D’Artagnan se retourna et vit Porthos près de lui.


– Bravo ! Porthos, dit-il, vous l’avez tué, ce me semble ?


– Je crois que je n’ai touché que le cheval, dit Porthos.


– Que voulez-vous, mon cher ? on ne fait pas mouche à

tous coups, et il ne faut pas se plaindre quand on met dans la carte. Hé ! parbleu ! qu’a donc mon cheval ?


– Votre cheval a qu’il s’abat, dit Porthos en arrêtant le sien.


En effet, le cheval de d’Artagnan butait et tombait sur les genoux, puis il poussa un râle et se coucha.


Il avait reçu dans le poitrail la balle du premier adversaire de d’Artagnan.


D’Artagnan poussa un juron à faire éclater le ciel.

– 406 –


– Monsieur veut-il un cheval ? dit Mousqueton.

– Pardieu ! si j’en veux un, cria d’Artagnan.


– Voici, dit Mousqueton.

– Comment diable as-tu deux chevaux de main ? dit

d’Artagnan en sautant sur l’un d’eux.

– Leurs maîtres sont morts : j’ai pensé qu’ils pouvaient nous être utiles, et je les ai pris.


Pendant ce temps Porthos avait rechargé son pistolet.


– Alerte ! dit d’Artagnan, en voilà deux autres.


– Ah çà, mais ! il y en aura donc jusqu’à demain ! dit Porthos.


En effet, deux autres cavaliers s’avançaient rapidement.


– Eh ! monsieur, dit Mousqueton, celui que vous avez renversé se relève.


– Pourquoi n’en as-tu pas fait autant que du premier ?


– J’étais embarrassé, monsieur, je tenais les chevaux.


Un coup de feu partit, Mousqueton jeta un cri de douleur.


– Ah ! monsieur, cria-t-il, dans l’autre ! juste dans l’autre !

Ce coup-là fera le pendant de celui de la route d’Amiens.


Porthos se retourna comme un lion, fondit sur le cavalier démonté, qui essaya de tirer son épée, mais avant qu’elle fût

– 407 –


hors du fourreau, Porthos, du pommeau de la sienne, lui avait porté un si terrible coup sur la tête qu’il était tombé comme un bœuf sous la masse du boucher.

Mousqueton, tout en gémissant, s’était laissé glisser le long de son cheval, la blessure qu’il avait reçue ne lui permettait pas de rester en selle.

En apercevant les cavaliers, d’Artagnan s’était arrêté et avait rechargé son pistolet ; de plus, son nouveau cheval avait une carabine à l’arçon de la selle.

– Me voilà ! dit Porthos, attendons-nous ou chargeons-

nous ?


– Chargeons, dit d’Artagnan.


– Chargeons, dit Porthos.


Ils enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux.


Les cavaliers n’étaient plus qu’à vingt pas d’eux.


– De par le roi ! cria d’Artagnan, laissez-nous passer.


– Le roi n’a rien à faire ici ! répliqua une voix sombre et vibrante qui semblait sortir d’une nuée, car le cavalier arrivait enveloppé d’un tourbillon de poussière.


– C’est bien, nous verrons si le roi ne passe pas partout, reprit d’Artagnan.


– Voyez, dit la même voix.


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Deux coups de pistolet partirent presque en même temps, un tiré par d’Artagnan, l’autre par l’adversaire de Porthos. La balle de d’Artagnan enleva le chapeau de son ennemi ; la balle de l’adversaire de Porthos traversa la gorge de son cheval, qui tomba raide en poussant un gémissement.

– Pour la dernière fois, où allez-vous ? dit la même voix.

– Au diable ! répondit d’Artagnan.

– Bon ! soyez tranquille alors, vous arriverez.

D’Artagnan vit s’abaisser vers lui le canon d’un mousquet ; il n’avait pas le temps de fouiller à ses fontes ; il se souvint d’un conseil que lui avait donné autrefois Athos. Il fit cabrer son cheval.


La balle frappa l’animal en plein ventre. D’Artagnan sentit qu’il manquait sous lui, et avec son agilité merveilleuse se jeta de côté.


– Ah çà, mais ! dit la même voix vibrante et railleuse, c’est une boucherie de chevaux et non un combat d’hommes que nous faisons là. À l’épée ! monsieur, à l’épée !


Et il sauta à bas de son cheval.


– À l’épée, soit, dit d’Artagnan, c’est mon affaire.


En deux bonds d’Artagnan fut contre son adversaire, dont il sentit le fer sur le sien. D’Artagnan, avec son adresse ordinaire, avait engagé l’épée en tierce, sa garde favorite.


Pendant ce temps, Porthos, agenouillé derrière son cheval, qui trépignait dans les convulsions de l’agonie, tenait un pistolet dans chaque main.

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Cependant le combat était commencé entre d’Artagnan et son adversaire. D’Artagnan l’avait attaqué rudement, selon sa coutume ; mais cette fois il avait rencontré un jeu et un poignet qui le firent réfléchir. Deux fois ramené en quatre, d’Artagnan fit un pas en arrière ; son adversaire ne bougea point ; d’Artagnan revint et engagea de nouveau l’épée en tierce.

Deux ou trois coups furent portés de part et d’autre sans résultat, les étincelles jaillissaient par gerbes des épées.


Enfin, d’Artagnan pensa que c’était le moment d’utiliser sa feinte favorite ; il l’amena fort habilement, l’exécuta avec la rapidité de l’éclair, et porta le coup avec une vigueur qu’il croyait irrésistible.


Le coup fut paré.


– Mordious ! s’écria-t-il avec son accent gascon.


À cette exclamation, son adversaire bondit en arrière, et, penchant sa tête découverte, il s’efforça de distinguer à travers les ténèbres le visage de d’Artagnan.


Quant à d’Artagnan, craignant une feinte, il se tenait sur la défensive.


– Prenez garde, dit Porthos à son adversaire, j’ai encore mes deux pistolets chargés.


– Raison de plus pour que vous tiriez le premier, répondit celui-ci.


Porthos tira : un éclair illumina le champ de bataille.


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À cette lueur, les deux autres combattants jetèrent chacun un cri.

– Athos ! dit d’Artagnan.


– D’Artagnan ! dit Athos.

Athos leva son épée, d’Artagnan baissa la sienne.

– Aramis ! cria Athos, ne tirez pas.


– Ah ! ah ! c’est vous, Aramis ? dit Porthos.


Et il jeta son pistolet.


Aramis repoussa le sien dans ses fontes et remit son épée au fourreau.


– Mon fils ! dit Athos en tendant la main à d’Artagnan.


C’était le nom qu’il lui donnait autrefois dans ses moments de tendresse.


– Athos, dit d’Artagnan en se tordant les mains, vous le dé-

fendez donc ? Et moi qui avais juré de le ramener mort ou vif !

Ah ! je suis déshonoré.


– Tuez-moi, dit Athos en découvrant sa poitrine, si votre honneur a besoin de ma mort.


– Oh

! malheur à moi

! malheur à moi

! s’écriait

d’Artagnan, il n’y avait qu’un homme au monde qui pouvait m’arrêter, et il faut que la fatalité mette cet homme sur mon chemin ! Ah ! que dirai-je au cardinal ?


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– Vous lui direz, monsieur, répondit une voix qui dominait le champ de bataille, qu’il avait envoyé contre moi les deux seuls hommes capables de renverser quatre hommes, de lutter corps à corps sans désavantage contre le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay, et de ne se rendre qu’à cinquante hommes.

– Le prince ! dirent en même temps Athos et Aramis en faisant un mouvement pour démasquer le duc de Beaufort, tandis que d’Artagnan et Porthos faisaient de leur côté un pas en ar-rière.

– Cinquante cavaliers ! murmurèrent d’Artagnan et Por-

thos.


– Regardez autour de vous, messieurs, si vous en doutez, dit le duc.


D’Artagnan et Porthos regardèrent autour d’eux ; ils étaient en effet entièrement enveloppés par une troupe d’hommes à cheval.


– Au bruit de votre combat, dit le duc, j’ai cru que vous étiez vingt hommes, et je suis revenu avec tous ceux qui m’entouraient, las de toujours fuir, et désireux de tirer un peu l’épée à mon tour, vous n’étiez que deux.


– Oui, Monseigneur, dit Athos, mais vous l’avez dit, deux qui en valent vingt.


– Allons, messieurs, vos épées, dit le duc.


– Nos épées ! dit d’Artagnan relevant la tête et revenant à lui, nos épées ! jamais !


– Jamais ! dit Porthos.


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Quelques hommes firent un mouvement.

– Un instant, Monseigneur, dit Athos, deux mots.

Et il s’approcha du prince, qui se pencha vers lui et auquel il dit quelques paroles tout bas.

– Comme vous voudrez, comte, dit le prince. Je suis trop votre obligé pour vous refuser votre première demande. Écar-tez-vous, messieurs, dit-il aux hommes de son escorte. Messieurs d’Artagnan et du Vallon, vous êtes libres.

L’ordre fut aussitôt exécuté, et d’Artagnan et Porthos se trouvèrent former le centre d’un vaste cercle.


– Maintenant, d’Herblay, dit Athos, descendez de cheval et venez.


Aramis mit pied à terre et s’approcha de Porthos, tandis qu’Athos s’approchait de d’Artagnan. Tous quatre alors se trouvèrent réunis.


– Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de n’avoir pas versé notre sang ?


– Non, dit d’Artagnan, je regrette de nous voir les uns contre les autres, nous qui avions toujours été si bien unis, je regrette de nous rencontrer dans deux camps opposés. Ah ! rien ne nous réussira plus.


– Oh ! mon Dieu ! non, c’est fini, dit Porthos.


– Eh bien ! soyez des nôtres alors, dit Aramis.


– Silence, d’Herblay, dit Athos, on ne fait point de ces propositions-là à des hommes comme ces messieurs. S’ils sont en-

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trés dans le parti de Mazarin, c’est que leur conscience les a poussés de ce côté, comme la nôtre nous a poussés du côté des princes.

– En attendant, nous voilà ennemis, dit Porthos ; sang-bleu ! qui aurait jamais cru cela ?

D’Artagnan ne dit rien, mais poussa un soupir.

Athos les regarda et prit leurs mains dans les siennes.


– Messieurs, dit-il, cette affaire est grave, et mon cœur souffre comme si vous l’aviez percé d’outre en outre. Oui, nous sommes séparés, voilà la grande, voilà la triste vérité, mais nous ne nous sommes pas déclaré la guerre encore ; peut-être avons-nous des conditions à faire, un entretien suprême est indispensable.


– Quant à moi, je le réclame, dit Aramis.


– Je l’accepte, dit d’Artagnan avec fierté.


Porthos inclina la tête en signe d’assentiment.


– Prenons donc un lieu de rendez-vous, continua Athos, à la portée de nous tous, et dans une dernière entrevue réglons définitivement notre position réciproque et la conduite que nous devons tenir les uns vis-à-vis des autres.


– Bien ! dirent les trois autres.


– Vous êtes donc de mon avis ? demanda Athos.


– Entièrement.


– Eh bien ! le lieu ?

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– La place Royale vous convient-elle ? demanda

d’Artagnan.

– À Paris ?

– Oui.

Athos et Aramis se regardèrent, Aramis fit un signe de tête approbatif.


– La place Royale, soit ! dit Athos.


– Et quand cela ?


– Demain soir, si vous voulez.


– Serez-vous de retour ?


– Oui.


– À quelle heure ?


– À dix heures de la nuit, cela vous convient-il ?


– À merveille.


– De là, dit Athos, sortira la paix ou la guerre, mais notre honneur du moins, amis, sera sauf.


– Hélas ! murmura d’Artagnan, notre honneur de soldat

est perdu, à nous.


– D’Artagnan, dit gravement Athos, je vous jure que vous me faites mal de penser à ceci quand je ne pense, moi, qu’à une chose, c’est que nous avons croisé l’épée l’un contre l’autre. Oui,

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continua-t-il en secouant douloureusement la tête, oui, vous l’avez dit ; le malheur est sur nous ; venez, Aramis.

– Et nous, Porthos, dit d’Artagnan, retournons porter notre honte au cardinal.

– Et dites-lui surtout, cria une voix, que je ne suis pas trop vieux pour être un homme d’action.

D’Artagnan reconnut la voix de Rochefort.


– Puis-je quelque chose pour vous, messieurs ? dit le

prince.


– Rendre témoignage que nous avons fait ce que nous

avons pu, Monseigneur.


– Soyez tranquille, cela sera fait. Adieu, messieurs, dans quelque temps nous nous reverrons, je l’espère, sous Paris, et même dans Paris peut-être, et alors vous pourrez prendre votre revanche.


À ces mots, le duc salua de la main, remit son cheval au galop et disparut suivi de son escorte, dont la vue alla se perdre dans l’obscurité et le bruit dans l’espace.


D’Artagnan et Porthos se trouvèrent seuls sur la grande route avec un homme qui tenait deux chevaux de main.


Ils crurent que c’était Mousqueton et s’approchèrent.


– Que vois-je ! s’écria d’Artagnan, c’est toi, Grimaud ?


– Grimaud ! dit Porthos.


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Grimaud fit signe aux deux amis qu’ils ne se trompaient pas. – Et à qui les chevaux ? demanda d’Artagnan.


– Qui nous les donne ? demanda Porthos.

– M. le comte de La Fère.

– Athos, Athos, murmura d’Artagnan, vous pensez à tout et vous êtes vraiment un gentilhomme.

– À la bonne heure ! dit Porthos, j’avais peur d’être obligé de faire l’étape à pied.


Et il se mit en selle. D’Artagnan y était déjà.


– Eh bien

! où vas-tu donc, Grimaud

? demanda

d’Artagnan ; tu quittes ton maître ?


– Oui, dit Grimaud, je vais rejoindre le vicomte de Bragelonne à l’armée de Flandre.


Ils firent alors silencieusement quelques pas sur le grand chemin en venant vers Paris, mais tout à coup ils entendirent des plaintes qui semblaient sortir d’un fossé.


– Qu’est-ce que cela ? demanda d’Artagnan.


– Cela, dit Porthos, c’est Mousqueton.


– Eh ! oui, monsieur, c’est moi, dit une voix plaintive, tandis qu’une espèce d’ombre se dressait sur le revers de la route.


Porthos courut à son intendant, auquel il était réellement attaché.

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– Serais-tu blessé dangereusement, mon cher Mouston ?

dit-il. – Mouston ! reprit Grimaud en ouvrant des yeux ébahis.

– Non, monsieur, je ne crois pas ; mais je suis blessé d’une manière fort gênante.

– Alors, tu ne peux pas monter à cheval ?


– Ah ! monsieur, que me proposez-vous là !


– Peux-tu aller à pied ?


– Je tâcherai, jusqu’à la première maison.


– Comment faire ? dit d’Artagnan, il faut cependant que nous revenions à Paris.


– Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud.


– Merci, mon bon Grimaud ! dit Porthos.


Grimaud mit pied à terre et alla donner le bras à son ancien ami, qui l’accueillit les larmes aux yeux, sans que Grimaud pût positivement savoir si ces larmes venaient du plaisir de le revoir ou de la douleur que lui causait sa blessure.


Quant à d’Artagnan et à Porthos, ils continuèrent silencieusement leur route vers Paris.


Trois heures après, ils furent dépassés par une espèce de courrier couvert de poussière : c’était un homme envoyé par le duc et qui portait au cardinal une lettre dans laquelle, comme

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l’avait promis le prince, il rendait témoignage de ce qu’avaient fait Porthos et d’Artagnan.

Mazarin avait passé une fort mauvaise nuit lorsqu’il reçut cette lettre, dans laquelle le prince lui annonçait lui-même qu’il était en liberté et qu’il allait lui faire une guerre mortelle.

Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la pliant et la mettant dans sa poche :

– Ce qui me console, dit-il, puisque d’Artagnan l’a manqué, c’est qu’au moins en courant après lui il a écrasé Broussel. Déci-dément le Gascon est un homme précieux, et il me sert jusque dans ses maladresses.


Le cardinal faisait allusion à cet homme qu’avait renversé d’Artagnan au coin du cimetière Saint-Jean à Paris, et qui n’était autre que le conseiller Broussel.


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XXIX. Le bonhomme Broussel

Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui était en ce moment-là en veine de guignon, le bonhomme Broussel n’était pas écrasé.


En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honoré quand le cheval emporté de d’Artagnan l’atteignit à l’épaule et le renversa dans la boue. Comme nous l’avons dit, d’Artagnan n’avait pas fait attention à un si petit événement. D’ailleurs d’Artagnan partageait la profonde et dédaigneuse indifférence que la noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait à cette époque pour la bourgeoisie. Il était donc resté insensible au malheur arrivé au petit homme noir, bien qu’il fût cause de ce malheur, et avant même que le pauvre Broussel eût eu le temps de jeter un cri, toute la tempête de ces coureurs armés était passée. Alors seulement le blessé put être entendu et relevé.


On accourut, on vit cet homme gémissant, on lui demanda son nom, son adresse, son titre, et aussitôt qu’il eut dit qu’il se nommait Broussel, qu’il était conseiller au Parlement et qu’il demeurait rue Saint-Landry, un cri s’éleva dans cette foule, cri terrible et menaçant, et qui fit autant de peur au blessé que l’ouragan qui venait de lui passer sur le corps.


– Broussel ! s’écriait-on, Broussel, notre père ! celui qui dé-

fend nos droits contre le Mazarin ! Broussel, l’ami du peuple, tué, foulé aux pieds par ces scélérats de cardinalistes ! Au secours ! aux armes ! à mort !


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En un moment la foule devint immense ; on arrêta un carrosse pour y mettre le petit conseiller ; mais un homme du peuple ayant fait observer que, dans l’état où était le blessé, le mouvement de la voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposèrent de le porter à bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et acceptée à l’unanimité. Sitôt dit, sitôt fait.

Le peuple le souleva, menaçant et doux à la fois, et l’emporta, pareil à ce géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en berçant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens pour sa personne ; il n’avait pas semé l’opposition pendant trois ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité.

Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et l’enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir ; mais d’un autre côté, ce triomphe était troublé par certaines inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette bagarre ?


Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d’hommes, cet orage au pied de fer qui d’un souffle l’avait culbuté. Aussi répétait-il d’une voix éteinte :


– Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je souffre beaucoup.


Et à chacune de ces plaintes c’était autour de lui une recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions.


On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre d’une maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on

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voyait se démêler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente, interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout pâle et regardant d’un œil mourant son logis, sa femme et sa servante, la bonne dame Broussel s’évanouit, et la servante, levant les bras au ciel, se précipita dans l’escalier pour aller au-devant de son maître en criant : « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! si Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien ! »


Friquet était là. Où n’est pas le gamin de Paris ?


Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé, vu que son engagement portait qu’il serait libre pendant les quatre grandes fêtes de l’année.


Friquet était à la tête du cortège. L’idée lui était bien venue d’aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en somme de crier à tue-tête

: «

Ils ont tué M.

Broussel

!

M. Broussel le père du peuple ! Vive M. Broussel ! » que de s’en aller tout seul par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir : « Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de vous. »


Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle

d’importance dans le cortège, il eut l’imprudence de s’accrocher aux grilles de la fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette ambition le perdit ; sa mère l’aperçut et l’envoya chercher le médecin.


Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter jusqu’au premier ; mais au bas de l’escalier le conseiller se remit

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sur ses jambes et déclara qu’il se sentait assez fort pour monter seul. Il priait en outre Gervaise, c’était le nom de sa servante, de tâcher d’obtenir du peuple qu’il se retirât, mais Gervaise ne l’écoutait pas.


– Oh ! mon pauvre maître ! mon cher maître, s’écriait-elle.

– Oui, ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer, tranquillise-toi, ce ne sera rien.

– Que je me tranquillise, quand vous êtes broyé, écrasé, moulu !


– Mais non, mais non, disait Broussel ; ce n’est rien ou presque rien.


– Rien, et vous êtes couvert de boue ! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maî-

tre !


– Chut donc ! disait Broussel, chut !


– Du sang, mon Dieu, du sang ! criait Gervaise.


– Un médecin ! un chirurgien ! un docteur, hurlait la foule ; le conseiller Broussel se meurt ! Ce sont les Mazarin qui l’ont tué !


– Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant, les malheureux vont faire brûler la maison !


– Mettez-vous à votre fenêtre et montrez-vous, notre maî-

tre.


– Je m’en garderai bien, peste ! disait Broussel ; c’est bon pour un roi de se montrer. Dis-leur que je suis mieux, Gervaise ;

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dis-leur que je vais me mettre, non pas à la fenêtre, mais au lit, et qu’ils se retirent.

– Mais pourquoi donc voulez-vous qu’ils se retirent ? Mais cela vous fait honneur, qu’ils soient là.

– Oh ! mais ne vois-tu pas, disait Broussel désespéré, qu’ils me, feront pendre ! Allons ! voilà ma femme qui se trouve mal !

– Broussel ! Broussel ! criait la foule ; vive Broussel ! Un chirurgien pour Broussel !

Ils firent tant de bruit que ce qu’avait prévu Broussel arriva. Un peloton de gardes balaya avec la crosse des mousquets cette multitude, assez inoffensive du reste ; mais aux premiers cris de « La garde ! les soldats ! » Broussel, qui tremblait qu’on ne le prît pour l’instigateur de ce tumulte, se fourra tout habillé dans son lit.


Grâce à cette balayade, la vieille Gervaise, sur l’ordre trois fois réitéré de Broussel, parvint à fermer la porte de la rue. Mais à peine la porte fut-elle fermée et Gervaise remontée près de son maître, que l’on heurta fortement à cette porte.


Mme Broussel, revenue à elle, déchaussait son mari par le pied de son lit, tout en tremblant comme une feuille.


– Regardez qui frappe, dit Broussel, et n’ouvrez qu’à bon escient, Gervaise.


Gervaise regarda.


– C’est M. le président Blancmesnil, dit-elle.


– Alors, dit Broussel, il n’y a pas d’inconvénient, ouvrez.


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– Eh bien ! dit le président en entrant, que vous ont-ils donc fait, mon cher Broussel ? J’entends dire que vous avez failli être assassiné ?

– Le fait est que, selon toute probabilité, quelque chose a été tramé contre ma vie, répondit Broussel avec une fermeté qui parut stoïque.

– Mon pauvre ami ! Oui, ils ont voulu commencer par

vous ; mais notre tour viendra à chacun, et ne pouvant nous vaincre en masse, ils chercheront à nous détruire les uns après les autres.


– Si j’en réchappe, dit Broussel, je veux les écraser à leur tour sous le poids de ma parole.


– Vous en reviendrez, dit Blancmesnil, et pour leur faire payer cher cette agression.


Mme Broussel pleurait à chaudes larmes ; Gervaise se dé-

sespérait.


– Qu’y a-t-il donc ? s’écria un beau jeune homme aux formes robustes en se précipitant dans la chambre. Mon père blessé ?


– Vous voyez une victime de la tyrannie, dit Blancmesnil en vrai Spartiate.


– Oh ! dit le jeune homme en se retournant vers la porte, malheur à ceux qui vous ont touché, mon père !


– Jacques, dit le conseiller en le relevant, allez plutôt chercher un médecin, mon ami.


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– J’entends les cris du peuple, dit la vieille ; c’est sans doute Friquet qui en amène un ; mais non, c’est un carrosse.

Blancmesnil regarda par la fenêtre.


– Le coadjuteur ! dit-il.

– M. le coadjuteur ! répéta Broussel. Eh ! mon Dieu, attendez donc que j’aille au-devant de lui !

Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait s’élancer à la rencontre de M. de Retz, si Blancmesnil ne l’eût arrêté.


– Eh bien ! mon cher Broussel, dit le coadjuteur en entrant, qu’y a-t-il donc ? On parle de guet-apens, d’assassinat ? Bonjour, monsieur Blancmesnil. J’ai pris en passant mon médecin, et je vous l’amène.


– Ah ! monsieur, dit Broussel, que de grâces je vous dois !

Il est vrai que j’ai été cruellement renversé et foulé aux pieds par les mousquetaires du roi.


– Dites du cardinal, reprit le coadjuteur, dites du Mazarin.

Mais nous lui ferons payer tout cela, soyez tranquille. N’est-ce pas, monsieur de Blancmesnil ?


Blancmesnil s’inclinait lorsque la porte s’ouvrit tout à coup, poussée par un coureur. Un laquais à grande livrée le suivait, qui annonça à haute voix :


– M. le duc de Longueville.


– Quoi ! s’écria Broussel, M. le duc ici ? quel honneur à moi ! Ah ! monseigneur !


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– Je viens gémir, monsieur, dit le duc, sur le sort de notre brave défenseur. Êtes-vous donc blessé, mon cher conseiller ?

– Si je l’étais votre visite me guérirait, monseigneur.


– Vous souffrez, cependant ?

– Beaucoup, dit Broussel.

– J’ai amené mon médecin, dit le duc, permettez-vous qu’il entre ?

– Comment donc ! dit Broussel.


Le duc fit signe à son laquais qui introduisit un homme noir.


– J’avais eu la même idée que vous, mon prince, dit le coadjuteur.


Les deux médecins se regardèrent.


– Ah ! c’est vous, monsieur le coadjuteur ? dit le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur véritable terrain.


– Ce bruit m’avait effrayé et je suis accouru, mais je crois que le plus pressé serait que les médecins visitassent notre brave conseiller.


– Devant vous, messieurs ? dit Broussel tout intimidé.


– Pourquoi pas, mon cher ? Nous avons hâte, je vous le jure, de savoir ce qu’il en est.


– Eh ! mon Dieu, dit Mme Broussel, qu’est-ce encore que ce nouveau tumulte ?

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– On dirait des applaudissements, dit Blancmesnil en courant à la fenêtre.

– Quoi ? s’écria Broussel pâlissant, qu’y a-t-il encore ?

– La livrée de M. le prince de Conti ! s’écria Blancmesnil.

M. le prince de Conti lui-même !

Le coadjuteur et M. de Longueville avaient une énorme envie de rire. Les médecins allaient lever la couverture de Broussel. Broussel les arrêta. En ce moment le prince de Conti entra.


– Ah ! messieurs, dit-il en voyant le coadjuteur, vous m’avez prévenu ! Mais il ne faut pas m’en vouloir, mon cher monsieur Broussel. Quand j’ai appris votre accident, j’ai cru que vous manqueriez peut-être de médecin, et j’ai passé pour prendre le mien. Comment allez-vous, et qu’est-ce que cet assassinat dont on parle ?


Broussel voulut parler, mais les paroles lui manquèrent ; il était écrasé sous le poids des honneurs qui lui arrivaient.


– Eh bien ! mon cher docteur, voyez, dit le prince de Conti à un homme noir qui l’accompagnait.


– Messieurs, dit un des médecins, c’est alors une consultation.


– C’est ce que vous voudrez, dit le prince, mais rassurez-moi vite sur l’état de ce cher conseiller.


Les trois médecins s’approchèrent du lit. Broussel tirait la couverture à lui de toutes ses forces ; mais malgré sa résistance il fut dépouillé et examiné.


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Il n’avait qu’une contusion au bras et l’autre à la cuisse.

Les trois médecins se regardèrent, ne comprenant pas

qu’on eût réuni trois des hommes les plus savants de la faculté de Paris pour une pareille misère.

– Eh bien ? dit le coadjuteur.

– Eh bien ? dit le duc.

– Eh bien ? dit le prince.

– Nous espérons que l’accident n’aura pas de suite, dit l’un des trois médecins. Nous allons nous retirer dans la chambre voisine pour faire l’ordonnance.


– Broussel ! des nouvelles de Broussel ! criait le peuple.

Comment va Broussel ?


Le coadjuteur courut à la fenêtre. À sa vue le peuple fit silence.


– Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel est hors de danger. Cependant sa blessure est sérieuse et le repos est nécessaire.


Les cris Vive Broussel ! Vive le coadjuteur ! retentirent aussitôt dans la rue.


M. de Longueville fut jaloux et alla à son tour à la fenêtre.


– Vive M. de Longueville ! cria-t-on aussitôt.


– Mes amis, dit le duc en saluant de la main, retirez-vous en paix, et ne donnez pas la joie du désordre à nos ennemis.


– 429 –


– Bien ! monsieur le duc, dit Broussel de son lit ; voilà qui est parlé en bon Français.

– Oui, messieurs les Parisiens, dit le prince de Conti allant à son tour à la fenêtre pour avoir sa part des applaudissements ; oui, M. Broussel vous en prie. D’ailleurs il a besoin de repos, et le bruit pourrait l’incommoder.

– Vive M. le prince de Conti ! cria la foule.

Le prince salua.

Tous trois prirent alors congé du conseiller, et la foule qu’ils avaient renvoyée au nom de Broussel leur fit escorte. Ils étaient sur les quais que Broussel de son lit saluait encore.


La vieille servante, stupéfaite, regardait son maître avec admiration. Le conseiller avait grandi d’un pied à ses yeux.


– Voilà ce que c’est que de servir son pays selon sa conscience, dit Broussel avec satisfaction.


Les médecins sortirent après une heure de délibération et ordonnèrent de bassiner les contusions avec de l’eau et du sel.


Ce fut toute la journée une procession de carrosses. Toute la Fronde se fit inscrire chez Broussel.


– Quel beau triomphe, mon père ! dit le jeune homme, qui, ne comprenant pas le véritable motif qui poussait tous ces gens-là chez son père, prenait au sérieux cette démonstration des grands, des princes et de leurs amis.


– Hélas ! mon cher Jacques, dit Broussel, j’ai bien peur de payer ce triomphe-là un peu cher, et je m’abuse fort, ou

– 430 –


M. Mazarin, à cette heure, est en train de me faire la carte des chagrins que je lui cause.

Friquet rentra à minuit, il n’avait pas pu trouver de médecin.


– 431 –


XXX. Quatre anciens amis s’apprêtent à se

revoir

– Eh bien ! dit Porthos, assis dans la cour de l’hôtel de La Chevrette, à d’Artagnan, qui, la figure allongée et maussade, rentrait du Palais-Cardinal ; eh bien ! il vous a mal reçu, mon brave d’Artagnan ?

– Ma foi, oui ! Décidément, c’est une laide bête que cet homme ! Que mangez-vous là, Porthos ?

– Eh ! vous voyez, je trempe un biscuit dans un verre de vin d’Espagne. Faites-en autant.

– Vous avez raison. Gimblou, un verre !

Le garçon apostrophé par ce nom harmonieux apporta le

verre demandé, et d’Artagnan s’assit près de son ami.


– Comment cela s’est-il passé ?


– Dame ! vous comprenez, il n’y avait pas deux moyens de dire la chose. Je suis entré, il m’a regardé de travers ; j’ai haussé les épaules, et je lui ai dit :


« – Eh bien ! Monseigneur, nous n’avons pas été les plus forts.


« – Oui, je sais tout cela ; mais racontez-moi les détails.


« Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas raconter les détails sans nommer nos amis, et les nommer, c’était les perdre.

– 432 –


– Pardieu !

– Monseigneur, ai-je dit, ils étaient cinquante et nous étions deux.

« – Oui, mais cela n’empêche pas, a-t-il répondu, qu’il y a eu des coups de pistolet échangés, à ce que j’ai entendu dire.

« – Le fait est que de part et d’autre, il y a eu quelques charges de poudre de brûlées.

« – Et les épées ont vu le jour ? a-t-il ajouté.


« C’est-à-dire la nuit, Monseigneur, ai-je répondu.


« – Ah çà ! a continué le cardinal, je vous croyais Gascon, mon cher ?


« – Je ne suis Gascon que quand je réussis, Monseigneur.


« La réponse lui a plu, car il s’est mis à rire.


« – Cela m’apprendra, a-t-il dit, à faire donner de meilleurs chevaux à mes gardes ; car s’ils eussent pu vous suivre, et qu’ils eussent fait chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez tenu votre parole et me l’eussiez ramené mort ou vif.


– Eh bien ! mais il me semble que ce n’est pas mal, cela, reprit Porthos.


– Eh ! mon Dieu, non, mon cher, mais c’est la manière

dont c’est dit. C’est incroyable, interrompit d’Artagnan, combien ces biscuits tiennent de vin ! Ce sont de véritables éponges !

Gimblou, une autre bouteille.


– 433 –


La bouteille fut apportée avec une promptitude qui prouvait le degré de considération dont d’Artagnan jouissait dans l’établissement. Il continua :

– Aussi je me retirais, lorsqu’il m’a rappelé.

« – Vous avez eu trois chevaux tant tués que fourbus ? m’a-t-il demandé.

« – Oui, Monseigneur.


« – Combien valaient-ils ?


– Mais, dit Porthos, c’est un assez bon mouvement, cela, il me semble.


– Mille pistoles, ai-je répondu.


– Mille pistoles ! dit Porthos ; oh ! oh ! c’est beaucoup, et s’il se connaît en chevaux, il a dû marchander.


– Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car il a fait un soubresaut terrible et m’a regardé. Je l’ai regardé aussi ; alors il a compris, et mettant la main dans une armoire, il en a tiré des billets sur la banque de Lyon.


– Pour mille pistoles ?


– Pour mille pistoles ! tout juste, le ladre ! pas pour une de plus.


– Et vous les avez ?


– Les voici.


– 434 –


– Ma foi ! je trouve que c’est agir convenablement, dit Porthos. – Convenablement ! avec des gens qui non seulement viennent de risquer leur peau, mais encore de lui rendre un grand service ?

– Un grand service, et lequel ? demanda Porthos.

– Dame ! il paraît que je lui ai écrasé un conseiller au parlement.

– Comment ! ce petit homme noir que vous avez renversé au coin du cimetière Saint-Jean.


– Justement, mon cher. Eh bien ! il le gênait. Malheureusement, je ne l’ai pas écrasé à plat. Il paraît qu’il en reviendra et qu’il le gênera encore.


– Tiens ! dit Porthos, et moi qui ai dérangé mon cheval qui allait donner en plein dessus ! Ce sera pour une autre fois.


– Il aurait dû me payer le conseiller, le cuistre !


– Dame ! dit Porthos, s’il n’était pas écrasé tout à fait…


– Ah ! M. de Richelieu eût dit : « Cinq cents écus pour le conseiller ! » Enfin n’en parlons plus. Combien vous coûtaient vos bêtes, Porthos ?


– Ah ! mon ami, si le pauvre Mousqueton était là, il vous dirait la chose à livre, sou et denier.


– N’importe ! dites toujours, à dix écus près.


– 435 –


– Mais Vulcain et Bayard me coûtaient chacun deux cents pistoles à peu près, et en mettant Phébus à cent cinquante, je crois que nous approcherons du compte.

– Alors, il reste donc quatre cent cinquante pistoles, dit d’Artagnan assez satisfait.

– Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais.

– C’est pardieu vrai. À combien les harnais ?


– Mais en mettant cent pistoles pour les trois…


– Va pour cent pistoles, dit d’Artagnan. Il reste alors trois cent cinquante pistoles.


Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.


– Donnons les cinquante pistoles à l’hôtesse pour notre dépense, dit d’Artagnan, et partageons les trois cents autres.


– Partageons, dit Porthos.


– Piètre affaire ! murmura d’Artagnan en serrant ses billets.


– Heu ! dit Porthos, c’est toujours cela. Mais dites donc ?


– Quoi ?


– N’a-t-il en aucune façon parlé de moi ?


– Ah ! si fait ! s’écria d’Artagnan, qui craignait de décourager son ami en lui disant que le cardinal n’avait pas soufflé un mot de lui ; si fait ! il a dit…


– 436 –


– Il a dit ? reprit Porthos.

– Attendez, je tiens à me rappeler ses propres paroles ; il a dit : « Quant à votre ami, annoncez-lui qu’il peut dormir sur ses deux oreilles. »

– Bon, dit Porthos ; cela signifie clair comme le jour qu’il compte toujours me faire baron.

En ce moment neuf heures sonnèrent à l’église voisine.

D’Artagnan tressaillit.

– Ah ! c’est vrai, dit Porthos, voilà neuf heures qui sonnent, et c’est à dix, vous vous le rappelez, que nous avons rendez-vous à la place Royale.


– Ah ! tenez, Porthos, taisez-vous ! s’écria d’Artagnan avec un mouvement d’impatience, ne me rappelez pas ce souvenir, c’est cela qui m’a rendu maussade depuis hier. Je n’irai pas.


– Et pourquoi ? demanda Porthos.


– Parce que ce m’est une chose douloureuse que de revoir ces deux hommes qui ont fait échouer notre entreprise.


– Cependant, reprit Porthos, ni l’un ni l’autre n’ont eu l’avantage. J’avais encore un pistolet chargé, et vous étiez en face l’un de l’autre, l’épée à la main.


– Oui, dit d’Artagnan ; mais, si ce rendez-vous cache quelque chose…


– Oh ! dit Porthos, vous ne le croyez pas, d’Artagnan.


– 437 –


C’était vrai. D’Artagnan ne croyait pas Athos capable

d’employer la ruse, mais il cherchait un prétexte de ne point aller à ce rendez-vous.

– Il faut y aller, continua le superbe seigneur de Bracieux ; ils croiraient que nous avons eu peur. Eh ! cher ami, nous avons bien affronté cinquante ennemis sur la grande route ; nous af-fronterons bien deux amis sur la place Royale.

– Oui, oui, dit d’Artagnan, je le sais ; mais ils ont pris le parti des princes sans nous en prévenir ; mais Athos et Aramis ont joué avec moi un jeu qui m’alarme. Nous avons découvert la vérité hier. À quoi sert-il d’aller apprendre aujourd’hui autre chose ?


– Vous vous défiez donc réellement ? dit Porthos.


– D’Aramis, oui, depuis qu’il est devenu abbé. Vous ne pouvez pas vous figurer, mon cher, ce qu’il est devenu. Il nous voit sur le chemin qui doit le conduire à son évêché, et ne serait pas fâché de nous supprimer peut-être.


– Ah ! de la part d’Aramis, c’est autre chose, dit Porthos, et cela ne m’étonnerait pas.


– M. de Beaufort peut essayer de nous faire saisir à son tour.


– Bah ! puisqu’il nous tenait et qu’il nous a lâchés.

D’ailleurs, mettons-nous sur nos gardes, armons-nous et emmenons Planchet avec sa carabine.


– Planchet est frondeur, dit d’Artagnan.


– 438 –


– Au diable les guerres civiles ! dit Porthos ; on ne peut plus compter ni sur ses amis, ni sur ses laquais. Ah ! si le pauvre Mousqueton était là ! En voilà un qui ne me quittera jamais.

