, voici votre épée.

Raoul mit un genou en terre.


– Elle a été portée par mon père, un loyal gentilhomme. Je l’ai portée à mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la poignée était dans ma main et que son fourreau pendait à mon côté. Si votre main est faible encore pour manier cette épée, Raoul, tant mieux, vous aurez plus de temps à apprendre à ne la tirer que lorsqu’elle devra voir le jour.


– Monsieur, dit Raoul en recevant l’épée de la main du comte, je vous dois tout ; cependant, cette épée est le plus pré-

cieux présent que vous m’ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme reconnaissant.


Et il approcha ses lèvres de la poignée, qu’il baisa avec respect.


– C’est bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons-nous.


Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras d’Athos.


– Adieu, murmura le comte, qui sentait son cœur se fondre, adieu, et pensez à moi.


– 355 –


– Oh ! éternellement ! éternellement ! s’écria le jeune homme. Oh ! je le jure, monsieur, et s’il m’arrive malheur, votre nom sera le dernier nom que je prononcerai, votre souvenir ma dernière pensée.


Athos remonta précipitamment pour cacher son émotion,

donna une pièce d’or au gardien des tombeaux, s’inclina devant l’autel et gagna à grands pas le porche de l’église, au bas duquel Olivain attendait avec les deux autres chevaux.

– Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resser-rez la boucle de cette épée qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous accompagnerez M. le vicomte jusqu’à ce que Grimaud vous ait rejoints ; lui venu, vous quitterez le vicomte.

Vous entendez, Raoul ? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de prudence, Grimaud vous suivra.


– Oui, monsieur, dit Raoul.


– Allons, à cheval, que je vous voie partir.


Raoul obéit.


– Adieu ! Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant.


– Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aimé protecteur !


Athos fit signe de la main, car il n’osait parler, et Raoul s’éloigna, la tête découverte.


Athos resta immobile et le regardant aller jusqu’au moment où il disparut au tournant d’une rue.


– 356 –


Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains d’un paysan, remonta lentement les degrés, rentra dans l’église, alla s’agenouiller dans le coin le plus obscur et pria.


– 357 –


XXV. Un des quarante moyens d’évasion de

Monsieur de Beaufort

Cependant le temps s’écoulait pour le prisonnier comme pour ceux qui s’occupaient de sa fuite : seulement, il s’écoulait plus lentement. Tout au contraire des autres hommes qui prennent avec ardeur une résolution périlleuse et qui se refroidissent à mesure que le moment de l’exécuter se rapproche, le duc de Beaufort, dont le courage bouillant était passé en proverbe, et qu’avait enchaîné une inaction de cinq années, le duc de Beaufort semblait pousser le temps devant lui et appelait de tous ses vœux l’heure de l’action. Il y avait dans son évasion seule, à part les projets qu’il nourrissait pour l’avenir, projets, il faut l’avouer, encore fort vagues et fort incertains, un commencement de vengeance qui lui dilatait le cœur. D’abord sa fuite était une mauvaise affaire pour M. de Chavigny, qu’il avait pris en haine à cause des petites persécutions auxquelles il l’avait soumis ; puis, une plus mauvaise affaire contre le Mazarin, qu’il avait pris en exécration à cause des grands reproches qu’il avait à lui faire.

On voit que toute proportion était gardée entre les sentiments que M. de Beaufort avait voués au gouverneur et au ministre, au subordonné et au maître.


Puis M. de Beaufort, qui connaissait si bien l’intérieur du Palais-Royal, qui n’ignorait pas les relations de la reine et du cardinal, mettait en scène, de sa prison, tout ce mouvement dramatique qui allait s’opérer, quand ce bruit retentirait du cabinet du ministre à la chambre d’Anne d’Autriche

:

M. de Beaufort est sauvé ! En se disant tout cela à lui-même, M. de Beaufort souriait doucement, se croyait déjà dehors, respirant l’air des plaines et des forêts, pressant un cheval vigoureux entre ses jambes et criant à haute voix : « Je suis libre ! »

– 358 –


Il est vrai qu’en revenant à lui, il se trouvait entre ses quatre murailles, voyait à dix pas de lui La Ramée qui tournait ses pouces l’un autour de l’autre, et dans l’antichambre, ses gardes qui riaient ou qui buvaient.

La seule chose qui le reposait de cet odieux tableau, tant est grande l’instabilité de l’esprit humain, c’était la figure refrognée de Grimaud, cette figure qu’il avait prise d’abord en haine, et qui depuis était devenue toute son espérance. Grimaud lui semblait un Antinoüs.

Il est inutile de dire que tout cela était un jeu de

l’imagination fiévreuse du prisonnier. Grimaud était toujours le même. Aussi avait-il conservé la confiance entière de son supé-

rieur La Ramée, qui maintenant se serait fié à lui mieux qu’à lui-même : car, nous l’avons dit, La Ramée se sentait au fond du cœur un certain faible pour M. de Beaufort.


Aussi ce bon La Ramée se faisait-il une fête de ce petit souper en tête à tête avec son prisonnier. La Ramée n’avait qu’un défaut, il était gourmand ; il avait trouvé les pâtés bons, le vin excellent. Or, le successeur du père Marteau lui avait promis un pâté de faisan au lieu d’un pâté de volaille, et du vin de Cham-bertin au lieu du vin de Mâcon. Tout cela, rehaussé de la pré-

sence de cet excellent prince qui était si bon au fond, qui inventait de si drôles de tours contre M. de Chavigny, et de, si bonnes plaisanteries contre le Mazarin, faisait pour La Ramée, de cette belle Pentecôte qui allait venir, une des quatre grandes fêtes de l’année.


La Ramée attendait donc six heures du soir avec autant d’impatience que le duc.


Dès le matin il s’était préoccupé de tous les détails, et, ne se fiant qu’à lui-même, il avait fait en personne une visite au suc-

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cesseur du père Marteau. Celui-ci s’était surpassé : il lui montra un véritable pâté monstre, orné sur sa couverture des armes de M. de Beaufort : le pâté était vide encore, mais près de lui étaient un faisan et deux perdrix, piqués si menu, qu’ils avaient l’air chacun d’une pelote d’épingles. L’eau en était venue à la bouche de La Ramée, et il était rentré dans la chambre du duc en se frottant les mains.

Pour comble de bonheur, comme nous l’avons dit,

M. de Chavigny, se reposant sur La Ramée, était allé faire lui-même un petit voyage, et était parti le matin même, ce qui faisait de La Ramée le sous-gouverneur du château.


Quant à Grimaud, il paraissait plus refrogné que jamais.


Dans la matinée, M. de Beaufort avait fait avec La Ramée une partie de paume ; un signe de Grimaud lui avait fait comprendre de faire attention à tout.


Grimaud, marchant devant, traçait le chemin qu’on avait à suivre le soir. Le jeu de paume était dans ce qu’on appelait l’enclos de la petite cour du château. C’était un endroit assez désert, où l’on ne mettait de sentinelles qu’au moment où M. de Beaufort faisait sa partie ; encore, à cause de la hauteur de la muraille, cette précaution paraissait-elle superflue.


Il y avait trois portes à ouvrir avant d’arriver à cet enclos.

Chacune s’ouvrait avec une clef différente.


En arrivant à l’enclos, Grimaud alla machinalement

s’asseoir près d’une meurtrière, les jambes pendantes en dehors de la muraille. Il devenait évident que c’était à cet endroit qu’on attacherait l’échelle de corde.


Toute cette manœuvre, compréhensible pour le duc de

Beaufort, était, on en conviendra, inintelligible pour La Ramée.

– 360 –


La partie commença. Cette fois, M. de Beaufort était en veine, et l’on eût dit qu’il posait avec la main les balles où il voulait qu’elles allassent. La Ramée fut complètement battu.


