Sans doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voisine de Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en pareil cas, c’est le salut peut-être ! D’Artagnan se chargea de cette tâche plus que difficile.


Une chose non moins essentielle, c’était de prévenir Charles Stuart qu’on allait tenter de le sauver, afin qu’il secondât autant que possible ses défenseurs, ou que du moins il ne fit rien qui pût contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce soin périlleux. Charles Stuart avait demandé qu’il fût permis à l’évêque Juxon de le visiter dans sa prison de White-Hall. Mor-

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daunt était venu chez l’évêque ce soir-là même pour lui faire connaître le désir religieux exprimé par le roi, ainsi que l’autorisation de Cromwell. Aramis résolut d’obtenir de l’évêque, soit par la terreur, soit par la persuasion, qu’il le laissât pénétrer à sa place et revêtu de ses insignes sacerdotaux, dans le palais de White-Hall.

Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout événement, les moyens de quitter l’Angleterre en cas d’insuccès comme en cas de réussite.


La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à l’hôtel à onze heures, et chacun se mit en route pour exécuter sa dangereuse mission.


Le palais de White-Hall était gardé par trois régiments de cavalerie et surtout par les inquiétudes incessantes de Cromwell, qui allait, venait, envoyait ses généraux ou ses agents.


Seul et dans sa chambre habituelle, éclairée par la lueur de deux bougies, le monarque condamné à mort regardait tristement le luxe de sa grandeur passée, comme on voit à la dernière heure l’image de la vie plus brillante et plus suave que jamais.


Parry n’avait point quitté son maître, et depuis sa condamnation n’avait point cessé de pleurer.


Charles Stuart, accoudé sur une table, regardait un médail-lon sur lequel étaient, près l’un de l’autre, les portraits de sa femme et de sa fille. Il attendait d’abord Juxon ; puis après Juxon, le martyre.


Quelquefois sa pensée s’arrêtait sur ces braves gentilshommes français qui déjà lui paraissaient éloignés de cent lieues, fabuleux, chimériques, et pareils à ces figures que l’on voit en rêve et qui disparaissent au réveil.

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C’est qu’en effet parfois Charles se demandait si tout ce qui venait de lui arriver n’était pas un rêve ou tout au moins le dé-

lire de la fièvre.


À cette pensée, il se levait, faisait quelques pas comme pour sortir de sa torpeur, allait jusqu’à la fenêtre ; mais aussitôt au-dessous de la fenêtre il voyait reluire les mousquets des gardes.

Alors il était forcé de s’avouer qu’il était bien réveillé et que son rêve sanglant était bien réel.


Charles revenait silencieux à son fauteuil, s’accoudait de nouveau à la table, laissait retomber sa tête sur sa main, et songeait.


– Hélas ! disait-il en lui-même, si j’avais au moins pour confesseur une de ces lumières de l’Église dont l’âme a sondé tous les mystères de la vie, toutes les petitesses de la grandeur, peut-être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente dans mon âme ! Mais j’aurai un prêtre à l’esprit vulgaire, dont j’ai brisé, par mon malheur, la carrière et la fortune. Il me parlera de Dieu et de la mort comme il en a parlé à d’autres mourants, sans comprendre que ce mourant royal laisse un trône à l’usurpateur quand ses enfants n’ont plus de pain.


Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il murmurait tour à tour et l’un après l’autre le nom de chacun de ses enfants.


Il faisait, comme nous l’avons dit, une nuit brumeuse et sombre. L’heure sonnait lentement à l’horloge de l’église voisine. Les pâles clartés des deux bougies semaient dans cette grande et haute chambre des fantômes éclairés d’étranges reflets. Ces fantômes c’étaient les aïeux du roi Charles qui se détachaient de leurs cadres d’or ; ces reflets c’étaient les dernières lueurs bleuâtres et miroitantes d’un feu de charbon qui s’éteignait.

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Une immense tristesse s’empara de Charles. Il ensevelit son front entre ses deux mains, songea au monde si beau lorsqu’on le quitte ou plutôt lorsqu’il nous quitte, aux caresses des enfants si suaves et si douces, surtout quand on est séparé de ses enfants pour ne plus les revoir ; puis à sa femme, noble et courageuse créature qui l’avait soutenu jusqu’au dernier moment. Il tira de sa poitrine la croix de diamants et la plaque de la Jarretière qu’elle lui avait envoyées par ces généreux Français, et les baisa ; puis, songeant qu’elle ne reverrait ces objets que lorsqu’il serait couché froid et mutilé dans une tombe, il sentit passer en lui un de ces frissons glacés que la mort nous jette comme son premier manteau.


Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant de souvenirs royaux, où avaient passé tant de courtisans et tant de flatteries, seul avec un serviteur désolé dont l’âme faible ne pouvait soutenir son âme, le roi laissa tomber son courage au niveau de cette faiblesse, de ces ténèbres, de ce froid d’hiver ; et, le dira-t-on, ce roi qui mourut si grand, si sublime, avec le sourire de la résignation sur les lèvres, essuya dans l’ombre une larme qui était tombée sur la table et qui tremblait sur le tapis brodé d’or.


Soudain on entendit des pas dans les corridors, la porte s’ouvrit, des torches emplirent la chambre d’une lumière fumeuse, et un ecclésiastique, revêtu des habits épiscopaux, entra suivi de deux gardes auxquels Charles fit de la main un geste impérieux.


Ces deux gardes se retirèrent ; la chambre rentra dans son obscurité.


– Juxon ! s’écria Charles, Juxon ! Merci, mon dernier ami, vous arrivez à propos.


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L’évêque jeta un regard oblique et inquiet sur cet homme qui sanglotait dans l’angle du foyer.

– Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici Dieu qui vient à nous.

– Si c’est Parry, dit l’évêque, je n’ai plus rien à craindre ; mais, sire, permettez-moi de saluer Votre Majesté et de lui dire qui je suis et pour quelle chose je viens.

À cette vue, à cette voix, Charles allait s’écrier sans doute, mais Aramis mit un doigt sur ses lèvres, et salua profondément le roi d’Angleterre.


– Le chevalier, murmura Charles.


– Oui, sire, interrompit Aramis en élevant la voix, oui, l’évêque Juxon, fidèle chevalier du Christ, et qui se rend aux vœux de Votre Majesté.


Charles joignit les mains ; il avait reconnu d’Herblay, il restait stupéfait, anéanti, devant ces hommes qui, étrangers, sans aucun mobile qu’un devoir imposé par leur propre conscience, luttaient ainsi contre la volonté d’un peuple et contre la destinée d’un roi.


– Vous, dit-il, vous ! comment êtes-vous parvenu jus-

qu’ici ? Mon Dieu, s’ils vous reconnaissaient, vous seriez perdu.


Parry était debout, toute sa personne exprimait le sentiment d’une naïve et profonde admiration.


– Ne songez pas à moi, sire, dit Aramis en recommandant toujours du geste le silence au roi, ne songez qu’à vous ; vos amis veillent, vous le voyez ; ce que nous ferons, je ne sais pas encore ; mais quatre hommes déterminés peuvent faire beau-

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coup. En attendant, ne fermez pas l’œil de la nuit, ne vous éton-nez de rien et attendez-vous à tout.

Charles secoua la tête.


– Ami, dit-il, savez-vous que vous n’avez pas de temps à perdre et que si vous voulez agir, il faut vous presser ? Savez-vous que c’est demain à dix heures que je dois mourir ?

– Sire, quelque chose se passera d’ici là qui rendra

l’exécution impossible.

Le roi regarda Aramis avec étonnement.


En ce moment même il se fit, au-dessous de la fenêtre du roi, un bruit étrange et comme ferait celui d’une charrette de bois qu’on décharge.


– Entendez-vous ? dit le roi.


Ce bruit fut suivi d’un cri de douleur.


– J’écoute, dit Aramis, mais je ne comprends pas quel est ce bruit, et surtout ce cri.


– Ce cri, j’ignore qui a pu le pousser, dit le roi, mais ce bruit, je vais vous en rendre compte. Savez-vous que je dois être exécuté en dehors de cette fenêtre ? ajouta Charles en étendant la main vers la place sombre et déserte, peuplée seulement de soldats et de sentinelles.


– Oui, sire, dit Aramis, je le sais.


– Eh bien ! ces bois qu’on apporte sont les poutres et les charpentes avec lesquelles on va construire mon échafaud.

Quelque ouvrier se sera blessé en les déchargeant.

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Aramis frissonna malgré lui.

– Vous voyez bien, dit Charles, qu’il est inutile que vous vous obstiniez davantage ; je suis condamné, laissez-moi subir mon sort.

– Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillité un instant troublée, ils peuvent bien dresser un échafaud, mais ils ne pourront pas trouver un exécuteur.


– Que voulez-vous dire ? demanda le roi.


– Je veux dire qu’à cette heure, sire, le bourreau est enlevé ou séduit ; demain, l’échafaud sera prêt, mais le bourreau manquera, on remettra alors l’exécution à après-demain.


– Eh bien ? dit le roi.


– Eh bien ? dit Aramis, demain dans la nuit nous vous enlevons.


– Comment cela ? s’écria le roi, dont le visage s’illumina malgré lui d’un éclair de joie.


– Oh ! monsieur, murmura Parry les mains jointes, soyez bénis, vous et les vôtres.


– Comment cela ? répéta le roi ; il faut que je le sache, afin que je vous seconde s’il en est besoin.


– Je n’en sais rien, sire, dit Aramis ; mais le plus adroit, le plus brave, le plus dévoué de nous quatre m’a dit en me quittant : « Chevalier, dites au roi que demain à dix heures du soir nous l’enlevons. » Puisqu’il l’a dit, il le fera.


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– Dites-moi le nom de ce généreux ami, dit le roi, pour que je lui en garde une reconnaissance éternelle, qu’il réussisse ou non. – D’Artagnan, sire, le même qui a failli vous sauver quand le colonel Harrison est entré si mal à propos.

– Vous êtes en vérité des hommes merveilleux ! dit le roi, et l’on m’eût raconté de pareilles choses que je ne les eusse pas crues.


– Maintenant, sire, reprit Aramis, écoutez-moi. N’oubliez pas un seul instant que nous veillons pour votre salut ; le moindre geste, le moindre chant, le moindre signe de ceux qui s’approcheront de vous, épiez tout, écoutez tout, commentez tout.


– Oh ! chevalier ! s’écria le roi, que puis-je vous dire ? aucune parole, vînt-elle du plus profond de mon cœur,

n’exprimerait ma reconnaissance. Si vous réussissez, je ne vous dirai pas que vous sauvez un roi ; non, vue de l’échafaud comme je la vois, la royauté, je vous le jure, est bien peu de chose ; mais vous conserverez un mari à sa femme, un père à ses enfants.

Chevalier, touchez ma main, c’est celle d’un ami qui vous aimera jusqu’au dernier soupir.


Aramis voulut baiser la main du roi, mais le roi saisit la sienne et l’appuya contre son cœur.


En ce moment un homme entra sans même frapper à la

porte ; Aramis voulut retirer sa main, le roi la retint.


Celui qui entrait était un de ces puritains demi-prêtres, demi-soldats, comme il en pullulait près de Cromwell.


– Que voulez-vous, monsieur ? lui dit le roi.

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– Je désire savoir si la confession de Charles Stuart est terminée, dit le nouveau venu.

– Que vous importe ? dit le roi, nous ne sommes pas de la même religion.

– Tous les hommes sont frères, dit le puritain. Un de mes frères va mourir, et je viens l’exhorter à la mort.

– Assez, dit Parry, le roi n’a que faire de vos exhortations.

– Sire, dit tout bas Aramis, ménagez-le, c’est sans doute quelque espion.


– Après le révérend docteur évêque, dit le roi, je vous entendrai avec plaisir, monsieur.


L’homme au regard louche se retira, non sans avoir observé Juxon avec une attention qui n’échappa point au roi.


– Chevalier, dit-il quand la porte fut refermée, je crois que vous aviez raison et que cet homme est venu ici avec des intentions mauvaises ; prenez garde en vous retirant qu’il ne vous arrive malheur.


– Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majesté ; mais qu’elle se tranquillise, sous cette robe j’ai une cotte de mailles et un poignard.


– Allez donc, monsieur, et que Dieu vous ait dans sa sainte garde, comme je disais du temps que j’étais roi.


Aramis sortit ; Charles le reconduisit jusqu’au seuil. Aramis lança sa bénédiction, qui fit incliner les gardes, passa majestueusement à travers les antichambres pleines de soldats, re-

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monta dans son carrosse, où le suivirent ses deux gardiens, et se fit ramener à l’évêché, où ils le quittèrent.

Juxon attendait avec anxiété.


– Eh bien ? dit-il en apercevant Aramis.

– Eh bien ! dit celui-ci, tout a réussi selon mes souhaits ; espions, gardes, satellites m’ont pris pour vous, et le roi vous bénit en attendant que vous le bénissiez.


– Dieu vous protège, mon fils, car votre exemple m’a donné à la fois espoir et courage.


Aramis reprit ses habits et son manteau, et sortit en prévenant Juxon qu’il aurait encore une fois recours à lui.


À peine eut-il fait dix pas dans la rue qu’il s’aperçut qu’il était suivi par un homme enveloppé dans un grand manteau ; il mit la main sur son poignard et s’arrêta. L’homme vint droit à lui. C’était Porthos.


– Ce cher ami ! dit Aramis en lui tendant la main.


– Vous le voyez, mon cher, dit Porthos, chacun de nous avait sa mission ; la mienne était de vous garder, et je vous gardais. Avez-vous vu le roi ?


– Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis, où sont-ils ?


– Nous avons rendez-vous à onze heures à l’hôtel.


– Il n’y a pas de temps à perdre alors, dit Aramis.


En effet, dix heures et demie sonnaient à l’église Saint-Paul.

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Cependant, comme les deux amis firent diligence, ils arrivèrent les premiers.

Après eux, Athos entra.

– Tout va bien, dit-il avant que ses amis eussent eu le temps de l’interroger.

– Qu’avez-vous fait ? dit Aramis.


– J’ai loué une petite felouque, étroite comme une pirogue, légère comme une hirondelle ; elle nous attend à Greenwich, en face de l’île des Chiens ; elle est montée d’un patron et de quatre hommes, qui, moyennant cinquante livres sterling, se tiendront tout à notre disposition trois nuits de suite. Une fois à bord avec le roi, nous profitons de la marée, nous descendons la Tamise, et en deux heures nous sommes en pleine mer. Alors, en vrais pirates, nous suivons les côtes, nous nichons sur les falaises, ou si la mer est libre, nous mettons le cap sur Boulogne. Si j’étais tué, le patron se nomme le capitaine Roger, et la felouque l’Éclair. Avec ces renseignements, vous les retrouverez l’un et l’autre. Un mouchoir noué aux quatre coins est le signe de reconnaissance.


Un instant après, d’Artagnan rentra à son tour.


– Videz vos poches, dit-il, jusqu’à concurrence de cent livres sterling, car, quant aux miennes…


Et d’Artagnan retourna ses poches absolument vides.


La somme fut faite à la seconde ; d’Artagnan sortit et rentra un instant après.


– Là ! dit-il, c’est fini. Ouf ! ce n’est pas sans peine.

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– Le bourreau a quitté Londres ? demanda Athos.

– Ah bien, oui ! ce n’était pas assez sûr, cela. Il pouvait sortir par une porte et rentrer par l’autre.

– Et où est-il ? demanda Athos.

– Dans la cave.

– Dans quelle cave ?

– Dans la cave de notre hôte ! Mousqueton est assis sur le seuil, et voici la clef.


– Bravo ! dit Aramis. Mais comment avez-vous décidé cet homme à disparaître ?


– Comme on décide tout en ce monde, avec de l’argent ; ce-la m’a coûté cher, mais il y a consenti.


– Et combien cela vous a-t-il coûté, ami ? dit Athos ; car, vous le comprenez, maintenant que nous ne sommes plus tout à fait de pauvres mousquetaires sans feu ni lieu, toutes dépenses doivent être communes.


– Cela m’a coûté douze mille livres, dit d’Artagnan.


– Et où les avez-vous trouvées ? demanda Athos ; possé-

diez-vous donc cette somme ?


– Et le fameux diamant de la reine ! dit d’Artagnan avec un soupir.


– Ah ! c’est vrai, dit Aramis, je l’avais reconnu à votre doigt.


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– Vous l’avez donc racheté à M. des Essarts ? demanda

Porthos.

– Eh ! mon Dieu, oui, dit d’Artagnan ; mais il est écrit là-

haut que je ne pourrai pas le garder. Que voulez-vous ! les diamants, à ce qu’il faut croire, ont leurs sympathies et leurs antipathies comme les hommes ; il paraît que celui-là me déteste.

– Mais, dit Athos, voilà qui va bien pour le bourreau ; malheureusement tout bourreau a son aide, son valet, que sais-je moi.

– Aussi celui-là avait-il le sien ; mais nous jouons de bonheur.


– Comment cela ?


– Au moment où je croyais que j’allais avoir une seconde affaire à traiter, on a rapporté mon gaillard avec une cuisse cassée. Par excès de zèle, il a accompagné jusque sous les fenêtres du roi la charrette qui portait les poutres et les charpentes ; une de ces poutres lui est tombée sur la jambe et la lui a brisée.


– Ah ! dit Aramis, c’est donc lui qui a poussé le cri que j’ai entendu de la chambre du roi ?


– C’est probable, dit d’Artagnan ; mais comme c’est un homme bien pensant, il a promis en se retirant d’envoyer en son lieu et place quatre ouvriers experts et habiles pour aider ceux qui sont déjà à la besogne, et en rentrant chez son patron, tout blessé qu’il était, il a écrit à l’instant même à maître Tom Low, garçon charpentier de ses amis, de se rendre à White-Hall pour accomplir sa promesse. Voici la lettre qu’il envoyait par un ex-près qui devait la porter pour dix pence et qui me l’a vendue un louis.


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– Et que diable voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Athos.

– Vous ne devinez pas ? dit d’Artagnan avec ses yeux brillants d’intelligence.

– Non, sur mon âme !

– Eh bien ! mon cher Athos, vous qui parlez anglais comme John Bull lui-même, vous êtes maître Tom Low, et nous sommes, nous, vos trois compagnons ; comprenez-vous maintenant ?


Athos poussa un cri de joie et d’admiration, courut à un cabinet, en tira des habits d’ouvrier, que revêtirent aussitôt les quatre amis ; après quoi ils sortirent de l’hôtel, Athos portant une scie, Porthos une pince, Aramis une hache, et d’Artagnan un marteau et des clous.


La lettre du valet de l’exécuteur faisait foi près du maître charpentier que c’était bien eux que l’on attendait.


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LXX. Les ouvriers

Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas au-dessous de sa fenêtre : c’étaient des coups de marteau et de hache, des morsures de pince et des cris de scie.


Comme il s’était jeté tout habillé sur son lit et qu’il commençait à s’endormir, ce bruit l’éveilla en sursaut ; et comme, outre son retentissement matériel, ce bruit avait un écho moral et terrible dans son âme, les pensées affreuses de la veille vinrent l’assaillir de nouveau. Seul en face des ténèbres et de l’isolement, il n’eut pas la force de soutenir cette nouvelle tor-ture, qui n’était pas dans le programme de son supplice, et il envoya Parry dire à la sentinelle de prier les ouvriers de frapper moins fort et d’avoir pitié du dernier sommeil de celui qui avait été leur roi.


La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa passer Parry.


Arrivé près de la fenêtre, après avoir fait le tour du palais, Parry aperçut de plain-pied avec le balcon, dont on avait descellé la grille, un large échafaud inachevé, mais sur lequel on commençait à clouer une tenture de serge noire.


Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre, c’est-à-dire à près de vingt pieds, avait deux étages inférieurs. Parry, si odieuse que lui fût cette vue, chercha parmi huit ou dix ouvriers qui bâtissaient la sombre machine ceux dont le bruit devait être le plus fatigant pour le roi, et sur le second plancher il aperçut deux hommes qui descellaient à l’aide d’une pince les dernières fiches du balcon de fer ; l’un d’eux, véritable colosse, faisait

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l’office du bélier antique chargé de renverser les murailles. À

chaque coup de son instrument la pierre volait en éclats.

L’autre, qui se tenait à genoux tirait à lui les pierres ébranlées.

Il était évident que c’étaient ceux-là qui faisaient le bruit dont se plaignait le roi.

Parry monta à l’échelle et vint à eux.

– Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus doucement, je vous prie ? Le roi dort, et il a besoin de sommeil.

L’homme qui frappait avec sa pince arrêta son mouvement et se tourna à demi ; mais comme il était debout, Parry ne put voir son visage perdu dans les ténèbres qui s’épaississaient près du plancher.


L’homme qui était à genoux se retourna aussi ; et comme, plus bas que son compagnon, il avait le visage éclairé par la lanterne, Parry put le voir.


Cet homme le regarda fixement et porta un doigt à sa bouche.


Parry recula stupéfait.


– C’est bien, c’est bien, dit l’ouvrier en excellent anglais, retourne dire au roi que s’il dort mal cette nuit-ci, il dormira mieux la nuit prochaine.


Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre, avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers qui travaillaient sur les côtés et à l’étage inférieur avec une explosion d’affreuse joie.


Parry se retira, croyant qu’il faisait un rêve.

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Charles l’attendait avec impatience.

Au moment où il rentra, la sentinelle qui veillait à la porte passa curieusement sa tête par l’ouverture pour voir ce que faisait le roi.

Le roi était accoudé sur son lit.

Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant de joie :

– Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels sont ces ouvriers qui font tant de bruit ?


– Non, dit Charles en secouant mélancoliquement la tête ; comment veux-tu que je sache cela ? est-ce que je connais ces hommes ?


– Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers le lit de son maître, sire, c’est le comte de La Fère et son compagnon.


– Qui dressent mon échafaud ? dit le roi étonné.


– Oui, et qui en le dressant font un trou à la muraille.


– Chut ! dit le roi en regardant avec terreur autour de lui.

Tu les as vus ?


– Je leur ai parlé.


Le roi joignit les mains et leva les yeux au ciel ; puis, après une courte et fervente prière, il se jeta à bas de son lit et alla à la fenêtre, dont il écarta les rideaux ; les sentinelles du balcon y étaient toujours ; puis au-delà du balcon s’étendait une sombre plate-forme sur laquelle elles passaient comme des ombres.

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Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds la commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun de ces coups maintenant lui répondait au cœur.


Parry ne s’était pas trompé, et il avait bien reconnu Athos.

C’était lui, en effet, qui, aidé de Porthos, creusait un trou sur lequel devait poser une des charpentes transversales.

Ce trou communiquait dans une espèce de tambour prati-

qué sous le plancher même de la chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui ressemblait à un entre-sol fort bas, on pouvait, avec une pince et de bonnes épaules, et cela regardait Porthos, faire sauter une lame du parquet ; le roi alors se glissait par cette ouverture, regagnait avec ses sauveurs un des compartiments de l’échafaud entièrement recouvert de drap noir, s’affublait à son tour d’un habit d’ouvrier qu’on lui avait prépa-ré, et, sans affectation, sans crainte, il descendait avec les quatre compagnons.


Les sentinelles, sans soupçon, voyant des ouvriers qui venaient de travailler à l’échafaud, laissaient passer.


Comme nous l’avons dit, la felouque était toute prête.


Ce plan était large, simple et facile, comme toutes les choses qui naissent d’une résolution hardie.


Donc Athos déchirait ses belles mains si blanches et si fines à lever les pierres arrachées de leur base par Porthos. Déjà il pouvait passer la tête sous les ornements qui décoraient la cré-

dence du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout le corps. Avant le jour, le trou serait achevé et disparaîtrait sous les plis d’une tenture intérieure que poserait d’Artagnan.

D’Artagnan s’était fait passer pour un ouvrier français et posait les clous avec la régularité du plus habile tapissier. Aramis cou-

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pait l’excédent de la serge, qui pendait jusqu’à terre et derrière laquelle se levait la charpente de l’échafaud.

Le jour parut au sommet des maisons. Un grand feu de

tourbe et de charbon avait aidé les ouvriers à passer cette nuit si froide du 29 au 30 janvier ; à tout moment les plus acharnés à leur ouvrage s’interrompaient pour aller se réchauffer. Athos et Porthos seuls n’avaient point quitté leur œuvre. Aussi, aux premières lueurs du matin, le trou était-il achevé. Athos y entra, emportant avec lui les habits destinés au roi, enveloppés dans un coupon de serge noire. Porthos lui passa une pince ; et d’Artagnan cloua, luxe bien grand mais fort utile, une tenture de serge intérieure, derrière laquelle le trou et celui qu’il cachait disparurent.


Athos n’avait plus que deux heures de travail pour pouvoir communiquer avec le roi ; et, selon la prévision des quatre amis, ils avaient toute la journée devant eux, puisque, le bourreau manquant, on serait forcé d’aller chercher celui de Bristol.


D’Artagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos son pourpoint rouge ; quant à Aramis, il se rendit chez Juxon, afin de pénétrer, s’il était possible, avec lui jusqu’auprès du roi.


Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la place de

White-Hall pour voir ce qui s’y passerait.


Avant de quitter l’échafaud, Aramis s’était approché de l’ouverture où était caché Athos, afin de lui annoncer qu’il allait tâcher de revoir Charles.


– Adieu donc et bon courage, dit Athos ; rapportez au roi où en sont les choses ; dites-lui que lorsqu’il sera seul il frappe au parquet, afin que je puisse continuer sûrement ma besogne.

Si Parry pouvait m’aider en détachant d’avance la plaque infé-

rieure de la cheminée, qui sans doute est une dalle de marbre,

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ce serait autant de fait. Vous, Aramis, tâchez de ne pas quitter le roi. Parlez haut, très haut, car on vous écoutera de la porte. S’il y a une sentinelle dans l’intérieur de l’appartement, tuez-la sans marchander ; s’il y en a deux, que Parry en tue une et vous l’autre ; s’il y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi.

– Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards, afin d’en donner un à Parry. Est-ce tout ?

– Oui, allez ; mais recommandez bien au roi de ne pas faire de fausse générosité. Pendant que vous vous battrez, s’il y a combat, qu’il fuie ; la plaque une fois replacée sur sa tête, vous, mort ou vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au moins à retrouver le trou par lequel il aura fui. Pendant ces dix minutes nous aurons fait du chemin et le roi sera sauvé.


– Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car peut-être ne nous reverrons-nous plus.


Athos passa ses bras autour du cou d’Aramis et l’embrassa :


– Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs, dites à

d’Artagnan que je l’aime comme un enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.


– Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr maintenant que le roi se sauvera que je suis sûr de tenir et de serrer la plus loyale main qui soit au monde.


Aramis quitta Athos, descendit de l’échafaud à son tour et regagna l’hôtel en sifflotant l’air d’une chanson à la louange de Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attablés près d’un bon feu, buvant une bouteille de vin de Porto et dévorant un poulet froid. Porthos mangeait, tout en maugréant force injures sur ces infâmes parlementaires ; d’Artagnan mangeait en silence, mais en bâtissant dans sa pensée les plans les plus audacieux.

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Aramis lui conta tout ce qui était convenu ; d’Artagnan approuva de la tête et Porthos de la voix.

– Bravo ! dit-il ; d’ailleurs nous serons là au moment de sa fuite : on est très bien caché sous cet échafaud, et nous pouvons nous y tenir. Entre d’Artagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous en tuerons bien huit : je ne parle pas de Blaisois, il n’est bon qu’à garder les chevaux. À deux minutes par homme, c’est quatre minutes ; Mousqueton en perdra une, c’est cinq, pendant ces cinq minutes-là vous pouvez avoir fait un quart de lieue.

Aramis mangea rapidement un morceau, but un verre de

vin et changea d’habits.


– Maintenant, dit-il, je, me rends chez Sa Grandeur. Chargez-vous de préparer les armes, Porthos ; surveillez bien votre bourreau, d’Artagnan.


– Soyez tranquille, Grimaud a relevé Mousqueton, et il a le pied dessus.


– N’importe, redoublez de surveillance et ne demeurez pas un instant inactif.


– Inactif ! Mon cher, demandez à Porthos : je ne vis pas, je suis sans cesse sur mes jambes, j’ai l’air d’un danseur. Mordioux ! que j’aime la France en ce moment, et qu’il est bon d’avoir une patrie à soi, quand on est si mal dans celle des autres.


Aramis les quitta comme il avait quitté Athos, c’est-à-dire en les embrassant ; puis il se rendit chez l’évêque Juxon, auquel il transmit sa requête. Juxon consentit d’autant plus facilement à emmener Aramis, qu’il avait déjà prévenu qu’il aurait besoin

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d’un prêtre, au cas certain où le roi voudrait communier, et surtout au cas probable où le roi désirerait entendre une messe.

Vêtu comme Aramis l’était la veille, l’évêque monta dans sa voiture. Aramis, plus déguisé encore par sa pâleur et sa tristesse que par son costume de diacre, monta près de lui. La voiture s’arrêta à la porte de White-Hall ; il était neuf heures du matin à peu près. Rien ne semblait changé ; les antichambres et les corridors, comme la veille, étaient pleins de gardes. Deux sentinelles veillaient à la porte du roi, deux autres se promenaient devant le balcon sur la plate-forme de l’échafaud, où le billot était déjà posé.


Le roi était plein d’espérance ; en revoyant Aramis, cette espérance se changea en joie. Il embrassa Juxon, il serra la main d’Aramis. L’évêque affecta de parler haut et devant tout le monde de leur entrevue de la veille. Le roi lui répondit que les paroles qu’il lui avait dites dans cette entrevue avaient porté leur fruit, et qu’il désirait encore un entretien pareil. Juxon se retourna vers les assistants et les pria de le laisser seul avec le roi. Tout le monde se retira.


Dès que la porte se fut refermée :


– Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes sauvé ! Le bourreau de Londres a disparu ; son aide s’est cassé la cuisse hier sous les fenêtres de Votre Majesté. Ce cri que nous avons entendu, c’était le sien. Sans doute on s’est déjà aperçu de la disparition de l’exécuteur ; mais il n’y a de bourreau qu’à Bristol, et il faut le temps de l’aller chercher. Nous avons donc au moins jusqu’à demain.


– Mais le comte de La Fère ? demanda le roi.


– À deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier et frappez trois coups, vous allez l’entendre vous répondre.

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Le roi, d’une main tremblante, prit l’instrument et frappa trois coups à intervalles égaux. Aussitôt des coups sourds et ménagés, répondant au signal donné, retentirent sous le parquet.

– Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là…

– Est le comte de La Fère, sire, dit Aramis. Il prépare la voie par laquelle Votre Majesté pourra fuir. Parry, de son côté, soulèvera cette dalle de marbre, et un passage sera tout ouvert.

– Mais, dit Parry, je n’ai aucun instrument.


– Prenez ce poignard, dit Aramis ; seulement prenez garde de le trop émousser, car vous pourrez bien en avoir besoin pour creuser autre chose que la pierre.


– Oh ! Juxon, dit Charles, se retournant vers l’évêque et lui prenant les deux mains, Juxon, retenez la prière de celui qui fut votre roi…


– Qui l’est encore et qui le sera toujours, dit Juxon en baisant la main du prince.


– Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous

voyez, pour cet autre que vous entendez sous nos pieds, pour deux autres encore qui, quelque part qu’ils soient, veillent, j’en suis sûr, à mon salut.


– Sire répondit Juxon, vous serez obéi. Chaque jour il y au-ra, tant que je vivrai, une prière offerte à Dieu pour ces fidèles amis de Votre Majesté.


Le mineur continua quelque temps encore son travail,

qu’on sentait incessamment se rapprocher. Mais tout à coup un

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bruit inattendu retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et donna le signal de l’interruption.

Ce bruit se rapprochait : c’était celui d’un certain nombre de pas égaux et réguliers. Les quatre hommes restèrent immobiles ; tous les yeux se fixèrent sur la porte, qui s’ouvrit lentement et avec une sorte de solennité.

Des gardes étaient formés en haie dans la chambre qui pré-

cédait celle du roi. Un commissaire du parlement, vêtu de noir et plein d’une gravité de mauvais augure, entra, salua le roi, et déployant un parchemin, lui lut son arrêt comme on a

l’habitude de le faire aux condamnés qui vont marcher à l’échafaud.


– Que signifie cela ? demanda Aramis à Juxon.


Juxon fit un signe qui voulait dire qu’il était en tout point aussi ignorant que lui.


– C’est donc pour aujourd’hui ? demanda le roi avec une émotion perceptible seulement pour Juxon et Aramis.


– N’étiez-vous point prévenu, sire, que c’était pour ce matin ? répondit l’homme vêtu de noir.


– Et, dit le roi, je dois périr comme un criminel ordinaire, de la main du bourreau de Londres ?


– Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le commissaire du parlement ; mais à sa place un homme s’est offert.

L’exécution ne sera donc retardée que du temps seulement que vous demanderez pour mettre ordre à vos affaires temporelles et spirituelles.


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Une légère sueur qui perla à la racine des cheveux de Charles fut la seule trace d’émotion qu’il donna en apprenant cette nouvelle.

Mais Aramis devint livide. Son cœur ne battait plus : il ferma les yeux et appuya sa main sur une table. En voyant cette profonde douleur, Charles parut oublier la sienne.

Il alla à lui, lui prit la main et l’embrassa.

– Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, du courage.

Puis se retournant vers le commissaire :


– Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez, je ne désire que deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je crois : la première, de communier ; la seconde, d’embrasser mes enfants et de leur dire adieu pour la dernière fois ; cela me sera-t-il permis ?


– Oui, sire, répondit le commissaire du parlement.


Et il sortit.


Aramis, rappelé à lui, s’enfonçait les ongles dans la chair, un immense gémissement sortit de sa poitrine.


– Oh ! Monseigneur, s’écria-t-il en saisissant les mains de Juxon, où est Dieu ? où est Dieu ?


– Mon fils, dit avec fermeté l’évêque, vous ne le voyez point, parce que les passions de la terre le cachent.


– Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole pas ainsi. Tu demandes ce que fait Dieu ? Dieu regarde ton dévouement et

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mon martyre, et, crois-moi, l’un et l’autre auront leur récompense ; prends-t’en donc de ce qui arrive aux hommes, et non à Dieu. Ce sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer.


– Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison ; c’est aux hommes qu’il faut que je m’en prenne, et c’est à eux que je m’en prendrai.

– Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à genoux, car il vous reste à m’entendre, et il me reste à me confesser. Restez, monsieur, dit-il à Aramis qui faisait un mouvement pour se retirer ; restez, Parry, je n’ai rien à dire, même dans le secret de la pénitence, qui ne puisse se dire en face de tous ; restez, et je n’ai qu’un regret, c’est que le monde entier ne puisse pas m’entendre comme vous et avec vous.


Juxon s’assit, et le roi, agenouillé devant lui comme le plus humble des fidèles, commença sa confession.


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LXXI. Remember

La confession royale achevée, Charles communia, puis il demanda à voir ses enfants. Dix heures sonnaient ; comme l’avait dit le roi, ce n’était donc pas un grand retard.


Cependant le peuple était déjà prêt ; il savait que dix heures étaient le moment fixé pour l’exécution, il s’entassait dans les rues adjacentes au palais, et le roi commençait à distinguer ce bruit lointain que font la foule et la mer, quand l’une est agitée par ses passions, l’autre par ses tempêtes.


Les enfants du roi arrivèrent : c’était d’abord la princesse Charlotte, puis le duc de Glocester, c’est-à-dire une petite fille blonde, belle et les yeux mouillés de larmes, puis un jeune gar-

çon de huit à neuf ans, dont l’œil sec et la lèvre dédaigneusement relevée accusaient la fierté naissante. L’enfant avait pleuré toute la nuit, mais devant tout ce monde il ne pleurait pas.


Charles sentit son cœur se fondre à l’aspect de ces deux enfants qu’il n’avait pas vus depuis deux ans, et qu’il ne revoyait qu’au moment de mourir. Une larme vint à ses yeux et il se retourna pour l’essuyer, car il voulait être fort devant ceux à qui il léguait un si lourd héritage de souffrance et de malheur.


Il parla à la jeune fille d’abord ; l’attirant à lui, il lui recommanda la piété, la résignation et l’amour filial ; puis, passant de l’un à l’autre, il prit le jeune duc de Glocester, et l’asseyant sur son genou pour qu’à la fois il pût le presser sur son cœur et baiser son visage :


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– Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues et dans les antichambres beaucoup de gens en venant ici ; ces gens vont couper la tête à votre père, ne l’oubliez jamais. Peut-être un jour, vous voyant près d’eux et vous ayant en leur pouvoir, voudront-ils vous faire roi à l’exclusion du prince de Galles ou du duc d’York, vos frères aînés qui sont, l’un en France, l’autre je ne sais où ; mais vous n’êtes pas le roi, mon fils, et vous ne pouvez le devenir que par leur mort. Jurez-moi donc de ne pas vous laisser mettre la couronne sur la tête, que vous n’ayez légitime-ment droit à cette couronne ; car un jour, écoutez bien, mon fils, si vous faisiez cela, tête et couronne, ils abattraient tout, et ce jour-là vous ne pourriez mourir calme et sans remords, comme je meurs. Jurez, mon fils.


L’enfant étendit sa petite main dans celle de son père, et dit :


– Sire, je jure à Votre Majesté…


Charles l’interrompit.


– Henri, dit-il, appelle-moi ton père.


– Mon père, reprit l’enfant, je vous jure qu’ils me tueront avant de me faire roi.


– Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant embrassez-moi, et vous aussi, Charlotte, et ne m’oubliez point.


– Oh ! non, jamais ! jamais ! s’écrièrent les deux enfants en lançant leurs bras au cou du roi.


– Adieu, dit Charles ; adieu, mes enfants. Emmenez-les, Juxon ; leurs larmes m’ôteraient le courage de mourir.


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Juxon arracha les pauvres enfants des bras de leur père et les remit à ceux qui les avaient amenés.

Derrière eux les portes s’ouvrirent, et tout le monde put entrer.

Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des gardes et des curieux qui commençaient à envahir la chambre, se rappela que le comte de La Fère était là bien près, sous le parquet de l’appartement, ne le pouvant voir et espérant peut-être toujours.


Il tremblait que le moindre bruit ne semblât un signal pour Athos, et que celui-ci, en se remettant au travail, ne se trahit lui-même. Il affecta donc l’immobilité et contint par son exemple tous les assistants dans le repos.


Le roi ne se trompait point, Athos était réellement sous ses pieds : il écoutait, il se désespérait de ne pas entendre le signal ; il commençait parfois, dans son impatience, à déchiqueter de nouveau la pierre ; mais, craignant d’être entendu, il s’arrêtait aussitôt.


Cette horrible inaction dura deux heures. Un silence de mort régnait dans la chambre royale.


Alors Athos se décida à chercher la cause de cette sombre et muette tranquillité que troublait seule l’immense rumeur de la foule. Il entr’ouvrit la tenture qui cachait le trou de la cre-vasse, et descendit sur le premier étage de l’échafaud. Au-dessus de sa tête, à quatre pouces à peine, était le plancher qui s’étendait au niveau de la plate-forme et qui faisait l’échafaud.


Ce bruit qu’il n’avait entendu que sourdement jusque-là et qui dès lors parvint à lui, sombre et menaçant, le fit bondir de terreur. Il alla jusqu’au bord de l’échafaud, entr’ouvrit le drap noir à la hauteur de son œil et vit les cavaliers acculés à la terri-

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ble machine ; au-delà des cavaliers, une rangée de pertuisaniers ; au-delà des pertuisaniers, des mousquetaires ; et au-delà des mousquetaires les premières files du peuple, qui, pareil à un sombre océan, bouillonnait et mugissait.


– Qu’est-il donc arrivé ? se demanda Athos plus tremblant que le drap dont il froissait les plis. Le peuple se presse, les soldats sont sous les armes, et parmi les spectateurs, qui tous ont les yeux fixés sur la fenêtre, j’aperçois d’Artagnan ! Qu’attend-il ? Que regarde-t-il ? Grand Dieu auraient-ils laissé échapper le bourreau !

Tout à coup le tambour roula sourd et funèbre sur la place ; un bruit de pas pesants et prolongés retentit au-dessus de sa tête. Il lui sembla que quelque chose de pareil à une procession immense foulait les parquets de White-Hall ; bientôt il entendit craquer les planches mêmes de l’échafaud. Il jeta un dernier regard sur la place, et l’attitude des spectateurs lui apprit ce qu’une dernière espérance restée au fond de son cœur

l’empêchait encore de deviner.


Le murmure de la place avait cessé entièrement. Tous les yeux étaient fixés sur la fenêtre de White-Hall, les bouches entr’ouvertes et les haleines suspendues indiquaient l’attente de quelque terrible spectacle.


Ce bruit de pas que, de la place qu’il occupait alors sous le parquet de l’appartement du roi, Athos avait entendu au-dessus de sa tête se reproduisit sur l’échafaud, qui plia sous le poids, de façon à ce que les planches touchèrent presque la tête du malheureux gentilhomme. C’était évidemment deux files de soldats qui prenaient leur place.


Au même instant une voix bien connue du gentilhomme,

une noble voix prononça ces paroles au-dessus de sa tête :


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– Monsieur le colonel, je désire parler au peuple.

Athos frissonna des pieds à la tête : c’était bien le roi qui parlait sur l’échafaud.


En effet, après avoir bu quelques gouttes de vin et rompu un pain, Charles, las d’attendre la mort, s’était tout à coup déci-dé à aller au-devant d’elle et avait donné le signal de la marche.

Alors on avait ouvert à deux battants la fenêtre donnant sur la place, et du fond de la vaste chambre, le peuple avait pu voir s’avancer silencieusement d’abord un homme masqué, qu’à la hache qu’il tenait à la main il avait reconnu pour le bourreau.

Cet homme s’était approché du billot et y avait déposé sa hache.


C’était le premier bruit qu’Athos avait entendu.


Puis, derrière cet homme, pâle sans doute, mais calme et marchant d’un pas ferme, Charles Stuart, lequel s’avançait entre deux prêtres suivis de quelques officiers supérieurs, chargés de présider à l’exécution, et escorté de deux files de pertuisaniers, qui se rangèrent aux deux côtés de l’échafaud.


La vue de l’homme masqué avait provoqué une longue ru-

meur. Chacun était plein de curiosité pour savoir quel était ce bourreau inconnu qui s’était présenté si à point pour que le terrible spectacle promis au peuple pût avoir lieu, quand le peuple avait cru que ce spectacle était remis au lendemain. Chacun l’avait donc dévoré des yeux ; mais tout ce qu’on avait pu voir, c’est que c’était un homme de moyenne taille, vêtu tout en noir, et qui paraissait déjà d’un certain âge, car l’extrémité d’une barbe grisonnante dépassait le bas du masque qui lui couvrait le visage.


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Mais à la vue du roi si calme, si noble, si digne, le silence s’était à l’instant même rétabli, de sorte que chacun put entendre le désir qu’il avait manifesté de parler au peuple.

À cette demande, celui à qui elle était adressée avait sans doute répondu par un signe affirmatif, car d’une voix ferme et sonore, et qui vibra jusqu’au fond du cœur d’Athos, le roi commença de parler.