– Oui, tant que vous serez riche. Eh ! mon cher, ce ne sont pas les guerres civiles qui nous désunissent ; c’est que nous n’avons plus vingt ans chacun, c’est que les loyaux élans de la jeunesse ont disparu pour faire place au murmure des intérêts, au souffle des ambitions, aux conseils de l’égoïsme. Oui, vous avez raison, allons-y, Porthos, mais allons-y bien armés. Si nous n’y allons pas, ils diraient que nous avons peur.

– Holà ! Planchet ! dit d’Artagnan.


Planchet apparut.


– Faites seller les chevaux, et prenez votre carabine.


– Mais, monsieur, contre qui allons-nous d’abord !


– Nous n’allons contre personne, dit d’Artagnan ; c’est une simple mesure de précaution dans le cas où nous serions attaqués.


– Vous savez, monsieur, qu’on a voulu tuer ce bon conseiller Broussel, le père du peuple ?


– Ah ! vraiment ? dit d’Artagnan.


– Oui, mais il a été bien vengé, car il a été reporté chez lui dans les bras du peuple. Depuis hier sa maison ne désemplit pas. Il a reçu la visite du coadjuteur, de M. de Longueville et du prince de Conti. Madame de Chevreuse et madame de Vendôme se sont fait inscrire chez lui, et quand il voudra maintenant…


– Eh bien ! quand il voudra ?

– 439 –


Planchet se mit à chantonner :


Un vent de Fronde

S’est levé ce matin ;

Je crois qu’il gronde

Contre le Mazarin.

Un vent de Fronde

S’est levé ce matin.

– Cela ne m’étonne plus, dit tout bas d’Artagnan à Porthos, que le Mazarin eût préféré de beaucoup que j’eusse écrasé tout à fait son conseiller.


– Vous comprenez donc, monsieur, reprit Planchet, que si c’était pour quelque entreprise pareille à celle qu’on a tramée contre M. Broussel, que vous me priez de prendre ma carabine…


– Non, sois tranquille ; mais de qui tiens-tu tous ces dé-

tails ?


– Oh ! de bonne source, monsieur. Je les tiens de Friquet.


– De Friquet ? dit d’Artagnan. Je connais ce nom-là.


– C’est le fils de la servante de M. Broussel, un gaillard qui, je vous en réponds, dans une émeute ne donnerait pas sa part aux chiens.


– N’est-il pas enfant de chœur à Notre-Dame ! demanda

d’Artagnan.


– Oui, c’est cela ; Bazin le protège.


– Ah ! ah ! je sais, dit d’Artagnan. Et garçon de comptoir au cabaret de la rue de la Calandre ?

– 440 –


– Justement.

– Que vous fait ce marmot ? dit Porthos.


– Heu ! dit d’Artagnan, il m’a déjà donné de bons renseignements, et dans l’occasion il pourrait m’en donner encore.

– À vous qui avez failli écraser son maître ?

– Et qui le lui dira ?

– C’est juste.


À ce même moment, Athos et Aramis entraient dans Paris par le faubourg Saint-Antoine. Ils s’étaient rafraîchis en route et se hâtaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Bazin seul les suivait. Grimaud, on se le rappelle, était resté pour soigner Mousqueton, et devait rejoindre directement le jeune vicomte de Bragelonne, qui se rendait à l’armée de Flandre.


– Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer dans quelque auberge pour prendre l’habit de ville, déposer nos pistolets et nos rapières, et désarmer notre valet.


– Oh, point du tout, cher comte, et en ceci, vous me permettrez, non seulement de n’être point de votre avis, mais encore d’essayer de vous ramener au mien.


– Et pourquoi cela ?


– Parce que c’est à un rendez-vous de guerre que nous allons.


– Que voulez-vous dire, Aramis ?


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– Que la place Royale est la suite de la grande route du Vendômois, et pas autre chose.

– Comment ! nos amis…


– Sont devenus nos plus dangereux ennemis, Athos ;

croyez-moi, défions-nous, et surtout défiez-vous.

– Oh ! mon cher d’Herblay !

– Qui vous dit que d’Artagnan n’a pas rejeté sa défaite sur nous et n’a pas prévenu le cardinal ? Qui vous dit que le cardinal ne profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire saisir ?


– Eh quoi ! Aramis, vous pensez que d’Artagnan, que Porthos prêteraient les mains à une pareille infamie ?


– Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une infamie ; mais entre ennemis, c’est une ruse.


Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle tête sur sa poitrine.


– Que voulez-vous, Athos ! dit Aramis, les hommes sont ainsi faits, et n’ont pas toujours vingt ans. Nous avons cruellement blessé, vous le savez, cet amour-propre qui dirige aveuglément les actions de d’Artagnan. Il a été vaincu. Ne l’avez-vous pas entendu se désespérer sur la route ? Quant à Porthos, sa baronnie dépendait peut-être de la réussite de cette affaire.

Eh bien ! il nous a rencontrés sur son chemin, et ne sera pas encore baron de cette fois-ci. Qui vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas à notre entrevue de ce soir ? Prenons nos précautions, Athos.


– Mais s’ils allaient venir sans armes, eux ? Quelle honte pour nous, Aramis !

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– Oh ! soyez tranquille, mon cher, je vous réponds qu’il n’en sera pas ainsi. D’ailleurs, nous avons une excuse, nous, nous arrivons de voyage et nous sommes rebelles !


– Une excuse à nous ! Il nous faut prévoir le cas où nous aurions besoin dune excuse vis-à-vis de d’Artagnan, vis-à-vis de Porthos ! Oh ! Aramis, Aramis continua Athos en secouant tristement la tête, sur mon âme, vous me rendez le plus malheureux des hommes. Vous désenchantez un cœur qui n’était pas entièrement mort à l’amitié ! Tenez, Aramis, j’aimerais presque autant, je vous le jure, qu’on me l’arrachât de la poitrine. Allez-y comme vous voudrez, Aramis. Quant à moi, j’irai désarmé.


– Non pas, car je ne vous laisserai pas aller ainsi. Ce n’est plus un homme, ce n’est plus Athos, ce n’est plus même le comte de La Fère que vous trahirez par cette faiblesse ; c’est un parti tout entier auquel vous appartenez et qui compte sur vous.


– Qu’il soit fait comme vous dites, répondit tristement Athos.


Et ils continuèrent leur chemin.


À peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-Mule, aux grilles de la place déserte, qu’ils aperçurent sous l’arcade, au débouché de la rue Sainte-Catherine, trois cavaliers.


C’étaient d’Artagnan et Porthos marchant enveloppés de leurs manteaux que relevaient les épées. Derrière eux venait Planchet, le mousquet à la cuisse.


Athos et Aramis descendirent de cheval en apercevant

d’Artagnan et Porthos.


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Ceux-ci en firent autant. D’Artagnan remarqua que les trois chevaux, au lieu d’être tenus par Bazin, étaient attachés aux anneaux des arcades. Il ordonna à Planchet de faire comme faisait Bazin.


Alors ils s’avancèrent, deux contre deux, suivis des valets, à la rencontre les uns des autres, et se saluèrent poliment.

– Où vous plaît-il que nous causions, messieurs ? dit Athos, qui s’aperçut que plusieurs personnes s’arrêtaient et les regardaient, comme s’il s’agissait d’un de ces fameux duels, encore vivants dans la mémoire des Parisiens, et surtout de ceux qui habitaient la place Royale.


– La grille est fermée, dit Aramis, mais si ces messieurs aiment le frais sous les arbres et une solitude inviolable, je prendrai la clef à l’hôtel de Rohan, et nous serons à merveille.


D’Artagnan plongea son regard dans l’obscurité de la place, et Porthos hasarda sa tête entre deux barreaux pour sonder les ténèbres.


– Si vous préférez un autre endroit, messieurs, dit Athos de sa voix noble et persuasive, choisissez vous-mêmes.


– Cette place, si M. d’Herblay peut s’en procurer la clef, se-ra, je le crois, le meilleur terrain possible.


Aramis s’écarta aussitôt, en prévenant Athos de ne pas rester seul ainsi à portée de d’Artagnan et de Porthos ; mais celui auquel il donnait ce conseil ne fit que sourire dédaigneusement, et fit un pas vers ses anciens amis qui demeurèrent tous deux à leur place.


Aramis avait effectivement été frapper à l’hôtel de Rohan, il parut bientôt avec un homme qui disait :

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– Vous me le jurez, monsieur ?

– Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis.


– Ah ! vous ne voulez pas jurer, mon gentilhomme ! disait le concierge en secouant la tête.

– Eh ! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je vous affirme seulement qu’à cette heure ces messieurs sont nos amis.


– Oui, certes, dirent froidement Athos, d’Artagnan et Porthos.


D’Artagnan avait entendu le colloque et avait compris.


– Vous voyez ? dit-il à Porthos.


– Qu’est-ce que je vois ?


– Qu’il n’a pas voulu jurer.


– Jurer, quoi ?


– Cet homme voulait qu’Aramis lui jurât que nous n’allions pas sur la place Royale pour nous battre.


– Et Aramis n’a pas voulu jurer ?


– Non.


– Attention, alors.


Athos ne perdait pas de vue les deux discoureurs. Aramis ouvrit la porte et s’effaça pour que d’Artagnan et Porthos pussent entrer. En entrant, d’Artagnan engagea la poignée de son

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épée dans la grille et fut forcé d’écarter son manteau. En écar-tant son manteau il découvrit la crosse luisante de ses pistolets, sur lesquels se refléta un rayon de la lune.

– Voyez-vous, dit Aramis en touchant l’épaule d’Athos

d’une main et en lui montrant de l’autre l’arsenal que d’Artagnan portait à sa ceinture.

– Hélas ! oui, dit Athos avec un profond soupir.

Et il entra le troisième. Aramis entra le dernier et ferma la grille derrière lui. Les deux valets restèrent dehors ; mais comme si eux aussi se méfiaient l’un de l’autre, ils restèrent à distance.


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XXXI. La place Royale

On marcha silencieusement jusqu’au centre de la place ; mais comme en ce moment la lune venait de sortir d’un nuage, on réfléchit qu’à cette place découverte on serait facilement vu, et l’on gagna les tilleuls, où l’ombre était plus épaisse.

Des bancs étaient disposés de place en place ; les quatre promeneurs s’arrêtèrent devant l’un d’eux. Athos fit un signe, d’Artagnan et Porthos s’assirent. Athos et Aramis restèrent debout devant eux.


Au bout d’un moment de silence dans lequel chacun sentait l’embarras qu’il y avait à commencer l’explication :

– Messieurs, dit Athos, une preuve de la puissance de notre ancienne amitié, c’est notre présence à ce rendez-vous ; pas un n’a manqué, pas un n’avait donc de reproches à se faire.


– Écoutez, monsieur le comte, dit d’Artagnan, au lieu de nous faire des compliments que nous ne méritons peut-être ni les uns ni les autres, expliquons-nous en gens de cœur.


– Je ne demande pas mieux, répondit Athos. Je suis franc ; parlez avec toute franchise : avez-vous quelque chose à me reprocher, à moi ou à M. l’abbé d’Herblay ?


– Oui, dit d’Artagnan ; lorsque j’eus l’honneur de vous voir au château de Bragelonne, je vous portais des propositions que vous avez comprises ; au lieu de me répondre comme à un ami, vous m’avez joué comme un enfant, et cette amitié que vous

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vantez ne s’est pas rompue hier par le choc de nos épées, mais par votre dissimulation à votre château.

– D’Artagnan ! dit Athos d’un ton de doux reproche.


– Vous m’avez demandé de la franchise, dit d’Artagnan, en voilà ; vous demandez ce que je pense, je vous le dis. Et maintenant j’en ai autant à votre service, monsieur l’abbé d’Herblay.

J’ai agi de même avec vous et vous m’avez abusé aussi.

– En vérité, monsieur, vous êtes étrange, dit Aramis ; vous êtes venu me trouver pour me faire des propositions, mais me les avez-vous faites ? Non, vous m’avez sondé, voilà tout. Eh bien ! que vous ai-je dit ? que Mazarin était un cuistre et que je ne servirais pas Mazarin. Mais voilà tout. Vous ai-je dit que je ne servirais pas un autre ? Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me semble, que j’étais aux princes. Nous avons même, si je ne m’abuse, fort agréablement plaisanté sur le cas très probable où vous recevriez du cardinal mission de m’arrêter. Étiez-vous homme de parti ? Oui, sans doute. Eh bien ! pourquoi ne serions-nous pas à notre tour gens de parti ? Vous aviez votre secret comme nous avions le nôtre ; nous ne les avons pas échangés, tant mieux : cela prouve que nous savons garder nos secrets.


– Je ne vous reproche rien, monsieur, dit d’Artagnan, c’est seulement parce que M. le comte de La Fère a parlé d’amitié que j’examine vos procédés.


– Et qu’y trouvez-vous ? demanda Aramis avec hauteur.


Le sang monta aussitôt aux tempes de d’Artagnan, qui se leva et répondit :


– Je trouve que ce sont bien ceux d’un élève des jésuites.


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En voyant d’Artagnan se lever, Porthos s’était levé aussi.

Les quatre hommes se retrouvaient donc debout et menaçants en face les uns des autres.

À la réponse de d’Artagnan, Aramis fit un mouvement

comme pour porter la main à son épée.

Athos l’arrêta.

– D’Artagnan, dit-il, vous venez ce soir ici encore tout furieux de notre aventure d’hier. D’Artagnan, je vous croyais assez grand cœur pour qu’une amitié de vingt ans résistât chez vous à une défaite d’amour-propre d’un quart d’heure. Voyons, dites cela à moi. Croyez-vous avoir quelque chose à me reprocher ? Si je suis en faute, d’Artagnan, j’avouerai ma faute.


Cette voix grave et harmonieuse d’Athos avait toujours sur d’Artagnan son ancienne influence, tandis que celle d’Aramis, devenue aigre et criarde dans ses moments de mauvaise humeur, l’irritait. Aussi répondit-il à Athos :


– Je crois, monsieur le comte, que vous aviez une confidence à me faire au château de Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en désignant Aramis, en avait une à me faire à son couvent ; je ne me fusse point jeté alors dans une aventure où vous deviez me barrer le chemin ; cependant, parce que j’ai été discret, il ne faut pas tout à fait me prendre pour un sot. Si j’avais voulu approfondir la différence des gens que

M. d’Herblay reçoit par une échelle de corde avec celle des gens qu’il reçoit par une échelle de bois, je l’aurais bien forcé de me parler.


– De quoi vous mêlez-vous ? s’écria Aramis, pâle de colère au doute qui lui vint dans le cœur qu’épié par d’Artagnan, il avait été vu avec madame de Longueville.


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– Je me mêle de ce qui me regarde, et je sais faire semblant de ne pas avoir vu ce qui ne me regarde pas, mais je hais les hypocrites, et, dans cette catégorie, je range les mousquetaires qui font les abbés et les abbés qui font les mousquetaires, et, ajouta-t-il en se tournant vers Porthos, voici monsieur qui est de mon avis. Porthos, qui n’avait pas encore parlé, ne répondit que par un mot et un geste.

Il dit « Oui », et mit l’épée à la main.

Aramis fit un bond en arrière et tira la sienne. D’Artagnan se courba, prêt à attaquer ou à se défendre.


Alors Athos étendit la main avec le geste de commande-

ment suprême qui n’appartenait qu’à lui, tira lentement épée et fourreau tout à la fois, brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son genou, et jeta les deux morceaux à sa droite.


Puis se retournant vers Aramis :


– Aramis, dit-il, brisez votre épée.


Aramis hésita.


– Il le faut, dit Athos. Puis d’une voix plus basse et plus douce : Je le veux.


Alors Aramis, plus pâle encore, mais subjugué par ce geste, vaincu par cette voix, rompit dans ses mains la lame flexible, puis se croisa les bras et attendit frémissant de rage.


Ce mouvement fit reculer d’Artagnan et Porthos

;

d’Artagnan ne tira point son épée, Porthos remit la sienne au fourreau.

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– Jamais, dit Athos en levant lentement la main droite au ciel, jamais, je le jure devant Dieu qui nous voit et nous écoute pendant la solennité de cette nuit, jamais mon épée ne touchera les vôtres, jamais mon œil n’aura pour vous un regard de colère, jamais mon cœur un battement de haine. Nous avons vécu ensemble, haï et aimé ensemble ; nous avons versé et confondu notre sang ; et peut-être, ajouterai-je encore, y a-t-il entre nous un lien plus puissant que celui de l’amitié, peut-être y a-t-il le pacte du crime ; car, tous quatre, nous avons condamné, jugé, exécuté un être humain que nous n’avions peut-être pas le droit de retrancher de ce monde, quoique plutôt qu’à ce monde il pa-rût appartenir à l’enfer. D’Artagnan, je vous ai toujours aimé comme mon fils. Porthos, nous avons dormi dix ans côte à côte ; Aramis est votre frère comme il est le mien, car Aramis vous a aimés comme je vous aime encore, comme je vous aimerai toujours. Qu’est-ce que le cardinal de Mazarin peut être pour nous, qui avons forcé la main et le cœur d’un homme comme Richelieu ? Qu’est-ce que tel ou tel prince pour nous qui avons consolidé la couronne sur la tête d’une reine ? D’Artagnan, je vous demande pardon d’avoir hier croisé le fer avec vous ; Aramis en fait autant pour Porthos. Et maintenant, haïssez-moi si vous pouvez, mais, moi, je vous jure que, malgré votre haine, je n’aurai que de l’estime et de l’amitié pour vous. Maintenant ré-

pétez mes paroles, Aramis, et après, s’ils le veulent, et si vous le voulez, quittons nos anciens amis pour toujours.


Il se fit un instant de silence solennel qui fut rompu par Aramis.


– Je le jure, dit-il avec un front calme et un regard loyal, mais d’une voix dans laquelle vibrait un dernier tremblement d’émotion, je jure que je n’ai plus de haine contre ceux qui furent mes amis ; je regrette d’avoir touché votre épée, Porthos. Je jure enfin que non seulement la mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine, mais encore qu’au fond de ma pensée la plus se-

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crète, il ne restera pas dans l’avenir l’apparence de sentiments hostiles contre vous. Venez, Athos.

Athos fit un mouvement pour se retirer.


– Oh ! non, non ! ne vous en allez pas ! s’écria d’Artagnan, entraîné par un de ces élans irrésistibles qui trahissaient la chaleur de son sang et la droiture native de son âme, ne vous en allez pas ; car, moi aussi, j’ai un serment à faire, je jure que je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang, jusqu’au dernier lambeau de ma chair pour conserver l’estime d’un homme comme vous, Athos, l’amitié d’un homme comme vous, Aramis.


Et il se précipita dans les bras d’Athos.


– Mon fils ! dit Athos en le pressant sur son cœur.


– Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais j’étouffe, sacrebleu ! S’il me fallait me battre contre vous, je crois que je me laisserais percer d’outre en outre, car je n’ai jamais aimé que vous au monde.


Et l’honnête Porthos se mit à fondre en larmes en se jetant dans les bras d’Aramis.


– Mes amis, dit Athos, voilà ce que j’espérais, voilà ce que j’attendais de deux cœurs comme les vôtres ; oui, je l’ai dit et je le répète, nos destinées sont liées irrévocablement, quoique nous suivions une route différente. Je respecte votre opinion, d’Artagnan ; je respecte votre conviction, Porthos ; mais quoique nous combattions pour des causes opposées, gardons-nous amis ; les ministres, les princes, les rois passeront comme un torrent, la guerre civile comme une flamme, mais nous, reste-rons-nous ? j’en ai le pressentiment.