Quatre des gardes de M. de Beaufort l’avaient suivi et ra-massaient les balles : le jeu terminé, M. de Beaufort, tout en raillant à son aise La Ramée sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis pour aller boire à sa santé avec leurs quatre autres camarades.


Les gardes demandèrent l’autorisation de La Ramée, qui la leur donna, mais pour le soir seulement. Jusque-là, La Ramée avait à s’occuper de détails importants ; il désirait, comme il avait des courses à faire, que le prisonnier ne fût pas perdu de vue.


M. de Beaufort aurait arrangé les choses lui-même que, selon toute probabilité, il les eût faites moins à sa convenance que ne le faisait son gardien.


Enfin six heures sonnèrent ; quoiqu’on ne dût se mettre à table qu’à sept heures, le dîner se trouvait prêt et servi. Sur un buffet était le pâté colossal aux armes du duc et paraissant cuit à point, autant qu’on en pouvait juger par la couleur dorée qui enluminait sa croûte.


Le reste du dîner était à l’avenant.


Tout le monde était impatient, les gardes d’aller boire, La Ramée de se mettre à table, et M. de Beaufort de se sauver.


Grimaud seul était impassible. On eût dit qu’Athos avait fait son éducation dans la prévision de cette grande circonstance.


– 361 –


Il y avait des moments où, en le regardant, le duc de Beaufort se demandait s’il ne faisait point un rêve, et si cette figure de marbre était bien réellement à son service et s’animerait au moment venu.


La Ramée renvoya les gardes en leur recommandant de boire à la santé du prince ; puis, lorsqu’ils furent partis, il ferma les portes, mit les clefs dans sa poche, et montra la table au prince d’un air qui voulait dire :

– Quand Monseigneur voudra.

Le prince regarda Grimaud, Grimaud regarda la pendule : il était six heures un quart à peine, l’évasion était fixée à sept heures, il y avait donc trois quarts d’heure à attendre.


Le prince, pour gagner un quart d’heure, prétexta une lecture qui l’intéressait et demanda à finir son chapitre. La Ramée s’approcha, regarda par-dessus son épaule quel était ce livre qui avait sur le prince cette influence de l’empêcher de se mettre à table quand le dîner était servi.


C’étaient les Commentaires de César, que lui-même, contre les ordonnances de M. de Chavigny, lui avait procurés trois jours auparavant.


La Ramée se promit bien de ne plus se mettre en contravention avec les règlements du donjon.


En attendant, il déboucha les bouteilles et alla flairer le pâ-

té.


À six heures et demie, le duc se leva en disant avec gravité :


– Décidément, César était le plus grand homme de

l’antiquité.

– 362 –


– Vous trouvez, Monseigneur, dit La Ramée.

– Oui.


– Eh bien ! moi, reprit La Ramée, j’aime mieux Annibal.

– Et pourquoi cela, maître La Ramée ? demanda le duc.

– Parce qu’il n’a pas laissé de Commentaires, dit La Ramée avec son gros sourire.

Le duc comprit l’allusion et se mit à table en faisant signe à La Ramée de se placer en face de lui.


L’exempt ne se le fit pas répéter deux fois.


Il n’y a pas de figure aussi expressive que celle d’un véritable gourmand qui se trouve en face d’une bonne table ; aussi, en recevant son assiette de potage des mains de Grimaud, la figure de La Ramée présentait-elle le sentiment de la parfaite béatitude.


Le duc le regarda avec un sourire.


– Ventre-saint-gris ! La Ramée, s’écria-t-il, savez-vous que si on me disait qu’il y a en ce moment en France un homme plus heureux que vous, je ne le croirais pas !


– Et vous auriez, ma foi, raison, Monseigneur, dit La Ra-mée. Quant à moi, j’avoue que lorsque j’ai faim, je ne connais pas de vue plus agréable qu’une table bien servie, et si vous ajoutez, continua La Ramée, que celui qui fait les honneurs de cette table est le petit-fils de Henri le Grand, alors vous comprendrez, Monseigneur, que l’honneur qu’on reçoit double le plaisir qu’on goûte.

– 363 –


Le prince s’inclina à son tour, et un imperceptible sourire parut sur le visage de Grimaud, qui se tenait derrière La Ramée.

– Mon cher La Ramée, dit le duc, il n’y a en vérité que vous pour tourner un compliment.

– Non, Monseigneur, dit La Ramée dans l’effusion de son âme ; non, en vérité, je dis ce que je pense, il n’y a pas de compliment dans ce que je vous dis là.


– Alors, vous m’êtes attaché ? demanda le prince.


– C’est-à-dire, reprit La Ramée, que je ne me consolerais pas si Votre Altesse sortait de Vincennes.


– Une drôle de manière de témoigner votre affliction. (Le prince voulait dire affection.)


– Mais, Monseigneur, dit La Ramée, que feriez-vous de-

hors ? Quelque folie qui vous brouillerait avec la cour et vous ferait mettre à la Bastille au lieu d’être à Vincennes.

M. de Chavigny n’est pas aimable, j’en conviens, continua La Ramée en savourant un verre de madère, mais M. du Tremblay, c’est bien pis.


– Vraiment ! dit le duc, qui s’amusait du tour que prenait la conversation et qui de temps en temps regardait la pendule, dont l’aiguille marchait avec une lenteur désespérante.


– Que voulez-vous attendre du frère d’un capucin nourri à l’école du cardinal de Richelieu ! Ah ! Monseigneur, croyez-moi, c’est un grand bonheur que la reine, qui vous a toujours voulu du bien, à ce que j’ai entendu dire du moins, ait eu l’idée de vous envoyer ici, où il y a promenade, jeu de paume, bonne table, bon air.

– 364 –


– En vérité, dit le duc, à vous entendre, La Ramée, je suis donc bien ingrat d’avoir eu un instant l’idée de sortir d’ici ?

– Oh ! Monseigneur, c’est le comble de l’ingratitude, reprit La Ramée ; mais Votre Altesse n’y a jamais songé sérieusement.

– Si fait, reprit le duc, et, je dois vous l’avouer, c’est peut-

être une folie, je ne dis pas non, mais de temps en temps j’y songe encore.


– Toujours par un de vos quarante moyens, Monseigneur ?


– Eh ! mais, oui, reprit le duc.


– Monseigneur, dit La Ramée, puisque nous sommes aux

épanchements, dites-moi un de ces quarante moyens inventés par Votre Altesse.


– Volontiers, dit le duc. Grimaud, donnez-moi le pâté.


– J’écoute, dit La Ramée en se renversant sur son fauteuil, en soulevant son verre et en clignant de l’œil, pour regarder le soleil à travers le rubis liquide qu’il contenait.


Le duc jeta un regard sur la pendule. Dix minutes encore et elle allait sonner sept heures.


Grimaud apporta le pâté devant le prince, qui prit son couteau à lame d’argent pour enlever le couvercle ; mais La Ramée, qui craignait qu’il n’arrivât malheur à cette belle pièce, passa au duc son couteau, qui avait une lame de fer.


– Merci, La Ramée, dit le duc en prenant le couteau.


– Eh bien Monseigneur, dit l’exempt, ce fameux moyen ?

– 365 –


– Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui sur lequel je comptais le plus, celui que j’avais résolu d’employer le premier ?

– Oui, celui-là, dit La Ramée.

– Eh bien ! dit le duc, en creusant le pâté d’une main et en décrivant de l’autre un cercle avec son couteau, j’espérais d’abord avoir pour gardien un brave garçon comme vous, monsieur La Ramée.


– Bien ! dit La Ramée ; vous l’avez, Monseigneur. Après ?


– Et je m’en félicite.


La Ramée salua.