Il expliquait sa conduite au peuple et lui donnait des conseils pour le bien de l’Angleterre.

– Oh ! se disait Athos en lui-même, est-il bien possible que j’entende ce que j’entends et que je voie ce que je vois ? Est-il bien possible que Dieu ait abandonné son représentant sur la terre à ce point qu’il le laisse mourir si misérablement !… Et moi qui ne l’ai pas vu ! moi qui ne lui ai pas dit adieu !


Un bruit pareil à celui qu’aurait fait l’instrument de mort remué sur le billot se fit entendre.


Le roi s’interrompit.


– Ne touchez pas à la hache, dit-il.


Et il reprit son discours où il l’avait laissé.


Le discours fini, un silence de glace s’établit sur la tête du comte. Il avait la main à son front, et entre sa main et son front ruisselaient des gouttes de sueur, quoique l’air fût glacé.


Ce silence indiquait les derniers préparatifs.


Le discours terminé, le roi avait promené sur la foule un regard plein de miséricorde ; et détachant l’ordre qu’il portait, et qui était cette même plaque en diamants que la reine lui avait

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envoyée, il la remit au prêtre qui accompagnait Juxon. Puis il tira de sa poitrine une petite croix en diamants aussi. Celle-là, comme la plaque, venait de Madame Henriette.

– Monsieur, dit-il en s’adressant au prêtre qui accompagnait Juxon, je garderai cette croix dans ma main jusqu’au dernier moment ; vous me la reprendrez quand je serai mort.

– Oui, sire, dit une voix qu’Athos reconnut pour celle d’Aramis.


Alors Charles, qui jusque-là s’était tenu la tête couverte, prit son chapeau et le jeta près de lui ; puis un à un il défit tous les boutons de son pourpoint, se dévêtit et le jeta près de son chapeau. Alors, comme il faisait froid, il demanda sa robe de chambre, qu’on lui donna.


Tous ces préparatifs avaient été faits avec un calme effrayant.


On eût dit que le roi allait se coucher dans son lit et non dans son cercueil.


Enfin, relevant ses cheveux avec la main :


– Vous gêneront-ils, monsieur ? dit-il au bourreau. En ce cas on pourrait les retenir avec un cordon.


Charles accompagna ces paroles d’un regard qui semblait vouloir pénétrer sous le masque de l’inconnu. Ce regard si noble, si calme et si assuré força cet homme à détourner la tête.

Mais derrière le regard profond du roi il trouva le regard ardent d’Aramis.


Le roi, voyant qu’il ne répondait pas, répéta sa question.


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– Il suffira, répondit l’homme d’une voix sourde, que vous les écartiez sur le cou.

Le roi sépara ses cheveux avec les deux mains, et regardant le billot :

– Ce billot est bien bas, dit-il, n’y en aurait-il point de plus élevé ?

– C’est le billot ordinaire, répondit l’homme masqué.


– Croyez-vous me couper la tête d’un seul coup ? demanda le roi.


– Je l’espère, répondit l’exécuteur.


Il y avait dans ces deux mots : Je l’espère, une si étrange intonation, que tout le monde frissonna, excepté le roi.


– C’est bien, dit le roi ; et maintenant, bourreau, écoute.


L’homme masqué fit un pas vers le roi et s’appuya sur sa hache.


– Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit Charles. Je m’agenouillerai pour prier, alors ne frappe pas encore.


– Et quand frapperai-je ? demanda l’homme masqué.


– Quand je poserai le cou sur le billot et que je tendrai les bras en disant : Remember, alors frappe hardiment.


L’homme masqué s’inclina légèrement.


– Voici le moment de quitter le monde, dit le roi à ceux qui l’entouraient. Messieurs, je vous laisse au milieu de la tempête

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et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas d’orage.

Adieu.

Il regarda Aramis et lui fit un signe de tête particulier.


– Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et laissez-moi faire tout bas ma prière, je vous prie. Éloigne-toi aussi, dit-il à l’homme masqué ; ce n’est que pour un instant, et je sais que je t’appartiens ; mais souviens-toi de ne frapper qu’à mon signal.

Alors Charles s’agenouilla, fit le signe de la croix, approcha sa bouche des planches comme s’il eût voulu baiser la plate-forme ; puis s’appuyant d’une main sur le plancher et de l’autre sur le billot :


– Comte de La Fère, dit-il en français, êtes-vous là et puis-je parler ?


Cette voix frappa droit au cœur d’Athos et le perça comme un fer glacé.


– Oui, Majesté, dit-il en tremblant.


– Ami fidèle, cœur généreux, dit le roi, je n’ai pu être sauvé, je ne devais pas l’être. Maintenant, dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai : Oui, j’ai parlé aux hommes, j’ai parlé à Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants. Un million en or me reste, je l’ai enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où j’ai quitté cette ville. Cet argent, toi seul sais qu’il existe, fais-en usage quand tu croiras qu’il en sera temps pour le plus grand bien de mon fils aîné ; et maintenant, comte de La Fère, dites-moi adieu.


– Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia Athos glacé de terreur.

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Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sembla à Athos que le roi se relevait et changeait de position.

Puis d’une voix pleine et sonore, de manière qu’on

l’entendît non seulement sur l’échafaud, mais encore sur la place :

Remember, dit le roi.

Il achevait à peine ce mot qu’un coup terrible ébranla le plancher de l’échafaud ; la poussière s’échappa du drap et aveu-gla le malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme par un mouvement machinal il levait les yeux et la tête, une goutte chaude tomba sur son front. Athos recula avec un frisson d’épouvante, et au même instant, les gouttes se changèrent en une noire cascade, qui rejaillit sur le plancher.


Athos, tombé lui-même à genoux, demeura pendant quel-

ques instants comme frappé de folie et d’impuissance. Bientôt, à son murmure décroissant, il s’aperçut que la foule s’éloignait ; il demeura encore un instant immobile, muet et consterné. Alors se retournant, il alla tremper le bout de son mouchoir dans le sang du roi martyr ; puis, comme la foule s’éloignait de plus en plus, il descendit, fendit le drap, et se glissa entre deux chevaux, se mêla au peuple dont il portait le vêtement, et arriva le premier à la taverne.


Monté à sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son front marqué d’une large tache rouge, porta la main à son front, la retira pleine du sang du roi et s’évanouit.


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LXXII. L’homme masqué

Quoiqu’il ne fût que quatre heures du soir, il faisait nuit close ; la neige tombait épaisse et glacée. Aramis rentra à son tour et trouva Athos, sinon sans connaissance, du moins anéan-ti.

Aux premiers mots de son ami, le comte sortit de l’espèce de léthargie où il était tombé.

– Eh bien ! dit Aramis, vaincus par la fatalité.


– Vaincus ! dit Athos. Noble et malheureux roi !


– Êtes-vous donc blessé ? demanda Aramis.


– Non, ce sang est le sien.


Le comte s’essuya le front.


– Où étiez-vous donc ?


– Où vous m’aviez laissé, sous l’échafaud.


– Et vous avez tout vu ?


– Non, mais tout entendu ; Dieu me garde d’une autre

heure pareille à celle que je viens de passer ! N’ai-je point les cheveux blancs ?


– Alors vous savez que je ne l’ai point quitté ?


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– J’ai entendu votre voix jusqu’au dernier moment.

– Voici la plaque qu’il m’a donnée, dit Aramis, voici la croix que j’ai retirée de sa main ; il désirait qu’elles fussent remises à la reine.

– Et voilà un mouchoir pour les envelopper, dit Athos.

Et il tira de sa poche le mouchoir qu’il avait trempé dans le sang du roi.


– Maintenant, demanda Athos, qu’a-t-on fait de ce pauvre cadavre ?


– Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux lui seront rendus. Nous avons placé le corps dans un cercueil de plomb ; les médecins s’occupent d’embaumer ces malheureux restes, et, leur œuvre finie, le roi sera déposé dans une chapelle ardente.


– Dérision ! murmura sombrement Athos ; les honneurs

royaux à celui qu’ils ont assassiné !


– Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt, mais que la royauté ne meurt pas.


– Hélas ! dit Athos, c’est peut-être le dernier roi chevalier qu’aura eu le monde.


– Allons, ne vous désolez pas, comte, dit une grosse voix dans l’escalier, où retentissaient les larges pas de Porthos, nous sommes tous mortels, mes pauvres amis.


– Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le comte de La Fère.


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– Oui, dit Porthos, il y avait des gens sur ma route qui m’ont retardé. Ils dansaient, les misérables ! J’en ai pris un par le cou et je crois l’avoir un peu étranglé. Juste en ce moment une patrouille est venue. Heureusement, celui à qui j’avais eu particulièrement affaire a été quelques minutes sans pouvoir parler. J’ai profité de cela pour me jeter dans une petite rue.

Cette petite rue m’a conduit dans une autre plus petite encore.

Alors je me suis perdu. Je ne connais pas Londres, je ne sais pas l’anglais, j’ai cru que je ne me retrouverais jamais ; enfin me voilà.

– Mais d’Artagnan, dit Aramis, ne l’avez-vous point vu et ne lui serait-il rien arrivé ?


– Nous avons été séparés par la foule, dit Porthos, et, quelques efforts que j’aie faits, je n’ai pas pu le rejoindre.


– Oh ! dit Athos avec amertume, je l’ai vu, moi ; il était au premier rang de la foule, admirablement placé pour ne rien perdre ; et comme, à tout prendre, le spectacle était curieux, il aura voulu voir jusqu’au bout.


– Oh ! comte de La Fère, dit une voix calme, quoique étouffée par la précipitation de la course, est-ce bien vous qui calom-niez les absents ?


Ce reproche atteignit Athos au cœur. Cependant, comme

l’impression que lui avait produite d’Artagnan aux premiers rangs de ce peuple stupide et féroce était profonde, il se contenta de répondre :


– Je ne vous calomnie pas, mon ami. On était inquiet de vous ici, et j’ai dit où vous étiez. Vous ne connaissiez pas le roi Charles, ce n’était qu’un étranger pour vous, et vous n’étiez pas forcé de l’aimer.


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Et en disant ces mots il tendit la main à son ami. Mais d’Artagnan fit semblant de ne point voir le geste d’Athos et garda sa main sous son manteau.

Athos laissa retomber lentement la sienne près de lui.

– Ouf ! je suis las, dit d’Artagnan, et il s’assit.

– Buvez un verre de porto, dit Aramis en prenant une bouteille sur une table et en remplissant un verre ; buvez, cela vous remettra.

– Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au mécontentement du Gascon, voulait choquer son verre contre le sien, buvons et quittons cet abominable pays. La felouque nous attend, vous le savez ; partons ce soir, nous n’avons plus rien à faire ici.


– Vous êtes bien pressé, monsieur le comte, dit d’Artagnan.


– Ce sol sanglant me brûle les pieds, dit Athos.


– La neige ne me fait pas cet effet, à moi, dit tranquillement le Gascon.


– Mais que voulez-vous donc que nous fassions, dit Athos, maintenant que le roi est mort ?


– Ainsi, monsieur le comte, dit d’Artagnan avec négligence, vous ne voyez point qu’il vous reste quelque chose à faire en Angleterre ?


– Rien, rien, dit Athos, qu’à douter de la bonté divine et à mépriser mes propres forces.


– Eh bien ! moi, dit d’Artagnan, moi chétif, moi badaud sanguinaire, qui suis allé me placer à trente pas de l’échafaud

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pour mieux voir tomber la tête de ce roi que je ne connaissais pas, et qui, à ce qu’il paraît, m’était indifférent, je pense autrement que monsieur le comte… je reste !

Athos pâlit extrêmement ; chaque reproche de son ami vibrait jusqu’au plus profond de son cœur.

– Ah ! vous restez à Londres ? dit Porthos à d’Artagnan.

– Oui, dit celui-ci. Et vous ?


– Dame ! dit Porthos un peu embarrassé vis-à-vis d’Athos et d’Aramis, dame ! si vous restez, comme je suis venu avec vous, je ne m’en irai qu’avec vous ; je ne vous laisserai pas seul dans cet abominable pays.


– Merci, mon excellent ami. Alors j’ai une petite entreprise à vous proposer, et que nous mettrons à exécution ensemble quand monsieur le comte sera parti, et dont l’idée m’est venue pendant que je regardais le spectacle que vous savez.


– Laquelle ? dit Porthos.


– C’est de savoir quel est cet homme masqué qui s’est offert si obligeamment pour couper le cou du roi.


– Un homme masqué ! s’écria Athos, vous n’avez donc pas laissé fuir le bourreau ?


– Le bourreau ? dit d’Artagnan, il est toujours dans la cave, où je présume qu’il dit deux mots aux bouteilles de notre hôte.

Mais vous m’y faites penser…


Il alla à la porte.


– Mousqueton ! dit-il.

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– Monsieur ? répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la terre.

– Lâchez votre prisonnier, dit d’Artagnan, tout est fini.

– Mais, dit Athos, quel est donc le misérable qui a porté la main sur son roi ?

– Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache avec facilité, car, ainsi qu’il l’ espérait, dit Aramis, il ne lui a fallu qu’un coup.


– N’avez-vous point vu son visage ? demanda Athos.


– Il avait un masque, dit d’Artagnan.


– Mais vous qui étiez près de lui, Aramis ?


– Je n’ai vu qu’une barbe grisonnante qui passait sous le masque.


– C’est donc un homme d’un certain âge ? demanda Athos.


– Oh ! dit d’Artagnan, cela ne signifie rien. Quand on met un masque, on peut bien mettre une barbe.


– Je suis fâché de ne pas l’avoir suivi, dit Porthos.


– Eh bien ! mon cher Porthos, dit d’Artagnan, voilà justement l’idée qui m’est venue, à moi.


Athos comprit tout ; il se leva.


– Pardonne-moi, d’Artagnan, dit-il ; j’ai douté de Dieu, je pouvais bien douter de toi. Pardonne-moi, ami.

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– Nous verrons cela tout à l’heure, dit d’Artagnan avec un demi-sourire.

– Eh bien ? dit Aramis.

– Eh bien, reprit d’Artagnan, tandis que je regardais, non pas le roi, comme le pense monsieur le comte, car je sais ce que c’est qu’un homme qui va mourir, et, quoique je dusse être habitué à ces sortes de choses, elles me font toujours mal, mais bien le bourreau masqué, cette idée me vint, ainsi que je vous l’ai dit, de savoir qui il était. Or, comme nous avons l’habitude de nous compléter les uns par les autres, et de nous appeler à l’aide, comme on appelle sa seconde main au secours de la première, je regardai machinalement autour de moi pour voir si Porthos ne serait pas là ; car je vous avais reconnu près du roi, Aramis, et vous, comte, je savais que vous deviez être sous l’échafaud. Ce qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en tendant la main à Athos, car vous avez bien dû souffrir. Je regardais donc autour de moi quand je vis à ma droite une tête qui avait été fendue, et qui, tant bien que mal, s’était raccommodée avec du taffetas noir. « Parbleu ! me dis-je, il me semble que voilà une couture de ma façon, et que j’ai recousu ce crâne-là quelque part. » En effet, c’était ce malheureux Écossais, le frère de Parry, vous savez, celui sur lequel Groslow s’est amusé à essayer ses forces, et qui n’avait plus qu’une moitié de tête quand nous le rencontrâ-

mes.


– Parfaitement, dit Porthos, l’homme aux poules noires.


– Vous l’avez dit, lui-même ; il faisait des signes à un autre homme qui se trouvait à ma gauche ; je me retournai, et je reconnus l’honnête Grimaud, tout occupé comme moi à dévorer des yeux mon bourreau masqué.


– 1012 –


« – Oh ! lui fis-je. Or, comme cette syllabe est l’abréviation dont se sert M. le comte les jours où il lui parle, Grimaud comprit que c’était lui qu’on appelait, et se retourna comme mû par un ressort ; il me reconnut à son tour, alors, allongeant le doigt vers l’homme masqué :

« – Hein ? dit-il. Ce qui voulait dire : avez-vous vu ?

« – Parbleu ! répondis-je.

« Nous nous étions parfaitement compris.

« Je me retournai vers notre Écossais ; celui-là aussi avait des regards parlants.


« Bref, tout finit, vous savez comment, d’une façon fort lugubre. Le peuple s’éloigna ; peu à peu le soir venait ; je m’étais retiré dans un coin de la place avec Grimaud et l’Écossais, auquel j’avais fait signe de demeurer avec nous, et je regardais de là le bourreau, qui, rentré dans la chambre royale, changeait d’habit ; le sien était ensanglanté sans doute. Après quoi il mit un chapeau noir sur sa tête, s’enveloppa d’un manteau et disparut. Je devinai qu’il allait sortir et je courus en face de la porte.

En effet, cinq minutes après nous le vîmes descendre l’escalier.


– Vous l’avez suivi ? s’écria Athos.


– Parbleu ! dit d’Artagnan ; mais ce n’est pas sans peine, allez ! À chaque instant il se retournait ; alors nous étions obligés de nous cacher ou de prendre des airs indifférents. J’aurais été à lui et je l’aurais bien tué ; mais je ne suis pas égoïste, moi, et c’était un régal que je vous ménageais, à Aramis et à vous, Athos, pour vous consoler un peu. Enfin, après une demi-heure de marche à travers les rues les plus tortueuses de la Cité, il arriva à une petite maison isolée, où pas un bruit, pas une lumière n’annonçaient la présence de l’homme.

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« Grimaud tira de ses larges chausses un pistolet.

« – Hein ? dit-il en le montrant.


« – Non pas, lui dis-je. Et je lui arrêtai le bras.

« Je vous l’ai dit, j’avais mon idée.

« L’homme masqué s’arrêta devant une porte basse et tira une clef ; mais avant de la mettre dans la serrure, il se retourna pour voir s’il n’avait pas été suivi. J’étais blotti derrière un arbre ; Grimaud derrière une borne ; l’Écossais, qui n’avait rien pour se cacher, se jeta à plat ventre sur le chemin.


« Sans doute celui que nous poursuivons se crut bien seul, car j’entendis le grincement de la clef ; la porte s’ouvrit et il disparut.


– Le misérable ! dit Aramis, pendant que vous êtes revenu, il aura fui, et nous ne le retrouverons pas.


– Allons donc, Aramis, dit d’Artagnan, vous me prenez

pour un autre.


– Cependant, dit Athos, en votre absence…


– Eh bien, en mon absence, n’avais-je pas pour me remplacer Grimaud et l’Écossais ? Avant qu’il eût le temps de faire dix pas dans l’intérieur j’avais fait le tour de la maison, moi. À l’une des portes, celle par laquelle il était entré, j’ai mis notre Écossais en lui faisant signe que si l’homme au masque noir sortait, il fallait le suivre où il allait, tandis que Grimaud le suivrait lui-même et reviendrait nous attendre où nous étions. Enfin, j’ai mis Grimaud à la seconde issue, en lui faisant la même recom-

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mandation, et me voilà. La bête est cernée ; maintenant, qui veut voir l’hallali ?

Athos se précipita dans les bras de d’Artagnan, qui

s’essuyait le front.

– Ami, dit-il, en vérité vous avez été trop bon de me pardonner ; j’ai tort, cent fois tort, je devrais vous connaître pourtant ; mais il y a au fond de nous quelque chose de méchant qui doute sans cesse.


– Hum ! dit Porthos, est-ce que le bourreau ne serait point par hasard M. Cromwell, qui pour être sûr que sa besogne fût bien faite, aurait voulu la faire lui-même !


– Ah bien oui ! M. Cromwell est gros et court, et celui-là mince, élancé et plutôt grand que petit.


– Quelque soldat condamné auquel on aura offert sa grâce à ce prix, dit Athos, comme on a fait pour le malheureux Chalais.


– Non, non, continua d’Artagnan, ce n’est point la marche mesurée d’un fantassin ; ce n’est point non plus le pas écarté d’un homme de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une allure distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous avons affaire à un gentilhomme.


– Un gentilhomme ! s’écria Athos, impossible ! ce serait un déshonneur pour toute la seigneurie.


– Belle chasse ! dit Porthos avec un rire qui fit trembler les vitres ; belle chasse, mordieu !


– Partez-vous toujours, Athos ? demanda d’Artagnan.


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– Non, je reste, répondit le gentilhomme avec un geste de menace qui ne promettait rien de bon à celui à qui ce geste était adressé.

– Alors, les épées ! dit Aramis, les épées ! et ne perdons pas un instant.

Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de

gentilshommes, ceignirent leurs épées, firent monter Mousqueton, Blaisois, et leur ordonnèrent de régler la dépense avec l’hôte et de tenir tout prêt pour leur départ, les probabilités étant que l’on quitterait Londres la nuit même.


La nuit s’était assombrie encore, la neige continuait de tomber et semblait un vaste linceul étendu sur la ville régicide ; il était sept heures du soir à peu près, à peine voyait-on quelques passants dans les rues, chacun s’entretenait en famille et tout bas des événements terribles de la journée.


Les quatre amis, enveloppés de leurs manteaux, traversè-

rent toutes les places et les rues de la Cité, si fréquentées le jour, et si désertes cette nuit-là. D’Artagnan les conduisait, essayant de reconnaître de temps en temps des croix qu’il avait faites avec son poignard sur les murailles ; mais la nuit était si sombre que les vestiges indicateurs avaient grand’peine à être reconnus.

Cependant d’Artagnan avait si bien incrusté dans sa tête chaque borne, chaque fontaine, chaque enseigne, qu’au bout d’une de-mi-heure de marche il parvint, avec ses trois compagnons, en vue de la maison isolée.