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– Oui, dit d’Artagnan, soyons toujours mousquetaires, et gardons pour unique drapeau cette fameuse serviette du bastion de Saint-Gervais, où le grand cardinal avait fait broder trois fleurs de lis.


– Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs, que nous importe ! Retrouvons nos bons seconds pour les duels, nos amis dévoués dans les affaires graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir !

– Et chaque fois, dit Athos, que nous nous rencontrerons dans la mêlée, à ce seul mot : Place Royale ! passons nos épées dans la main gauche et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu du carnage !


– Vous parlez à ravir, dit Porthos.


– Vous êtes le plus grand des hommes, dit d’Artagnan, et, quant à nous, vous nous dépassez de dix coudées.


Athos sourit d’un sourire d’ineffable joie.


– C’est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main.

Êtes-vous quelque peu chrétiens ?


– Pardieu ! dit d’Artagnan.


– Nous le serons dans cette occasion, pour rester fidèles à notre serment, dit Aramis.


– Ah ! je suis prêt à jurer par ce qu’on voudra, dit Porthos, même par Mahomet ! Le diable m’emporte si j’ai jamais été si heureux qu’en ce moment.


Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides.


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– L’un de vous a-t-il une croix ? demanda Athos.

Porthos et d’Artagnan se regardèrent en secouant la tête comme des hommes pris au dépourvu.


Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants suspendue à son cou par un fil de perles.

– En voilà une, dit-il.

– Eh bien ! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgré sa matière est toujours une croix, jurons d’être unis malgré tout et toujours ; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-mêmes, mais encore lier nos descendants ! Ce serment vous convient-il ?


– Oui, dirent-ils tout d’une voix.


– Ah ! traître ! dit tout bas d’Artagnan en se penchant à l’oreille d’Aramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix d’une frondeuse.


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XXXII. Le bac de l’Oise

Nous espérons que le lecteur n’a point tout à fait oublié le jeune voyageur que nous avons laissé sur la route de Flandre.

Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu’il avait laissé le suivant des yeux en face de la basilique royale, avait piqué son cheval pour échapper d’abord à ses douloureuses pensées, et ensuite pour dérober à Olivain l’émotion qui altérait ses traits.

Une heure de marche rapide dissipa bientôt cependant toutes ces sombres vapeurs qui avaient attristé l’imagination si riche du jeune homme. Ce plaisir inconnu d’être libre, plaisir qui a sa douceur, même pour ceux qui n’ont jamais souffert de leur dépendance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet horizon lointain et azuré de la vie qu’on appelle l’avenir.


Cependant il s’aperçut, après plusieurs essais de conversation avec Olivain, que de longues journées passées ainsi seraient bien tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si intéressante, lui revint en mémoire à propos des villes que l’on traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner ces renseignements précieux qu’il eût tirés d’Athos, le plus savant et le plus amusant de tous les guides.


Un autre souvenir attristait encore Raoul : on arrivait à Louvres, il avait vu, perdu derrière un rideau de peupliers, un petit château qui lui avait si fort rappelé celui de La Vallière, qu’il s’était arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait repris sa route en soupirant, sans même répondre à Olivain, qui l’avait interrogé respectueusement sur la cause de cette attention. L’aspect des objets extérieurs est un mystérieux conduc-

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teur, qui correspond aux fibres de la mémoire et va les réveiller quelquefois malgré nous ; une fois ce fil éveillé, comme celui d’Ariane, il conduit dans un labyrinthe de pensées où l’on s’égare en suivant cette ombre du passé qu’on appelle le souvenir. Or, la vue de ce château avait rejeté Raoul à cinquante lieues du côté de l’occident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment où il avait pris congé de la petite Louise jusqu’à celui où il l’avait vue pour la première fois, et chaque touffe de chêne, chaque girouette entrevue au haut d’un toit d’ardoises, lui rappelaient qu’au lieu de retourner vers ses amis d’enfance, il s’en éloignait chaque instant davantage, et que peut-être même il les avait quittés pour jamais.


Le cœur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire les chevaux à une petite auberge qu’il apercevait sur la route à une demi-portée de mousquet à peu près en avant de l’endroit où l’on était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, s’arrêta sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels murmuraient des multitudes d’abeilles, et dit à Olivain de lui faire apporter par l’hôte du papier à lettres et de l’encre sur une table qui paraissait là toute disposée pour écrire.


Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul s’asseyait le coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets d’arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.


Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait cinq qu’il était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête, s’approchait de lui, tenant papier, encore et plume.


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– Ah ! ah ! dit l’apparition, on voit que tous les gentilshommes ont des idées pareilles, car il n’y a qu’un quart d’heure qu’un jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous, et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet d’arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux monsieur qui avait l’air d’être son gouverneur, d’un pâté dont ils n’ont pas laissé un morceau, et d’une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils n’ont pas laissé une goutte ; mais heureusement nous avons encore du même vin et des pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres…


– Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je n’ai besoin pour le moment que des choses que j’ai fait demander ; seulement je serais bien heureux que l’encre fût noire et que la plume fût bonne ; à ces conditions je paierai la plume au prix de la bouteille, et l’encre au prix du pâté.


– Eh bien ! monsieur, dit l’hôte, je vais donner le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la plume et l’encre par-dessus le marché.


– Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son apprentissage avec cette classe toute particulière de la socié-

té qui, lorsqu’il y avait des voleurs sur les grandes routes, était associée avec eux, et qui, depuis qu’il n’y en a plus, les a avanta-geusement remplacés.


L’hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier, encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se mit à écrire.


L’hôte était resté devant lui et considérait avec une espèce d’admiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une reine.


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– Ce n’est pas un convive comme celui de tout à l’heure, dit l’hôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s’il n’avait besoin de rien, et votre jeune maître n’a pas d’appétit.

– Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l’appétit, mais que voulez-vous ! il l’a perdu depuis avant-hier.

Et Olivain et l’hôte s’acheminèrent vers l’auberge. Olivain, selon la coutume des laquais heureux de leur condition, ra-contant au tavernier tout ce qu’il crut pouvoir dire sur le compte du jeune gentilhomme.

Cependant Raoul écrivait :


Monsieur,


« Après quatre heures de marche, je m’arrête pour vous écrire, car vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. J’ai été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre séparation, que je ne vous ai que bien faible-ment exprimé tout ce que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous. Vous m’excuserez, monsieur, car votre cœur est si généreux, que vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez-moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie de mon existence ; et puis, si j’ose vous le dire, je suis inquiet, il m’a semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque expédition périlleuse, sur laquelle je n’ai point osé vous interroger, car vous ne m’en avez rien dit.

J’ai donc, vous le voyez, grand besoin d’avoir de vos nouvelles.

Depuis que je ne vous ai plus là, près de moi, j’ai peur à tout moment de manquer. Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd’hui, je le jure, je me trouve bien seul.


« Aurez-vous l’obligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite

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amie Mlle de La Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de notre départ, pouvait donner quelque inquiétude ? Vous comprenez, monsieur et cher protecteur, combien les souvenirs du temps que j’ai passé près de vous me sont précieux et indispensables. J’espère que parfois vous penserez aussi à moi, et si je vous manque à de certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon absence, je serais comblé de joie en songeant que vous avez senti mon affection et mon dévouement pour vous, et que j’ai su vous les faire comprendre pendant que j’avais le bonheur de vivre auprès de vous. »


Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus calme ; il regarda bien si Olivain et l’hôte ne le guettaient pas, et il déposa un baiser sur ce papier, muette et touchante caresse que le cœur d’Athos était capable de deviner en ouvrant la lettre.


Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mangé son pâté ; les chevaux aussi s’étaient rafraîchis. Raoul fit signe à l’hôte de venir, jeta un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis, jeta la lettre à la poste.


Le repos qu’avaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de continuer leur route sans s’arrêter. À Verberie, Raoul ordonna à Olivain de s’informer de ce jeune gentilhomme qui les précédait ; on l’avait vu passer il n’y avait pas trois quarts d’heure, mais il était bien monté, comme l’avait déjà dit le tavernier, et allait bon train.


– Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul à Olivain, il va comme nous à l’armée, et ce nous sera une compagnie agréable.


Il était quatre heures de l’après-midi lorsque Raoul arriva à Compiègne ; il y dîna de bon appétit et s’informa de nouveau du jeune gentilhomme qui le précédait : il s’était arrêté comme Raoul à l’ Hôtel de la Cloche et de la Bouteille, qui était le meil-

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leur de Compiègne, et avait continué sa route en disant qu’il voulait aller coucher à Noyon.

– Allons coucher à Noyon, dit Raoul.


– Monsieur, répondit respectueusement Olivain, permet-

tez-moi de vous faire observer que nous avons déjà fort fatigué les chevaux ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une première étape.


– M. le comte de La Fère désire que je me hâte, répondit Raoul, et que j’aie rejoint M. le Prince dans la matinée du quatrième jour : poussons donc jusqu’à Noyon, ce sera une étape pareille à celles que nous avons faites en allant de Blois à Paris.

Nous arriverons à huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se reposer, et demain, à cinq heures du matin, nous nous remettrons en route.


Olivain n’osa s’opposer à cette détermination ; mais il suivit en murmurant.


– Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le premier jour ; demain, en place d’une journée de vingt lieues, vous en ferez une de dix, après-demain, une de cinq, et dans trois jours vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous re-posiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons.


On voit qu’Olivain n’avait pas été élevé à l’école des Planchet et des Grimaud.


Raoul se sentait las en effet ; mais il désirait essayer ses forces, et nourri des principes d’Athos, sûr de l’avoir entendu mille fois parler d’étapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas rester au-dessous de son modèle. D’Artagnan, cet homme de fer

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qui semblait tout bâti de nerfs et de muscles, l’avait frappé d’admiration.

Il allait donc toujours pressant de plus en plus le pas de son cheval, malgré les observations d’Olivain, et suivant un charmant petit chemin qui conduisait à un bac et qui raccourcissait d’une lieue la route, à ce qu’on lui avait assuré, lorsque, en arrivant au sommet d’une colline, il aperçut devant lui la rivière.

Une petite troupe d’hommes à cheval se tenait sur le bord et était prête à s’embarquer. Raoul ne douta point que ce ne fût le gentilhomme et son escorte ; il poussa un cri d’appel, mais il était encore trop loin pour être entendu ; alors, tout fatigué qu’était son cheval, Raoul le mit au galop ; mais une ondulation de terrain lui déroba bientôt la vue des voyageurs, et lorsqu’il parvint sur une nouvelle hauteur, le bac avait quitté le bord et voguait vers l’autre rive.


Raoul, voyant qu’il ne pouvait arriver à temps pour passer le bac en même temps que les voyageurs, s’arrêta pour attendre Olivain.


En ce moment on entendit un cri qui semblait venir de la rivière. Raoul se retourna du côté d’où venait le cri, et mettant la main sur ses yeux qu’éblouissait le soleil couchant :


– Olivain ! s’écria-t-il, que vois-je donc là-bas ?


Un second cri retentit plus perçant que le premier.


– Eh ! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a cassé et le bateau dérive. Mais que vois-je donc dans l’eau ? cela se débat.


– Eh ! sans doute, s’écria Raoul, fixant ses regards vers un point de la rivière que les rayons du soleil illuminaient splendidement, un cheval, un cavalier.


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– Ils enfoncent, cria à son tour Olivain.

C’était vrai, et Raoul aussi venait d’acquérir la certitude qu’un accident était arrivé et qu’un homme se noyait. Il rendit la main à son cheval, lui enfonça les éperons dans le ventre, et l’animal, pressé par la douleur et sentant qu’on lui livrait l’espace, bondit par-dessus une espèce de garde-fou qui entourait le débarcadère, et tomba dans la rivière en faisant jaillir au loin des flots d’écume.

– Ah ! monsieur, s’écria Olivain, que faites-vous donc, Seigneur Dieu !


Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux en danger.

C’était, au reste, un exercice qui lui était familier. Élevé sur les bords de la Loire, il avait pour ainsi dire été bercé dans ses flots ; cent fois, il l’avait traversée à cheval, mille fois en nageant. Athos, dans la prévoyance du temps où il ferait du vicomte un soldat, l’avait aguerri dans toutes ces entreprises.


– Oh ! mon Dieu ! continuait Olivain désespéré, que dirait M. le comte s’il vous voyait ?


– M. le comte eût fait comme moi, répondit Raoul en poussant vigoureusement son cheval.


– Mais moi ! mais moi ! s’écriait Olivain pâle et désespéré en s’agitant sur la rive, comment passerai-je, moi ?


– Saute, poltron ! cria Raoul nageant toujours.


Puis s’adressant au voyageur qui se débattait à vingt pas de lui :


– Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient à votre aide.


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Olivain avança, recula, fit cabrer son cheval, le fit tourner, et enfin, mordu au cœur par la honte, s’élança comme avait fait Raoul, mais en répétant : « Je suis mort, nous sommes perdus ! »


Cependant le bac descendait rapidement, emporté par le fil de l’eau, et on entendait crier ceux qu’il emportait.

Un homme à cheveux gris s’était jeté du bac à la rivière et nageait vigoureusement vers la personne qui se noyait ; mais il avançait lentement, car il lui fallait remonter le cours de l’eau.

Raoul continuait sa route et gagnait visiblement du terrain ; mais le cheval et le cavalier, qu’il ne quittait pas du regard, s’enfonçaient visiblement : le cheval n’avait plus que les naseaux hors de l’eau, et le cavalier, qui avait quitté les rênes en se dé-

battant, tendait les bras et laissait aller sa tête en arrière. Encore une minute, et tout disparaissait.


– Courage, cria Raoul, courage !


– Trop tard, murmura le jeune homme, trop tard !


L’eau passa par-dessus sa tête et éteignit sa voix dans sa bouche.


Raoul s’élança de son cheval, auquel il laissa le soin de sa propre conservation, et en trois ou quatre brassées fut près du gentilhomme. Il saisit aussitôt le cheval par la gourmette, et lui souleva la tête hors de l’eau ; l’animal alors respira plus librement, et comme s’il eût compris que l’on venait à son aide, il redoubla d’efforts ; Raoul en même temps saisissait une des mains du jeune homme et la ramenait à la crinière, à laquelle elle se cramponna avec cette ténacité de l’homme qui se noie.

Sûr alors que le cavalier ne lâcherait plus prise, Raoul ne

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s’occupa que du cheval, qu’il dirigea vers la rive opposée en l’aidant à couper l’eau et en l’encourageant de la langue.

Tout à coup l’animal buta contre un bas-fond et prit pied sur le sable.

– Sauvé ! s’écria l’homme aux cheveux gris en prenant pied à son tour.

– Sauvé ! murmura machinalement le gentilhomme en lâ-

chant la crinière et en se laissant glisser de dessus la selle aux bras de Raoul.


Raoul n’était qu’à dix pas de la rive ; il y porta le gentilhomme évanoui, le coucha sur l’herbe, desserra les cordons de son col et déboutonna les agrafes de son pourpoint.


Une minute après, l’homme aux cheveux gris était près de lui.


Olivain avait fini par aborder à son tour après force signes de croix, et les gens du bac se dirigeaient du mieux qu’ils pouvaient vers le bord, à l’aide d’une perche qui se trouvait par hasard dans le bateau.


Peu à peu, grâce aux soins de Raoul et de l’homme qui accompagnait le jeune cavalier, la vie revint sur les joues pâles du moribond, qui ouvrit d’abord deux yeux égarés, mais qui bientôt se fixèrent sur celui qui l’avait sauvé.


– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, c’est vous que je cherchais : sans vous j’étais mort, trois fois mort.


– Mais on ressuscite, monsieur, comme vous voyez, dit

Raoul, et nous en serons quittes pour un bain.


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– Ah ! monsieur, que de reconnaissance ! s’écria l’homme aux cheveux gris.

– Ah ! vous voilà, mon bon d’Arminges ! je vous ai fait grand’peur, n’est-ce pas ? mais c’est votre faute : vous étiez mon précepteur, pourquoi ne m’avez-vous pas fait apprendre à mieux nager ?

– Ah ! monsieur le comte, dit le vieillard, s’il vous était arrivé malheur, je n’aurais jamais osé me représenter devant le maréchal.

– Mais comment la chose est-elle donc arrivée ? demanda Raoul.


– Ah ! monsieur, de la manière la plus simple, répondit celui à qui l’on avait donné le titre de comte. Nous étions au tiers de la rivière à peu près quand la corde du bac a cassé. Aux cris et aux mouvements qu’ont faits les bateliers, mon cheval s’est effrayé et a sauté à l’eau. Je nage mal et n’ai pas osé me lancer à la rivière. Au lieu d’aider les mouvements de mon cheval, je les paralysais, et j’étais en train de me noyer le plus galamment du monde lorsque vous êtes arrivé là tout juste pour me tirer de l’eau. Aussi, monsieur, si vous le voulez bien, c’est désormais entre nous à la vie et à la mort.


– Monsieur, dit Raoul en s’inclinant, je suis tout à fait votre serviteur, je vous l’assure.


– Je me nomme le comte de Guiche, continua le cavalier ; mon père est le maréchal de Grammont. Et maintenant que vous savez qui je suis, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes ?


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– Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul en rougissant de ne pouvoir nommer son père comme avait fait le comte de Guiche.

– Vicomte, votre visage, votre bonté et votre courage

m’attirent à vous ; vous avez déjà toute ma reconnaissance. Em-brassons-nous, je vous demande votre amitié.

– Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son accolade, je vous aime aussi déjà de tout mon cœur, faites donc état de moi, je vous prie, comme d’un ami dévoué.

– Maintenant, où allez-vous, vicomte ? demanda de Gui-

che.


– À l’armée de M. le Prince, comte.


– Et moi aussi, s’écria le jeune homme avec un transport de joie. Ah ! tant mieux, nous allons faire ensemble le premier coup de pistolet.


– C’est bien, aimez-vous, dit le gouverneur ; jeunes tous deux, vous n’avez sans doute qu’une même étoile, et vous deviez vous rencontrer.


Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse.


– Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer d’habits ; vos laquais, à qui j’ai donné des ordres au moment où ils sont sortis du bac, doivent être arrivés déjà à l’hôtellerie. Le linge et le vin chauffent, venez.


Les jeunes gens n’avaient aucune objection à faire à cette proposition ; au contraire, la trouvèrent-ils excellente ; ils remontèrent donc aussitôt à cheval, en se regardant et en

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s’admirant tous deux : c’étaient en effet deux élégants cavaliers à la tournure svelte et élancée, deux nobles visages au front dé-

gagé, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin.

De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il n’était guère plus grand que Raoul, qui n’en avait que quinze.

Ils se tendirent la main par un mouvement spontané, et piquant leurs chevaux, firent côte à côte le trajet de la rivière à l’hôtellerie, l’un trouvant bonne et riante cette vie qu’il avait failli perdre, l’autre remerciant Dieu d’avoir déjà assez vécu pour avoir fait quelque chose qui serait agréable à son protecteur.