– Je me disais, continua le prince, si une fois j’ai près de moi un bon garçon comme La Ramée, je tâcherai de lui faire recommander par quelque ami à moi, avec lequel il ignorera mes relations, un homme qui me soit dévoué, et avec lequel je puisse m’entendre pour préparer ma fuite.


– Allons ! allons ! dit La Ramée, pas mal imaginé.


– N’est-ce pas ? reprit le prince ; par exemple, le serviteur de quelque brave gentilhomme, ennemi lui-même du Mazarin, comme doit l’être tout gentilhomme.


– Chut ! Monseigneur, dit La Ramée, ne parlons pas politique.


– Quand j’aurai cet homme près de moi, continua le duc, pour peu que cet homme soit adroit et ait su inspirer de la confiance à mon gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors j’aurai des nouvelles du dehors.

– 366 –


– Ah ! oui, dit La Ramée, mais comment cela, des nouvelles du dehors ?

– Oh ! rien de plus facile, dit le duc de Beaufort, en jouant à la paume, par exemple.

– En jouant à la paume ? demanda La Ramée, commençant

à prêter la plus grande attention au récit du duc.

– Oui, tenez, j’envoie une balle dans le fossé, un homme est là qui la ramasse. La balle renferme une lettre ; au lieu de renvoyer cette balle que je lui ai demandée du haut des remparts, il m’en envoie une autre. Cette autre balle contient une lettre.

Ainsi, nous avons échangé nos idées, et personne n’y a rien vu.


– Diable ! diable ! dit La Ramée en se grattant l’oreille, vous faites bien de me dire cela, Monseigneur, je surveillerai les ramasseurs des balles.


Le duc sourit.


– Mais, continua La Ramée, tout cela, au bout du compte, n’est qu’un moyen de correspondre.


– C’est déjà beaucoup, ce me semble.


– Ce n’est pas assez.


– Je vous demande pardon. Par exemple, je dis à mes

amis : « Trouvez-vous tel jour, à telle heure, de l’autre côté du fossé avec deux chevaux de main. »


– Eh bien ! après ? dit La Ramée avec une certaine inquié-

tude ; à moins que ces chevaux n’aient des ailes pour monter sur le rempart et venir vous y chercher.

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– Eh ! mon Dieu, dit négligemment le prince, il ne s’agit pas que les chevaux aient des ailes pour monter sur les remparts, mais que j’aie, moi, un moyen d’en descendre.


– Lequel ?

– Une échelle de corde.

– Oui, mais, dit La Ramée en essayant de rire, une échelle de corde ne s’envoie pas comme une lettre, dans une balle de paume.


– Non, mais elle s’envoie dans autre chose.


– Dans autre chose, dans autre chose ! dans quoi ?


– Dans un pâté, par exemple.


– Dans un pâté ? dit La Ramée.


– Oui. Supposez une chose, reprit le duc ; supposez, par exemple, que mon maître d’hôtel, Noirmont, ait traité du fonds de boutique du père Marteau…


– Eh bien ? demanda La Ramée tout frissonnant.


– Eh bien ! La Ramée, qui est un gourmand, voit ces pâtés, trouve qu’ils ont meilleure mine que ceux de ses prédécesseurs, vient m’offrir de m’en faire goûter. J’accepte, à la condition que La Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à l’aise, La Ramée écarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir.

Grimaud est l’homme qui m’a été donné par un ami, ce serviteur avec lequel je m’entends, prêt à me seconder en toutes choses. Le moment de ma fuite est marqué à sept heures. Eh bien !

à sept heures moins quelques minutes…

– 368 –


– À sept heures moins quelques minutes ?… reprit La Ra-mée, auquel la sueur commençait à perler sur le front.

– À sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant l’action aux paroles, j’enlève la croûte du pâté. J’y trouve deux poignards, une échelle de corde et un bâillon. Je mets un des poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui dis :

« Mon ami, j’en suis désolé, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri, tu es mort ! »


Nous l’avons dit, en prononçant ces derniers mots, le duc avait joint l’action aux paroles. Le duc était debout près de lui et lui appuyait la pointe d’un poignard sur la poitrine avec un accent qui ne permettait pas à celui auquel il s’adressait de conserver de doute sur sa résolution.


Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pâté le second poignard, l’échelle de corde et la poire d’angoisse.


La Ramée suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur croissante.


– Oh ! Monseigneur, s’écria-t-il en regardant le duc avec une expression de stupéfaction qui eût fait éclater de rire le prince dans un autre moment, vous n’aurez pas le cœur de me tuer !


– Non, si tu ne t’opposes pas à ma fuite.


– Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme ruiné.


– Je te rembourserai le prix de ta charge.


– Et vous êtes bien décidé à quitter le château ?

– 369 –


– Pardieu !

– Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de résolution ?

– Ce soir, je veux être libre.

– Et si je me défends, si j’appelle, si je crie ?

– Foi de gentilhomme, je te tue.

En ce moment la pendule sonna.


– Sept heures, dit Grimaud, qui n’avait pas encore prononcé une parole.


– Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard.


La Ramée fit un mouvement comme pour l’acquit de sa

conscience.


Le duc fronça le sourcil, et l’exempt sentit la pointe du poignard qui, après avoir traversé ses habits, s’apprêtait à lui traverser la poitrine.


– Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas.


– Hâtons-nous, dit le duc.


– Monseigneur, une dernière grâce.


– Laquelle ? Parle, dépêche-toi.


– Liez-moi bien, Monseigneur.


– 370 –


– Pourquoi cela, te lier ?

– Pour qu’on ne croie pas que je suis votre complice.

– Les mains ! dit Grimaud.

– Non pas par devant, par derrière donc, par derrière !

– Mais avec quoi ? dit le duc.

– Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramée.

Le duc détacha sa ceinture et la donna à Grimaud, qui lia les mains de La Ramée de manière à le satisfaire.


– Les pieds, dit Grimaud.


La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la déchira par bandes et ficela La Ramée.


– Maintenant mon épée, dit La Ramée ; liez-moi donc la garde de mon épée.


Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit le désir de son gardien.


– Maintenant, dit le pauvre La Ramée, la poire d’angoisse, je la demande ; sans cela on me ferait mon procès parce que je n’ai pas crié. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez.


Grimaud s’apprêta à remplir le désir de l’exempt, qui fit un mouvement en signe qu’il avait quelque chose à dire.


– Parle, dit le duc.


– 371 –


– Maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, n’oubliez pas, s’il m’arrive malheur à cause de vous, que j’ai une femme et quatre enfants.

– Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.

En une seconde La Ramée fut bâillonné et couché à terre, deux ou trois chaises furent renversées en signe de lutte. Grimaud prit dans les poches de l’exempt toutes les clefs qu’elles contenaient, ouvrit d’abord la porte de la chambre où ils se trouvaient, la referma à double tour quand ils furent sortis, puis tous deux prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermées avec une promptitude qui faisait honneur à la dextérité de Grimaud. Enfin l’on arriva au jeu de paume. Il était parfaitement désert, pas de sentinelles, personne aux fenêtres.


Le duc courut au rempart et aperçut de l’autre côté des fossés trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc échangea un signe avec eux, c’était bien pour lui qu’ils étaient là.


Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur.


Ce n’était pas une échelle de corde, mais un peloton de soie, avec un bâton qui devait se passer entre les jambes et se dévider de lui-même par le poids de celui qui se tenait dessus à califourchon.


– Va, dit le duc.


– Le premier, Monseigneur ? demanda Grimaud.


Sans doute, dit le duc ; si on me rattrape, je ne risque que la prison ; si on t’attrape, toi, tu es pendu.


– 372 –


– C’est juste, dit Grimaud.

Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le bâton, commença sa périlleuse descente ; le duc le suivit des yeux avec une terreur involontaire ; il était déjà arrivé aux trois quarts de la muraille, lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud tomba précipité dans le fossé.

Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une

plainte ; et cependant il devait être blessé grièvement, car il était resté étendu à l’endroit où il était tombé.

Aussitôt un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le fossé, attacha sous les épaules de Grimaud l’extrémité d’une corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout opposé, tirèrent Grimaud à eux.


– Descendez, Monseigneur, dit l’homme qui était dans la fosse ; il n’y a qu’une quinzaine de pieds de distance et le gazon est moelleux.


Le duc était déjà à l’œuvre. Sa besogne à lui était plus difficile, car il n’avait plus de bâton pour se soutenir ; il fallait qu’il descendît à la force des poignets, et cela d’une hauteur d’une cinquantaine de pieds. Mais, nous l’avons dit, le duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid ; en moins de cinq minutes, il se trouva à l’extrémité de la corde ; comme le lui avait dit le gentilhomme, il n’était plus qu’à quinze pieds de terre. Il lâcha l’appui qui le soutenait et tomba sur ses pieds sans se faire aucun mal.


Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au haut duquel il trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui étaient inconnus. Grimaud, évanoui, était attaché sur un cheval.


– 373 –


– Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard ; mais à cette heure, il n’y a pas un instant à perdre, en route donc, en route ! qui m’aime, me suive !

Et il s’élança sur son cheval, partit au grand galop, respirant à pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible à rendre :

– Libre !… Libre !… Libre !…


– 374 –


XXVI. D’Artagnan arrive à propos

D’Artagnan toucha à Blois la somme que Mazarin, dans son désir de le revoir près de lui, s’était décidé à lui donner pour ses services futurs.


De Blois à Paris il y avait quatre journées pour un cavalier ordinaire. D’Artagnan arriva vers les quatre heures de l’après-midi du troisième jour à la barrière Saint-Denis. Autrefois il n’en eût mis que deux. Nous avons vu qu’Athos, parti trois heures après lui, était arrivé vingt-quatre heures auparavant.


Planchet avait perdu l’usage de ces promenades forcées ; d’Artagnan lui reprocha sa mollesse.

– Eh ! monsieur, quarante lieues en trois jours ! je trouve cela fort joli pour un marchand de pralines.


– Es-tu réellement devenu marchand, Planchet, et comp-

tes-tu sérieusement, maintenant que nous nous sommes retrouvés, végéter dans ta boutique ?


– Heu ! reprit Planchet, vous seul en vérité êtes fait pour l’existence active. Voyez M. Athos, qui dirait que c’est cet intré-

pide chercheur d’aventures que nous avons connu ? Il vit maintenant en véritable gentilhomme fermier, en vrai seigneur campagnard. Tenez, monsieur, il n’y a en vérité de désirable qu’une existence tranquille.


– Hypocrite ! dit d’Artagnan, que l’on voit bien que tu te rapproches de Paris, et qu’il y a à Paris une corde et une potence qui t’attendent !

– 375 –


En effet, comme ils en étaient là de leur conversation, les deux voyageurs arrivèrent à la barrière. Planchet baissait son feutre en songeant qu’il allait passer dans des rues où il était fort connu, et d’Artagnan relevait sa moustache en se rappelant Porthos qui devait l’attendre rue Tiquetonne. Il pensait aux moyens de lui faire oublier sa seigneurie de Bracieux et les cuisines homériques de Pierrefonds.

En tournant le coin de la rue Montmartre, il aperçut, à l’une des fenêtres de l’hôtel de la Chevrette, Porthos vêtu d’un splendide justaucorps bleu de ciel tout brodé d’argent, et bâillant à se démonter la mâchoire, de sorte que les passants contemplaient avec une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si riche, qui semblait si fort ennuyé de sa richesse et de sa grandeur.


À peine d’ailleurs, de leur côté, d’Artagnan et Planchet avaient-ils tourné l’angle de la rue, que Porthos les avait reconnus.


– Eh ! d’Artagnan, s’écria-t-il, Dieu soit loué ! c’est vous !


– Eh ! bonjour, cher ami ! répondit d’Artagnan.


Une petite foule de badauds se forma bientôt autour des chevaux que les valets de l’hôtel tenaient déjà par la bride, et des cavaliers qui causaient ainsi le nez en l’air ; mais un froncement de sourcils de d’Artagnan et deux ou trois gestes mal intentionnés de Planchet et bien compris des assistants, dissipèrent la foule, qui commençait à devenir d’autant plus compacte qu’elle ignorait pourquoi elle était rassemblée.


Porthos était déjà descendu sur le seuil de l’hôtel.


– Ah ! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici.

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– En vérité ! dit d’Artagnan, j’en suis au désespoir pour ces nobles animaux.

– Et moi aussi, j’étais assez mal, dit Porthos, et n’était l’hôtesse continua-t-il en se balançant sur ses jambes avec son gros air content de lui-même, qui est assez avenante et qui entend la plaisanterie, j’aurais été chercher gîte ailleurs.

La belle Madeleine, qui s’était approchée pendant ce colloque, fit un pas en arrière et devint pâle comme la mort en entendant les paroles de Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait se renouveler ; mais à sa grande stupéfaction d’Artagnan ne sourcilla point, et, au lieu de se fâcher, il dit en riant à Porthos :


– Oui, je comprends, cher ami, l’air de la rue Tiquetonne ne vaut pas celui de la vallée de Pierrefonds ; mais, soyez tranquille, je vais vous en faire prendre un meilleur.


– Quand cela ?


– Ma foi, bientôt, je l’espère.


– Ah ! tant mieux !


À cette exclamation de Porthos succéda un gémissement

bas et profond qui partait de l’angle d’une porte. D’Artagnan, qui venait de mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur l’énorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristée laissait échapper de sourdes plaintes.


– Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, êtes dé-

placé dans ce chétif hôtel, n’est-ce pas ? demanda d’Artagnan de ce ton railleur qui pouvait être aussi bien de la compassion que de la moquerie.

– 377 –


– Il trouve la cuisine détestable, répondit Porthos.

– Eh bien, mais, dit d’Artagnan, que ne la faisait-il lui-même comme à Chantilly ?

– Ah ! monsieur, je n’avais plus ici, comme là-bas, les étangs de M. le Prince, pour y pêcher ces belles carpes, et les forêts de Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix.

Quant à la cave, je l’ai visitée en détail, et en vérité c’est bien peu de chose.

– Monsieur Mouston, dit d’Artagnan, en vérité je vous

plaindrais, si je n’avais pour le moment quelque chose de bien autrement pressé à faire.


Alors, prenant Porthos à part :


– Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous voilà tout habillé, et c’est heureux, car je vous mène de ce pas chez le cardinal.


– Bah ! vraiment ? dit Porthos en ouvrant de grands yeux ébahis.


– Oui, mon ami.


– Une présentation ?


– Cela vous effraie ?


– Non, mais cela m’émeut.


– Oh ! soyez tranquille ; vous n’avez plus affaire à l’autre cardinal, et celui-ci ne vous terrassera pas sous sa majesté.


– C’est égal, vous comprenez, d’Artagnan, la cour !

– 378 –


– Eh ! mon ami, il n’y a plus de cour.

– La reine !


– J’allais dire : il n’y a plus de reine. La reine ? rassurez-vous, nous ne la verrons pas.

– Et vous dites que nous allons de ce pas au Palais-Royal ?

– De ce pas. Seulement, pour ne point faire de retard, je vous emprunterai un de vos chevaux.


– À votre aise : ils sont tous les quatre à votre service.


– Oh ! je n’en ai besoin que d’un pour le moment.


– N’emmenons-nous pas nos valets ?


– Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas mal. Quant à Planchet, il a ses raisons pour ne pas venir à la cour.