D’Artagnan crut un instant que le frère de Parry avait disparu ; il se trompait : le robuste Écossais, accoutumé aux glaces de ses montagnes, s’était étendu contre une borne, et comme une statue abattue de sa base, insensible aux intempéries de la saison, s’était laissé recouvrir de neige ; mais à l’approche des quatre hommes il se leva.

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– Allons, dit Athos, voici encore un bon serviteur. Vrai Dieu ! les braves gens sont moins rares qu’on ne le croit ; cela encourage.


– Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour notre Écossais, dit d’Artagnan ; je crois que le drôle est ici pour son propre compte. J’ai entendu dire que ces messieurs qui ont vu le jour de l’autre côté de la Tweed sont fort rancuniers. Gare à maître Groslow ! il pourra bien passer un mauvais quart d’heure s’il le rencontre.

En se détachant de ses amis il s’approcha de l’Écossais et se fit reconnaître. Puis il fit signe aux autres de venir.


– Eh bien ? dit Athos en anglais.


– Personne n’est sorti, répondit le frère de Parry.


– Bien, restez avec cet homme, Porthos, et vous aussi, Aramis. D’Artagnan va me conduire à Grimaud.


Grimaud, non moins habile que l’Écossais, était collé

contre un saule creux dont il s’était fait une guérite. Un instant, comme il l’avait craint pour l’autre sentinelle, d’Artagnan crut que l’homme masqué était sorti et que Grimaud l’avait suivi.


Tout à coup une tête apparut et fit entendre un léger sifflement.


– Oh ! dit Athos.


– Oui, répondit Grimaud.


Ils se rapprochèrent du saule.


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– Eh bien, demanda d’Artagnan, quelqu’un est-il sorti ?

– Non, mais quelqu’un est entré, dit Grimaud.

– Un homme ou une femme ?

– Un homme.

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan ; ils sont deux, alors.

– Je voudrais qu’ils fussent quatre, dit Athos, au moins la partie serait égale.


– Peut-être sont-ils quatre, dit d’Artagnan.


– Comment cela ?


– D’autres hommes ne pouvaient-ils pas être dans cette maison avant eux et les y attendre ?


– On peut voir, dit Grimaud en montrant une fenêtre à travers les contrevents de laquelle filtraient quelques rayons de lumière.


– C’est juste, dit d’Artagnan, appelons les autres.


Et ils tournèrent autour de la maison pour faire signe à Porthos et à Aramis de venir.


Ceux-ci accoururent empressés.


– Avez-vous vu quelque chose ? dirent-ils.


– Non, mais nous allons voir, répondit d’Artagnan en montrant Grimaud, qui, en s’accrochant aux aspérités de la muraille, était déjà parvenu à cinq ou six pieds de la terre.

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Tous quatre se rapprochèrent. Grimaud continuait son ascension avec l’adresse d’un chat ; enfin il parvint à saisir un de ces crochets qui servent à maintenir les contrevents quand ils sont ouverts ; en même temps son pied trouva une moulure qui parut lui présenter un point d’appui suffisant, car il fit un signe qui indiquait qu’il était arrivé à son but. Alors il approcha son œil de la fente du volet.

– Eh bien ? demanda d’Artagnan.


Grimaud montra sa main fermée avec deux doigts ouverts seulement.


– Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes. Combien sont-ils ?


Grimaud fit un effort sur lui-même.


– Deux, dit-il, l’un est en face de moi ; l’autre me tourne le dos.


– Bien. Et quel est celui qui est en face de toi ?


– L’homme que j’ai vu passer.


– Le connais-tu ?


– J’ai cru le reconnaître et je ne me trompais pas ; gros et court.


– Qui est-ce ? demandèrent ensemble et à voix basse les quatre amis.


– Le général Olivier Cromwell.


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Les quatre amis se regardèrent.

– Et l’autre ? demanda Athos.

– Maigre et élancé.

– C’est le bourreau, dirent à la fois d’Artagnan et Aramis.

– Je ne vois que son dos, reprit Grimaud ; mais attendez, il fait un mouvement, il se retourne ; et s’il a déposé son masque, je pourrai voir… Ah !

Grimaud, comme s’il eût été frappé au cœur, lâcha le crochet de fer et se rejeta en arrière en poussant un gémissement sourd. Porthos le retint dans ses bras.


– L’as-tu vu ? dirent les quatre amis.


– Oui, dit Grimaud les cheveux hérissés et la sueur au front.


– L’homme maigre et élancé ? dit d’Artagnan.


– Oui.


– Le bourreau, enfin ? demanda Aramis.


– Oui.


– Et qui est-ce ? dit Porthos.


– Lui ! lui ! balbutia Grimaud pâle comme un mort et saisissant de ses mains tremblantes la main de son maître.


– Qui, lui ? demanda Athos.


– 1020 –


– Mordaunt ! … répondit Grimaud.

D’Artagnan, Porthos et Aramis poussèrent une exclamation de joie.


Athos fit un pas en arrière et passa la main sur son front :

– Fatalité ! murmura-t-il.


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LXXIII. La maison de Cromwell

C’était effectivement Mordaunt que d’Artagnan avait suivi sans le reconnaître.

En entrant dans la maison il avait ôté son masque, enlevé la barbe grisonnante qu’il avait mise pour se déguiser, avait monté l’escalier, avait ouvert une porte, et, dans une chambre éclairée par la lueur d’une lampe et tendue d’une tenture de couleur sombre, s’était trouvé en face d’un homme assis devant un bureau et écrivant.


Cet homme, c’était Cromwell.


Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux ou trois de ces retraites inconnues même au commun de ses amis, et dont il ne livrait le secret qu’à ses plus intimes. Or, Mordaunt, on se le rappelle, pouvait être compté au nombre de ces derniers.


Lorsqu’il entra, Cromwell leva la tête.


– C’est vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venez tard.


– Général, répondit Mordaunt, j’ai voulu voir la cérémonie jusqu’au bout, cela m’a retardé.


– Ah ! dit Cromwell, je ne vous croyais pas d’ordinaire aussi curieux que cela.


– Je suis toujours curieux de voir la chute d’un des ennemis de Votre Honneur, et celui-là n’était pas compté au nombre

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des plus petits. Mais vous, général, n’étiez-vous pas à White-Hall ?

– Non, dit Cromwell.


Il y eut un moment de silence.

– Avez-vous eu des détails ? demanda Mordaunt.

– Aucun. Je suis ici depuis le matin. Je sais seulement qu’il y avait un complot pour sauver le roi.

– Ah ! vous saviez cela ? dit Mordaunt.


– Peu importe. Quatre hommes déguisés en ouvriers de-

vaient tirer le roi de prison et le conduire à Greenwich, où une barque l’attendait.


– Et sachant tout cela, Votre Honneur se tenait ici, loin de la Cité, tranquille et inactif !


– Tranquille, oui, répondit Cromwell ; mais qui vous dit inactif ?


– Cependant, si le complot avait réussi ?


– Je l’eusse désiré.


– Je pensais que Votre Honneur regardait la mort de Charles Ier comme un malheur nécessaire au bien de l’Angleterre.


– Eh bien ! dit Cromwell, c’est toujours mon avis. Mais, pourvu qu’il mourût, c’était tout ce qu’il fallait ; mieux eût valu, peut-être, que ce ne fût point sur un échafaud.


– Pourquoi cela, Votre Honneur ?

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Cromwell sourit.

– Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez, général, que je suis un apprenti politique, et je désire profiter en toutes circonstances des leçons que veut bien me donner mon maître.

– Parce qu’on eût dit que je l’avais fait condamner par justice, et que je l’avais laissé fuir par miséricorde.

– Mais s’il avait fui effectivement ?

– Impossible.


– Impossible ?


– Oui, mes précautions étaient prises.


– Et Votre Honneur connaît-il les quatre hommes qui

avaient entrepris de sauver le roi ?


– Ce sont ces quatre Français dont deux ont été envoyés par Madame Henriette à son mari, et deux par Mazarin à moi.


– Et croyez-vous, monsieur, que Mazarin les ait chargés de faire ce qu’ils ont fait ?


– C’est possible, mais il les désavouera.


– Vous croyez ?


– J’en suis sûr.


– Pourquoi cela ?


– Parce qu’ils ont échoué.

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– Votre Honneur m’avait donné deux de ces Français alors qu’ils n’étaient coupables que d’avoir porté les armes en faveur de Charles Ier. Maintenant qu’ils sont coupables de complot contre l’Angleterre, Votre Honneur veut-il me les donner tous les quatre ?


– Prenez-les, dit Cromwell.

Mordaunt s’inclina avec un sourire de triomphale férocité.

– Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt s’apprêtait à le remercier, revenons, s’il vous plaît, à ce malheureux Charles. A-t-on crié parmi le peuple ?


– Fort peu, si ce n’est : « Vive Cromwell ! »


– Où étiez-vous placé ?


Mordaunt regarda un instant le général pour essayer de lire dans ses yeux s’il faisait une question inutile et s’il savait tout.


Mais le regard ardent de Mordaunt ne put pénétrer dans les sombres profondeurs du regard de Cromwell.


– J’étais placé de manière à tout voir et à tout entendre, répondit Mordaunt.


Ce fut au tour de Cromwell de regarder fixement Mordaunt et au tour de Mordaunt de se rendre impénétrable. Après quelques secondes d’examen, il détourna les yeux avec indifférence.


– Il paraît, dit Cromwell, que le bourreau improvisé a fort bien fait son devoir. Le coup, à ce qu’on m’a rapporté du moins, a été appliqué de main de maître.


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Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait dit n’avoir aucun détail, et il fut dès lors convaincu que le général avait assisté à l’exécution, caché derrière quelque rideau ou quelque jalousie.

– En effet, dit Mordaunt d’une voix calme et avec un visage impassible, un seul coup a suffi.

– Peut-être, dit Cromwell, était-ce un homme du métier.

– Le croyez-vous, monsieur ?


– Pourquoi pas ?


– Cet homme n’avait pas l’air d’un bourreau.


– Et quel autre qu’un bourreau, demanda Cromwell, eût

voulu exercer cet affreux métier ?


– Mais, dit Mordaunt, peut-être quelque ennemi personnel du roi Charles, qui aura fait vœu de vengeance et qui aura accompli ce vœu, peut-être quelque gentilhomme qui avait de graves raisons de haïr le roi déchu, et qui, sachant qu’il allait fuir et lui échapper, s’est placé ainsi sur sa route, le front masqué et la hache à la main, non plus comme suppléant du bourreau, mais comme mandataire de la fatalité.


– C’est possible, dit Cromwell.


– Et si cela était ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur

condamnerait-il son action ?


– Ce n’est point à moi de juger, dit Cromwell. C’est une affaire entre lui et Dieu.


– Mais si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme ?


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– Je ne le connais pas, monsieur, répondit Cromwell, et ne veux pas le connaître. Que m’importe à moi que ce soit celui-là ou un autre ? Du moment où Charles était condamné, ce n’est point un homme qui a tranché la tête, c’est une hache.


– Et cependant, sans cet homme, dit Mordaunt, le roi était sauvé.

Cromwell sourit.

– Sans doute, vous l’avez dit vous-même, on l’enlevait.

– On l’enlevait jusqu’à Greenwich. Là il s’embarquait sur une felouque avec ses quatre sauveurs. Mais sur la felouque étaient quatre hommes à moi, et cinq tonneaux de poudre à la nation. En mer, les quatre hommes descendaient dans la chaloupe, et vous êtes déjà trop habile politique, Mordaunt, pour que je vous explique le reste.


– Oui, en mer ils sautaient tous.


– Justement. L’explosion faisait ce que la hache n’avait pas voulu faire. Le roi Charles disparaissait anéanti. On disait qu’échappé à la justice humaine, il avait été poursuivi et atteint par la vengeance céleste ; nous n’étions plus que ses juges et c’était Dieu qui était son bourreau. Voilà ce que m’a fait perdre votre gentilhomme masqué, Mordaunt. Vous voyez donc bien que j’avais raison quand je ne voulais pas le connaître ; car, en vérité, malgré ses excellentes intentions, je ne saurais lui être reconnaissant de ce qu’il a fait.


– Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je m’incline et m’humilie devant vous ; vous êtes un profond penseur, et, continua-t-il, votre idée de la felouque minée est sublime.


– 1027 –


– Absurde, dit Cromwell, puisqu’elle est devenue inutile. Il n’y a d’idée sublime en politique que celle qui porte ses fruits ; toute idée qui avorte est folle et aride. Vous irez donc ce soir à Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell en se levant ; vous demanderez le patron de la felouque l’Éclair, vous lui montrerez un mouchoir blanc noué par les quatre bouts, c’était le signe convenu ; vous direz aux gens de reprendre terre, et vous ferez reporter la poudre à l’arsenal, à moins que…

– À moins que… répondit Mordaunt, dont le visage s’était illuminé d’une joie sauvage pendant que Cromwell parlait.

– À moins que cette felouque telle qu’elle est ne puisse servir à vos projets personnels.


– Ah ! milord, milord ! s’écria Mordaunt, Dieu, en vous faisant son élu, vous a donné son regard, auquel rien ne peut échapper.


– Je crois que vous m’appelez milord ! dit Cromwell en riant. C’est bien, parce que nous sommes entre nous, mais il faudrait faire attention qu’une pareille parole ne vous échappât devant nos imbéciles de puritains.


– N’est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appelé bien-tôt ?


– Je l’espère du moins, dit Cromwell, mais il n’est pas encore temps.


Cromwell se leva et prit son manteau.


– Vous vous retirez, monsieur, demanda Mordaunt.


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– Oui, dit Cromwell, j’ai couché ici hier et avant-hier, et vous savez que ce n’est pas mon habitude de coucher trois fois dans le même lit.

– Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me donne toute liberté pour la nuit ?

– Et même pour la journée de demain si besoin est, dit Cromwell. Depuis hier soir, ajouta-t-il en souriant, vous avez assez fait pour mon service, et si vous avez quelques affaires personnelles à régler, il est juste que je vous laisse votre temps.

– Merci, monsieur ; il sera bien employé, je l’espère.


Cromwell fit à Mordaunt un signe de la tête ; puis, se retournant :


– Êtes-vous armé ? demanda-t-il.


– J’ai mon épée, dit Mordaunt.


– Et personne qui vous attende à la porte ?


– Personne.


– Alors vous devriez venir avec moi, Mordaunt.


– Merci, monsieur ; les détours que vous êtes obligé de faire en passant par le souterrain me prendraient du temps, et, d’après ce que vous venez de me dire, je n’en ai peut-être que trop perdu. Je sortirai par l’autre porte.


– Allez donc, dit Cromwell.


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Et posant la main sur un bouton caché, il fit ouvrir une porte si bien perdue dans la tapisserie qu’il était impossible à l’œil le plus exercé de la reconnaître.

Cette porte, mue par un ressort d’acier, se referma sur lui.

C’était une de ces issues secrètes comme l’histoire nous dit qu’il en existait dans toutes les mystérieuses maisons qu’habitait Cromwell.

Celle-là passait sous la rue déserte et allait s’ouvrir au fond d’une grotte, dans le jardin d’une autre maison située à cent pas de celle que le futur protecteur venait de quitter.


C’était pendant cette dernière partie de la scène, que, par l’ouverture que laissait un pan du rideau mal tiré, Grimaud avait aperçu les deux hommes et avait successivement reconnu Cromwell et Mordaunt.


On a vu l’effet qu’avait produit la nouvelle sur les quatre amis.


D’Artagnan fut le premier qui reprit la plénitude de ses facultés.


– Mordaunt, dit-il ; ah ! par le ciel ! c’est Dieu lui-même qui nous l’envoie.


– Oui, dit Porthos, enfonçons la porte et tombons sur lui.


– Au contraire, dit d’Artagnan, n’enfonçons rien, pas de bruit, le bruit appelle du monde ; car, s’il est, comme le dit Grimaud, avec son digne maître, il doit y avoir, caché à une cinquantaine de pas d’ici, quelque poste des côtes de fer. Holà !

Grimaud, venez ici, et tâchez de vous tenir sur vos jambes.


– 1030 –


Grimaud s’approcha. La fureur lui était revenue avec le sentiment, mais il était ferme.

– Bien, continua d’Artagnan. Maintenant montez de nou-

veau à ce balcon, et dites-nous si le Mordaunt est encore en compagnie, s’il s’apprête à sortir ou à se coucher ; s’il est en compagnie, nous attendrons qu’il soit seul ; s’il sort, nous le prendrons à la sortie ; s’il reste, nous enfoncerons la fenêtre.

C’est toujours moins bruyant et moins difficile qu’une porte.

Grimaud commença à escalader silencieusement la fenêtre.

– Gardez l’autre issue, Athos et Aramis ; nous restons ici avec Porthos.


Les deux amis obéirent.


– Eh bien ! Grimaud ! demanda d’Artagnan.


– Il est seul, dit Grimaud.


– Tu en es sûr ?


– Oui.


– Nous n’avons pas vu sortir son compagnon.


– Peut-être est-il sorti par l’autre porte.


– Que fait-il ?


– Il s’enveloppe de son manteau et met ses gants.


– À nous ! murmura d’Artagnan.


– 1031 –


Porthos mit la main à son poignard, qu’il tira machinalement du fourreau.

– Rengaine, ami Porthos, dit d’Artagnan, il ne s’agit point ici de frapper d’abord. Nous le tenons, procédons avec ordre.

Nous avons quelques explications mutuelles à nous demander, et ceci est un pendant de la scène d’Armentières ; seulement, espérons que celui-ci n’aura point de progéniture, et que, si nous l’écrasons, tout sera bien écrasé avec lui.

– Chut ! dit Grimaud ; le voilà qui s’apprête à sortir. Il s’approche de la lampe. Il la souffle. Je ne vois plus rien.


– À terre, alors, à terre !


Grimaud sauta en arrière et tomba sur ses pieds. La neige assourdissait le bruit. On n’entendit rien.


– Va prévenir Athos et Aramis qu’ils se placent de chaque côté de la porte, comme nous allons faire Porthos et moi ; qu’ils frappent dans leurs mains s’ils le tiennent, nous frapperons dans les nôtres si nous le tenons.


Grimaud disparut.


– Porthos, Porthos, dit d’Artagnan, effacez mieux vos larges épaules, cher ami ; il faut qu’il sorte sans rien voir.


– Pourvu qu’il sorte par ici !


– Chut ! dit d’Artagnan.


Porthos se colla contre le mur à croire qu’il y voulait rentrer. D’Artagnan en fit autant.


– 1032 –


On entendit alors retentir le pas de Mordaunt dans

l’escalier sonore. Un guichet inaperçu glissa en grinçant dans son coulisseau. Mordaunt regarda, et, grâce aux précautions prises par les deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit la clef dans la serrure ; la porte s’ouvrit et il parut sur le seuil.

Au même instant, il se trouva face à face avec d’Artagnan.

Il voulut repousser la porte. Porthos s’élança sur le bouton et la rouvrit toute grande.


Porthos frappa trois fois dans ses mains. Athos et Aramis accoururent.


Mordaunt devint livide, mais il ne poussa point un cri, mais n’appela point au secours.


D’Artagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le repoussant pour ainsi dire avec sa poitrine, lui fit remonter à reculons tout l’escalier, éclairé par une lampe qui permettait au Gascon de ne pas perdre de vue les mains de Mordaunt ; mais Mordaunt comprit que, d’Artagnan tué, il lui resterait encore à se défaire de ses trois autres ennemis. Il ne fit donc pas un seul mouvement de défense, pas un seul geste de menace. Arrivé à la porte, Mordaunt se sentit acculé contre elle, et sans doute il crut que c’était là que tout allait finir pour lui ; mais il se trompait, d’Artagnan étendit la main et ouvrit la porte. Mordaunt et lui se trouvèrent donc dans la chambre où dix minutes auparavant le jeune homme causait avec Cromwell.


Porthos entra derrière lui ; il avait étendu le bras et décroché la lampe du plafond ; à l’aide de cette première lampe il alluma la seconde.


Athos et Aramis parurent à la porte, qu’ils refermèrent à clef.

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– Prenez donc la peine de vous asseoir, dit d’Artagnan en présentant un siège au jeune homme.

Celui-ci prit la chaise des mains de d’Artagnan et s’assit, pâle mais calme. À trois pas de lui, Aramis approcha trois sièges pour lui, d’Artagnan et Porthos.

Athos alla s’asseoir dans un coin, à l’angle le plus éloigné de la chambre, paraissant résolu de rester spectateur immobile de ce qui allait se passer.

Porthos s’assit à la gauche et Aramis à la droite de

d’Artagnan.


Athos paraissait accablé. Porthos se frottait les paumes des mains avec une impatience fiévreuse.


Aramis se mordait, tout en souriant, les lèvres jusqu’au sang.


D’Artagnan seul se modérait, du moins en apparence.


– Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme, puisque,

après tant de jours perdus à courir les uns après les autres, le hasard nous rassemble enfin, causons un peu, s’il vous plaît.


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LXXIV. Conversation

Mordaunt avait été surpris si inopinément, il avait monté les degrés sous l’impression d’un sentiment si confus encore, que sa réflexion n’avait pu être complète ; ce qu’il y avait de réel, c’est que son premier sentiment avait été tout entier à l’émotion, à la surprise et à l’invincible terreur qui saisit tout homme dont un ennemi mortel et supérieur en force étreint le bras au moment même où il croit cet ennemi dans un autre lieu et occupé d’autres soins.


Mais une fois assis, mais du moment qu’il s’aperçut qu’un sursis lui était accordé, n’importe dans quelle intention, il concentra toutes ses idées et rappela toutes ses forces.