Quant à Olivain, il était le seul que cette belle action de son maître ne satisfît pas entièrement. Il tordait les manches et les basques de son justaucorps en songeant qu’une halte à Compiè-

gne lui eût sauvé non seulement l’accident auquel il venait d’échapper, mais encore les fluxions de poitrine et les rhuma-tismes qui devaient naturellement en être le résultat.


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XXXIII. Escarmouche

Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait d’un profond sommeil. Raoul avait recommandé de le réveiller si Grimaud arrivait, mais Grimaud n’arriva point.


Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans doute, les huit heures de repos absolu et d’abondante litière qui leur furent accordées. Le comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du matin par Raoul, qui lui vint souhaiter le bonjour. On déjeuna à la hâte, et à six heures on avait déjà fait deux lieues.


La conversation du jeune comte était des plus intéressantes pour Raoul. Aussi Raoul écoutait-il beaucoup, et le jeune comte racontait-il toujours. Élevé à Paris, où Raoul n’était venu qu’une fois ; à la cour que Raoul n’avait jamais vue, ses folies de page, deux duels qu’il avait déjà trouvé moyen d’avoir malgré les édits et surtout malgré son gouverneur, étaient des choses de la plus haute curiosité pour Raoul. Raoul n’avait été que chez M. Scarron ; il nomma à Guiche les personnes qu’il y avait vues.

Guiche connaissait tout le monde : madame de Neuillan, mademoiselle d’Aubigné, mademoiselle de Scudéry, mademoiselle Paulet, madame de Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit ; Raoul tremblait qu’il ne raillât aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se sentait une réelle et profonde sympathie ; mais soit instinct, soit affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand bien possible. L’amitié de Raoul pour le comte redoubla de ces éloges.


Puis vint l’article des galanteries et des amours. Sous ce rapport aussi, Bragelonne avait beaucoup plus à écouter qu’à dire. Il écouta donc et il lui sembla voir à travers trois ou quatre

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aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un secret au fond du cœur.

De Guiche, comme nous l’avons dit, avait été élevé à la cour, et les intrigues de toute cette cour lui étaient connues.

C’était la cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fère ; seulement elle avait fort changé de face depuis l’époque où Athos lui-même l’avait vue. Tout le récit du comte de Guiche fut donc nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, médisant et spirituel, passa tout le monde en revue ; il raconta les anciennes amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui-ci à la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de Longueville vit à travers une jalousie ; ses amours nouvelles avec le prince de Marcillac, qui en était jaloux, disait-on, à vouloir faire tuer tout le monde, et même l’abbé d’Herblay, son directeur ; les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, qu’on appela plus tard la grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son mariage secret avec Lauzun. La reine elle-même ne fut pas épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi.


La journée passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte, bon vivant, homme du monde, savant jusqu’aux dents, comme le disait son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la profonde érudition et la raillerie spirituelle et mordante d’Athos ; mais quant à la grâce, à la délicatesse et à la noblesse des apparences, personne, sur ce point, ne pouvait être comparé au comte de La Fère.


Les chevaux, plus ménagés que la veille, s’arrêtèrent vers quatre heures du soir à Arras. On s’approchait du théâtre de la guerre, et l’on résolut de s’arrêter dans cette ville jusqu’au lendemain, des partis d’Espagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire des expéditions jusque dans les environs d’Arras.


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L’armée française tenait depuis Pont-à-Marc jusqu’à Va-lenciennes, en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne à Béthune.

L’armée ennemie s’étendait de Cassel à Courtray, et,

comme il n’était sorte de pillages et de violences qu’elle ne commît, les pauvres gens de la frontière quittaient leurs habita-tions isolées et venaient se réfugier dans les villes fortes qui leur promettaient un abri. Arras était encombrée de fuyards.

On parlait d’une prochaine bataille qui devait être décisive, M. le Prince n’ayant manœuvré jusque-là que dans l’attente de renforts, qui venaient enfin d’arriver. Les jeunes gens se félicitaient de tomber si à propos.


Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la même chambre. Ils étaient à l’âge des promptes amitiés, il leur semblait qu’ils se connaissaient depuis leur naissance et qu’il leur serait impossible de jamais plus se quitter.


La soirée fut employée à parler guerre ; les laquais fourbirent les armes ; les jeunes gens chargèrent des pistolets en cas d’escarmouche ; et ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous deux qu’ils arrivaient trop tard pour prendre part à la bataille.


Le matin, le bruit se répandit que le prince de Condé avait évacué Béthune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison dans cette première ville. Mais comme cette nouvelle ne présentait rien de positif, les jeunes gens décidèrent qu’ils continueraient leur chemin vers Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite et à marcher sur Carvin.


Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaite-

ment le pays ; il proposa en conséquence de prendre un chemin de traverse qui tenait le milieu entre la route de Lens et celle de

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Béthune. À Ablain, on prendrait des informations. Un itinéraire fut laissé pour Grimaud.

On se mit en route vers les sept heures du matin.


De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à Raoul :

– Nous voici trois maîtres et trois valets ; nos valets sont bien armés, et le vôtre me paraît assez têtu.

– Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, répondit Raoul, mais il est Breton, cela promet.


– Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain qu’il ferait le coup de mousquet à l’occasion ; quant à moi, j’ai deux hommes sûrs, qui ont fait la guerre avec mon père ; c’est donc six combattants que nous représentons ; si nous trouvions une petite troupe de partisans égale en nombre à la nôtre, et même supé-

rieure, est-ce que nous ne chargerions pas, Raoul ?


– Si fait, monsieur, répondit le vicomte.


– Holà ! jeunes gens, holà ! dit le gouverneur se mêlant à la conversation, comme vous y allez, vertudieu ! et mes instructions, à moi, monsieur le comte ? oubliez-vous que j’ai ordre de vous conduire sain et sauf à M. le Prince ? Une fois à l’armée, faites-vous tuer si c’est votre bon plaisir ; mais d’ici là je vous préviens qu’en ma qualité de général d’armée j’ordonne la retraite, et tourne le dos au premier plumet que j’aperçois.


De Guiche et Raoul se regardèrent du coin de l’œil en souriant. Le pays devenait assez couvert, et de temps en temps on rencontrait de petites troupes de paysans qui se retiraient, chas-sant devant eux leurs bestiaux et traînant dans des charrettes ou portant à bras leurs objets les plus précieux.


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On arriva jusqu’à Ablain sans accident. Là on prit langue, et on apprit que M. le Prince avait quitté effectivement Béthune et se tenait entre Cambrin et La Venthie. On reprit alors, en laissant toujours la carte à Grimaud, un chemin de traverse qui conduisit en une demi-heure la petite troupe sur la rive d’un petit ruisseau qui va se jeter dans la Lys.

Le pays était charmant, coupé de vallées vertes comme de l’émeraude. De temps en temps on trouvait de petits bois, que traversait le sentier que l’on suivait. À chacun de ces bois, dans la prévoyance d’une embuscade, le gouverneur faisait prendre la tête aux deux laquais du comte, qui formaient ainsi l’avant-garde. Le gouverneur et les deux jeunes gens représentaient le corps d’armée, et Olivain, la carabine sur le genou et l’œil au guet, veillait sur les derrières.


Depuis quelque temps, un bois assez épais se présentait à l’horizon ; arrivé à cent pas de ce bois, M. d’Arminges prit ses précautions habituelles et envoya en avant les deux laquais du comte.


Les laquais venaient de disparaître sous les arbres ; les jeunes gens et le gouverneur riant et causant suivaient à cent pas à peu près. Olivain se tenait en arrière à pareille distance, lorsque tout à coup cinq ou six coups de mousquet retentirent. Le gouverneur cria halte, les jeunes gens obéirent et retinrent leurs chevaux. Au même instant on vit revenir au galop les deux laquais.


Les deux jeunes gens impatients de connaître la cause de cette mousqueterie, piquèrent vers les laquais. Le gouverneur les suivit par derrière.


– Avez-vous été arrêtés ? demandèrent vivement les deux jeunes gens.


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– Non, répondirent les laquais ; il est même probable que nous n’avons pas été vus : les coups de fusil ont éclaté à cent pas en avant de nous, à peu près dans l’endroit le plus épais du bois, et nous sommes revenus pour demander avis.


– Mon avis, dit M. d’Arminges, et au besoin même ma volonté est que nous fassions retraite : ce bois peut cacher une embuscade.

– N’avez-vous donc rien vu ? demanda le comte aux la-

quais.

– Il m’a semblé voir, dit l’un d’eux, des cavaliers vêtus de jaune qui se glissaient dans le lit du ruisseau.


– C’est cela, dit le gouverneur, nous sommes tombés dans un parti d’Espagnols. Arrière, messieurs, arrière !


Les deux jeunes gens se consultèrent du coin de l’œil, et en ce moment on entendit un coup de pistolet suivi de deux ou trois cris qui appelaient au secours.


Les deux jeunes gens s’assurèrent par un dernier regard que chacun d’eux était dans la disposition de ne pas reculer, et, comme le gouverneur avait déjà fait retourner son cheval, tous deux piquèrent en avant, Raoul criant : À moi, Olivain ! et le comte de Guiche criant : À moi, Urbain et Blanchet !


Et avant que le gouverneur fût revenu de sa surprise, ils étaient déjà disparus dans la forêt.


En même temps qu’ils piquaient leurs chevaux, les deux jeunes gens avaient mis le pistolet au poing.


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Cinq minutes après, ils étaient arrivés à l’endroit d’où le bruit semblait être venu. Alors ils ralentirent leurs chevaux, s’avançant avec précaution.

– Chut ! dit de Guiche, des cavaliers.

– Oui, trois à cheval, et trois qui ont mis pied à terre.

– Que font-ils ? Voyez-vous ?

– Oui, il me semble qu’ils fouillent un homme blessé ou mort.

– C’est quelque lâche assassinat, dit de Guiche.


– Ce sont des soldats cependant, reprit Bragelonne.


– Oui, mais des partisans, c’est-à-dire des voleurs de grand chemin.


– Donnons ! dit Raoul.


– Donnons ! dit de Guiche.


– Messieurs ! s’écria le pauvre gouverneur ; messieurs, au nom du ciel…


Mais les jeunes gens n’écoutaient point. Ils étaient partis à l’envi l’un de l’autre, et les cris du gouverneur n’eurent d’autre résultat que de donner l’éveil aux Espagnols.


Aussitôt les trois partisans qui étaient à cheval s’élancèrent à la rencontre des jeunes gens, tandis que les trois autres achevaient de dévaliser les deux voyageurs ; car, en approchant, les deux jeunes gens, au lieu d’un corps étendu, en aperçurent deux.

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À dix pas, de Guiche tira le premier et manqua son homme ; l’Espagnol qui venait au-devant de Raoul tira à son tour, et Raoul sentit au bras gauche une douleur pareille à un coup de fouet. À quatre pas, il lâcha son coup, et l’Espagnol, frappé au milieu de la poitrine, étendit les bras et tomba à la renverse sur la croupe de son cheval, qui tourna bride et l’emporta.

En ce moment, Raoul vit comme à travers un nuage le canon d’un mousquet se diriger sur lui. La recommandation d’Athos lui revint à l’esprit : par un mouvement rapide comme l’éclair, il fit cabrer sa monture, le coup partit.


Le cheval fit un bond de côté, manqua des quatre pieds, et tomba engageant la jambe de Raoul sous lui.


L’Espagnol s’élança, saisissant son mousquet par le canon pour briser la tête de Raoul avec sa crosse.


Malheureusement, dans la position où était Raoul, il ne pouvait ni tirer l’épée de son fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes : il vit la crosse tournoyer au-dessus de sa tête, et, malgré lui, il allait fermer les yeux, lorsque d’un bond Guiche arriva sur l’Espagnol et lui mit le pistolet sur la gorge.


– Rendez-vous ! lui dit-il, ou vous êtes mort !


Le mousquet tomba des mains du soldat, qui se rendit à l’instant même.


Guiche appela un de ses laquais, lui remit le prisonnier en garde avec ordre de lui brûler la cervelle s’il faisait un mouvement pour s’échapper, sauta à bas de son cheval, et s’approcha de Raoul.


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– Ma foi ! monsieur, dit Raoul en riant, quoique sa pâleur trahît l’émotion inévitable d’une première affaire, vous payez vite vos dettes et n’avez pas voulu m’avoir longue obligation.

Sans vous, ajouta-t-il en répétant les paroles du comte, j’étais mort, trois fois mort.

– Mon ennemi en prenant la fuite, dit de Guiche, m’a laissé toute facilité de venir à votre secours ; mais êtes-vous blessé gravement, je vous vois tout ensanglanté ?

– Je crois, dit Raoul, que j’ai quelque chose comme une égratignure au bras. Aidez-moi donc à me tirer de dessous mon cheval, et rien, je l’espère, ne s’opposera à ce que nous continuions notre route.


M. d’Arminges et Olivain étaient déjà à terre et soulevaient le cheval, qui se débattait dans l’agonie. Raoul parvint à tirer son pied de l’étrier, et sa jambe de dessous le cheval, et en un instant il se trouva debout.


– Rien de cassé ? dit de Guiche.


– Ma foi, non, grâce au ciel, répondit Raoul. Mais que sont devenus les malheureux que les misérables assassinaient ?


– Nous sommes arrivés trop tard, ils les ont tués, je crois, et ont pris la fuite en emportant leur butin ; mes deux laquais sont près des cadavres.


– Allons voir s’ils ne sont point tout à fait morts et si on peut leur porter secours, dit Raoul. Olivain, nous avons hérité de deux chevaux, mais j’ai perdu le mien : prenez le meilleur des deux pour vous et vous me donnerez le vôtre.


Et ils s’approchèrent de l’endroit où gisaient les victimes.


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XXXIV. Le moine

Deux hommes étaient étendus : l’un immobile ; la face

contre terre, percé de trois balles et nageant dans son sang…

celui-là était mort.


L’autre, adossé à un arbre par les deux laquais, les yeux au ciel et les mains jointes, faisait une ardente prière… il avait reçu une balle qui lui avait brisé le haut de la cuisse.

Les jeunes gens allèrent d’abord au mort et se regardèrent avec étonnement.

– C’est un prêtre, dit Bragelonne, il est tonsuré. Oh ! les maudits ! qui portent la main sur les ministres de Dieu !


– Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat qui avait fait toutes les campagnes avec le cardinal-duc ; venez ici… il n’y a plus rien à faire avec l’autre, tandis que celui-ci, peut-être peut-on encore le sauver.


Le blessé sourit tristement.


– Me sauver ! non, dit-il ; mais m’aider à mourir, oui.


– Êtes-vous prêtre ? demanda Raoul.


– Non, monsieur.


– C’est que votre malheureux compagnon m’a paru appar-

tenir à l’Église, reprit Raoul.


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– C’est le curé de Béthune, monsieur ; il portait en lieu sûr les vases sacrés de son église et le trésor du chapitre ; car M. le Prince a abandonné notre ville hier, et peut-être l’Espagnol y sera-t-il demain ; or, comme on savait que des partis ennemis couraient la campagne, et que la mission était périlleuse, personne n’a osé l’accompagner, alors je me suis offert.

– Et ces misérables vous ont attaqués, ces misérables ont tiré sur un prêtre !

– Messieurs, dit le blessé en regardant autour de lui, je souffre bien, et cependant je voudrais être transporté dans quelque maison.


– Où vous puissiez être secouru ? dit de Guiche.


– Non, où je puisse me confesser.


– Mais peut-être, dit Raoul, n’êtes-vous point blessé si dangereusement que vous croyez.


– Monsieur, dit le blessé, croyez-moi, il n’y a pas de temps à perdre, la balle a brisé le col du fémur et a pénétré jusqu’aux intestins.


– Êtes-vous médecin ? demanda de Guiche.


– Non, dit le moribond, mais je me connais un peu aux blessures, et la mienne est mortelle. Tâchez donc de me transporter quelque part où je puisse trouver un prêtre, ou prenez cette peine de m’en amener un ici, et Dieu récompensera cette sainte action ; c’est mon âme qu’il faut sauver car, pour mon corps, il est perdu.


– Mourir en faisant une bonne œuvre, c’est impossible ! et Dieu vous assistera.

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– Messieurs, au nom du ciel ! dit le blessé rassemblant toutes ses forces comme pour se lever, ne perdons point le temps en paroles inutiles : ou aidez-moi à gagner le prochain village, ou jurez-moi sur votre salut que vous m’enverrez ici le premier moine, le premier curé, le premier prêtre que vous rencontrerez.

Mais, ajouta-t-il avec l’accent du désespoir, peut-être nul n’osera venir, car on sait que les Espagnols courent la campagne, et je mourrai sans absolution. Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta le blessé avec un accent de terreur qui fit frissonner les jeunes gens, vous ne permettrez point cela, n’est-ce pas ? ce serait trop terrible !


– Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche, je vous jure que vous allez avoir la consolation que vous demandez. Dites-nous seulement où il y a une maison où nous puissions demander du secours, et un village où nous puissions aller quérir un prêtre.


– Merci, et que Dieu vous récompense ! Il y a une auberge à une demi-lieue d’ici en suivant cette route et à une lieue à peu près au-delà de l’auberge vous trouverez le village de Greney.

Allez trouver le curé ; si le curé n’est pas chez lui, entrez dans le couvent des Augustins, qui est la dernière maison du bourg à droite, et amenez-moi un frère, qu’importe ! moine ou curé, pourvu qu’il ait reçu de notre sainte Église la faculté d’absoudre in articulo mortis.


– Monsieur d’Arminges, dit de Guiche, restez près de ce malheureux, et veillez à ce qu’il soit transporté le plus doucement possible. Faites un brancard avec des branches d’arbre, mettez-y tous nos manteaux ; deux de nos laquais le porteront, tandis que le troisième se tiendra prêt à prendre la place de celui qui sera las. Nous allons, le vicomte et moi, chercher un prê-

tre.


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– Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur ; mais au nom du ciel ! ne vous exposez pas.

– Soyez tranquille. D’ailleurs, nous sommes sauvés pour aujourd’hui ; vous connaissez l’axiome : Non bis in idem.

– Bon courage, monsieur ! dit Raoul au blessé, nous allons exécuter votre désir.

– Dieu vous bénisse, messieurs ! répondit le, moribond avec un accent de reconnaissance impossible à décrire.

Et les deux jeunes gens partirent au galop dans la direction indiquée, tandis que le gouverneur du comte de Guiche prési-dait à la confection du brancard.


Au bout de dix minutes de marche les deux jeunes gens

aperçurent l’auberge.


Raoul, sans descendre de cheval, appela l’hôte, le prévint qu’on allait lui amener un blessé et le pria de préparer, en attendant, tout ce qui serait nécessaire à son pansement, c’est-à-

dire un lit, des bandes, de la charpie, l’invitant en outre, s’il connaissait dans les environs quelque médecin, chirurgien ou opérateur, à renvoyer chercher, se chargeant, lui, de récompenser le messager.


L’hôte, qui vit deux jeunes seigneurs richement vêtus, promit tout ce qu’ils lui demandèrent, et nos deux cavaliers, après avoir vu commencer les préparatifs de la réception, partirent de nouveau et piquèrent vivement vers Greney.


Ils avaient fait plus d’une lieue et distinguaient déjà les premières maisons du village dont les toits couverts de tuiles rougeâtres se détachaient vigoureusement sur les arbres verts qui les environnaient, lorsqu’ils aperçurent, venant à leur ren-

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contre, monté sur une mule, un pauvre moine qu’à son large chapeau et à sa robe de laine grise ils prirent pour un frère augustin. Cette fois le hasard semblait leur envoyer ce qu’ils cherchaient.