– Et pourquoi cela ?


– Heu ! il est mal avec Son Éminence.


– Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et Bayard.


– Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud ?


– Non, prenez un cheval de luxe, prenez Phébus ou Su-

perbe, nous allons en cérémonie.


– Ah ! dit Mousqueton respirant, il ne s’agit donc que de faire une visite ?


– 379 –


– Eh ! mon Dieu, oui, Mouston, pas d’autre chose. Seulement, à tout hasard, mettez des pistolets dans les fontes ; vous trouverez à ma selle les miens tout chargés.

Mouston poussa un soupir, il comprenait peu ces visites de cérémonie qui se faisaient armé jusqu’aux dents.

– Au fait, dit Porthos en regardant s’éloigner complaisamment son ancien laquais, vous avez raison, d’Artagnan, Mouston suffira, Mouston a fort belle apparence.


D’Artagnan sourit.


– Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous point de frais ?


– Non pas, je reste comme je suis.


– Mais vous êtes tout mouillé de sueur et de poussière, vos bottes sont fort crottées ?


– Ce négligé de voyage témoignera de mon empressement

à me rendre aux ordres du cardinal.


En ce moment Mousqueton revint avec les trois chevaux

tout accommodés. D’Artagnan se remit en selle comme s’il se reposait depuis huit jours.


– Oh ! dit-il à Planchet, ma longue épée…


– Moi, dit Porthos montrant une petite épée de parade à la garde toute dorée, j’ai mon épée de cour.


– Prenez votre rapière, mon ami.


– Et pourquoi ?

– 380 –


– Je n’en sais rien, mais prenez toujours, croyez-moi.

– Ma rapière, Mouston, dit Porthos.


– Mais c’est tout un attirail de guerre, monsieur ! dit celui-ci ; nous allons donc faire campagne ? Alors dites-le moi tout de suite, je prendrai mes précautions en conséquence.

– Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit d’Artagnan, les précautions sont toujours bonnes à prendre. Ou vous n’avez pas grande mémoire, ou vous avez oublié que nous n’avons pas l’habitude de passer nos nuits en bals et en sérénades.


– Hélas ! c’est vrai, dit Mousqueton en s’armant de pied en cap, mais je l’avais oublié.


Ils partirent d’un trait assez rapide et arrivèrent au Palais-Cardinal vers les sept heures un quart. Il y avait foule dans les rues, car c’était le jour de la Pentecôte, et cette foule regardait passer avec étonnement ces deux cavaliers, dont l’un était si frais qu’il semblait sortir d’une boîte, et l’autre si poudreux qu’on eût dit qu’il quittait un champ de bataille.


Mousqueton attirait aussi les regards des badauds, et

comme le roman de Don Quichotte était alors dans toute sa vogue, quelques-uns disaient que c’était Sancho qui, après avoir perdu un maître, en avait trouvé deux.


En arrivant à l’antichambre, d’Artagnan se trouva en pays de connaissance. C’étaient des mousquetaires de sa compagnie qui justement étaient de garde. Il fit appeler l’huissier et montra la lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir sans perdre une seconde. L’huissier s’inclina et entra chez Son Éminence.


– 381 –


D’Artagnan se tourna vers Porthos, et crut remarquer qu’il était agité d’un léger tremblement. Il sourit, et s’approchant de son oreille, il lui dit :

– Bon courage, mon brave ami ! ne soyez pas intimidé ; croyez-moi, l’œil de l’aigle est fermé, et nous n’avons plus affaire qu’au simple vautour. Tenez-vous raide comme au jour du bastion Saint-Gervais, et ne saluez pas trop bas cet Italien, cela lui donnerait une pauvre idée de vous.

– Bien, bien, répondit Porthos.

L’huissier reparut.


– Entrez, messieurs dit-il, Son Éminence vous attend.


En effet, Mazarin était assis dans son cabinet, travaillant à raturer le plus de noms possible sur une liste de pensions et de bénéfices. Il vit du coin de l’œil entrer d’Artagnan et Porthos et quoique son regard eût pétillé de joie à l’annonce de l’huissier, il ne parut pas s’émouvoir.


– Ah ! c’est vous, monsieur le lieutenant ? dit-il, vous avez fait diligence, c’est bien ; soyez le bienvenu.


– Merci, Monseigneur. Me voilà aux ordres de Votre Éminence, ainsi que M. du Vallon, celui de mes anciens amis, celui qui déguisait sa noblesse sous le nom de Porthos.


Porthos salua le cardinal.


– Un cavalier magnifique, dit Mazarin.


Porthos tourna la tête à droite et à gauche, et fit des mouvements d’épaule pleins de dignité.


– 382 –


– La meilleure épée du royaume, Monseigneur, dit

d’Artagnan, et bien des gens le savent qui ne le disent pas et qui ne peuvent pas le dire.

Porthos salua d’Artagnan.

Mazarin aimait presque autant les beaux soldats que Fré-

déric de Prusse les aima plus tard. Il se mit à admirer les mains nerveuses, les vastes épaules et l’œil fixe de Porthos. Il lui sembla qu’il avait devant lui le salut de son ministère et du royaume, taillé en chair et en os. Cela lui rappela que l’ancienne association des mousquetaires était formée de quatre personnes.


– Et vos deux autres amis ? demanda Mazarin.


Porthos ouvrait la bouche, croyant que c’était l’occasion de placer un mot à son tour. D’Artagnan lui fit un signe du coin de l’œil.


– Nos autres amis sont empêchés en ce moment, ils nous rejoindront plus tard.


Mazarin toussa légèrement.


– Et monsieur, plus libre qu’eux, reprendra volontiers du service ? demanda Mazarin.


– Oui, Monseigneur, et cela par un dévouement, car M. de Bracieux est riche.


– Riche ? dit Mazarin, à qui ce seul mot avait toujours le privilège d’inspirer une grande considération.


– Cinquante mille livres de rente, dit Porthos.


– 383 –


C’était la première parole qu’il avait prononcée.

– Par pur dévouement, reprit Mazarin avec son fin sourire, par pur dévouement alors ?


– Monseigneur ne croit peut-être pas beaucoup à ce mot-là ? demanda d’Artagnan.

– Et vous, monsieur le Gascon ? dit Mazarin en appuyant ses deux coudes sur son bureau et son menton dans ses deux mains.

– Moi, dit d’Artagnan, je crois au dévouement comme à un nom de baptême, par exemple, qui doit être naturellement suivi d’un nom de terre. On est d’un naturel plus ou moins dévoué, certainement ; mais il faut toujours qu’au bout d’un dévouement il y ait quelque chose.


– Et votre ami, par exemple, quelle chose désirerait-il avoir au bout de son dévouement ?


– Eh bien ! Monseigneur, mon ami a trois terres magnifiques : celle du Vallon, à Corbeil ; celle de Bracieux, dans le Sois-sonnais, et celle de Pierrefonds dans le Valois ; or, Monseigneur, il désirerait que l’une de ses trois terres fût érigée en baronnie.


– N’est-ce que cela ? dit Mazarin, dont les yeux pétillèrent de joie en voyant qu’il pouvait récompenser le dévouement de Porthos sans bourse délier ; n’est-ce que cela ? la chose pourra s’arranger.


– Je serai baron ! s’écria Porthos en faisant un pas en avant.


– Je vous l’avais dit, reprit d’Artagnan en l’arrêtant de la main, et Monseigneur vous le répète.

– 384 –


– Et vous, monsieur d’Artagnan, que désirez-vous ?

– Monseigneur, dit d’Artagnan, il y aura vingt ans au mois de septembre prochain que M. le cardinal de Richelieu m’a fait lieutenant.

– Oui, et vous voudriez que le cardinal Mazarin vous fît capitaine.

D’Artagnan salua.