Le feu du regard de d’Artagnan, au lieu de l’intimider, l’électrisa pour ainsi dire, car ce regard, tout brûlant de menace qu’il se répandît sur lui, était franc dans sa haine et dans sa co-lère. Mordaunt, prêt à saisir toute occasion qui lui serait offerte de se tirer d’affaire, soit par la force, soit par la ruse, se ramassa donc sur lui-même, comme fait l’ours acculé dans sa tanière, et qui suit d’un œil en apparence immobile tous les gestes du chasseur qui l’a traqué.


Cependant cet œil, par un mouvement rapide, se porta sur l’épée longue et forte qui battait sur sa hanche ; il posa sans affectation sa main gauche sur la poignée, la ramena à la portée de la main droite et s’assit, comme l’en priait d’Artagnan.


Ce dernier attendait sans doute quelque parole agressive pour entamer une de ces conversations railleuses ou terribles comme il les soutenait si bien. Aramis se disait tout bas : « Nous

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allons entendre des banalités. » Porthos mordait sa moustache en murmurant : « Voilà bien des façons, mordieu ! pour écraser ce serpenteau ! » Athos s’effaçait dans l’angle de la chambre, immobile et pâle comme un bas-relief de marbre, et sentant malgré son immobilité son front se mouiller de sueur.

Mordaunt ne disait rien ; seulement lorsqu’il se fut bien assuré que son épée était toujours à sa disposition, il croisa imper-turbablement les jambes et attendit.

Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule ; d’Artagnan le comprit ; et comme il avait invité Mordaunt à s’asseoir pour causer, il pensa que c’était à lui de commencer la conversation.


– Il me paraît, monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse, que vous changez de costume presque aussi rapidement que je l’ai vu faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de Bergame, et qu’il vous a sans doute mené voir pendant votre voyage en France.


Mordaunt ne répondit rien.


– Tout à l’heure, continua d’Artagnan, vous étiez déguisé, je veux dire habillé en assassin, et maintenant…


– Et maintenant, au contraire, j’ai tout l’air d’être dans l’habit d’un homme qu’on va assassiner, n’est-ce pas ? répondit Mordaunt de sa voix calme et brève.


– Oh ! monsieur, répondit d’Artagnan, comment pouvez-

vous dire de ces choses-là, quand vous êtes en compagnie de gentilshommes et que vous avez une si bonne épée au côté !


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– Il n’y a pas si bonne épée monsieur, qui vaille quatre épées et quatre poignards ; sans compter les épées et les poignards de vos acolytes qui vous attendent à la porte.

– Pardon, monsieur, reprit d’Artagnan, vous faites erreur, ceux qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes, mais nos laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse vérité.

Mordaunt ne répondit que par un sourire qui crispa ironiquement ses lèvres.

– Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, reprit d’Artagnan, et j’en reviens à ma question. Je me faisais donc l’honneur de vous demander, monsieur, pourquoi vous aviez changé

d’extérieur. Le masque vous était assez commode, ce me semble ; la barbe grise vous seyait à merveille, et quant à cette hache dont vous avez fourni un si illustre coup, je crois qu’elle ne vous irait pas mal non plus dans ce moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi ?


– Parce qu’en me rappelant la scène d’Armentières, j’ai pensé que je trouverais quatre haches pour une, puisque j’allais me trouver entre quatre bourreaux.


– Monsieur, répondit d’Artagnan avec le plus grand calme, bien qu’un léger mouvement de ses sourcils annonçât qu’il commençait à s’échauffer, monsieur, quoique profondément vicieux et corrompu, vous êtes excessivement jeune, ce qui fait que je ne m’arrêterai pas à vos discours frivoles. Oui frivoles, car ce que vous venez de dire à propos d’Armentières n’a pas le moindre rapport avec la situation présente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une épée à madame votre mère et la prier de s’escrimer contre nous ; mais à vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard et du pistolet comme nous vous avons

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vu faire, et qui porte une épée de la taille de celle-ci, il n’y a personne qui n’ait le droit de demander la faveur d’une rencontre.

– Ah ! ah ! dit Mordaunt, c’est donc un duel que vous voulez ?

Et il se leva, l’œil étincelant, comme s’il était disposé à ré-

pondre à l’instant même à la provocation.

Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à ces sortes d’aventures.

– Pardon, pardon, dit d’Artagnan avec le même sang-froid ; ne nous pressons pas, car chacun de nous doit désirer que les choses se passent dans toutes les règles. Rasseyez-vous donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt, veuillez demeurer tranquille. Nous allons régler au mieux cette affaire, et je vais être franc avec vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous avez bien envie de nous tuer les uns ou les autres ?


– Les uns et les autres, répondit Mordaunt.


D’Artagnan se retourna vers Aramis et lui dit :


– C’est un bien grand bonheur, convenez-en, cher Aramis, que M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la langue française ; au moins il n’y aura pas de malentendu entre nous, et nous allons tout régler merveilleusement.


Puis se retournant vers Mordaunt :


– Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je vous dirai que ces messieurs payent de retour vos bons sentiments à leur égard, et seraient charmés de vous tuer aussi. Je vous dirai plus, c’est qu’ils vous tueront probablement ; toutefois, ce sera en

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gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que l’on puisse fournir, la voici.

Et ce disant, d’Artagnan jeta son chapeau sur le tapis, recula sa chaise contre la muraille, fit signe à ses amis d’en faire autant, et saluant Mordaunt avec une grâce toute française :

– À vos ordres, monsieur, continua-t-il ; car si vous n’avez rien à dire contre l’honneur que je réclame, c’est moi qui commencerai, s’il vous plaît. Mon épée est plus courte que la vôtre, c’est vrai, mais bast ! j’espère que le bras suppléera à l’épée.

– Halte-là ! dit Porthos en s’avançant ; je commence, moi, et sans rhétorique.


– Permettez, Porthos, dit Aramis.


Athos ne fit pas un mouvement ; on eût dit d’une statue ; sa respiration même semblait arrêtée.


– Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, soyez tranquilles, vous aurez votre tour. Regardez donc les yeux de monsieur, et lisez-y la haine bienheureuse que nous lui inspirons ; voyez comme il a habilement dégainé ; admirez avec quelle circonspection il cherche tout autour de lui s’il ne rencontrera pas quelque obstacle qui l’empêche de rompre. Eh bien ! tout cela ne vous prouve-t-il pas que M. Mordaunt est une fine lame et que vous me succéderez avant peu, pourvu que je le laisse faire ?

Demeurez donc à votre place comme Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et laissez-moi l’initiative que j’ai prise. D’ailleurs, continua-t-il tirant son épée avec un geste terrible, j’ai particulièrement affaire à monsieur, et je commencerai. Je le désire, je le veux.


C’était la première fois que d’Artagnan prononçait ce mot en parlant à ses amis. Jusque-là, il s’était contenté de le penser.

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Porthos recula, Aramis mit son épée sous son bras ; Athos demeura immobile dans l’angle obscur où il se tenait, non pas calme, comme le disait d’Artagnan, mais suffoqué, mais haletant.

– Remettez votre épée au fourreau, chevalier, dit

d’Artagnan à Aramis, monsieur pourrait croire à des intentions que vous n’avez pas.

Puis se retournant vers Mordaunt :

– Monsieur, lui dit-il, je vous attends.


– Et moi, messieurs, je vous admire. Vous discutez à qui commencera de se battre contre moi, et vous ne me consultez pas là-dessus, moi que la chose regarde un peu, ce me semble.

Je vous hais tous quatre, c’est vrai, mais à des degrés différents.

J’espère vous tuer tous quatre, mais j’ai plus de chance de tuer le premier que le second, le second que le troisième, le troisième que le dernier. Je réclame donc le droit de choisir mon adversaire. Si vous me déniez ce droit, tuez-moi, je ne me battrai pas.


Les quatre amis se regardèrent.


– C’est juste, dirent Porthos et Aramis, qui espéraient que le choix tomberait sur eux.


Athos ni d’Artagnan ne dirent rien ; mais leur silence même était un assentiment.


– Eh bien ! dit Mordaunt au milieu du silence profond et solennel qui régnait dans cette mystérieuse maison ; eh bien ! je choisis pour mon premier adversaire celui de vous qui, ne se croyant plus digne de se nommer le comte de La Fère, s’est fait appeler Athos !

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Athos se leva de sa chaise comme si un ressort l’eût mis sur ses pieds ; mais au grand étonnement de ses amis, après un moment d’immobilité et de silence :


– Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la tête, tout duel entre nous deux est impossible, faites à quelque autre l’honneur que vous me destiniez.

Et il se rassit.


– Ah ! dit Mordaunt, en voilà déjà un qui a peur.


– Mille tonnerres, s’écria d’Artagnan en bondissant vers le jeune homme, qui a dit ici qu’Athos avait peur ?


– Laissez dire, d’Artagnan, reprit Athos avec un sourire plein de tristesse et de mépris.


– C’est votre décision, Athos ? reprit le Gascon.


– Irrévocable.


– C’est bien, n’en parlons plus.


Puis se retournant vers Mordaunt :


– Vous l’avez entendu, monsieur, dit-il, le comte de La Fère ne veut pas vous faire l’honneur de se battre avec vous. Choisissez parmi nous quelqu’un qui le remplace.


– Du moment que je ne me bats pas avec lui, dit Mordaunt, peu m’importe avec qui je me batte. Mettez vos noms dans un chapeau, et je tirerai au hasard.


– Voilà une idée, dit d’Artagnan.

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– En effet, ce moyen concilie tout, dit Aramis.

– Je n’y eusse point songé, dit Porthos, et cependant c’est bien simple.

– Voyons, Aramis, dit d’Artagnan, écrivez-nous cela de cette jolie petite écriture avec laquelle vous écriviez à Marie Michon pour la prévenir que la mère de monsieur voulait faire assassiner milord Buckingham.


Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans sourciller ; il était debout, les bras croisés, et paraissait aussi calme qu’un homme peut l’être en pareille circonstance. Si ce n’était pas du courage, c’était du moins de l’orgueil, ce qui y ressemble beaucoup.


Aramis s’approcha du bureau de Cromwell, déchira trois morceaux de papier d’égale grandeur, écrivit sur le premier son nom à lui et sur les deux autres les noms de ses compagnons, les présenta tout ouverts à Mordaunt, qui, sans les lire, fit un signe de tête qui voulait dire qu’il s’en rapportait parfaitement à lui ; puis, les ayant roulés, il les mit dans un chapeau et les présenta au jeune homme.


Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en tira un de trois papiers, qu’il laissa dédaigneusement retomber, sans le lire, sur la table.


– Ah ! serpenteau ! murmura d’Artagnan, je donnerais toutes mes chances au grade de capitaine des mousquetaires pour que ce bulletin portât mon nom !


Aramis ouvrit le papier ; mais, quelque calme et quelque froideur qu’il affectât, on voyait que sa voix tremblait de haine et de désir.

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– D’Artagnan ! lut-il à haute voix.

D’Artagnan jeta un cri de joie.


– Ah ! dit-il, il y a donc une justice au ciel !

Puis se retournant vers Mordaunt :

– J’espère, monsieur, dit-il, que vous n’avez aucune objection à faire ?

– Aucune, monsieur, dit Mordaunt en tirant à son tour son épée et en appuyant la pointe sur sa botte.


Du moment que d’Artagnan fut sûr que son désir était

exaucé et que son homme ne lui échapperait point, il reprit toute sa tranquillité, tout son calme et même toute la lenteur qu’il avait l’habitude de mettre aux préparatifs de cette grave affaire qu’on appelle un duel. Il releva promptement ses manchettes, frotta la semelle de son pied droit sur le parquet, ce qui ne l’empêcha pas de remarquer que, pour la seconde fois, Mordaunt lançait autour de lui le singulier regard qu’une fois déjà il avait saisi au passage.


– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit-il enfin.


– C’est moi qui vous attends, monsieur, répondit Mordaunt en relevant la tête et en regardant d’Artagnan avec un regard dont il serait impossible de rendre l’expression.


– Alors, prenez garde à vous, monsieur, dit le Gascon, car je tire assez bien l’épée.


– Et moi aussi, dit Mordaunt.


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– Tant mieux ; cela met ma conscience en repos. En garde !

– Un moment, dit le jeune homme, engagez-moi votre pa-

role, messieurs, que vous ne me chargerez que les uns après les autres.

– C’est pour avoir le plaisir de nous insulter que tu nous demandes cela, petit serpent ! dit Porthos.

– Non, c’est pour avoir, comme disait monsieur tout à l’heure, la conscience tranquille.

– Ce doit être pour autre chose, murmura d’Artagnan en secouant la tête et en regardant avec une certaine inquiétude autour de lui.


– Foi de gentilhomme ! dirent ensemble Aramis et Porthos.


– En ce cas, messieurs, dit Mordaunt, rangez-vous dans quelque coin, comme a fait M. le comte de La Fère, qui, s’il ne veut point se battre, me paraît connaître au moins les règles du combat, et livrez-nous de l’espace ; nous allons en avoir besoin.


– Soit, dit Aramis.


– Voilà bien des embarras ! dit Porthos.


– Rangez-vous, messieurs, dit d’Artagnan ; il ne faut pas laisser à monsieur le plus petit prétexte de se mal conduire, ce dont, sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir grande envie.


Cette nouvelle raillerie alla s’émousser sur la face impassible de Mordaunt.


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Porthos et Aramis se rangèrent dans le coin parallèle à celui où se tenait Athos, de sorte que les deux champions se trouvèrent occuper le milieu de la chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient placés en pleine lumière, les deux lampes qui éclairaient la scène étant posées sur le bureau de Cromwell. Il va sans dire que la lumière s’affaiblissait à mesure qu’on s’éloignait du centre de son rayonnement.

– Allons, dit d’Artagnan, êtes-vous enfin prêt, monsieur ?

– Je le suis, dit Mordaunt.

Tous deux firent en même temps un pas en avant, et grâce à ce seul et même mouvement, les fers furent engagés.


D’Artagnan était une lame trop distinguée pour s’amuser, comme on dit en termes d’académie, à tâter son adversaire. Il fit une feinte brillante et rapide ; la feinte fut parée par Mordaunt.


– Ah ! ah ! fit-il avec un sourire de satisfaction.


Et, sans perdre de temps, croyant voir une ouverture, il allongea un coup droit, rapide et flamboyant comme l’éclair.


Mordaunt para un contre de quarte si serré qu’il ne fût pas sorti de l’anneau d’une jeune fille.


– Je commence à croire que nous allons nous amuser, dit d’Artagnan.


– Oui, murmura Aramis, mais en vous amusant, jouez ser-ré.


– Sangdieu ! mon ami, faites attention, dit Porthos.


Mordaunt sourit à son tour.

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– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan, que vous avez un vilain sourire ! C’est le diable qui vous a appris à sourire ainsi, n’est-ce pas ?

Mordaunt ne répondit qu’en essayant de lier l’épée de

d’Artagnan avec une force que le Gascon ne s’attendait pas à trouver dans ce corps débile en apparence ; mais, grâce à une parade non moins habile que celle que venait d’exécuter son adversaire, il rencontra à temps le fer de Mordaunt, qui glissa le long du sien sans rencontrer sa poitrine.

Mordaunt fit rapidement un pas en arrière.


– Ah ! vous rompez, dit d’Artagnan, vous tournez ? comme il vous plaira, j’y gagne même quelque chose : je ne vois plus votre méchant sourire. Me voilà tout à fait dans l’ombre ; tant mieux. Vous n’avez pas idée comme vous avez le regard faux, monsieur, surtout lorsque vous avez peur. Regardez un peu mes yeux, et vous verrez une chose que votre miroir ne vous montrera jamais, c’est-à-dire un regard loyal et franc.


Mordaunt, à ce flux de paroles, qui n’était peut-être pas de très bon goût, mais qui était habituel à d’Artagnan, lequel avait pour principe de préoccuper son adversaire, ne répondit pas un seul mot ; mais il rompait, et, tournant toujours, il parvint ainsi à changer de place avec d’Artagnan.


Il souriait de plus en plus. Ce sourire commença

d’inquiéter le Gascon.


– Allons, allons, il faut en finir, dit d’Artagnan, le drôle a des jarrets de fer, en avant les grands coups !


Et à son tour il pressa Mordaunt, qui continua de rompre, mais évidemment par tactique, sans faire une faute dont

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d’Artagnan pût profiter, sans que son épée s’écartât un instant de la ligne. Cependant, comme le combat avait lieu dans une chambre et que l’espace manquait aux combattants, bientôt le pied de Mordaunt toucha la muraille, à laquelle il appuya sa main gauche.

– Ah ! fit d’Artagnan, pour cette fois vous ne romprez plus, mon bel ami ! Messieurs, continua-t-il en serrant les lèvres et en fronçant le sourcil, avez-vous jamais vu un scorpion cloué à un mur ? Non. Eh bien ! vous allez le voir…


Et, en une seconde, d’Artagnan porta trois coups terribles à Mordaunt. Tous trois le touchèrent, mais en l’effleurant.

D’Artagnan ne comprenait rien à cette puissance. Les trois amis regardaient haletants, la sueur au front.


Enfin d’Artagnan, engagé de trop près, fit à son tour un pas en arrière pour préparer un quatrième coup, ou plutôt pour l’exécuter ; car, pour d’Artagnan, les armes comme les échecs étaient une vaste combinaison dont tous les détails

s’enchaînaient les uns aux autres. Mais au moment où, après une feinte rapide et serrée, il attaquait prompt comme l’éclair, la muraille sembla se fendre ; Mordaunt disparut par l’ouverture béante, et l’épée de d’Artagnan, prise entre les deux panneaux, se brisa comme si elle eût été de verre.


D’Artagnan fit un pas en arrière. La muraille se referma.


Mordaunt avait manœuvré, tout en se défendant, de ma-

nière à venir s’adosser à la porte secrète par laquelle nous avons vu sortir Cromwell. Arrivé là, il avait de la main gauche cherché et poussé le bouton ; puis il avait disparu comme disparaissent au théâtre ces mauvais génies qui ont le don de passer à travers les murailles.


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Le Gascon poussa une imprécation furieuse, à laquelle, de l’autre côté du panneau de fer, répondit un rire sauvage, rire funèbre qui fit passer un frisson jusque dans les veines du sceptique Aramis.


– À moi, messieurs ! cria d’Artagnan, enfonçons cette

porte.

– C’est le démon en personne ! dit Aramis en accourant à l’appel de son ami.


– Il nous échappe, sangdieu ! il nous échappe, hurla Porthos en appuyant sa large épaule contre la cloison, qui, retenue par quelque ressort secret, ne bougea point.


– Tant mieux, murmura sourdement Athos.


– Je m’en doutais, mordioux ! dit d’Artagnan en s’épuisant en efforts inutiles, je m’en doutais ; quand le misérable a tourné autour de la chambre, je prévoyais quelque infâme manœuvre, je devinais qu’il tramait quelque chose ; mais qui pouvait se douter de cela ?


– C’est un affreux malheur que nous envoie le diable son ami ! s’écria Aramis.


– C’est un bonheur manifeste que nous envoie Dieu ! dit Athos avec une joie évidente.


– En vérité, répondit d’Artagnan en haussant les épaules et en abandonnant la porte qui décidément ne voulait pas s’ouvrir, vous baissez, Athos ! Comment pouvez-vous dire des choses pareilles à des gens comme nous, mordioux ! Vous ne comprenez donc pas la situation ?


– Quoi donc ? quelle situation ? demanda Porthos.

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– À ce jeu-là, quiconque ne tue pas est tué, reprit

d’Artagnan. Voyons maintenant, mon cher, entre-t-il dans vos jérémiades expiatoires que M. Mordaunt nous sacrifie à sa piété filiale ? Si c’est votre avis dites-le franchement.

– Oh ! d’Artagnan, mon ami !

– C’est qu’en vérité, c’est pitié que de voir les choses à ce point de vue ! Le misérable va nous envoyer cent côtes de fer qui nous pileront comme grains dans ce mortier de M. Cromwell.

Allons ! allons ! en route ! si nous demeurons cinq minutes seulement ici, c’est fait de nous.


– Oui, vous avez raison, en route ! reprirent Athos et Aramis.


– Et où allons-nous ? demanda Porthos.


– À l’hôtel, cher ami, prendre nos hardes et nos chevaux ; puis de là, s’il plaît à Dieu, en France, où, du moins, je connais l’architecture des maisons. Notre bateau nous attend ; ma foi, c’est encore heureux.


Et d’Artagnan, joignant l’exemple au précepte, remit au fourreau son tronçon d’épée, ramassa son chapeau, ouvrit la porte de l’escalier et descendit rapidement suivi de ses trois compagnons.


À la porte les fugitifs retrouvèrent leurs laquais et leur demandèrent des nouvelles de Mordaunt ; mais ils n’avaient vu sortir personne.


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LXXV. La felouque « L’Éclair »

D’Artagnan avait deviné juste : Mordaunt n’avait pas de temps à perdre et n’en avait pas perdu. Il connaissait la rapidité de décision et d’action de ses ennemis, il résolut donc d’agir en conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient trouvé un adversaire digne d’eux.

Après avoir refermé avec soin la porte derrière lui, Mordaunt se glissa dans le souterrain, tout en remettant au fourreau son épée inutile, et, gagnant la maison voisine, il s’arrêta pour se tâter et reprendre haleine.

– Bon ! dit-il, rien, presque rien : des égratignures, voilà tout ; deux au bras, l’autre à la poitrine. Les blessures que je fais sont meilleures, moi ! Qu’on demande au bourreau de Béthune, à mon oncle de Winter et au roi Charles ! Maintenant pas une seconde à perdre, car une seconde de perdue les sauve peut-

être, et il faut qu’ils meurent tous quatre ensemble, d’un seul coup, dévorés par la foudre des hommes à défaut de celle de Dieu. Il faut qu’ils disparaissent brisés, anéantis, dispersés.