Ils s’approchèrent du moine.

C’était un homme de vingt-deux à vingt-trois ans, mais que les pratiques ascétiques avaient vieilli en apparence. Il était pâle, non de cette pâleur mate qui est une beauté, mais d’un jaune bilieux ; ses cheveux courts, qui dépassaient à peine le cercle que son chapeau traçait autour de son front, étaient d’un blond pâle, et ses yeux, d’un bleu clair, semblaient dénués de regard.


– Monsieur, dit Raoul avec sa politesse ordinaire, êtes-vous ecclésiastique ?


– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit l’étranger avec une impassibilité presque incivile.


– Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec hauteur.


L’étranger toucha sa mule du talon et continua son chemin.


De Guiche sauta d’un bond en avant de lui, et lui barra la route.


– Répondez, monsieur ! dit-il, on vous a interrogé poliment, et toute question vaut une réponse.


– Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas dire qui je suis aux deux premières personnes venues à qui il prend le caprice de m’interroger.


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De Guiche réprima à grand-peine la furieuse envie qu’il avait de casser les os au moine.

– D’abord, dit-il en faisant un effort sur lui-même, nous ne sommes pas les deux premières personnes venues ; mon ami que voilà est le vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de Guiche. Enfin, ce n’est point par caprice que nous vous faisons cette question ; car un homme est là, blessé et mourant, qui réclame les secours de l’Église Êtes-vous prêtre, je vous somme, au nom de l’humanité, de me suivre pour secourir cet homme ; ne l’êtes-vous pas, c’est autre chose. Je vous préviens, au nom de la courtoisie, que vous paraissez si complètement ignorer, que je vais vous châtier de votre insolence.


La pâleur du moine devint de la lividité, et il sourit d’une si étrange façon que Raoul, qui ne le quittait pas des yeux, sentit ce sourire lui serrer le cœur comme une insulte.


– C’est quelque espion espagnol ou flamand, dit-il en mettant la main sur la crosse de ses pistolets.


Un regard menaçant et pareil à un éclair répondit à Raoul.


– Eh bien ! monsieur, dit de Guiche, répondez-vous ?


– Je suis prêtre, messieurs, dit le jeune homme.


Et sa figure reprit son impassibilité ordinaire.


– Alors, mon père, dit Raoul laissant retomber ses pistolets dans ses fontes et imposant à ses paroles un accent respectueux qui ne sortait pas de son cœur, alors, si vous êtes prêtre, vous allez trouver, comme vous l’a dit mon ami, une occasion d’exercer votre état : un malheureux blessé vient à notre rencontre et doit s’arrêter au prochain hôtel

; il demande

l’assistance d’un ministre de Dieu ; nos gens l’accompagnent.

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– J’y vais, dit le moine.

Et il donna du talon à sa mule.


– Si vous n’y allez pas, monsieur, dit de Guiche, croyez que nous avons des chevaux capables de rattraper votre mule, un crédit capable de vous faire saisir partout où vous serez ; et alors, je vous le jure, votre procès sera bientôt fait : on trouve partout un arbre et une corde.


L’œil du moine étincela de nouveau, mais ce fut tout ; il ré-

péta sa phrase : « J’y vais », et il partit.


– Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr.


– J’allais vous le proposer, dit de Bragelonne.


Et les deux jeunes gens se remirent en route, réglant leur pas sur celui du moine, qu’ils suivaient ainsi à une portée de pistolet.


Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour s’assurer s’il était suivi ou non.


– Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien fait !


– L’horrible figure que celle de ce moine ! dit le comte de Guiche.


– Horrible, répondit Raoul, et d’expression surtout ; ces cheveux jaunes, ces yeux ternes, ces lèvres qui disparaissent au moindre mot qu’il prononce…


– Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins frappé que Raoul de tous ces détails, attendu que Raoul examinait tandis

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que de Guiche parlait ; oui, figure étrange ; mais ces moines sont assujettis à des pratiques si dégradantes : les jeûnes les font pâlir, les coups de discipline les font hypocrites, et c’est à force de pleurer les biens de la vie, qu’ils ont perdus et dont nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.

– Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son prêtre ; mais, de par Dieu ! le pénitent a la mine de posséder une conscience meilleure que celle du confesseur. Quant à moi, je l’avoue, je suis accoutumé à voir des prêtres d’un tout autre aspect.

– Ah ! dit de Guiche, comprenez-vous ? Celui-ci est un de ces frères errants qui s’en vont mendiant sur les grandes routes jusqu’au jour où un bénéfice leur tombe du ciel ; ce sont des étrangers pour la plupart : Écossais, Irlandais, Danois. On m’en a quelquefois montré de pareils.


– Aussi laids ?


– Non, mais raisonnablement hideux, cependant.


– Quel malheur pour ce pauvre blessé de mourir entre les mains d’un pareil frocard !


– Bah ! dit de Guiche, l’absolution vient, non de celui qui la donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise, eh bien ! j’aimerais mieux mourir impénitent que d’avoir affaire à un pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, vicomte ? et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si vous aviez quelque intention de lui casser la tête.


– Oui, comte, c’est une chose étrange, et qui va vous surprendre, j’ai éprouvé à l’aspect de cet homme une horreur indé-

finissable. Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin ?

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– Jamais, dit de Guiche.

– Eh bien ! à moi cela m’est arrivé dans nos forêts du Blaisois, et je me rappelle qu’à la vue du premier qui me regarda de ses yeux ternes, replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné jusqu’au moment où le comte de La Fère…

– Votre père ? demanda de Guiche.


– Non, mon tuteur, répondit Raoul en rougissant.


– Fort bien.


– Jusqu’au moment, reprit Raoul, où le comte de La Fère me dit : Allons, Bragelonne, dégainez. Alors seulement je courus au reptile et le tranchai en deux, au moment où il se dressait sur sa queue en sifflant pour venir lui-même au-devant de moi. Eh bien ! je vous jure que j’ai ressenti exactement la même sensa-tion à la vue de cet homme lorsqu’il a dit : « Pourquoi me demandez-vous cela ? » et qu’il m’a regardé.


– Alors, vous vous reprochez de ne l’avoir pas coupé en deux comme votre serpent ?


– Ma foi, oui, presque, dit Raoul.


En ce moment, on arrivait en vue de la petite auberge, et l’on apercevait de l’autre côté le cortège du blessé qui s’avançait guidé par M. d’Arminges. Deux hommes portaient le moribond, le troisième tenait les chevaux en main.


Les jeunes gens donnèrent de l’éperon.


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– Voici le blessé, dit de Guiche en passant près du frère augustin ; ayez la bonté de vous presser un peu, sire moine.

Quant à Raoul, il s’éloigna du frère de toute la largeur de la route, et passa en détournant la tête avec dégoût.

C’étaient alors les jeunes gens qui précédaient le confesseur au lieu de le suivre. Ils allèrent au-devant du blessé et lui annoncèrent cette bonne nouvelle. Celui-ci se souleva pour regarder dans la direction indiquée, vit le moine qui s’approchait en hâtant le pas de sa mule, et retomba sur sa litière le visage éclairé d’un rayon de joie.


– Maintenant, dirent les jeunes gens, nous avons fait pour vous tout ce que nous avons pu faire, et comme nous sommes pressés de rejoindre l’armée de M. le Prince, nous allons continuer notre route ; vous nous excusez, n’est-ce pas, monsieur ?

Mais on dit qu’il va y avoir une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le lendemain.


– Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blessé, et soyez bénis tous deux pour votre piété. Vous avez en effet, et comme vous l’avez dit, fait pour moi tout ce que vous pouviez faire ; moi, je ne puis que vous dire encore une fois : Dieu vous garde, vous et ceux qui vous sont chers !


– Monsieur, dit de Guiche à son gouverneur, nous allons devant, vous nous rejoindrez sur la route de Cambrin.


L’hôte était sur sa porte et avait tout préparé, lit, bandes et charpie, et un palefrenier était allé chercher un médecin à Lens, qui était la ville la plus proche.


– Bien, dit l’aubergiste, il sera fait comme vous le désirez ; mais ne vous arrêtez-vous pas, monsieur, pour panser votre blessure ? continua-t-il en s’adressant à Bragelonne.

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– Oh ! ma blessure, à moi, n’est rien, dit le vicomte, et il se-ra temps que je m’en occupe à la prochaine halte ; seulement ayez la bonté, si vous voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous demande des nouvelles d’un jeune homme monté sur un alezan et suivi d’un laquais, de lui dire qu’effectivement vous m’avez vu, mais que j’ai continué ma route et que je compte dî-

ner à Mazingarbe et coucher à Cambrin. Ce cavalier est mon serviteur.

– Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande sûreté, que je lui demandasse son nom et que je lui dise le vôtre ? répondit l’hôte.


– Il n’y a pas de mal au surcroît de précaution, dit Raoul, je me nomme le vicomte de Bragelonne et lui Grimaud.


En ce moment le blessé arrivait d’un côté et le moine de l’autre ; les deux jeunes gens se reculèrent pour laisser passer le brancard ; de son côté le moine descendait de sa mule, et ordonnait qu’on la conduisît à l’écurie sans la desseller.


– Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce brave

homme, et ne vous inquiétez pas de votre dépense ni de celle de votre mule : tout est payé.


– Merci, monsieur ! dit le moine avec un de ces sourires qui avaient fait frissonner Bragelonne.


– Venez, comte, dit Raoul, qui semblait instinctivement ne pouvoir supporter la présence de l’augustin, venez, je me sens mal ici.


– Merci, encore une fois, mes beaux jeunes seigneurs, dit le blessé, et ne m’oubliez pas dans vos prières !


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– Soyez tranquille ! dit de Guiche en piquant pour rejoindre Bragelonne, qui était déjà de vingt pas en avant.

En ce moment le brancard, porté par les deux laquais, entrait dans la maison. L’hôte et sa femme, qui était accourue, se tenaient debout sur les marches de l’escalier. Le malheureux blessé paraissait souffrir des douleurs atroces ; et cependant il n’était préoccupé que de savoir si le moine le suivait.

À la vue de cet homme pâle et ensanglanté, la femme saisit fortement le bras de son mari.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda celui-ci. Est-ce que par hasard tu te trouverais mal ?


– Non, mais regarde ! dit l’hôtesse en montrant à son mari le blessé.


– Dame ! répondit celui-ci, il me paraît bien malade.


– Ce n’est pas cela que je veux dire, continua la femme toute tremblante, je te demande si tu le reconnais ?


– Cet homme ? attends donc…


– Ah ! je vois que tu le reconnais, dit la femme, car tu pâlis à ton tour.


– En vérité ! s’écria l’hôte. Malheur à notre maison, c’est l’ancien bourreau de Béthune.


– L’ancien bourreau de Béthune ! murmura le jeune moine en faisant un mouvement d’arrêt et en laissant voir sur son visage le sentiment de répugnance que lui inspirait son pénitent.


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M. d’Arminges, qui se tenait à la porte, s’aperçut de son hé-

sitation.

– Sire moine, dit-il, pour être ou pour avoir été bourreau, ce malheureux n’en est pas moins un homme. Rendez-lui donc le dernier service qu’il réclame de vous, et votre œuvre n’en sera que plus méritoire.

Le moine ne répondit rien, mais il continua silencieusement son chemin vers la chambre basse où les deux valets avaient déjà déposé le mourant sur un lit.

En voyant l’homme de Dieu s’approcher du chevet du bles-sé, les deux laquais sortirent en fermant la porte sur le moine et sur le moribond.


D’Arminges et Olivain les attendaient ; ils remontèrent à cheval, et tous quatre partirent au trot, suivant le chemin à l’extrémité duquel avaient déjà disparu Raoul et son compagnon.


Au moment où le gouverneur et son escorte disparaissaient à leur tour, un nouveau voyageur s’arrêtait devant le seuil de l’auberge.


– Que désire monsieur ? dit l’hôte, encore pâle et tremblant de la découverte qu’il venait de faire.


Le voyageur fit le signe d’un homme qui boit, et, mettant pied à terre, montra son cheval et fit le signe d’un homme qui frotte.


– Ah diable ! se dit l’hôte, il paraît que celui-ci est muet.


– Et où voulez-vous boire ? demanda-t-il.


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– Ici, dit le voyageur en montrant une table.

– Je me trompais, dit l’hôte, il n’est pas tout à fait muet.

Et il s’inclina, alla chercher une bouteille de vin et des biscuits, qu’il posa devant son taciturne convive.

– Monsieur ne désire pas autre chose ? demanda-t-il.

– Si fait, dit le voyageur.


– Que désire monsieur ?


– Savoir si vous avez vu passer un jeune gentilhomme de quinze ans, monté sur un cheval alezan et suivi d’un laquais.


– Le vicomte de Bragelonne ? dit l’hôte.


– Justement.


– Alors c’est vous qui vous appelez M. Grimaud ?


Le voyageur fit signe que oui.


– Eh bien ! dit l’hôte, votre jeune maître était ici il n’y a qu’un quart d’heure ; il dînera à Mazingarbe et couchera à Cambrin.


– Combien d’ici à Mazingarbe ?


– Deux lieues et demie.


– Merci.


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Grimaud, assuré de rencontrer son jeune maître avant la fin du jour, parut plus calme, s’essuya le front et se versa un verre de vin, qu’il but silencieusement.

Il venait de poser son verre sur la table et se disposait à le remplir une seconde fois, lorsqu’un cri terrible partit de la chambre où étaient le moine et le mourant.

Grimaud se leva tout debout.

– Qu’est-ce que cela, dit-il, et d’où vient ce cri ?

– De la chambre du blessé, dit l’hôte.


– Quel blessé ? demanda Grimaud.


– L’ancien bourreau de Béthune, qui vient d’être assassiné par les partisans espagnols, qu’on a apporté ici, et qui se confesse en ce moment à un frère augustin : il paraît qu’il souffre bien.


– L’ancien bourreau de Béthune ? murmura Grimaud rap-

pelant ses souvenirs… un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, vigoureux, basané, cheveux et barbe noirs ?


– C’est cela, excepté que sa barbe a grisonné et que ses cheveux ont blanchi. Le connaissez-vous ? demanda l’hôte.


– Je l’ai vu une fois, dit Grimaud, dont le front s’assombrit au tableau que lui présentait ce souvenir.


La femme était accourue toute tremblante.


– As-tu entendu ? dit-elle à son mari.


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– Oui, répondit l’hôte en regardant avec inquiétude du côté de la porte.

En ce moment, un cri moins fort que le premier, mais suivi d’un gémissement long et prolongé, se fit entendre.

Les trois personnages se regardèrent en frissonnant.

– Il faut voir ce que c’est, dit Grimaud.

– On dirait le cri d’un homme qu’on égorge, murmura

l’hôte.


– Jésus ! dit la femme en se signant.


Si Grimaud parlait peu, on sait qu’il agissait beaucoup. Il s’élança vers la porte et la secoua vigoureusement, mais elle était fermée par un verrou intérieur.


– Ouvrez ! cria l’hôte, ouvrez ; sire moine, ouvrez à

l’instant !


Personne ne répondit.


– Ouvrez, ou j’enfonce la porte ! dit Grimaud.


Même silence.


Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa une pince qui d’aventure se trouvait dans un coin ; il s’élança dessus, et, avant que l’hôte eût pu s’opposer à son dessein, il avait mis la porte en dedans.


La chambre était inondée du sang qui filtrait à travers les matelas, le blessé ne parlait plus et râlait ; le moine avait disparu.

– 492 –


– Le moine ? cria l’hôte ; où est le moine ?

Grimaud s’élança vers une fenêtre ouverte qui donnait sur la cour.

– Il aura fui par là, s’écria-t-il.

– Vous croyez ? dit l’hôte effaré. Garçon, voyez si la mule du moine est à l’écurie.


– Plus de mule ! cria celui à qui cette question était adressée.


Grimaud fronça le sourcil, l’hôte joignit les mains et regarda autour de lui avec défiance. Quant à la femme, elle n’avait pas osé entrer dans la chambre et se tenait debout, épouvantée, à la porte.


Grimaud s’approcha du blessé, regardant ses traits rudes et marqués qui lui rappelaient un souvenir si terrible.


Enfin, après un moment de morne et muette contempla-

tion :


– Il n’y a plus de doute, dit-il, c’est bien lui.


– Vit-il encore ? demanda l’hôte.


Grimaud, sans répondre, ouvrit son justaucorps pour lui tâter le cœur, tandis que l’hôte s’approchait à son tour ; mais tout à coup tous deux reculèrent, l’hôte en poussant un cri d’effroi, Grimaud en pâlissant.


La lame d’un poignard était enfoncée jusqu’à la garde du côté gauche de la poitrine du bourreau.

– 493 –


– Courez chercher du secours, dit Grimaud, moi je resterai près de lui.

L’hôte sortit de la chambre tout égaré ; quant à la femme, elle s’était enfuie au cri qu’avait poussé son mari.


– 494 –


XXXV. L’absolution

Voici ce qui s’était passé.


Nous avons vu que ce n’était point par un effet de sa propre volonté, mais au contraire assez à contrecœur que le moine es-cortait le blessé qui lui avait été recommandé d’une si étrange manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, s’il en avait vu la possibilité ; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite qui était restée après eux et qui sans doute avait reçu leurs instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion même avait engagé le moine, sans laisser paraître trop de mauvais vouloir, à jouer jusqu’au bout son rôle de confesseur, et, une fois entré dans la chambre, il s’était approché du chevet du blessé.

Le bourreau examina de ce regard rapide, particulier à ceux qui vont mourir et qui, par conséquent, n’ont pas de temps à perdre, la figure de celui qui devait être son consolateur ; il fit un mouvement de surprise et dit :


– Vous êtes bien jeune, mon père ?


– Les gens qui portent ma robe n’ont point d’âge, répondit sèchement le moine.


– Hélas ! parlez-moi plus doucement, mon père, dit le blessé, j’ai besoin d’un ami à mes derniers moments.


– Vous souffrez beaucoup ? demanda le moine.


– Oui ; mais de l’âme bien plus que du corps.


– 495 –


– Nous sauverons votre âme, dit le jeune homme ; mais

êtes-vous réellement le bourreau de Béthune, comme le disaient ces gens ?

– C’est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans doute que ce nom de bourreau n’éloignât de lui les derniers secours qu’il réclamait, c’est-à-dire que je l’ai été, mais je ne le suis plus ; il y a quinze ans que j’ai cédé ma charge. Je figure encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non !

– Vous avez donc horreur de votre état ?


Le bourreau poussa un profond soupir.


– Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi et de la justice, dit-il, mon état m’a laissé dormir tranquille, abrité que j’étais sous la justice et sous la loi ; mais depuis cette nuit terrible où j’ai servi d’instrument à une vengeance particulière et où j’ai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu, depuis ce jour…


Le bourreau s’arrêta en secouant la tête d’un air désespéré.


– Parlez, dit le moine, qui s’était assis au pied du lit du blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui s’annonçait d’une façon si étrange.


– Ah ! s’écria le moribond avec tout l’élan d’une douleur longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah ! j’ai pourtant essayé d’étouffer ce remords par vingt ans de bonnes œuvres ; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang ; à toutes les occasions j’ai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée. Ce n’est pas tout : le bien acquis dans l’exercice de ma profession,

– 496 –


je l’ai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir. Tous m’ont pardonné, quelques-uns même m’ont aimé ; mais je crois que Dieu ne m’a pas pardonné, lui, car le souvenir de cette exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre de cette femme.