– Eh bien ! tout cela n’est pas chose impossible. On verra, messieurs, on verra. Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin, quel service préférez-vous ? celui de la ville ? celui de la campagne ?


Porthos ouvrit la bouche pour répondre.


– Monseigneur, dit d’Artagnan, M. du Vallon est comme

moi, il aime le service extraordinaire, c’est-à-dire des entreprises qui sont réputées comme folles et impossibles.


Cette gasconnade ne déplut pas à Mazarin, qui se mit à rê-

ver.


– Cependant, je vous avoue que je vous avais fait venir pour vous donner un poste sédentaire. J’ai certaines inquiétudes. Eh bien ! qu’est-ce que cela ? dit Mazarin.


En effet, un grand bruit se faisait entendre dans

l’antichambre, et presque en même temps la porte du cabinet s’ouvrit ; un homme couvert de poussière se précipita dans la chambre en criant :


– Monsieur le cardinal ? où est monsieur le cardinal ?

– 385 –


Mazarin crut qu’on voulait l’assassiner, et se recula en faisant rouler son fauteuil. D’Artagnan et Porthos firent un mouvement qui les plaça entre le nouveau venu et le cardinal.


– Eh ! monsieur, dit Mazarin, qu’y a-t-il donc, que vous entrez ici comme dans les halles ?

– Monseigneur, dit l’officier à qui s’adressait ce reproche, deux mots, je voudrais vous parler vite et en secret. Je suis M. de Poins, officier aux gardes, en service au donjon de Vincennes.


L’officier était si pâle et si défait, que Mazarin, persuadé qu’il était porteur d’une nouvelle d’importance, fit signe à d’Artagnan et à Porthos de faire place au messager.


D’Artagnan et Porthos se retirèrent dans un coin du cabinet.


– Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin, qu’y a-t-il donc ?


– Il y a, Monseigneur, dit le messager, que M. de Beaufort vient de s’évader du château de Vincennes.


Mazarin poussa un cri et devint à son tour plus pâle que celui qui lui annonçait cette nouvelle ; il retomba sur son fauteuil presque anéanti.


– Évadé ! dit-il, M. de Beaufort évadé ?


– Monseigneur, je l’ai vu fuir du haut de la terrasse.


– Et vous n’avez pas tiré dessus ?


– 386 –


– Il était hors de portée.

– Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc ?

– Il était absent.

– Mais La Ramée ?

– On l’a trouvé garrotté dans la chambre du prisonnier, un bâillon dans la bouche et un poignard près de lui.


– Mais cet homme qu’il s’était adjoint ?


– Il était complice du duc et s’est évadé avec lui.


Mazarin poussa un gémissement.


– Monseigneur, dit d’Artagnan faisant un pas vers le cardinal.


– Quoi ? dit Mazarin.


– Il me semble que Votre Éminence perd un temps pré-

cieux.


– Comment cela ?


– Si Votre Éminence ordonnait qu’on courût après le prisonnier, peut-être le rejoindrait-on encore. La France est grande, et la plus proche frontière est à soixante lieues.


– Et qui courrait après lui ? s’écria Mazarin.


– Moi, pardieu !


– Et vous l’arrêteriez ?

– 387 –


– Pourquoi pas ?

– Vous arrêteriez le duc de Beaufort, armé, en campagne ?


– Si Monseigneur m’ordonnait d’arrêter le diable, je

l’empoignerais par les cornes et je le lui amènerais.

– Moi aussi, dit Porthos.

– Vous aussi ? dit Mazarin en regardant ces deux hommes avec étonnement. Mais le duc ne se rendra pas sans un combat acharné.


– Eh bien ! dit d’Artagnan dont les yeux s’enflammaient, bataille ! il y a longtemps que nous ne nous sommes battus, n’est-ce pas, Porthos ?


– Bataille ! dit Porthos.


– Et vous croyez le rattraper ?


– Oui, si nous sommes mieux montés que lui.


– Alors, prenez ce que vous trouverez de gardes ici et courez.


– Vous l’ordonnez, Monseigneur.


– Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier et en écrivant quelques lignes.


– Ajoutez, Monseigneur, que nous pourrons prendre tous les chevaux que nous rencontrerons sur notre route.


– Oui, oui, dit Mazarin, service du roi ! Prenez et courez !

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– Bon, Monseigneur.

– Monsieur du Vallon, dit Mazarin, votre baronnie est en croupe du duc de Beaufort ; il ne s’agit que de le rattraper.

Quant à vous, mon cher monsieur d’Artagnan, je ne vous promets rien, mais si vous le ramenez, mort ou vif, vous demanderez ce que vous voudrez.

– À cheval, Porthos ! dit d’Artagnan en prenant la main de son ami.

– Me voici, répondit Porthos avec son sublime sang-froid.


Et ils descendirent le grand escalier, prenant avec eux les gardes qu’ils rencontraient sur leur route en criant : « À cheval !

à cheval ! »


Une dizaine d’hommes se trouvèrent réunis.


D’Artagnan et Porthos sautèrent l’un sur Vulcain, l’autre sur Bayard, Mousqueton enfourcha Phébus.


– Suivez-moi ! cria d’Artagnan.


– En route, dit Porthos.


Et ils enfoncèrent l’éperon dans les flancs de leurs nobles coursiers, qui partirent par la rue Saint-Honoré comme une tempête furieuse.


– Eh bien ! monsieur le baron ! je vous avais promis de l’exercice, vous voyez que je vous tiens parole.


– Oui, mon capitaine, répondit Porthos.


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Ils se retournèrent, Mousqueton, plus suant que son cheval, se tenait à la distance obligée. Derrière Mousqueton galopaient les dix gardes.

Les bourgeois ébahis sortaient sur le seuil de leur porte, et les chiens effarouchés suivaient les cavaliers en aboyant.

Au coin du cimetière Saint-Jean, d’Artagnan renversa un homme ; mais c’était un trop petit événement pour arrêter des gens si pressés. La troupe galopante continua donc son chemin comme si les chevaux eussent eu des ailes.

Hélas ! Il n’y a pas de petits événements dans ce monde, et nous verrons que celui-ci pensa perdre la monarchie !


– 390 –


XXVII. La grande route

Ils coururent ainsi pendant toute la longueur du faubourg Saint-Antoine et la route de Vincennes ; bientôt ils se trouvèrent hors de la ville, bientôt dans la forêt, bientôt en vue du village.


Les chevaux semblaient s’animer de plus en plus à chaque pas, et leurs naseaux commençaient à rougir comme des four-naises ardentes. D’Artagnan, les éperons dans le ventre de son cheval, devançait Porthos de deux pieds au plus. Mousqueton suivait à deux longueurs. Les gardes venaient distancés selon la valeur de leurs montures.

Du haut d’une éminence d’Artagnan vit un groupe de personnes arrêtées de l’autre côté du fossé, en face de la partie du donjon qui regarde Saint-Maur. Il comprit que c’était par là que le prisonnier avait fui, et que c’était de ce côté qu’il aurait des renseignements. En cinq minutes il était arrivé à ce but, où le rejoignirent successivement les gardes.


Tous les gens qui composaient ce groupe étaient fort occupés ; ils regardaient la corde encore pendante à la meurtrière et rompue à vingt pieds du sol. Leurs yeux mesuraient la hauteur, et ils échangeaient force conjectures. Sur le haut du rempart allaient et venaient des sentinelles à l’air effaré.


Un poste de soldats, commandé par un sergent, éloignait les bourgeois de l’endroit où le duc était monté à cheval.


D’Artagnan piqua droit au sergent.


– Mon officier, dit le sergent, on ne s’arrête pas ici.

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– Cette consigne n’est pas pour moi, dit d’Artagnan. A-t-on poursuivi les fuyards ?