Courons donc jusqu’à ce que mes jambes ne puissent plus me porter, jusqu’à ce que mon cœur se gonfle dans ma poitrine, mais arrivons avant eux.


Et Mordaunt se mit à marcher d’un pas rapide mais plus égal vers la première caserne de cavalerie, distante d’un quart de lieue à peu près. Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes.


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Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le meilleur cheval de l’écurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart d’heure après, il était à Greenwich.

– Voilà le port, murmura-t-il ; ce point sombre là-bas, c’est l’île des Chiens. Bon ! j’ai une demi-heure d’avance sur eux…

une heure, peut-être. Niais que j’étais ! j’ai failli m’asphyxier par ma précipitation insensée. Maintenant, ajouta-t-il en se dressant sur ses étriers comme pour voir au loin parmi tous ces cordages, parmi tous ces mâts, l’Éclair, où est l’Éclair ?


Au moment où il prononçait mentalement ces paroles,

comme pour répondre à sa pensée un homme couché sur un rouleau de câbles se leva et fit quelques pas vers Mordaunt.


Mordaunt tira un mouchoir de sa poche et le fit flotter un instant en l’air. L’homme parut attentif, mais demeura à la même place sans faire un pas en avant ni en arrière.


Mordaunt fit un nœud à chacun des coins de son mou-

choir ; l’homme s’avança jusqu’à lui. C’était, on se le rappelle, le signal convenu. Le marin était enveloppé d’un large caban de laine qui cachait sa taille et lui voilait le visage.


– Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard de Londres pour faire une promenade sur mer ?


– Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de l’île des Chiens.


– C’est cela. Et sans doute monsieur a une préférence quelconque ? Il aimerait mieux un bâtiment qu’un autre ? Il voudrait un bâtiment marcheur, un bâtiment rapide ?…


– Comme l’éclair, répondit Mordaunt.


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– Bien, alors, c’est mon bâtiment que monsieur cherche, je suis le patron qu’il lui faut.

– Je commence à le croire, dit Mordaunt, surtout si vous n’avez pas oublié certain signe de reconnaissance.

– Le voilà, monsieur, dit le marin en tirant de la poche de son caban un mouchoir noué aux quatre coins.

– Bon ! bon ! s’écria Mordaunt en sautant à bas de son cheval. Maintenant il n’y a pas de temps à perdre. Faites conduire mon cheval à la première auberge et menez-moi à votre bâtiment.


– Mais vos compagnons ? dit le marin ; je croyais que vous étiez quatre, sans compter les laquais.


– Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je ne suis pas celui que vous attendez, comme vous n’êtes pas celui qu’ils espèrent trouver. Vous avez pris la place du capitaine Roggers, n’est-ce pas ? vous êtes ici par l’ordre du général Cromwell, et moi je viens de sa part.


– En effet, dit le patron, je vous reconnais, vous êtes le capitaine Mordaunt.


Mordaunt tressaillit.


– Oh ! ne craignez rien, dit le patron en abaissant son capuchon et en découvrant sa tête, je suis un ami.


– Le capitaine Groslow ! s’écria Mordaunt.


– Lui-même. Le général s’est souvenu que j’avais été autrefois officier de marine, et il m’a chargé de cette expédition. Y a-t-il donc quelque chose de changé ?

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– Non, rien. Tout demeure dans le même état, au contraire.

– C’est qu’un instant j’avais pensé que la mort du roi…


– La mort du roi n’a fait que hâter leur fuite ; dans un quart d’heure, dans dix minutes ils seront ici peut-être.

– Alors, que venez-vous faire ?

– M’embarquer avec vous.

– Ah ! ah ! le général douterait-il de mon zèle ?


– Non ; mais je veux assister moi-même à ma vengeance.

N’avez-vous point quelqu’un qui puisse me débarrasser de mon cheval ?


Groslow siffla, un marin parut.


– Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à l’écurie de l’auberge la plus proche. Si l’on vous demande à qui il appartient, vous direz que c’est à un seigneur irlandais.


Le marin s’éloigna sans faire une observation.


– Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point qu’ils vous reconnaissent ?


– Il n’y a pas de danger sous ce costume, enveloppé de ce caban, par cette nuit sombre ; d’ailleurs vous ne m’avez pas reconnu, vous ; eux, à plus forte raison, ne me reconnaîtront point.


– C’est vrai, dit Mordaunt ; d’ailleurs ils seront loin de songer à vous. Tout est prêt, n’est-ce pas ?

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– Oui.

– La cargaison est chargée ?


– Oui.

– Cinq tonneaux pleins ?

– Et cinquante vides.


– C’est cela.


– Nous conduisons du porto à Anvers.


– À merveille. Maintenant menez-moi à bord et revenez

prendre votre poste, car ils ne tarderont pas à arriver.


– Je suis prêt.


– Il est important qu’aucun de vos gens ne me voie entrer.


– Je n’ai qu’un homme à bord, et je suis sûr de lui comme de moi-même. D’ailleurs, cet homme ne vous connaît pas, et, comme ses compagnons, il est prêt à obéir à nos ordres, mais il ignore tout.


– C’est bien. Allons.


Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque était amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu.

Groslow tira la barque à lui, l’assura tandis que Mordaunt descendait dedans, puis il sauta à son tour, et, presque aussitôt saisissant les avirons, il se mit à ramer de manière à prouver à Mordaunt la vérité de ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire qu’il n’avait pas oublié son métier de marin.

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Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâ-

timents qui, à cette époque déjà, encombraient les approches de Londres, et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se balançant à l’ancre à quatre ou cinq encablures de l’île des Chiens.

En approchant de l’Éclair, Groslow siffla d’une certaine fa-

çon, et vit la tête d’un homme apparaître au-dessus de la muraille.


– Est-ce vous, capitaine ? demanda cet homme.


– Oui, jette l’échelle.


Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondelle sous le beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui.


– Montez, dit Groslow à son compagnon.


Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le long des flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordinaires aux gens de terre ; mais son désir de vengeance lui tenait lieu d’habitude et le rendait apte à tout.


Comme l’avait prévu Groslow, le matelot de garde à bord de l’Éclair ne parut pas même remarquer que son patron revenait accompagné.


Mordaunt et Groslow s’avancèrent vers la chambre du capitaine. C’était une espèce de cabine provisoire bâtie en planches sur le pont.


L’appartement d’honneur avait été cédé par le capitaine Roggers à ses passagers.


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– Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils ?

– À l’autre extrémité du bâtiment, répondit Groslow.

– Et ils n’ont rien à faire de ce côté ?

– Rien absolument.

– À merveille ! Je me tiens caché chez vous. Retournez à Greenwich et ramenez-les. Vous avez une chaloupe ?


– Celle dans laquelle nous sommes venus.


– Elle m’a paru légère et bien taillée.


– Une véritable pirogue.


– Amarrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les avirons afin qu’elle suive dans le sillage et qu’il n’y ait que la corde à couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne seraient pas fâ-

chés de trouver sous leur main de quoi se réconforter.


– Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte-barbe !


– Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même, pour être sûr qu’elle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre visage, qu’ils ne vous reconnaissent pas.


– Soyez donc tranquille.


– Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich.


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En effet, les vibrations d’une cloche dix fois répétées traversèrent tristement l’air chargé de gros nuages qui roulaient au ciel pareils à des vagues silencieuses.

Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, après avoir donné au matelot de garde l’ordre de veiller avec la plus grande attention, il descendit dans sa barque, qui s’éloigna rapidement, écumant le flot de son double aviron.

Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow aborda à Greenwich ; plusieurs barques venaient de partir à la marée pleine. Au moment où Groslow prit terre, il entendit comme un galop de chevaux sur le chemin pavé de galets.


– Oh ! oh ! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il n’y avait pas de temps de perdre ; les voici.


En effet, c’étaient nos amis ou plutôt leur avant-garde composée de d’Artagnan et d’Athos. Arrivés en face de l’endroit où se tenait Groslow, ils s’arrêtèrent comme s’ils eussent deviné que celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit pied à terre et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins étaient noués, et qu’il fit flotter au vent, tandis que d’Artagnan, toujours prudent, restait à demi penché sur son cheval, une main enfoncée dans les fontes.


Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers fussent bien ceux qu’il attendait, s’était accroupi derrière un de ces canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler les câbles, se leva alors, en voyant le signal convenu, et marcha droit aux gentilshommes. Il était tellement encapuchonné dans son caban, qu’il était impossible de voir sa figure. D’ailleurs la nuit était si sombre, que cette précaution était superflue.


Cependant l’œil perçant d’Athos devina, malgré l’obscurité, que ce n’était pas Roggers qui était devant lui.

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– Que voulez-vous ? dit-il à Groslow en faisant un pas en arrière.

– Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affectant l’accent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que vous cherchez vainement.

– Comment cela ? demanda Athos.

– Parce que ce matin il est tombé d’un mât de hune et qu’il s’est cassé la jambe. Mais je suis son cousin ; il m’a conté toute l’affaire et m’a chargé de reconnaître pour lui et de conduire à sa place, partout où ils le désireraient, les gentilshommes qui m’apporteraient un mouchoir noué aux quatre coins comme celui que vous tenez à la main et comme celui que j’ai dans ma poche.


Et à ces mots Groslow tira de sa poche le mouchoir qu’il avait déjà montré à Mordaunt.


– Est-ce tout ? demanda Athos.


– Non pas, milord ; car il y a encore soixante-quinze livres promises si je vous débarque sains et saufs à Boulogne ou sur tout autre point de la France que vous m’indiquerez.


– Que dites-vous de cela, d’Artagnan ? demanda Athos en français.


– Que dit-il, d’abord ? répondit celui-ci.


– Ah ! c’est vrai, dit Athos ; j’oubliais que vous n’entendez pas l’anglais.


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Et il redit à d’Artagnan la conversation qu’il venait d’avoir avec le patron.

– Cela me paraît assez vraisemblable, dit le Gascon.


– Et à moi aussi, répondit Athos.

– D’ailleurs, reprit d’Artagnan, si cet homme nous trompe, nous pourrons toujours lui brûler la cervelle.

– Et qui nous conduira ?

– Vous, Athos ; vous savez tant de choses, que je ne doute pas que vous ne sachiez conduire un bâtiment.


– Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami, vous avez presque rencontré juste ; j’étais destiné par mon père à servir dans la marine, et j’ai quelques vagues notions du pilotage.


– Voyez-vous ! s’écria d’Artagnan.


– Allez donc chercher nos amis, d’Artagnan, et revenez, il est onze heures, nous n’avons pas de temps à perdre.


D’Artagnan s’avança vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing, se tenaient en vedette aux premières maisons de la ville, attendant et surveillant sur le revers de la route et rangés contre une espèce de hangar ; trois autres cavaliers faisaient le guet et semblaient attendre aussi.


Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et Aramis.


Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton, Blaisois et Grimaud ; seulement ce dernier, en y regardant de plus près,

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était double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à Londres les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus à l’hôte pour payer les dettes qu’ils avaient faites chez lui. Grâce à ce coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une somme sinon considérable, du moins suffisante pour faire face aux retards et aux éventualités.

D’Artagnan transmit à Porthos et à Aramis l’invitation de le suivre, et ceux-ci firent signe à leurs gens de mettre pied à terre et de détacher leurs porte-manteaux.


Parry se sépara, non sans regret, de ses amis ; on lui avait proposé de venir en France, mais il avait opiniâtrement refusé.


– C’est tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idée à l’endroit de Groslow.


On se rappelle que c’était le capitaine Groslow qui lui avait cassé la tête.


La petite troupe rejoignit Athos. Mais déjà d’Artagnan avait repris sa méfiance naturelle ; il trouvait le quai trop désert, la nuit trop noire, le patron trop facile.


Il avait raconté à Aramis l’incident que nous avons dit, et Aramis, non moins défiant que lui, n’avait pas peu contribué à augmenter ses soupçons.


Un petit claquement de la langue contre ses dents traduisit à Athos les inquiétudes du Gascon.


– Nous n’avons pas le temps d’être défiants, dit Athos, la barque nous attend, entrons.


– D’ailleurs, dit, Aramis, qui nous empêche d’être défiants et d’entrer tout de même ? on surveillera le patron.

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– Et s’il ne marche pas droit, je l’assommerai. Voilà tout.

– Bien dit, Porthos, reprit d’Artagnan. Entrons donc.

Passe, Mousqueton.

Et d’Artagnan arrêta ses amis, faisant passer les valets les premiers afin qu’ils essayassent la planche qui conduisait de la jetée à la barque.

Les trois valets passèrent sans accident.

Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. D’Artagnan passa le dernier, tout en continuant de secouer la tête.


– Que diable avez-vous donc, mon ami ? dit Porthos ; sur ma parole, vous feriez peur à César.


– J’ai, répondit d’Artagnan, que je ne vois sur ce port ni inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.


– Plaignez-vous donc ! dit Porthos, tout va comme sur une pente fleurie.


– Tout va trop bien, Porthos. Enfin, n’importe, à la grâce de Dieu.


Aussitôt que la planche fut retirée, le patron s’assit au gouvernail et fit signe à l’un de ses matelots, qui, armé d’une gaffe, commença à manœuvrer pour sortir du dédale de bâtiments au milieu duquel la petite barque était engagée.


L’autre matelot se tenait déjà à bâbord, son aviron à la main.


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Lorsqu’on put se servir des rames, son compagnon vint le rejoindre, et la barque commença de filer plus rapidement.

– Enfin, nous partons ! dit Porthos.


– Hélas ! répondit le comte de La Fère, nous partons seuls !

– Oui ; mais nous partons tous quatre ensemble, et sans une égratignure ; c’est une consolation.

– Nous ne sommes pas encore arrivés, dit d’Artagnan ; gare les rencontres !


– Eh ! mon cher, dit Porthos, vous êtes comme les cor-

beaux, vous ! vous chantez toujours malheur. Qui peut nous rencontrer par cette nuit sombre, où l’on ne voit pas à vingt pas de distance ?


– Oui, mais demain matin ? dit d’Artagnan.


– Demain matin nous serons à Boulogne.


– Je le souhaite de tout mon cœur, dit le Gascon, et j’avoue ma faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire ! mais tant que nous avons été à portée de fusil de la jetée ou des bâtiments qui la bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable mousquetade qui nous écrasait tous.


– Mais, dit Porthos avec un gros bon sens, c’était chose impossible, car on eût tué en même temps le patron et les matelots.


– Bah ! voilà une belle affaire pour M. Mordaunt croyez-vous qu’il y regarde de si près ?


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– Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que d’Artagnan avoue qu’il ait eu peur.

– Non seulement je l’avoue, mais je m’en vante. Je ne suis pas un rhinocéros comme vous. Ohé ! qu’est-ce que cela ?

L’Éclair, dit le patron.

– Nous sommes donc arrivés ? demanda Athos en anglais.

– Nous arrivons, dit le capitaine.

En effet, après trois coups de rame, on se trouvait côte à côte avec le petit bâtiment.


Le matelot attendait, l’échelle était préparée ; il avait reconnu la barque.


Athos monta le premier avec une habileté toute marine ; Aramis, avec l’habitude qu’il avait depuis longtemps des échelles de corde et des autres moyens plus ou moins ingénieux qui existent pour traverser les espaces défendus ; d’Artagnan comme un chasseur d’isard et de chamois ; Porthos, avec ce dé-

veloppement de force qui chez lui suppléait à tout.


Chez les valets l’opération fut plus difficile ; non pas pour Grimaud, espèce de chat de gouttière, maigre et effilé, qui trouvait toujours moyen de se hisser partout, mais pour Mousqueton et pour Blaisois, que les matelots furent obligés de soulever dans leurs bras à la portée de la main de Porthos, qui les empoi-gna par le collet de leur justaucorps et les déposa tout debout sur le pont du bâtiment.


Le capitaine conduisit ses passagers à l’appartement qui leur était préparé, et qui se composait d’une seule pièce qu’ils

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devaient habiter en communauté ; puis il essaya de s’éloigner sous le prétexte de donner quelques ordres.

– Un instant, dit d’Artagnan ; combien d’hommes avez-

vous à bord, patron ?

– Je ne comprends pas, répondit celui-ci en anglais.

– Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.

Athos fit la question que désirait d’Artagnan.

– Trois, répondit Groslow, sans me compter, bien entendu.


D’Artagnan comprit, car en répondant le patron avait levé trois doigts.


– Oh ! dit d’Artagnan, trois, je commence à me rassurer.

N’importe, pendant que vous vous installerez, moi, je vais faire un tour dans le bâtiment.


– Et moi, dit Porthos, je vais m’occuper du souper.


– Ce projet est beau et généreux, Porthos, mettez-le à exé-

cution. Vous, Athos, prêtez-moi Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami Parry, a appris à baragouiner un peu d’anglais ; il me servira d’interprète.


– Allez, Grimaud, dit Athos.


Une lanterne était sur le pont, d’Artagnan la souleva d’une main, prit un pistolet de l’autre et dit au patron :


Come.


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C’était, avec Goddam, tout ce qu’il avait pu retenir de la langue anglaise.

D’Artagnan gagna l’écoutille et descendit dans l’entrepont.


L’entrepont était divisé en trois compartiments : celui dans lequel d’Artagnan descendait et qui pouvait s’étendre du troisième mâtereau à l’extrémité de la poupe, et qui par conséquent était recouvert par le plancher de la chambre dans laquelle Athos, Porthos et Aramis se préparaient à passer la nuit ; le second, qui occupait le milieu du bâtiment, et qui était destiné au logement des domestiques ; le troisième qui s’allongeait sous la proue, c’est-à-dire sous la cabine improvisée par le capitaine et dans laquelle Mordaunt se trouvait caché.


– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, descendant l’escalier de

l’écoutille et se faisant précéder de sa lanterne, qu’il tenait étendue de toute la longueur du bras, que de tonneaux ! on dirait la caverne d’Ali-Baba.


Les Mille et Une Nuits venaient d’être traduites pour la première fois et étaient fort à la mode à cette époque.


– Que dites-vous ? demanda en anglais le capitaine.


D’Artagnan comprit à l’intonation de la voix.


– Je désire savoir ce qu’il y a dans ces tonneaux ? demanda d’Artagnan en posant sa lanterne sur l’une des futailles.


Le patron fit un mouvement pour remonter l’échelle, mais il se contint.


– Porto, répondit-il.


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– Ah ! du vin de Porto ? dit d’Artagnan, c’est toujours une tranquillité, nous ne mourrons pas de soif.

Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur son front de grosses gouttes de sueur :

– Et elles sont pleines ? demanda-t-il.

Grimaud traduisit la question.

Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow d’une voix dans laquelle, malgré ses efforts, se trahissait son inquiétude.


D’Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut

cinq tonneaux pleins et les autres vides ; puis il introduisit, toujours à la grande terreur de l’Anglais, sa lanterne dans les intervalles des barriques, et reconnaissant que ces intervalles étaient inoccupés :


– Allons, passons, dit-il, et il s’avança vers la porte qui donnait dans le second compartiment.


– Attendez, dit l’Anglais, qui était resté derrière, toujours en proie à cette émotion que nous avons indiquée ; attendez, c’est moi qui ai la clef de cette porte.


Et, passant rapidement devant d’Artagnan et Grimaud, il introduisit d’une main tremblante la clef dans la serrure et l’on se trouva dans le second compartiment, où Mousqueton et Blaisois s’apprêtaient à souper.


Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à chercher ni à reprendre : on en voyait tous les coins et tous les recoins à la lueur de la lampe qui éclairait ces dignes compagnons.


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On passa donc rapidement et l’on visita le troisième compartiment.

Celui-là était la chambre des matelots.


Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table soutenue par une double corde passée à chacune de ses extrémités, deux bancs vermoulus et boiteux en formaient tout

l’ameublement. D’Artagnan alla soulever deux ou trois vieilles voiles pendantes contre les parois, et, ne voyant encore rien de suspect, regagna par l’écoutille le pont du bâtiment.

– Et cette chambre ? demanda d’Artagnan.


Grimaud traduisit à l’Anglais les paroles du mousquetaire.


– Cette chambre est la mienne, dit le patron ; y voulez-vous entrer ?


– Ouvrez la porte, dit d’Artagnan.


L’Anglais obéit : d’Artagnan allongea son bras armé de la lanterne, passa la tête par la porte entrebâillée, et voyant que cette chambre était un véritable réduit :


– Bon, dit-il, s’il y a une armée à bord, ce n’est point ici qu’elle sera cachée. Allons voir si Porthos a trouvé de quoi souper.


En remerciant le patron d’un signe de tête, il regagna la chambre d’honneur, où étaient ses amis.


Porthos n’avait rien trouvé, à ce qu’il paraît, ou, s’il avait trouvé quelque chose, la fatigue l’avait emporté sur la faim, et, couché dans son manteau, il dormait profondément lorsque d’Artagnan rentra.

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Athos et Aramis, bercés par les mouvements moelleux des premières vagues de la mer, commençaient de leur côté à fermer les yeux ; ils les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon.


– Eh bien ? fit Aramis.

– Tout va bien, dit d’Artagnan, et nous pouvons dormir tranquilles.

Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa tête ; Athos fit de la sienne un signe affectueux ; et d’Artagnan, qui, comme Porthos, avait encore plus besoin de dormir que de manger, congédia Grimaud, et se coucha dans son manteau l’épée nue, de telle façon que son corps barrait le passage et qu’il était impossible d’entrer dans la chambre sans le heurter.


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LXXVI. Le vin de Porto

Au bout de dix minutes, les maîtres dormaient, mais il n’en était pas ainsi des valets, affamés et surtout altérés.