– Une femme ! C’est donc une femme que vous avez assassinée ? s’écria le moine.

– Et vous aussi ! s’écria le bourreau, vous vous servez donc de ce mot qui retentit à mon oreille : assassinée ! Je l’ai donc assassinée et non pas exécutée ! je suis donc un assassin et non pas un justicier !


Et il ferma les yeux en poussant un gémissement.


Le moine craignit sans doute qu’il ne mourût sans en dire davantage, car il reprit vivement :


– Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons.


– Oh ! mon père ! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme s’il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, c’est surtout lorsqu’il fait nuit et que je traverse quelque rivière, que cette terreur que je n’ai pu vaincre redouble : il me semble alors que ma main s’alourdit, comme si mon coutelas y pesait encore ; que l’eau devient couleur de sang, et que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie :

« Laissez passer la justice de Dieu ! »


– Délire ! murmura le moine en secouant la tête à son tour.


– 497 –


Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner du côté du jeune homme et lui saisit le bras.

– Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous ? Oh ! non pas, car c’était le soir, car j’ai jeté son corps dans la rivière, car les paroles que mes remords me répètent, ces paroles, c’est moi qui dans mon orgueil les ai prononcées

: après avoir été

l’instrument de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice de Dieu.

– Mais, voyons, comment cela s’est-il fait ? parlez, dit le moine.


– C’était un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres seigneurs m’attendaient. Ils m’emmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si l’office qu’on réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger une parole ; enfin, à travers les fenêtres d’une petite chaumière, ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent : « Voici celle qu’il faut exécuter. »


– Horreur ! dit le moine. Et vous avez obéi ?


– Mon père, cette femme était un monstre : elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté d’assassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes ; elle venait d’empoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter l’Angleterre elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.


– Buckingham ? s’écria le moine.


– Oui, Buckingham, c’est cela.


– Elle était donc Anglaise, cette femme ?

– 498 –


– Non, elle était Française, mais elle s’était mariée en Angleterre.

Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le bourreau crut qu’il l’abandonnait et retomba en gé-

missant sur son lit.

– Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui ; continuez : quels étaient ces hommes ?


– L’un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.


– Leurs noms ? demanda le moine.


– Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs appelaient l’Anglais milord.


– Et cette femme était-elle belle ?


– Jeune et belle ! Oh ! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsque, à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je n’ai jamais compris depuis, comment j’avais abattu cette tête si belle et si pâle.


Le moine semblait agité d’une émotion étrange. Tous ses membres tremblaient ; on voyait qu’il voulait faire une question, mais il n’osait pas.


Enfin, après un violent effort sur lui-même :


– Le nom de cette femme ? dit-il.


– 499 –


– Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle s’était mariée deux fois, à ce qu’il paraît : une fois en France, et l’autre en Angleterre. – Et elle était jeune, dites-vous ?

– Vingt-cinq ans.

– Belle ?

– À ravir.

– Blonde ?


– Oui.


– De grands cheveux, n’est-ce pas ? qui tombaient jusque sur ses épaules.


– Oui.


– Des yeux d’une expression admirable ?


– Quand elle voulait. Oh ! oui, c’est bien cela.


– Une voix d’une douceur étrange ?


– Comment le savez-vous ?


Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.


– Et vous l’avez tuée ! dit le moine ; vous avez servi d’instrument à ces lâches, qui n’osaient la tuer eux-mêmes !

vous n’avez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse ! vous avez tué cette femme ?

– 500 –


– Hélas ! reprit le bourreau, je vous l’ai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle m’avait fait à moi-même…

– À vous ? et qu’avait-elle pu vous faire à vous ? Voyons.

– Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre ; elle s’était sauvée avec lui de son couvent.


– Avec ton frère ?


– Oui. Mon frère avait été son premier amant : elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh ! mon père ! mon père !

ne me regardez donc pas ainsi. Oh ! je suis donc coupable ? Oh !

vous ne me pardonnerez donc pas ?


Le moine composa son visage.


– Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout !


– Oh ! s’écria le bourreau, tout ! tout ! tout !


– Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère… vous dites qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas ?


– Oui.


– Si elle a causé sa mort… vous avez dit qu’elle avait causé sa mort ?


– Oui, répéta le bourreau.


– Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille ?

– 501 –


– Ô mon Dieu ! dit le bourreau, mon Dieu ! il me semble que je vais mourir. L’absolution, mon père ! l’absolution !

– Dis son nom ! s’écria le moine, et je te la donnerai.

– Elle s’appelait… mon Dieu, ayez pitié de moi ! murmura le bourreau.

Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à un homme qui va mourir.

– Son nom ! répéta le moine se courbant sur lui comme

pour lui arracher ce nom s’il ne voulait pas le lui dire ; son nom !… parle, ou pas d’absolution !


Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine étincelaient.


– Anne de Bueil, murmura le blessé.


– Anne de Bueil ! s’écria le moine en se redressant et en levant les deux mains au ciel ; Anne de Bueil ! tu as bien dit Anne de Bueil, n’est-ce pas ?


– Oui, oui, c’était son nom, et maintenant absolvez-moi, car je me meurs.


– Moi, t’absoudre ! s’écria le prêtre avec un rire qui fit dresser les cheveux sur la tête du mourant, moi, t’absoudre ? je ne suis pas prêtre !


– Vous n’êtes pas prêtre ! s’écria le bourreau, mais qu’êtes-vous donc alors ?


– Je vais te le dire à mon tour, misérable !

– 502 –


– Ah ! Seigneur ! mon Dieu !

– Je suis John Francis de Winter !


– Je ne vous connais pas ! s’écria le bourreau.

– Attends, attends, tu vas me connaître : je suis John Francis de Winter, répéta-t-il, et cette femme…

– Eh bien ! cette femme ?

– C’était ma mère !


Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible qu’on avait entendu d’abord.


– Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, si-

non au nom de Dieu, du moins en votre nom ; sinon comme prêtre, du moins comme fils.


– Te pardonner ! s’écria le faux moine, te pardonner ! Dieu le fera peut-être, mais moi, jamais !


– Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui.


– Pas de pitié pour qui n’a pas eu de pitié ; meurs impénitent, meurs désespéré, meurs et sois damné !


Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfonçant dans la poitrine :


– Tiens, dit-il, voilà mon absolution !


Ce fut alors que l’on entendit ce second cri plus faible que le premier, qui avait été suivi d’un long gémissement.

– 503 –


Le bourreau, qui s’était soulevé, retomba renversé sur son lit. Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut à la fenêtre, l’ouvrit, sauta sur les fleurs d’un petit jardin, se glissa dans l’écurie, prit sa mule, sortit par une porte de derrière, courut jusqu’au prochain bouquet de bois, y jeta sa robe de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, s’en revê-

tit, gagna à pied la première poste, prit un cheval et continua à franc étrier son chemin vers Paris.


– 504 –


XXXVI. Grimaud parle

Grimaud était resté seul auprès du bourreau : l’hôte était allé chercher du secours ; la femme priait.

Au bout d’un instant, le blessé rouvrit les yeux.

– Du secours ! murmura-t-il ; du secours ! Ô mon Dieu, mon Dieu ! ne trouverai-je donc pas un ami dans ce monde qui m’aide à vivre ou à mourir ?


Et il porta avec effort sa main à sa poitrine ; sa main rencontra le manche du poignard.


– Ah ! dit-il comme un homme qui se souvient.


Et il laissa retomber son bras près de lui.


– Ayez courage, dit Grimaud, on est allé chercher du secours.


– Qui êtes-vous ? demanda le blessé en fixant sur Grimaud des yeux démesurément ouverts.


– Une ancienne connaissance, dit Grimaud.


– Vous ?


Le blessé chercha à se rappeler les traits de celui qui lui parlait ainsi.


– 505 –


– Dans quelles circonstances nous sommes-nous donc rencontrés ? demanda-t-il.

– Il y a vingt ans, une nuit ; mon maître vous avait pris à Béthune et vous conduisit à Armentières.

– Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous êtes un des quatre laquais.

– C’est cela.


– D’où venez-vous ?


– Je passais sur la route ; je me suis arrêté dans cette auberge pour faire rafraîchir mon cheval. On me racontait que le bourreau de Béthune était là blessé, quand vous avez poussé deux cris. Au premier nous sommes accourus, au second nous avons enfoncé la porte.


– Et le moine ? dit le bourreau ; avez-vous vu le moine ?


– Quel moine ?


– Le moine qui était enfermé avec moi ?


– Non, il n’y était déjà plus ; il paraît qu’il a fui par cette fe-nêtre. Est-ce donc lui qui vous a frappé ?


– Oui, dit le bourreau.


Grimaud fit un mouvement pour sortir.


– Qu’allez-vous faire ? demanda le blessé.


– Il faut courir après lui.


– 506 –


– Gardez-vous-en bien !

– Et pourquoi ?

– Il s’est vengé, et il a bien fait. Maintenant j’espère que Dieu me pardonnera, car il y a expiation.

– Expliquez-vous, dit Grimaud.

– Cette femme que vous et vos maîtres m’avez fait tuer…


– Milady ?


– Oui, Milady, c’est vrai, vous l’appeliez ainsi…


– Qu’a de commun Milady et le moine ?


– C’était sa mère.


Grimaud chancela et regarda le mourant d’un œil terne et presque hébété.


– Sa mère ? répéta-t-il.


– Oui, sa mère.


– Mais il sait donc ce secret ?


– Je l’ai pris pour un moine, et je le lui ai révélé en confession.


– Malheureux ! s’écria Grimaud, dont les cheveux se mouillèrent de sueur à la seule idée des suites que pouvait avoir une pareille révélation ; malheureux ! vous n’avez nommé personne, j’espère ?


– 507 –


– Je n’ai prononcé aucun nom, car je n’en connais aucun, excepté le nom de fille de sa mère, et c’est à ce nom qu’il l’a reconnue ; mais il sait que son oncle était au nombre des juges.

Et il retomba épuisé, Grimaud voulut lui porter secours et avança sa main vers le manche du poignard.

– Ne me touchez pas, dit le bourreau ; si l’on retirait ce poignard, je mourrais.

Grimaud resta la main étendue, puis tout à coup se frappant le front du poing :


– Ah ! mais si jamais cet homme apprend qui sont les autres, mon maître est perdu alors.


– Hâtez-vous, hâtez-vous ! s’écria le bourreau, prévenez-le, s’il vit encore ; prévenez ses amis ; ma mort, croyez-le bien, ne sera pas le dénouement de cette terrible aventure.


– Où allait-il ? demanda Grimaud.


– Vers Paris.


– Qui l’a arrêté ?


– Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient à l’armée, et dont l’un d’eux, j’ai entendu son nom prononcé par son camarade, s’appelle le vicomte de Bragelonne.


– Et c’est ce jeune homme qui vous a amené ce moine ?


– Oui.


Grimaud leva les yeux au ciel.


– 508 –


– C’était donc la volonté de Dieu ? dit-il.

– Sans doute, dit le blessé.

– Alors voilà qui est effrayant, murmura Grimaud ; et cependant cette femme, elle avait mérité son sort. N’est-ce donc plus votre avis ?

– Au moment de mourir, dit le bourreau, on voit les crimes des autres bien petits en comparaison des siens.


Et il tomba épuisé en fermant les yeux.


Grimaud était retenu entre la pitié qui lui défendait de laisser cet homme sans secours et la crainte qui lui commandait de partir à l’instant même pour aller porter cette nouvelle au comte de La Fère, lorsqu’il entendit du bruit dans le corridor et vit l’hôte qui rentrait avec le chirurgien, qu’on avait enfin trouvé.


Plusieurs curieux suivaient, attirés par la curiosité ; le bruit de l’étrange événement commençait à se répandre.


Le praticien, s’approcha du mourant, qui semblait évanoui.


– Il faut d’abord extraire le fer de la poitrine, dit-il en secouant la tête d’une façon significative.


Grimaud se rappela la prophétie que venait de faire le blessé et détourna les yeux.


Le chirurgien écarta le pourpoint, déchira la chemise et mit la poitrine à nu.


Le fer, comme nous l’avons dit, était enfoncé jusqu’à la garde.


– 509 –


Le chirurgien le prit par l’extrémité de la poignée ; à mesure qu’il l’attirait, le blessé ouvrait les yeux avec une fixité effrayante. Lorsque la lame fut sortie entièrement de la plaie, une mousse rougeâtre vint couronner la bouche du blessé, puis au moment où il respira, un flot de sang jaillit de l’orifice de sa blessure ; le mourant fixa son regard sur Grimaud avec une expression singulière, poussa un râle étouffé, et expira sur-le-champ.

Alors, Grimaud ramassa le poignard inondé de sang qui gisait dans la chambre et faisait horreur à tous, fit signe à l’hôte de le suivre, paya la dépense avec une générosité digne de son maître et remonta à cheval.


Grimaud avait pensé tout d’abord à retourner droit à Paris, mais il songea à l’inquiétude où son absence prolongée tiendrait Raoul ; il se rappela que Raoul n’était qu’à deux lieues de l’endroit où il se trouvait lui-même, qu’en un quart d’heure il serait près de lui, et qu’allée, retour et explication ne lui prendraient pas une heure : il mit son cheval au galop, et dix minutes après il descendait au Mulet-Couronné, la seule auberge de Mazingarbe.


Aux premiers mots qu’il échangea avec l’hôte, il acquit la certitude qu’il avait rejoint celui qu’il cherchait.


Raoul était à table avec le comte de Guiche et son gouverneur, mais la sombre aventure de la matinée laissait sur les deux jeunes fronts une tristesse que la gaieté de M. d’Arminges, plus philosophe qu’eux par la grande habitude qu’il avait de ces sortes de spectacles, ne pouvait parvenir à dissiper.


Tout à coup la porte s’ouvrit, et Grimaud se présenta pâle, poudreux et encore couvert du sang du malheureux blessé.


– 510 –


– Grimaud, mon bon Grimaud, s’écria Raoul, enfin te voici.

Excusez-moi, messieurs, ce n’est pas un serviteur, c’est un ami.

Et se levant et courant à lui :


– Comment va M. le comte ? continua-t-il ; me regrette-t-il un peu ? L’as-tu vu depuis que nous nous sommes quittés ? Ré-

ponds, mais j’ai de mon côté bien des choses à te dire. Va, depuis trois jours, il nous est arrivé force aventures ; mais qu’as-tu ? comme tu es pâle ! Du sang ! pourquoi ce sang ?


– En effet, il y a du sang ! dit le comte en se levant. Êtes-vous blessé, mon ami ?


– Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang n’est pas à moi.


– Mais à qui ? demanda Raoul.


– C’est le sang du malheureux que vous avez laissé à l’auberge, et qui est mort entre mes bras.


– Entre tes bras ! cet homme ! mais sais-tu qui il était ?


– Oui, dit Grimaud.


– Mais c’était l’ancien bourreau de Béthune.


– Je le sais.


– Et tu le connaissais ?


– Je le connaissais.


– Et il est mort ?


– Oui.

– 511 –


Les deux jeunes gens se regardèrent.

– Que voulez-vous, messieurs, dit d’Arminges, c’est la loi commune, et pour avoir été bourreau on n’en est pas exempt.

Du moment où j’ai vu sa blessure, j’en ai eu mauvaise idée ; et, vous le savez, c’était son opinion à lui-même, puisqu’il demandait un moine.

À ce mot de moine, Grimaud pâlit.


– Allons, allons, à table ! dit d’Arminges, qui, comme tous les hommes de cette époque et surtout de son âge, n’admettait pas la sensibilité entre deux services.


– Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul. Allons, Grimaud, fais-toi servir ; ordonne, commande, et après que tu seras reposé, nous causerons.


– Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis pas

m’arrêter un instant, il faut que je reparte pour Paris.


– Comment, que tu repartes pour Paris ! tu te trompes, c’est Olivain qui va partir ; toi tu restes.


– C’est Olivain qui reste, au contraire, et c’est moi qui pars.

Je suis venu tout exprès pour vous l’apprendre.


– Mais à quel propos ce changement ?


– Je ne puis vous le dire.


– Explique-toi.


– Je ne puis m’expliquer.


– 512 –


– Allons, qu’est-ce que cette plaisanterie ?

– Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante jamais.

– Oui, mais je sais aussi que M. le comte de La Fère a dit que vous resteriez près de moi et qu’Olivain retournerait à paris.

Je suivrai les ordres de M. le comte.

– Pas dans cette circonstance, monsieur.

– Me désobéirez-vous, par hasard ?

– Oui, monsieur, car il le faut.


– Ainsi, vous persistez ?


– Ainsi je pars ; soyez heureux, monsieur le vicomte.


Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour sortir.


Raoul, furieux et inquiet tout à la fois, courut après lui et l’arrêta par le bras.


– Grimaud ! s’écria Raoul, restez, je le veux !


– Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse tuer M. le comte.


Grimaud salua et s’apprêta à sortir.


– Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne partirez pas ainsi, vous ne me laisserez pas dans une pareille inquiétude.

Grimaud, parle, parle, au nom du ciel !


Et Raoul tout chancelant tomba sur un fauteuil.


– 513 –


– Je ne puis vous dire qu’une chose, monsieur, car le secret que vous me demandez n’est pas à moi. Vous avez rencontré un moine, n’est-ce pas ?

– Oui.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec effroi.

– Vous l’avez conduit près du blessé ?

– Oui.

– Vous avez eu le temps de le voir, alors ?


– Oui.


– Et peut-être le reconnaîtriez-vous si jamais vous le ren-contriez ?


– Oh ! oui, je le jure, dit Raoul.


– Et moi aussi, dit de Guiche.


– Eh bien ! si vous le rencontrez jamais, dit Grimaud, quelque part que ce soit, sur la grande route, dans la rue, dans une église, partout où il sera et où vous serez, mettez le pied dessus et écrasez-le sans pitié, sans miséricorde, comme vous feriez d’une vipère, d’un serpent, d’un aspic ; écrasez-le et ne le quittez que quand il sera mort ; la vie de cinq hommes sera pour moi en doute tant qu’il vivra.


Et sans ajouter une seule parole, Grimaud profita de

l’étonnement et de la terreur où il avait jeté ceux qui l’écoutaient pour s’élancer hors de l’appartement.


– 514 –


– Eh bien ! comte, dit Raoul en se retournant vers de Guiche, ne l’avais-je pas bien dit que ce moine me faisait l’effet d’un reptile !

Deux minutes après on entendait sur la route le galop d’un cheval. Raoul courut à la fenêtre.

C’était Grimaud qui reprenait la route de Paris. Il salua le vicomte en agitant son chapeau et disparut bientôt à l’angle du chemin.


En route Grimaud réfléchit à deux choses : la première, c’est qu’au train dont il allait son cheval ne le mènerait pas dix lieues.


La seconde, c’est qu’il n’avait pas d’argent.


Mais Grimaud avait l’imagination d’autant plus féconde qu’il parlait moins.


Au premier relais qu’il rencontra il vendit son cheval, et avec l’argent de son cheval il prit la poste.


– 515 –


XXXVII. La veille de la bataille

Raoul fut tiré de ces sombres réflexions par l’hôte, qui entra précipitamment dans la chambre où venait de se passer la scène que nous avons racontée, en criant :


– Les Espagnols ! les Espagnols !