– Oui, mon officier ; malheureusement ils sont bien mon-tés. – Et combien sont-ils ?

– Quatre valides, et un cinquième qu’ils ont emporté blessé.

– Quatre ! dit d’Artagnan en regardant Porthos ; entends-tu, baron ? ils ne sont que quatre !


Un joyeux sourire illumina la figure de Porthos.


– Et combien d’avance ont-ils ?


– Deux heures un quart, mon officier.


– Deux heures un quart, ce n’est rien, nous sommes bien montés, n’est-ce pas, Porthos ?


Porthos poussa un soupir ; il pensa à ce qui attendait ses pauvres chevaux.


– Fort bien, dit d’Artagnan, et maintenant de quel côté sont-ils partis ?


– Quant à ceci, mon officier, défense de le dire.


D’Artagnan tira de sa poche un papier.


– Ordre du roi, dit-il.


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– Parlez au gouverneur alors.

– Et où est le gouverneur ?

– À la campagne.

La colère monta au visage de d’Artagnan, son front se plissa, ses tempes se colorèrent.

– Ah ! misérable ! dit-il au sergent, je crois que tu te moques de moi. Attends !

Il déplia le papier, le présenta d’une main au sergent et de l’autre prit dans ses fontes un pistolet qu’il arma.


– Ordre du roi, te dis-je. Lis et réponds, ou je te fais sauter la cervelle ! quelle route ont-ils prise ?


Le sergent vit que d’Artagnan parlait sérieusement.


– Route du Vendômois, répondit-il.


– Et par quelle porte sont-ils sortis ?


– Par la porte de Saint-Maur.


– Si tu me trompes, misérable, dit d’Artagnan, tu seras pendu demain !


– Et vous, si vous les rejoignez, vous ne reviendrez pas me faire pendre, murmura le sergent.


D’Artagnan haussa les épaules, fit un signe à son escorte et piqua.


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– Par ici, messieurs, par ici ! cria-t-il en se dirigeant vers la porte du parc indiquée.

Mais maintenant que le duc s’était sauvé, le concierge avait jugé à propos de fermer la porte à double tour. Il fallut le forcer de l’ouvrir comme on avait forcé le sergent, et cela fit perdre encore dix minutes.

Le dernier obstacle franchi, la troupe reprit sa course avec la même vélocité.


Mais tous les chevaux ne continuèrent pas avec la même ardeur ; quelques-uns ne purent soutenir longtemps cette course effrénée ; trois s’arrêtèrent après une heure de marche ; un tomba.


D’Artagnan, qui ne tournait pas la tête, ne s’en aperçut même pas. Porthos le lui dit avec son air tranquille.


– Pourvu que nous arrivions à deux, dit d’Artagnan, c’est tout ce qu’il faut, puisqu’ils ne sont que quatre.


– C’est vrai, dit Porthos.


Et il mit les éperons dans le ventre de son cheval.


Au bout de deux heures, les chevaux avaient fait douze lieues sans s’arrêter ; leurs jambes commençaient à trembler et l’écume qu’ils soufflaient mouchetait les pourpoints des cavaliers, tandis que la sueur pénétrait sous leurs hauts-de-chausses.


– Reposons-nous un instant pour faire souffler ces malheureuses bêtes, dit Porthos.


– 394 –


– Tuons-les, au contraire, tuons-les ! dit d’Artagnan, et arrivons. Je vois des traces fraîches, il n’y a pas plus d’un quart d’heure qu’ils sont passés ici.

Effectivement, le revers de la route était labouré par les pieds des chevaux. On voyait les traces aux derniers rayons du jour. Ils repartirent ; mais après deux lieues, le cheval de Mousqueton s’abattit.


– Bon ! dit Porthos, voilà Phébus flambé !


– Le cardinal vous le paiera mille pistoles.


– Oh ! dit Porthos, je suis au-dessus de cela.


– Repartons donc, et au galop !


– Oui, si nous pouvons.


En effet, le cheval de d’Artagnan refusa d’aller plus loin, il ne respirait plus ; un dernier coup d’éperon, au lieu de le faire avancer, le fit tomber.


– Ah ! diable ! dit Porthos, voilà Vulcain fourbu !


– Mordieu ! s’écria d’Artagnan en saisissant ses cheveux à pleine poignée, il faut donc s’arrêter ! Donnez-moi votre cheval, Porthos. Eh bien ! mais, que diable faites-vous ?


– Eh ! pardieu ! je tombe, dit Porthos, ou plutôt c’est Bayard qui s’abat.


– 395 –


D’Artagnan voulut le faire relever pendant que Porthos se tirait comme il pouvait des étriers, mais il s’aperçut que le sang lui sortait par les naseaux.

– Et de trois ! dit-il. Maintenant tout est fini !

En ce moment un hennissement se fit entendre.

– Chut ! dit d’Artagnan.

– Qu’y a-t-il ?

– J’entends un cheval.


– C’est celui de quelqu’un de nos compagnons qui nous rejoint.


– Non, dit d’Artagnan, c’est en avant.


– Alors, c’est autre chose, dit Porthos.


Et il écouta à son tour en tendant l’oreille du côté qu’avait indiqué d’Artagnan.


– Monsieur, dit Mousqueton, qui, après avoir abandonné son cheval sur la grande route, venait de rejoindre son maître à pied ; monsieur, Phébus n’a pu résister, et…


– Silence donc ! dit Porthos.


En effet, en ce moment un second hennissement passait

emporté par la brise de la nuit.


– C’est à cinq cents pas d’ici, en avant de nous, dit

d’Artagnan.


– 396 –


– En effet, monsieur, dit Mousqueton, et à cinq cents pas de nous il y a une petite maison de chasse.

– Mousqueton, tes pistolets, dit d’Artagnan.


– Je les ai à la main, monsieur.

– Porthos, prenez les vôtres dans vos fontes.

– Je les tiens.


– Bien ! dit d’Artagnan en s’emparant à son tour des siens ; maintenant vous comprenez, Porthos ?


– Pas trop.


– Nous courons pour le service du roi.


– Eh bien ?


– Pour le service du roi nous requérons ces chevaux.


– C’est cela, dit Porthos.


– Alors, pas un mot et à l’œuvre !


Tous trois s’avancèrent dans la nuit, silencieux comme des fantômes. À un détour de la route, ils virent briller une lumière au milieu des arbres.


– Voilà la maison, dit d’Artagnan tout bas. Laissez-moi faire, Porthos, et faites comme je ferai.


Ils se glissèrent d’arbre en arbre, et arrivèrent jusqu’à vingt pas de la maison sans avoir été vus. Parvenus à cette distance, ils aperçurent, à la faveur dune lanterne suspendue sous un

– 397 –


hangar, quatre chevaux d’une belle mine. Un valet les pansait.

Près d’eux étaient les selles et les brides.

D’Artagnan s’approcha vivement, faisant signe à ses deux compagnons de se tenir quelques pas en arrière.

– J’achète ces chevaux, dit-il au valet.

Celui-ci se retourna étonné, mais sans rien dire.

– N’as-tu pas entendu, drôle ? reprit d’Artagnan.

– Si fait, dit celui-ci.


– Pourquoi ne réponds-tu pas ?


– Parce que ces chevaux ne sont pas à vendre.


– Je les prends alors, dit d’Artagnan.


Et il mit la main sur celui qui était à sa portée. Ses deux compagnons apparurent au même moment et en firent autant.


– Mais, messieurs ! s’écria le laquais, ils viennent de faire une traite de six lieues, et il y a à peine une demi-heure qu’ils sont dessellés.


– Une demi-heure de repos suffit, dit d’Artagnan, et ils n’en seront que mieux en haleine.