Blaisois et Mousqueton s’apprêtaient à préparer leur lit, qui consistait en une planche et une valise, tandis que sur une table suspendue comme celle de la chambre voisine se balan-

çaient, au roulis de la mer, un pot de bière et trois verres.

– Maudit roulis ! disait Blaisois. Je sens que cela va me reprendre comme en venant.

– Et n’avoir pour combattre le mal de mer, répondit Mousqueton, que du pain d’orge et du vin de houblon ! pouah !


– Mais votre bouteille d’osier, monsieur Mousqueton, demanda Blaisois, qui venait d’achever la préparation de sa couche et qui s’approchait en trébuchant de la table devant laquelle Mousqueton était déjà assis et où il parvint à s’asseoir ; mais votre bouteille d’osier, l’avez-vous perdue ?


– Non pas, dit Mousqueton, mais Parry l’a gardée. Ces diables d’Écossais ont toujours soif. Et vous, Grimaud, demanda Mousqueton à son compagnon, qui venait de rentrer après avoir accompagné d’Artagnan dans sa tournée, avez-vous soif ?


– Comme un Écossais, répondit laconiquement Grimaud.


Et il s’assit près de Blaisois et de Mousqueton, tira un car-net de sa poche et se mit à faire les comptes de la société, dont il était l’économe.

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– Oh ! là, là ! dit Blaisois, voilà mon cœur qui s’embrouille !

– S’il en est ainsi, dit Mousqueton d’un ton doctoral, prenez un peu de nourriture.

– Vous appelez cela de la nourriture ? dit Blaisois en accompagnant d’une mine piteuse le doigt dédaigneux dont il montrait le pain d’orge et le pot de bière.

– Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous que le pain est la vraie nourriture du Français ; encore le Français n’en a-t-il pas toujours, demandez à Grimaud.


– Oui, mais la bière, reprit Blaisois avec une promptitude qui faisait honneur à la vivacité de son esprit de repartie, mais la bière, est-ce là sa vraie boisson ?


– Pour ceci, dit Mousqueton, pris par le dilemme et assez embarrassé d’y répondre, je dois avouer que non, et que la bière lui est aussi antipathique que le vin l’est aux Anglais.


– Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois, qui cette fois doutait des profondes connaissances de Mousqueton, pour lesquelles, dans les circonstances ordinaires de la vie, il avait cependant l’admiration la plus entière ; comment : monsieur Mouston, les Anglais n’aiment pas le vin ?


– Ils le détestent.


– Mais je leur en ai vu boire, cependant.


– Par pénitence ; et la preuve, continua Mousqueton en se rengorgeant, c’est qu’un prince anglais est mort un jour parce qu’on l’avait mis dans un tonneau de malvoisie. J’ai entendu raconter le fait à M. l’abbé d’Herblay.

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– L’imbécile ! dit Blaisois, je voudrais bien être à sa place !

– Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses chiffres.


– Comment cela, dit Blaisois, je le peux ?

– Oui, continua Grimaud tout en retenant quatre et en re-portant ce nombre à la colonne suivante.

– Je le peux ? expliquez-vous, monsieur Grimaud.

Mousqueton gardait le silence pendant les interrogations de Blaisois, mais il était facile de voir à l’expression de son visage que ce n’était point par indifférence.


Grimaud continua son calcul et posa son total.


– Porto, dit-il alors en étendant la main dans la direction du premier compartiment visité par d’Artagnan et lui en compagnie du patron.


– Comment ! ces tonneaux que j’ai aperçus à travers la porte entr’ouverte ?


– Porto, répéta Grimaud, qui recommença une nouvelle

opération arithmétique.


– J’ai entendu dire, reprit Blaisois en s’adressant à Mousqueton, que le porto est un excellent vin d’Espagne.


– Excellent, dit Mousqueton en passant le bout de sa langue sur ses lèvres, excellent. Il y en a dans la cave de M. le baron de Bracieux.


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– Si nous priions ces Anglais de nous en vendre une bouteille ? demanda l’honnête Blaisois.

– Vendre ! dit Mousqueton amené à ses anciens instincts de marauderie. On voit bien, jeune homme, que vous n’avez pas encore l’expérience des choses de la vie. Pourquoi donc acheter quand on peut prendre ?

– Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du prochain ! la chose est défendue, ce me semble.


– Où cela ? demanda Mousqueton.


– Dans les commandements de Dieu ou de l’Église, je ne sais plus lesquels. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a : Bien d’autrui ne convoiteras,

Ni son épouse mêmement.


– Voilà encore une raison d’enfant, monsieur Blaisois, dit de son ton le plus protecteur Mousqueton. Oui, d’enfant, je ré-

pète le mot. Où avez-vous vu dans les écritures, je vous le demande, que les Anglais fussent votre prochain ?


– Ce n’est nulle part, la chose est vraie, dit Blaisois, du moins je ne me le rappelle pas.


– Raison d’enfant, je le répète, reprit Mousqueton. Si vous aviez fait dix ans la guerre comme Grimaud et moi, mon cher Blaisois, vous sauriez faire la différence qu’il y a entre le bien d’autrui et le bien de l’ennemi. Or, un Anglais est un ennemi, je pense, et ce vin de Porto appartient aux Anglais. Donc il nous appartient, puisque nous sommes Français. Ne connaissez-vous pas le proverbe : Autant de pris sur l’ennemi ?


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Cette faconde, appuyée de toute l’autorité que puisait Mousqueton dans sa longue expérience, stupéfia Blaisois. Il baissa la tête comme pour se recueillir, et tout à coup relevant le front en homme armé d’un argument irrésistible :


– Et les maîtres, dit-il, seront-ils de votre avis, monsieur Mouston ?

Mousqueton sourit avec dédain.

– Il faudrait peut-être, dit-il, que j’allasse troubler le sommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire : « Messieurs, votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de boire ? » Qu’importe, je vous le demande, à M. de Bracieux que j’aie soif ou non ?


– C’est du vin bien cher, dit Blaisois en secouant la tête.


– Fût-ce de l’or potable, monsieur Blaisois, dit Mousqueton, nos maîtres ne s’en priveraient pas. Apprenez que M. le baron de Bracieux est à lui seul assez riche pour boire une tonne de porto, fût-il obligé de la payer une pistole la goutte. Or, je ne vois pas, continua Mousqueton de plus en plus magnifique dans son orgueil, puisque les maîtres ne s’en priveraient pas, pourquoi les valets s’en priveraient.


Et Mousqueton, se levant, prit le pot de bière qu’il vida par un sabord jusqu’à la dernière goutte, et s’avança majestueusement vers la porte qui donnait dans le compartiment.


– Ah ! ah ! fermée, dit-il. Ces diables d’Anglais, comme ils sont défiants !


– Fermée ! dit Blaisois d’un ton non moins désappointé que celui de Mousqueton. Ah ! peste ! c’est malheureux ; avec cela que je sens mon cœur qui se barbouille de plus en plus.

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Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si piteux, qu’il était évident qu’il partageait à un haut degré le dé-

sappointement du brave garçon.


– Fermée ! répéta-t-il.

– Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu raconter, monsieur Mouston, qu’une fois dans votre jeunesse, à Chantilly, je crois, vous avez nourri votre maître et vous-même en prenant des perdrix au collet, des carpes à la ligne et des bouteilles au lacet.

– Sans doute, répondit Mousqueton, c’est l’exacte vérité, et voilà Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un soupirail à la cave, et le vin était en bouteilles. Je ne puis pas jeter le lacet à travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle une pièce de vin qui pèse peut-être deux quintaux.


– Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la cloison, dit Blaisois, et faire à l’un des tonneaux un trou avec une vrille.


Mousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds et

regardant Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans un autre homme des qualités qu’il ne soupçonnait pas :


– C’est vrai, dit-il, cela se peut ; mais un ciseau pour faire sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau ?


– La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance de ses comptes.


– Ah ! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui n’y pensais pas !


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Grimaud, en effet, était non seulement l’économe de la troupe, mais encore son armurier ; outre un registre il avait une trousse. Or, comme Grimaud était homme de suprême précaution, cette trousse, soigneusement roulée dans sa valise, était garnie de tous les instruments de première nécessité.

Elle contenait donc une vrille d’une raisonnable grosseur.

Mousqueton s’en empara.

Quant au ciseau, il n’eut point à le chercher bien loin, le poignard qu’il portait à sa ceinture pouvait le remplacer avanta-geusement. Mousqueton chercha un coin où les planches fussent disjointes, ce qu’il n’eut pas de peine à trouver, et se mit immédiatement à l’œuvre.


Blaisois le regardait faire avec une admiration mêlée

d’impatience, hasardant de temps en temps sur la façon de faire sauter un clou ou de pratiquer une pesée des observations pleines d’intelligence et de lucidité.


Au bout d’un instant, Mousqueton avait fait sauter trois planches.


– Là, dit Blaisois.


Mousqueton était le contraire de la grenouille de la fable qui se croyait plus grosse qu’elle n’était. Malheureusement, s’il était parvenu à diminuer son nom d’un tiers, il n’en était pas de même de son ventre. Il essaya de passer par l’ouverture pratiquée et vit avec douleur qu’il lui faudrait encore enlever deux ou trois planches au moins pour que l’ouverture fût à sa taille.


Il poussa un soupir et se retira pour se remettre à l’œuvre.


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Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, s’était levé, et, avec un intérêt profond pour l’opération qui s’exécutait, il s’était approché de ses deux compagnons et avait vu les efforts inutiles tentés par Mousqueton pour atteindre la terre promise.


– Moi, dit Grimaud.

Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul, comme on le sait, tout un poème.

Mousqueton se retourna.

– Quoi, vous ? demanda-t-il.


– Moi, je passerai.


– C’est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même facilement.


– C’est juste, il connaît les tonneaux pleins, dit Blaisois, puisqu’il a déjà été dans la cave avec M. le chevalier d’Artagnan.

Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.


– J’y serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu piqué.


– Oui, mais ce serait plus long, et j’ai bien soif. Je sens mon cœur qui se barbouille de plus en plus.


– Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à celui qui allait tenter l’expédition à sa place le pot de bière et la vrille.


– Rincez les verres, dit Grimaud.


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Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci lui pardonnât d’achever une expédition si brillamment commencée par un autre, et comme une couleuvre il se glissa par l’ouverture béante et disparut.


Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes extraordinaires auxquels ils avaient le bonheur d’être adjoint, celui-là lui semblait sans contredit le plus miraculeux.

– Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois avec une supériorité à laquelle celui-ci n’essaya même point de se soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif.


– Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.


– C’est juste, dit Mousqueton.


– Que désire-t-il ? demanda Blaisois.


– Qu’on bouche l’ouverture avec un manteau.


– Pourquoi faire ? demande Blaisois.


– Innocent ! dit Mousqueton, et si quelqu’un entrait ?


– Ah ! c’est vrai ! s’écria Blaisois avec une admiration de plus en plus visible. Mais il n’y verra pas clair.


– Grimaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la nuit comme le jour.


– Il est bien heureux, dit Blaisois ; quand je n’ai pas de chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.


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– C’est que vous n’avez pas servi, dit Mousqueton ; sans ce-la vous auriez appris à ramasser une aiguille dans un four. Mais silence ! On vient, ce me semble.

Mousqueton fit entendre un petit sifflement d’alarme qui était familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place à table et fit signe à Blaisois d’en faire autant.

Blaisois obéit.

La porte s’ouvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs

manteaux parurent.


– Oh ! oh ! dit l’un d’eux, pas encore couchés à onze heures et un quart ? c’est contre les règles. Que dans un quart d’heure tout soit éteint et que tout le monde ronfle.


Les deux hommes s’acheminèrent vers la porte du compartiment dans lequel s’était glissé Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et la refermèrent derrière eux.


– Ah ! dit Blaisois frémissant, il est perdu !


– C’est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mous-

queton.


Et ils attendirent, l’oreille au guet et l’haleine suspendue.


Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles on n’entendit aucun bruit qui pût faire soupçonner que Grimaud fût découvert.


Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermèrent la porte avec la même précaution qu’ils avaient fait en entrant et

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ils s’éloignèrent en renouvelant l’ordre de se coucher et d’éteindre les lumières.

– Obéirons-nous ? demanda Blaisois ; tout cela me semble louche.

– Ils ont dit un quart d’heure ; nous avons encore cinq minutes, reprit Mousqueton.

– Si nous prévenions les maîtres ?


– Attendons Grimaud.


– Mais s’ils l’ont tué ?


– Grimaud eût crié.


– Vous savez qu’il est presque muet.


– Nous eussions entendu le coup, alors.


– Mais s’il ne revient pas ?


– Le voici.


En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau

qui cachait l’ouverture et passait à travers cette ouverture une tête livide dont les yeux arrondis par l’effroi laissaient voir une petite prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait à la main le pot de bière plein d’une substance quelconque, l’approcha du rayon de lumière qu’envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple monosyllabe : Oh ! avec une expression de si profonde terreur, que Mousqueton recula épouvanté et que Blaisois pensa s’évanouir.


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Tous deux jetèrent néanmoins un regard curieux dans le pot à bière : il était plein de poudre.

Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudre au lieu de l’être de vin, Grimaud s’élança vers l’écoutille et ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre où dormaient les quatre amis.

Arrivé à cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en s’ouvrant réveilla immédiatement d’Artagnan couché derrière elle.

À peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, qu’il comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et voulut s’écrier ; mais Grimaud, d’un geste plus rapide que la parole elle-même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d’un souffle qu’on n’eût pas soupçonné dans un corps si frêle, il éteignit la petite veilleuse à trois pas.


D’Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre, et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il lui glissa dans l’oreille un récit qui, à la rigueur, était assez dramatique pour se passer du geste et du jeu de physionomie.


Pendant ce récit, Athos, Porthos et Aramis dormaient

comme des hommes qui n’ont pas dormi depuis huit jours, et dans l’entrepont, Mousqueton nouait par précaution ses aiguillettes, tandis que Blaisois, saisi d’horreur, les cheveux hérissés sur sa tête, essayait d’en faire autant.


Voici ce qui s’était passé.


À peine Grimaud eut-il disparu par l’ouverture et se trouva-t-il dans le premier compartiment, qu’il se mit en quête et qu’il rencontra un tonneau. Il frappa dessus : le tonneau était vide. Il passa à un autre, il était vide encore ; mais le troisième sur lequel il répéta l’expérience rendit un son si mat qu’il n’y avait point à s’y tromper. Grimaud reconnut qu’il était plein.

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Il s’arrêta à celui-ci, chercha une place convenable pour le percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main sur un robinet.


– Bon ! dit Grimaud, voilà qui m’épargne de la besogne.

Et il approcha son pot à bière, tourna le robinet et sentit que le contenu passait tout doucement d’un récipient dans l’autre.


Grimaud, après avoir préalablement pris la précaution de fermer le robinet, allait porter le pot à ses lèvres, trop conscien-cieux qu’il était pour apporter à ses compagnons une liqueur dont il n’eût pas pu leur répondre, lorsqu’il entendit le signal de l’alarme que lui donnait Mousqueton ; il se douta de quelque ronde de nuit, se glissa dans l’intervalle de deux tonneaux et se cacha derrière une futaille.


En effet, un instant après, la porte s’ouvrit et se referma après avoir donné passage aux deux hommes à manteau que nous avons vus passer et repasser devant Blaisois et Mousqueton en donnant l’ordre d’éteindre les lumières.


L’un des deux portait une lanterne garnie de vitres, soigneusement fermée et d’une telle hauteur que la flamme ne pouvait atteindre à son sommet. De plus, les vitres elles-mêmes étaient recouvertes d’une feuille de papier blanc qui adoucissait ou plutôt absorbait la lumière et la chaleur.


Cet homme était Groslow.


L’autre tenait à la main quelque chose de long, de flexible et de roulé comme une corde blanchâtre. Son visage était recouvert d’un chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que le même sentiment que le sien les attirait dans le caveau, et que,

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comme lui, ils venaient faire une visite au vin de Porto, se blottit de plus en plus derrière sa futaille, se disant qu’au reste, s’il était découvert, le crime n’était pas bien grand.

Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud était caché, les deux hommes s’arrêtèrent.

– Avez-vous la mèche ? demanda en anglais celui qui portait le falot.

– La voici, dit l’autre.

À la voix du dernier, Grimaud tressaillit et sentit un frisson lui passer dans la moelle des os ; il se souleva lentement, jusqu’à ce que sa tête dépassât le cercle de bois, et sous le large chapeau il reconnut la pâle figure de Mordaunt.


– Combien de temps peut durer cette mèche ? demanda-t-

il.


– Mais… cinq minutes à peu près, dit le patron.


Cette voix, non plus, n’était pas étrangère à Grimaud. Ses regards passèrent de l’un à l’autre, et après Mordaunt il reconnut Groslow.


– Alors, dit Mordaunt, vous allez prévenir vos hommes de se tenir prêts, sans leur dire à quoi. La chaloupe suit-elle le bâ-

timent ?


– Comme un chien suit son maître au bout d’une laisse de chanvre.


– Alors, quand la pendule piquera le quart après minuit vous réunirez vos hommes, vous descendrez sans bruit dans la chaloupe…

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– Après avoir mis le feu à la mèche ?

– Ce soin me regarde. Je veux être sûr de ma vengeance.

Les rames sont dans le canot ?

– Tout est préparé.

– Bien.

– C’est entendu, alors.

Mordaunt s’agenouilla et assura un bout de sa mèche au robinet, pour n’avoir plus qu’à mettre le feu à l’extrémité opposée.


Puis, cette opération achevée, il tira sa montre.


– Vous avez entendu ? au quart d’heure après minuit, dit-il en se relevant, c’est-à-dire…


Il regarda sa montre.


– Dans vingt minutes.


– Parfaitement, monsieur, répondit Groslow ; seulement, je dois vous faire observer une dernière fois qu’il y a quelque danger pour la mission que vous vous réservez, et qu’il vaudrait mieux charger un de nos hommes de mettre le feu à l’artifice.


– Mon cher Groslow, dit Mordaunt, vous connaissez le

proverbe français : On n’est bien servi que par soi-même. Je le mettrai en pratique.


Grimaud avait tout écouté, sinon tout entendu ; mais la vue suppléait chez lui au défaut de compréhension parfaite de la

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langue ; il avait vu et reconnu les deux mortels ennemis des mousquetaires ; il avait vu Mordaunt disposer la mèche ; il avait entendu le proverbe, que pour sa plus grande facilité Mordaunt avait dit en français. Enfin il palpait et repalpait le contenu du cruchon qu’il tenait à la main, et, au lieu du liquide qu’attendaient Mousqueton et Blaisois, criaient et s’écrasaient sous ses doigts les grains d’une poudre grossière.

Mordaunt s’éloigna avec le patron. À la porte il s’arrêta, écoutant.


– Entendez-vous comme ils dorment ? dit-il.


En effet, on entendait ronfler Porthos à travers le plancher.


– C’est Dieu qui nous les livre, dit Groslow.


– Et cette fois, dit Mordaunt, le diable ne les sauverait pas !


Et tous deux sortirent.


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LXXVII. Le vin de Porto (Suite)

Grimaud attendit qu’il eût entendu grincer le pêne de la porte dans la serrure, et quand il se fut assuré qu’il était seul, il se dressa lentement le long de la muraille.


– Ah ! fit-il en essuyant avec sa manche de larges gouttes de sueur qui perlaient sur son front ; comme c’est heureux que Mousqueton ait eu soif !

Il se hâta de passer par son trou, croyant encore rêver ; mais la vue de la poudre dans le pot de bière lui prouva que ce rêve était un cauchemar mortel.


D’Artagnan, comme on le pense, écouta tous ces détails avec un intérêt croissant, et, sans attendre que Grimaud eût fini, il se leva sans secousse, et approchant sa bouche de l’oreille d’Aramis, qui dormait à sa gauche, et lui touchant l’épaule en même temps pour prévenir tout mouvement brusque :


– Chevalier, lui dit-il, levez-vous, et ne faites pas le moindre bruit.


Aramis s’éveilla. D’Artagnan lui répéta son invitation en lui serrant la main. Aramis obéit.


– Vous avez Athos à votre gauche, dit-il, prévenez-le

comme je vous ai prévenu.


Aramis réveilla facilement Athos, dont le sommeil était lé-

ger comme l’est ordinairement celui de toutes les natures fines et nerveuses ; mais on eut plus de difficulté pour réveiller Por-

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thos. Il allait demander les causes et les raisons de cette interruption de son sommeil, qui lui paraissait fort déplaisante, lorsque d’Artagnan, pour toute explication, lui appliqua la main sur la bouche.


Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les ramenant à lui, enferma dans leur cercle les trois têtes de ses amis, de façon qu’elles se touchassent pour ainsi dire.

– Amis, dit-il, nous allons immédiatement quitter ce bateau, ou nous sommes tous morts.

– Bah ! dit Athos, encore ?


– Savez-vous quel était le capitaine du bateau ?


– Non.


– Le capitaine Groslow.


Un frémissement des trois mousquetaires apprit à

d’Artagnan que son discours commençait à faire quelque impression sur ses amis.


– Groslow ! fit Aramis, diable !


– Qu’est-ce que c’est que cela, Groslow ? demanda Porthos, je ne me le rappelle plus.


– Celui qui a cassé la tête à Parry et qui s’apprête en ce moment à casser les nôtres.


– Oh ! oh !


– Et son lieutenant, savez-vous qui c’est ?


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– Son lieutenant ? il n’en a pas, dit Athos. On n’a pas de lieutenant dans une felouque montée par quatre hommes.

– Oui, mais M. Groslow n’est pas un capitaine comme un autre ; il a un lieutenant, lui, et ce lieutenant est M. Mordaunt.

Cette fois ce fut plus qu’un frémissement parmi les mousquetaires, ce fut presque un cri. Ces hommes invincibles étaient soumis à l’influence mystérieuse et fatale qu’exerçait ce nom sur eux, et ressentaient de la terreur à l’entendre seulement prononcer.

– Que faire ? dit Athos.


– Nous emparer de la felouque, dit Aramis.


– Et le tuer, dit Porthos.


– La felouque est minée, dit d’Artagnan. Ces tonneaux que j’ai pris pour des futailles pleines de porto sont des tonneaux de poudre. Quand Mordaunt se verra découvert, il fera tout sauter, amis et ennemis, et ma foi c’est un monsieur de trop mauvaise compagnie pour que j’aie le désir de me présenter en sa société, soit au ciel, soit à l’enfer.


– Vous avez donc un plan ? demanda Athos.


– Oui.


– Lequel ?


– Avez-vous confiance en moi ?


– Ordonnez, dirent ensemble les trois mousquetaires.


– Eh bien, venez !

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D’Artagnan alla à une fenêtre basse comme un dalot, mais qui suffisait pour donner passage à un homme ; il la fit glisser doucement sur sa charnière.


– Voilà le chemin, dit-il.

– Diable ! dit Aramis, il fait bien froid, cher ami !

– Restez si vous voulez ici, mais je vous préviens qu’il y fera chaud tout à l’heure.

– Mais nous ne pouvons gagner la terre à la nage.


– La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe et nous couperons la laisse. Voilà tout. Allons, messieurs.


– Un instant, dit Athos ; les laquais ?


– Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois, que Grimaud avait été chercher pour concentrer toutes les forces dans la cabine, et qui, par l’écoutille qui touchait presque à la porte, étaient entrés sans être vus.


Cependant les trois amis étaient restés immobiles devant le terrible spectacle que leur avait découvert d’Artagnan en soulevant le volet et qu’ils voyaient par cette étroite ouverture.


En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien n’est plus profondément saisissant qu’une mer houleuse, roulant avec de sourds murmures ses vagues noires à la pâle clarté d’une lune d’hiver.


– Cordieu ! dit d’Artagnan, nous hésitons, ce me semble !

Si nous hésitons, nous, que feront donc les laquais ?


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– Je n’hésite pas, moi, dit Grimaud.

– Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les riviè-

res, je vous en préviens.


– Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton.

Pendant ce temps, d’Artagnan s’était glissé par l’ouverture.

– Vous êtes donc décidé, ami ? dit Athos.


– Oui, répondit le Gascon. Allons, Athos, vous qui êtes l’homme parfait, dites à l’esprit de dominer la matière. Vous, Aramis, donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous fera obstacle.


Et d’Artagnan, après avoir serré la main d’Athos, choisit le moment où par un mouvement de tangage la felouque plongeait de l’arrière ; de sorte qu’il n’eut qu’à se laisser glisser dans l’eau, qui l’enveloppait déjà jusqu’à la ceinture.


Athos le suivit avant même que la felouque fût relevée ; après Athos elle se releva, et l’on vit se tendre et sortir de l’eau le câble qui attachait la chaloupe.


D’Artagnan nagea vers ce câble et l’atteignit.


Là il attendit suspendu à ce câble par une main et la tête seule à fleur d’eau.


Au bout d’une seconde, Athos le rejoignit.


Puis l’on vit au tournant de la felouque poindre deux autres têtes. C’étaient celle d’Aramis et de Grimaud.


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– Blaisois m’inquiète, dit Athos. N’avez-vous pas entendu, d’Artagnan, qu’il a dit qu’il ne savait nager que dans les riviè-

res ? – Quand on sait nager, on nage partout, dit d’Artagnan ; à la barque ! à la barque !

– Mais Porthos ? je ne le vois pas.

– Porthos va venir, soyez tranquille, il nage comme Lévia-than lui-même.

En effet Porthos ne paraissait point ; car une scène, moitié burlesque, moitié dramatique, se passait entre lui, Mousqueton et Blaisois.


Ceux-ci, épouvantés par le bruit de l’eau, par le sifflement du vent, effarés par la vue de cette eau noire bouillonnant dans le gouffre, reculaient au lieu d’avancer.


– Allons ! allons ! dit Porthos, à l’eau !


– Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas nager, laissez-moi ici.


– Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois.


– Je vous assure que je vous embarrasserai dans cette petite barque, reprit Mousqueton.


– Et moi je me noierai bien sûr avant que d’y arriver, continuait Blaisois.


– Ah çà, je vous étrangle tous deux si vous ne sortez pas, dit Porthos en les saisissant à la gorge. En avant, Blaisois !


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Un gémissement étouffé par la main de fer de Porthos fut toute la réponse de Blaisois, car le géant, le tenant par le cou et par les pieds, le fit glisser comme une planche par la fenêtre et l’envoya dans la mer tête en bas.


– Maintenant, Mouston, dit Porthos, j’espère que vous

n’abandonnerez pas votre maître.

– Ah ! monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux,

pourquoi avez-vous repris du service ? nous étions si bien au château de Pierrefonds !

Et sans autre reproche, devenu pensif et obéissant, soit par dévouement réel, soit par l’exemple donné à l’égard de Blaisois, Mousqueton donna tête baissée dans la mer.


Action sublime en tout cas, car Mousqueton se croyait

mort.


Mais Porthos n’était pas homme à abandonner ainsi son fi-dèle compagnon. Le maître suivit de si près son valet, que la chute des deux corps ne fit qu’un seul et même bruit ; de sorte que lorsque Mousqueton revint sur l’eau tout aveuglé, il se trouva retenu par la large main de Porthos, et put, sans avoir besoin de faire aucun mouvement, s’avancer vers la corde avec la majesté d’un dieu marin.


Au même instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose à la portée de son bras. Il saisit ce quelque chose par la chevelure : c’était Blaisois, au-devant duquel venait déjà Athos.


– Allez, allez, comte, dit Porthos, je n’ai pas besoin de vous.


Et en effet, d’un coup de jarret vigoureux, Porthos se dressa comme le géant Adamastor au-dessus de la lame, et en trois élans il se trouva avoir rejoint ses compagnons.

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D’Artagnan, Aramis et Grimaud aidèrent Mousqueton et

Blaisois à monter ; puis vint le tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus le bord, manqua de faire chavirer la petite embarcation.

– Et Athos ? demanda d’Artagnan.

– Me voici ! dit Athos, qui, comme un général soutenant la retraite, n’avait voulu monter que le dernier et se tenait au rebord de la barque. Êtes-vous tous réunis ?

– Tous, dit d’Artagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre poignard ?


– Oui.


– Alors coupez le câble et venez.


Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et coupa la corde ; la felouque s’éloigna ; la barque resta stationnaire, sans autre mouvement que celui que lui imprimaient les vagues.


– Venez, Athos ! dit d’Artagnan.


Et il tendit la main au comte de La Fère, qui prit à son tour place dans le bateau.


– Il était temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque chose de curieux.


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LXXVIII. Fatality

En effet, d’Artagnan achevait à peine ces paroles qu’un coup de sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à s’enfoncer dans la brume et dans l’obscurité.


– Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire quelque chose.


En ce moment on vit un falot apparaître sur le pont et dessiner des ombres à l’arrière.


Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa

l’espace ; et comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui cachait la lune s’écarta, et l’on vit se dessiner sur le ciel, argenté d’une pâle lumière, la voilure grise et les cordages noirs de la felouque.


Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris lamentables accompagnaient ces promenades insensées.


Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le couronnement de la poupe, Mordaunt, une torche à la main.


Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, c’était Groslow qui, à l’heure indiquée par Mordaunt, avait rassemblé ses hommes ; tandis que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la cabine si les mousquetaires dormaient toujours, était descendu dans la cale, rassuré par le silence.


En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer ?


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Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte et couru à la mèche ; ardent comme un homme altéré de vengeance et sûr de lui comme ceux que Dieu aveugle, il avait mis le feu au sou-fre.

Pendant ce temps, Groslow et ses matelots s’étaient réunis à l’arrière.

– Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe à nous.

Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le câ-

ble et tira ; le câble vint à lui sans résistance aucune.


– Le câble est coupé ! s’écria le marin : plus de canot !


– Comment ! plus de canot ! dit Groslow en s’élançant à son tour sur le bastingage, c’est impossible !


– Cela est cependant, dit le marin, voyez plutôt ; rien dans le sillage, et d’ailleurs voilà le bout du câble.


C’était alors que Groslow avait poussé ce rugissement que les mousquetaires avaient entendu.


– Qu’y a-t-il ? s’écria Mordaunt, qui, sortant de l’écoutille, s’élança à son tour vers l’arrière sa torche à la main.


– Il y a que nos ennemis nous échappent ; il y a qu’ils ont coupé la corde et qu’ils fuient avec le canot.


Mordaunt ne fit qu’un bond jusqu’à la cabine, dont il enfonça la porte d’un coup de pied.


– Vide ! s’écria-t-il. Oh ! les démons !


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– Nous allons les poursuivre, dit Groslow ; ils ne peuvent être loin, et nous les coulerons en passant sur eux.

– Oui, mais le feu ! dit Mordaunt, j’ai mis le feu !


– À quoi ?

– À la mèche !

– Mille tonnerres ! hurla Groslow en se précipitant vers l’écoutille. Peut-être est-il encore temps.

Mordaunt ne répondit que par un rire terrible ; et, les traits bouleversés par la haine plus encore que par la terreur, cherchant le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier blasphème, il jeta d’abord sa torche dans la mer, puis il s’y pré-

cipita lui-même.


Au même instant et comme Groslow mettait le pied sur

l’escalier de l’écoutille, le navire s’ouvrit comme le cratère d’un volcan ; un jet de feu s’élança vers le ciel avec une explosion pareille à celle de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois ; l’air s’embrasa tout sillonné de débris embrasés eux-mêmes, puis l’effroyable éclair disparut, les débris tombèrent l’un après l’autre, frémissant dans l’abîme, où ils s’éteignirent, et, à l’exception d’une vibration dans l’air, au bout d’un instant on eût cru qu’il ne s’était rien passé.


Seulement la felouque avait disparu de la surface de la mer, et Groslow et ses trois hommes étaient anéantis.


Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce terrible drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de cette lumière éclatante qui avait éclairé la mer à plus d’une lieue, on aurait pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant l’effroi que, malgré leurs cœurs de bronze, ils ne pou-

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vaient s’empêcher de ressentir. Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour d’eux ; puis enfin le volcan s’éteignit comme nous l’avons raconté, et tout rentra dans l’obscurité, barque flot-tante et océan houleux.


Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porthos et d’Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient machinalement au-dessus de l’eau en pesant dessus de tout leur corps et en l’étreignant de leurs mains crispées.

– Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour cette fois je crois que tout est fini.


– À moi, milords ! à l’aide ! au secours ! cria une voix lamentable dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille à celle de quelque esprit de la mer.


Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit.


– C’est lui, c’est sa voix ! dit-il.


Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatées se tournèrent dans la direction où avait disparu le bâtiment, faisant des efforts inouïs pour percer l’obscurité.


Au bout d’un instant on commença de distinguer un

homme ; il s’approchait nageant avec vigueur.


Athos étendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt à ses compagnons.


– Oui, oui, dit d’Artagnan, je le vois bien.


– Encore lui ! dit Porthos en respirant comme un soufflet de forge. Ah çà, mais il est donc de fer ?

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– Ô mon Dieu ! murmura Athos.

Aramis et d’Artagnan se parlaient à l’oreille.


Mordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe de détresse une main au-dessus de la mer :

– Pitié ! messieurs, pitié, au nom du ciel ! je sens mes forces qui m’abandonnent, je vais mourir !


La voix qui implorait secours était si vibrante, qu’elle alla éveiller la compassion au fond du cœur d’Athos.


– Le malheureux ! murmura-t-il.


– Bon ! dit d’Artagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre ! En vérité, je crois qu’il nage vers nous. Pense-t-il donc que nous allons le prendre ? Ramez, Porthos, ramez !


Et donnant l’exemple, d’Artagnan plongea sa rame dans la mer, deux coups d’aviron éloignèrent la barque de vingt brasses.


– Oh ! vous ne m’abandonnerez pas ! vous ne me laisserez pas périr ! vous ne serez pas sans pitié ! s’écria Mordaunt.


– Ah ! ah ! dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous tenons, enfin, mon brave, et que vous n’avez pour vous sauver d’ici d’autres portes que celles de l’enfer !


– Oh ! Porthos ! murmura le comte de La Fère.


– Laissez-moi tranquille, Athos ; en vérité vous devenez ridicule avec vos éternelles générosités ! D’abord, s’il approche à dix pieds de la barque, je vous déclare que je lui fends la tête d’un coup d’aviron.

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– Oh ! de grâce… ne me fuyez pas, messieurs… de grâce…

ayez pitié de moi ! cria le jeune homme, dont la respiration hale-tante faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague, bouillonner l’eau glacée.

D’Artagnan, qui tout en suivant de l’œil chaque mouve-

ment de Mordaunt, avait terminé son colloque avec Aramis, se leva : – Monsieur, dit-il en s’adressant au nageur, éloignez-vous, s’il vous plaît. Votre repentir est de trop fraîche date pour que nous y ayons une bien grande confiance ; faites attention que le bateau dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore à quelques pieds sous l’eau, et que la situation dans laquelle vous êtes est un lit de roses en comparaison de celle où vous vouliez nous mettre et où vous avez mis M. Groslow et ses compagnons.


– Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus désespé-

ré, je vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs, je suis si jeune, j’ai vingt-trois ans à peine ! messieurs, j’ai été entraîné par un ressentiment bien naturel, j’ai voulu venger ma mère, et vous eussiez tous fait ce que j’ai fait.


– Peuh ! fit d’Artagnan, voyant qu’Athos s’attendrissait de plus en plus ; c’est selon.


Mordaunt n’avait plus que trois ou quatre brassées à faire pour atteindre la barque, car l’approche de la mort semblait lui donner une vigueur surnaturelle.


– Hélas ! reprit-il, je vais donc mourir ! vous allez donc tuer le fils comme vous avez tué la mère ! Et cependant je n’étais pas coupable ; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit venger sa mère. D’ailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains,

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si c’est un crime, puisque je m’en repens, puisque j’en demande pardon, je dois être pardonné.

Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus pouvoir se soutenir sur l’eau, et une vague passa sur sa tête, qui éteignit sa voix.

– Oh ! cela me déchire ! dit Athos.

Mordaunt reparut.


– Et moi, répondit d’Artagnan, je dis qu’il faut en finir ; monsieur l’assassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi Charles, monsieur l’incendiaire, je vous engage à vous laisser couler à fond ; ou, si vous approchez encore de la barque d’une seule brasse, je vous casse la tête avec mon aviron.


Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée.

D’Artagnan prit sa rame à deux mains, Athos se leva.


– D’Artagnan ! d’Artagnan ! s’écria-t-il ; d’Artagnan ! mon fils, je vous en supplie. Le malheureux va mourir, et c’est affreux de laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on n’a qu’à lui tendre la main pour le sauver. Oh ! mon cœur me défend une pareille action ; je ne puis y résister, il faut qu’il vive !


– Mordieu ! répliqua d’Artagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable ? Ce sera plus tôt fait. Ah ! comte de La Fère, vous voulez périr par lui ; eh bien ! moi, votre fils, comme vous m’appelez, je ne le veux pas.


C’était la première fois que d’Artagnan résistait à une prière qu’Athos faisait en l’appelant son fils.


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Aramis tira froidement son épée, qu’il avait emportée entre ses dents à la nage.

– S’il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme à un régicide qu’il est.

– Et moi, dit Porthos, attendez…

– Qu’allez-vous faire ? demanda Aramis.

– Je vais me jeter à l’eau et je l’étranglerai.

– Oh ! messieurs, s’écria Athos avec un sentiment irrésistible, soyons hommes, soyons chrétiens !


D’Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit.


– Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage ; ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule au fond de l’abîme. Ah ! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez pas à mourir de honte à mon tour ; mes amis, accor-dez-moi la vie de ce malheureux, je vous bénirai, je vous…


– Je me meurs ! murmura Mordaunt ; à moi !… à moi !…


– Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant à gauche et en s’adressant à d’Artagnan. Un coup d’aviron, ajouta-t-il en se penchant à droite vers Porthos.


D’Artagnan ne répondit ni du geste ni de la parole ; il commençait d’être ému, moitié des supplications d’Athos, moitié par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de rame, et, comme ce coup n’avait pas de contre-poids, la barque tourna seulement sur elle-même et ce mouvement rapprocha Athos du moribond.

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– Monsieur le comte de La Fère ! s’écria Mordaunt, monsieur le comte de La Fère ! C’est à vous que je m’adresse, c’est vous que je supplie, ayez pitié de moi… Où êtes-vous, monsieur le comte de La Fère ? Je n’y vois plus… Je me meurs !… À moi !

à moi !

– Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en étendant le bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignité qui lui était habituel, me voici ; prenez ma main, et entrez dans notre embarcation.

– J’aime mieux ne pas regarder, dit d’Artagnan, cette faiblesse me répugne.


Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se pressaient au fond de la barque comme s’ils eussent craint de toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main.


Mordaunt fit un effort suprême, se souleva, saisit cette main qui se tendait vers lui et s’y cramponna avec la véhémence du dernier espoir.


– Bien ! dit Athos, mettez votre autre main ici.


Et il lui offrait son épaule comme second point d’appui, de sorte que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et que ces deux ennemis mortels se tenaient embrassés comme deux frères.


Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet d’Athos.


– Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà sauvé, tranquillisez-vous.


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– Ah ! ma mère, s’écria Mordaunt avec un regard flam-

boyant et avec un accent de haine impossible à décrire, je ne peux t’offrir qu’une victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie !


Et tandis que d’Artagnan poussait un cri, que Porthos levait l’aviron, qu’Aramis cherchait une place pour frapper, une effrayante secousse donnée à la barque entraîna Athos dans l’eau, tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent.


Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide, Athos essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais le poids l’entraînant, il disparut peu à peu ; bientôt on ne vit plus que ses longs cheveux flottants ; puis tout disparut, et un large bouillonnement, qui s’effaça à son tour, indiqua seul l’endroit où tous deux s’étaient engloutis.


Muets d’horreur, immobiles, suffoqués par l’indignation et l’épouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante, les yeux dilatés, les bras tendus ; ils semblaient des statues et cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre leur cœur.

Porthos le premier revint à lui, et s’arrachant les cheveux à pleines mains :


– Oh ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant chez un pareil homme surtout, oh ! Athos, Athos ! noble cœur ! malheur ! malheur sur nous qui t’avons laissé mourir !


– Oh ! oui, répéta d’Artagnan, malheur !


– Malheur ! murmura Aramis.


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En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des

rayons de la lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le même tourbillonnement qui avait annoncé l’absorption se renouvela, et l’on vit reparaître d’abord des cheveux, puis un visage pâle aux yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, après s’être dressé jusqu’au buste au-dessus de la mer, se renversa mollement sur le dos, selon le caprice de la vague.

Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard dont le pommeau d’or étincelait.


– Mordaunt ! Mordaunt ! Mordaunt ! s’écrièrent les trois amis, c’est Mordaunt !


– Mais Athos ? dit d’Artagnan.


Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids nouveau et inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie ; tous se retournèrent, et l’on vit Athos, livide, l’œil éteint et la main tremblante, se reposer en s’appuyant sur le bord du canot.

Huit bras nerveux l’enlevèrent aussitôt et le déposèrent dans la barque, où dans un instant Athos se sentit réchauffé, ranimé, renaissant sous les caresses et dans les étreintes de ses amis ivres de joie.


– Vous n’êtes pas blessé, au moins ? demanda d’Artagnan.


– Non, répondit Athos… Et lui ?


– Oh ! lui, cette fois, Dieu merci ! il est bien mort. Tenez !


Et d’Artagnan, forçant Athos de regarder dans la direction qu’il lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore poursuivre les quatre amis d’un regard chargé d’insulte et de haine mortelle.

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Enfin il s’abîma. Athos l’avait suivi d’un œil empreint de mélancolie et de pitié.

– Bravo, Athos ! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

– Le beau coup ! s’écria Porthos.

– J’avais un fils, dit Athos, j’ai voulu vivre.


– Enfin, dit d’Artagnan, voilà où Dieu a parlé.


– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, murmura Athos, c’est le destin.


– 1104 –


LXXIX. Où, après avoir manqué d’être rôti,

Mousqueton manqua d’être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s’était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages ; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide qu’on appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le sifflement du vent d’ouest dans la crête des lames.


Porthos rompit le premier le silence.

– J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m’a ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J’ai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.


En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.


– Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas autant que vous, Porthos ; je suis encore épouvanté. C’est au point que je n’en crois pas mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je m’attends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu’il avait dans le cœur.


– Oh ! moi, je suis tranquille, reprit Porthos ; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on

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frappe, c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi je vis à pré-

sent, je respire, je suis joyeux.

– Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos ! dit d’Artagnan. Jamais nous n’avons couru un danger plus grand qu’à cette heure ; car un homme vient à bout d’un homme, mais non pas d’un élément. Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque ; qu’un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

– Vous êtes ingrat, d’Artagnan, dit Athos ; oui, ingrat de douter de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous d’une façon si miraculeuse. Croyez-vous qu’elle nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous abandonner ensuite ? Non pas. Nous sommes partis par un vent d’ouest, ce vent souffle toujours. Athos s’orienta sur l’étoile polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France.

Laissons-nous aller au vent, et tant qu’il ne changera point il nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et de Portsmouth à Boulogne ; si l’eau conservait leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à l’endroit même où nous sommes. Il est donc impossible qu’au jour nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.

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