Le palefrenier appela à son aide. Une espèce d’intendant sortit juste au moment où d’Artagnan et ses compagnons mettaient la selle sur le dos des chevaux.


L’intendant voulut faire la grosse voix.


– 398 –


– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous dites un mot je vous brûle la cervelle.

Et il lui montra le canon d’un pistolet qu’il remit aussitôt sous son bras pour continuer sa besogne.

– Mais, monsieur, dit l’intendant, savez-vous que ces chevaux appartiennent à M. de Montbazon ?

– Tant mieux, dit d’Artagnan, ce doivent être de bonnes bê-

tes.

– Monsieur, dit l’intendant en reculant pas à pas et en essayant de regagner la porte, je vous préviens que je vais appeler mes gens.


– Et moi les miens, dit d’Artagnan. Je suis lieutenant aux mousquetaires du roi, j’ai dix gardes qui me suivent, et, tenez, les entendez-vous galoper ? Nous allons voir.


On n’entendait rien, mais l’intendant eut peur d’entendre.


– Y êtes-vous, Porthos ? dit d’Artagnan.


– J’ai fini.


– Et vous, Mouston ?


– Moi aussi.


– Alors en selle, et partons.


Tous trois s’élancèrent sur leurs chevaux.


– À moi ! dit l’intendant, à moi, les laquais et les carabines !

– 399 –


– En route ! dit d’Artagnan, il va y avoir de la mousquetade. Et tous trois partirent comme le vent.

– À moi ! hurla l’intendant, tandis que le palefrenier courait vers le bâtiment voisin.

– Prenez garde de tuer vos chevaux ! cria d’Artagnan en éclatant de rire.

– Feu ! répondit l’intendant.


Une lueur pareille à celle d’un éclair illumina le chemin ; puis en même temps que la détonation, les trois cavaliers entendirent siffler les balles, qui se perdirent dans l’air.


– Ils tirent comme des laquais, dit Porthos. On tirait mieux que cela du temps de M. de Richelieu. Vous rappelez-vous la route de Crèvecœur, Mousqueton ?


– Ah ! monsieur, la fesse droite m’en fait encore mal.


– Êtes-vous sûr que nous sommes sur la piste, d’Artagnan ?

demanda Porthos.


– Pardieu ! n’avez-vous donc pas entendu ?


– Quoi ?


– Que ces chevaux appartiennent à M. de Montbazon.


– Eh bien ?


– 400 –


– Eh bien ! M. de Montbazon est le mari de madame de

Montbazon.

– Après ?


– Et madame de Montbazon est la maîtresse de

M. de Beaufort.

– Ah ! je comprends, dit Porthos. Elle avait disposé des relais.

– Justement.


– Et nous courons après le duc avec les chevaux qu’il vient de quitter.


– Mon cher Porthos, vous êtes vraiment d’une intelligence supérieure, dit d’Artagnan de son air moitié figue, moitié raisin.


– Peuh ! fit Porthos, voilà comme je suis, moi !


On courut ainsi une heure, les chevaux étaient blancs

d’écume et le sang leur coulait du ventre.


– Hein ! qu’ai-je vu là-bas ? dit d’Artagnan.


– Vous êtes bien heureux si vous y voyez quelque chose par une pareille nuit, dit Porthos.


– Des étincelles.


– Moi aussi, dit Mousqueton, je les ai vues.


– Ah ! ah ! les aurions-nous rejoints ?


– 401 –


– Bon ! un cheval mort ! dit d’Artagnan en ramenant sa monture d’un écart qu’elle venait de faire, il paraît qu’eux aussi sont au bout de leur haleine.

– Il semble qu’on entend le bruit d’une troupe de cavaliers, dit Porthos penché sur la crinière de son cheval.

– Impossible.

– Ils sont nombreux.


– Alors, c’est autre chose.


– Encore un cheval ! dit Porthos.


– Mort ?


– Non, expirant.


– Sellé ou dessellé ?


– Sellé.


– Ce sont eux, alors.


– Courage ! nous les tenons.


– Mais s’ils sont nombreux, dit Mousqueton, ce n’est pas nous qui les tenons, ce sont eux qui nous tiennent.


– Bah ! dit d’Artagnan, ils nous croiront plus forts qu’eux, puisque nous les poursuivons ; alors ils prendront peur et se disperseront.


– C’est sûr, dit Porthos.


– 402 –


– Ah ! voyez-vous, s’écria d’Artagnan.

– Oui, encore des étincelles ; cette fois je les ai vues à mon tour, dit Porthos.


– En avant, en avant ! dit d’Artagnan de sa voix stridente et dans cinq minutes nous allons rire.

Et ils s’élancèrent de nouveau. Les chevaux, furieux de douleur et d’émulation, volaient sur la route sombre, au milieu de laquelle on commençait d’apercevoir une masse plus compacte et plus obscure que le reste de l’horizon.


– 403 –


XXVIII. Rencontre

On courut dix minutes encore ainsi.


Soudain, deux points noirs se détachèrent de la masse, avancèrent, grossirent, et, à mesure qu’ils grossissaient, prirent la forme de deux cavaliers.

– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, on vient à nous.

– Tant pis pour ceux qui viennent, dit Porthos.


– Qui va là ? cria une voix rauque.


Les trois cavaliers lancés ne s’arrêtèrent ni ne répondirent, seulement on entendit le bruit des épées qui sortaient du fourreau et le cliquetis des chiens de pistolet qu’armaient les deux fantômes noirs.


– Bride aux dents ! dit d’Artagnan.


Porthos comprit, et d’Artagnan et lui tirèrent chacun de la main gauche un pistolet de leurs fontes et l’armèrent à leur tour.


– Qui va là ? s’écria-t-on une seconde fois. Pas un pas de plus ou vous êtes morts !


– Bah ! répondit Porthos presque étranglé par la poussière et mâchant sa bride comme son cheval mâchait son mors, bah !

nous en avons vu bien d’autres !


– 404 –


À ces mots les deux ombres barrèrent le chemin, et l’on vit, à la clarté des étoiles, reluire les canons des pistolets abaissés.

– Arrière ! cria d’Artagnan, ou c’est vous qui êtes morts !


Deux coups de pistolet répondirent à cette menace, mais les deux assaillants venaient avec une telle rapidité qu’au même instant ils furent sur leurs adversaires. Un troisième coup de pistolet retentit, tiré à bout portant par d’Artagnan, et son ennemi tomba. Quant à Porthos il heurta le sien avec tant de violence que, quoique son épée eût été détournée, il l’envoya du choc rouler à dix pas de son cheval.


– Achève, Mousqueton, achève ! dit Porthos.


Et il s’élança en avant aux côtés de son ami, qui avait déjà repris sa poursuite.


– Eh bien ? dit Porthos.


– Je lui ai cassé la tête, dit d’Artagnan ; et vous ?


– Je l’ai renversé seulement ; mais tenez…


On entendit un coup de carabine : c’était Mousqueton qui, en passant, exécutait l’ordre de son maître.


– Sus ! sus ! dit d’Artagnan ; cela va bien et nous avons la première manche !


– Ah ! ah ! dit Porthos, voilà d’autres joueurs.


En effet, deux autres cavaliers apparaissaient détachés du groupe principal, et s’avançaient rapidement pour barrer de nouveau la route.


– 405 –


Cette fois, d’Artagnan n’attendit pas même qu’on lui adressât la parole.

– Place ! cria-t-il le premier, place !


– Que voulez-vous ? dit une voix.

– Le duc ! hurlèrent à la fois Porthos et d’Artagnan.

Un éclat de rire répondit, mais il s’acheva dans un gémissement ; d’Artagnan avait percé le rieur de part en part avec son épée.

En même temps deux détonations ne faisaient qu’un seul coup : c’étaient Porthos et son adversaire qui tiraient l’un sur l’autre.

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