Ce cri était assez grave pour que toute préoccupation fît place à celle qu’il devait causer. Les jeunes gens demandèrent quelques informations et apprirent que l’ennemi s’avançait effectivement par Houdin et Béthune.

Tandis que M. d’Arminges donnait les ordres pour que les chevaux, qui se rafraîchissaient, fussent mis en état de partir, les deux jeunes gens montèrent aux plus hautes fenêtres de la maison qui dominaient les environs, et virent effectivement poindre du côté de Hersin et de Lens un corps nombreux d’infanterie et de cavalerie. Cette fois, ce n’était plus une troupe nomade de partisans, c’était toute une armée.


Il n’y avait donc d’autre parti à prendre qu’à suivre les sages instructions de M. d’Arminges et à battre en retraite.


Les jeunes gens descendirent rapidement. M. d’Arminges était déjà à cheval. Olivain tenait en main les deux montures des jeunes gens, et les laquais du comte de Guiche gardaient soigneusement entre eux le prisonnier espagnol, monté sur un bi-det qu’on venait d’acheter à son intention. Pour surcroît de pré-

caution, il avait les mains liées.


– 516 –


La petite troupe prit au trot le chemin de Cambrin, où l’on croyait trouver le prince ; mais il n’y était plus depuis la veille et s’était retiré à La Bassée, une fausse nouvelle lui ayant appris que l’ennemi devait passer la Lys à Estaire.


En effet, trompé par ces renseignements, le prince avait retiré ses troupes de Béthune, concentré toutes ses forces entre Vieille-Chapelle et La Venthie, et lui-même, après la reconnaissance sur toute la ligne avec le maréchal de Grammont, venait de rentrer et de se mettre à table, interrogeant les officiers, qui étaient assis à ses côtés, sur les renseignements qu’il avait chargé chacun d’eux de prendre ; mais nul n’avait de nouvelles positives. L’armée ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et semblait s’être évanouie.


Or, jamais une armée ennemie n’est si proche et par consé-

quent si menaçante que lorsqu’elle a disparu complètement. Le prince était donc maussade et soucieux contre son habitude, lorsqu’un officier de service entra et annonça au maréchal de Grammont que quelqu’un demandait à lui parler.


Le duc de Grammont prit du regard la permission du

prince et sortit.


Le prince le suivit des yeux, et ses regards restèrent fixés sur la porte, personne n’osant parler, de peur de le distraire de sa préoccupation.


Tout à coup un bruit sourd retentit ; le prince se leva vivement en étendant la main du côté d’où venait le bruit. Ce bruit lui était bien connu, c’était celui du canon.


Chacun s’était levé comme lui.


En ce moment la porte s’ouvrit.


– 517 –


– Monseigneur, dit le maréchal de Grammont radieux, Votre Altesse veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner des nouvelles de l’ennemi que nous cherchons, nous, et qu’ils ont trouvé, eux ?

– Comment donc ! dit vivement le prince, si je le permets !

non seulement je le permets, mais je le désire. Qu’ils entrent.

Le maréchal poussa les deux jeunes gens, qui se trouvèrent en face du prince.

– Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant, parlez d’abord ; ensuite nous nous ferons les compliments d’usage. Le plus pressé pour nous tous maintenant est de savoir où est l’ennemi et ce qu’il fait.


C’était au comte de Guiche que revenait naturellement la parole ; non seulement il était le plus âgé des deux jeunes gens, mais encore il était présenté au prince par son père. D’ailleurs, il connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la première fois.


Il raconta donc au prince ce qu’ils avaient vu de l’auberge de Mazingarbe.


Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune général déjà si fameux par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen.


Louis de Bourbon, prince de Condé, que, depuis la mort de Henri de Bourbon, son père, on appelait, par abréviation et selon l’habitude du temps, Monsieur le Prince, était un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard d’aigle, agl’occhi grifani, comme dit Dante, au nez recourbé, aux longs cheveux flottant par boucles, à la taille médiocre mais bien

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prise, ayant toutes les qualités d’un grand homme de guerre, c’est-à-dire coup d’œil, décision rapide, courage fabuleux ; ce qui ne l’empêchait pas d’être en même temps homme d’élégance et d’esprit, si bien qu’outre la révolution qu’il faisait dans la guerre par les nouveaux aperçus qu’il y portait, il avait aussi fait révolution à Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le chef naturel, et qu’en opposition aux élégants de l’ancienne cour, dont Bassompierre, Bellegarde et le duc d’Angoulême avaient été les modèles, on appelait les petits-maîtres.


Aux premiers mots du comte de Guiche et à la direction de laquelle venait le bruit du canon, le prince avait tout compris.

L’ennemi avait dû passer la Lys à Saint-Venant et marchait sur Lens, dans l’intention sans doute de s’emparer de cette ville et de séparer l’armée française de la France. Ce canon qu’on entendait, dont les détonations dominaient de temps en temps les autres, c’étaient des pièces de gros calibre qui répondaient au canon espagnol et lorrain.


Mais de quelle force était cette troupe ? Était-ce un corps destiné à produire une simple diversion ? était-ce l’armée tout entière ?


C’était la dernière question du prince, à laquelle il était impossible à de Guiche de répondre.


Or, comme c’était la plus importante, c’était aussi celle à laquelle surtout le prince eût désiré une réponse exacte, précise, positive.


Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel de timidité qu’il sentait, malgré lui, s’emparer de sa personne en face du prince, et se rapprochant de lui :


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– Monseigneur me permettra-t-il de hasarder sur ce sujet quelques paroles qui peut-être le tireront d’embarras ? dit-il.

Le prince se retourna et sembla envelopper tout entier le jeune homme dans un seul regard ; il sourit en reconnaissant en lui un enfant de quinze ans à peine.

– Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en adoucissant sa voix brève et accentuée, comme s’il eût cette fois adressé la parole à une femme.


– Monseigneur, répondit Raoul en rougissant, pourrait interroger le prisonnier espagnol.


– Vous avez fait un prisonnier espagnol ? s’écria le prince.


– Oui, Monseigneur.


– Ah ! c’est vrai, répondit de Guiche, je l’avais oublié.


– C’est tout simple, c’est vous qui l’avez fait, comte, dit Raoul en souriant.


Le vieux maréchal se retourna vers le vicomte reconnaissant de cet éloge donné à son fils, tandis que le prince s’écriait :


– Le jeune homme a raison, qu’on amène le prisonnier.


Pendant ce temps, le prince prit de Guiche à part et l’interrogea sur la manière dont ce prisonnier avait été fait, et lui demanda quel était ce jeune homme.


– Monsieur, dit le prince en revenant vers Raoul, je sais que vous avez une lettre de ma sœur, madame de Longueville, mais je vois que vous avez préféré vous recommander vous-même en me donnant un bon avis.

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– Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je n’ai point voulu interrompre Votre Altesse dans une conversation aussi importante que celle qu’elle avait entamée avec M. le comte. Mais voici la lettre.

– C’est bien, dit le prince, vous me la donnerez plus tard.

Voici le prisonnier, pensons au plus pressé.

En effet, on amenait le partisan. C’était un de ces condot-tieri comme il en restait encore à cette époque, vendant leur sang à qui voulait l’acheter et vieillis dans la ruse et le pillage.

Depuis qu’il avait été pris, il n’avait pas prononcé une seule parole ; de sorte que ceux qui l’avaient pris ne savaient pas eux-mêmes à quelle nation il appartenait.


Le prince le regarda d’un air d’indicible défiance.


– De quelle nation es-tu ? demanda le prince.


Le prisonnier répondit quelques mots en langue étrangère.


– Ah ! ah ! il paraît qu’il est Espagnol. Parlez-vous espagnol, Grammont ?


– Ma foi, Monseigneur, fort peu.


– Et moi, pas du tout, dit le prince en riant ; messieurs, ajouta-t-il en se retournant vers ceux qui l’environnaient, y a-t-il parmi vous quelqu’un qui parle espagnol et qui veuille me servir d’interprète ?


– Moi, Monseigneur, dit Raoul.


– Ah ! vous parlez espagnol ?


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– Assez, je crois, pour exécuter les ordres de Votre Altesse en cette occasion.

Pendant tout ce temps, le prisonnier était resté impassible et comme s’il n’eût pas compris le moins du monde de quelle chose il s’agissait.

– Monseigneur vous a fait demander de quelle nation vous êtes, dit le jeune homme dans le plus pur castillan.

Ich bin ein Deutscher, répondit le prisonnier.

– Que diable dit-il ? demanda le prince, et quel nouveau baragouin est celui-là ?


– Il dit qu’il est Allemand, Monseigneur, reprit Raoul ; cependant j’en doute, car son accent est mauvais et sa prononcia-tion défectueuse.


– Vous parlez donc allemand aussi ? demanda le prince.


– Oui, Monseigneur, répondit Raoul.


– Assez pour l’interroger dans cette langue ?


– Oui, Monseigneur.


– Interrogez-le donc, alors.


Raoul commença l’interrogatoire, mais les faits vinrent à l’appui de son opinion. Le prisonnier n’entendait pas ou faisait semblant de ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul, de son côté, comprenait mal ses réponses mélangées de flamand et d’alsacien. Cependant, au milieu de tous les efforts du prisonnier pour éluder un interrogatoire en règle, Raoul avait reconnu l’accent naturel à cet homme.

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Non siete Spagnuolo, dit-il, non siete Tedesco, siete Ita-liano.

Le prisonnier fit un mouvement et se mordit les lèvres.

– Ah ! ceci, je l’entends à merveille, dit le prince de Condé, et puisqu’il est Italien, je vais continuer l’interrogatoire. Merci, vicomte, continua le prince en riant, je vous nomme, à partir de ce moment, mon interprète.


Mais le prisonnier n’était pas plus disposé à répondre en italien que dans les autres langues ; ce qu’il voulait, c’était éluder les questions. Aussi ne savait-il rien, ni le nombre de l’ennemi, ni le nom de ceux qui le commandaient, ni l’intention de la marche de l’armée.


– C’est bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette ignorance ; cet homme a été pris pillant et assassinant ; il aurait pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le et passez-le par les armes.


Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui l’avaient emmené le prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte, tandis que le prince, se retournant vers le maréchal de Grammont, paraissait déjà avoir oublié l’ordre qu’il avait donné.


Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier s’arrêta ; les soldats, qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer à continuer son chemin.


– Un instant, dit le prisonnier en français : je suis prêt à parler, Monseigneur.


– Ah ! ah ! dit le prince en riant, je savais bien que nous finirions par là. J’ai un merveilleux secret pour défier les lan-

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gues ; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps où vous commanderez à votre tour.

– Mais à la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse me jurera la vie sauve.

– Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.

– Alors, interrogez, Monseigneur.

– Où l’armée a-t-elle passé la Lys ?

– Entre Saint-Venant et Aire.


– Par qui est-elle commandée ?


– Par le comte de Fuensaldagna, par le général Beck et par l’archiduc en personne.


– De combien d’hommes se compose-t-elle ?


– De dix-huit mille hommes et de trente-six pièces de canon.


– Et elle marche ?


– Sur Lens.


– Voyez-vous, messieurs ! dit le prince en se retournant d’un air de triomphe vers le maréchal de Grammont et les autres officiers.


– Oui, Monseigneur, dit le maréchal, vous avez deviné tout ce qu’il était possible au génie humain de deviner.


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– Rappelez Le Plessis-Bellièvre, Villequier et d’Erlac dit le prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deçà de la Lys, qu’elles se tiennent prêtes à marcher cette nuit : demain, selon toute probabilité, nous attaquons l’ennemi.


– Mais, Monseigneur, dit le maréchal de Grammont, son-

gez qu’en réunissant tout ce que nous avons d’hommes disponibles, nous atteindrons à peine le chiffre de 13.000 hommes.

– Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet admirable regard qui n’appartenait qu’à lui, c’est avec les petites armées qu’on gagne les grandes batailles.


Puis se retournant vers le prisonnier :


– Que l’on emmène cet homme, et qu’on le garde soigneusement à vue. Sa vie repose sur les renseignements qu’il nous a donnés : s’ils sont faux, qu’on le fusille.


On emmena le prisonnier.


– Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous n’avez vu votre père, restez près de lui. Monsieur, continua-t-il en s’adressant à Raoul, si vous n’êtes pas trop fatigué, suivez-moi.


– Au bout du monde ! Monseigneur, s’écria Raoul, éprouvant pour ce jeune général, qui lui paraissait si digne de sa re-nommée, un enthousiasme inconnu.


Le prince sourit ; il méprisait les flatteurs, mais estimait fort les enthousiastes.


– Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au conseil, nous venons de l’éprouver ; demain nous verrons comment vous êtes à l’action.

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– Et moi, Monseigneur, dit le maréchal, que ferai-je ?

– Restez pour recevoir les troupes ; ou je reviendrai les chercher moi-même, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les ameniez. Vingt gardes des mieux montés c’est tout ce dont j’ai besoin pour mon escorte.

– C’est bien peu, dit le maréchal.

– C’est assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur de Bragelonne ?


– Le mien a été tué ce matin, Monseigneur, et je monte provisoirement celui de mon laquais.


– Demandez et choisissez vous-même dans mes écuries celui qui vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-être, et demain certainement.


Raoul ne se le fit pas dire deux fois ; il savait qu’avec les supérieurs, et surtout quand ces supérieurs sont princes, la politesse suprême est d’obéir sans retard et sans raisonnements ; il descendit aux écuries, choisit un cheval andalou de couleur isabelle, le sella, le brida lui-même, – car Athos lui avait recommandé, au moment du danger, de ne confier ces soins importants à personne, – et il vint rejoindre le prince qui, en ce moment, montait à cheval.


– Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul, voulez-vous me remettre la lettre dont vous êtes porteur ?


Raoul tendit la lettre au prince.


– Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-ci.

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Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle comme il avait l’habitude de le faire quand il voulait avoir les mains libres, décacheta la lettre de

Mme de Longueville et partit au galop sur la route de Lens, accompagné de Raoul, et suivi de sa petite escorte ; tandis que les messagers qui devaient rappeler les troupes partaient de leur côté à franc étrier dans des directions opposées.

Le prince lisait tout en courant.


– Monsieur, dit-il après un instant, on me dit le plus grand bien de vous ; je n’ai qu’une chose à vous apprendre, c’est que, d’après le peu que j’ai vu et entendu, j’en pense encore plus qu’on ne m’en dit.


Raoul s’inclina.


Cependant, à chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens, les coups de canon retentissaient plus rapprochés. Le regard du prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de celui d’un oiseau de proie. On eût dit qu’il avait la puissance de percer les rideaux d’arbres qui s’étendaient devant lui et qui bornaient l’horizon.


De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme s’il avait eu hâte de respirer l’odeur de la poudre, et il soufflait comme son cheval.


Enfin on entendit le canon de si près qu’il était évident qu’on n’était plus guère qu’à une lieue du champ de bataille. En effet, au détour du chemin, on aperçut le petit village d’Annay.


Les paysans étaient en grande confusion ; le bruit des cruautés des Espagnols s’était répandu et effrayait chacun ; les

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femmes avaient déjà fui, se retirant vers Vitry ; quelques hommes restaient seuls.

À la vue du prince, ils accoururent ; un d’eux le reconnut.


– Ah ! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux d’Espagnols et tous ces pillards de Lorrains ?

– Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide.

– Volontiers, Monseigneur ; où Votre Altesse veut-elle que je la conduise ?


– Dans quelque endroit élevé, d’où je puisse découvrir Lens et ses environs.


– J’ai votre affaire, en ce cas.


– Je puis me fier à toi, tu es bon Français ?


– Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur.


– Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voilà pour Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou préfères-tu aller à pied ?


– À pied, Monseigneur, à pied, j’ai toujours servi dans l’infanterie. D’ailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par des chemins où il faudra bien qu’elle mette pied à terre.


– Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps.


Le paysan partit, courant devant le cheval du prince ; puis, à cent pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond d’un joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un couvert d’arbres, les coups de canon retentissant si près

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qu’on eût dit à chaque détonation qu’on allait entendre siffler le boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour s’escarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied à terre, ordonna à un de ses aides de camp et à Raoul d’en faire autant, aux autres d’attendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive, et il commença de gravir le sentier.

Au bout de dix minutes, on était arrivé aux ruines d’un vieux château ; ces ruines couronnaient le sommet d’une colline du haut de laquelle on dominait tous les environs. À un quart de lieue à peine, on découvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute l’armée ennemie.


D’un seul coup d’œil, le prince embrassa l’étendue qui se découvrait à ses yeux depuis Lens jusqu’à Vimy. En un instant, tout le plan de la bataille qui devait le lendemain sauver la France pour la seconde fois d’une invasion se déroula dans son esprit. Il prit un crayon, déchira une page de ses tablettes et écrivit :


« Mon cher maréchal,


« Dans une heure Lens sera au pouvoir de l’ennemi. Venez me rejoindre ; amenez avec vous toute l’armée. Je serai à Vendin pour lui faire prendre sa position. Demain nous aurons repris Lens et battu l’ennemi. »


Puis, se retournant vers Raoul :


– Allez, monsieur, dit-il, partez à franc étrier et remettez cette lettre à M. de Grammont.


Raoul s’inclina, prit le papier, descendit rapidement la montagne, s’élança sur son cheval et partit au galop.


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Un quart d’heure après il était près du maréchal.

Une partie des troupes était déjà arrivée, on attendait le reste d’instant en instant.


Le maréchal de Grammont se mit à la tête de tout ce qu’il avait d’infanterie et de cavalerie disponible, et prit la route de Vendin, laissant le duc de Châtillon pour attendre et amener le reste. Toute l’artillerie était en mesure de partir à l’instant même et se mit en marche.


Il était sept heures du soir lorsque le maréchal arriva au rendez-vous. Le prince l’y attendait. Comme il l’avait prévu, Lens était tombé au pouvoir de l’ennemi presque aussitôt après le départ de Raoul. La cessation de la canonnade avait annoncé d’ailleurs cet événement.


On attendit la nuit. À mesure que les ténèbres s’avançaient, les troupes mandées par le prince arrivaient successivement. On avait ordonné qu’aucune d’elles ne battît le tambour ni ne sonnât de la trompette.


À neuf heures, la nuit était tout à fait venue. Cependant un dernier crépuscule éclairait encore la plaine. On se mit en marche silencieusement, le prince conduisant la colonne.


Arrivée au-delà d’Annay, l’armée aperçut Lens ; deux ou trois maisons étaient en flammes, et une sourde rumeur qui indiquait l’agonie d’une ville prise d’assaut arrivait jusqu’aux soldats.


Le prince indiqua à chacun son poste : le maréchal de

Grammont devait tenir l’extrême gauche et devait s’appuyer à

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Méricourt ; le duc de Châtillon formait le centre ; enfin le prince, qui formait l’aile droite, resterait en avant d’Annay.

L’ordre de bataille du lendemain devait être le même que celui des positions prises la veille. Chacun en se réveillant se trouverait sur le terrain où il devait manœuvrer.

Le mouvement s’exécuta dans le plus profond silence et avec la plus grande précision. À dix heures, chacun tenait sa position, à dix heures et demie, le prince parcourut les postes et donna l’ordre du lendemain.

Trois choses étaient recommandées par-dessus toutes aux chefs, qui devaient veiller à ce que les soldats les observassent scrupuleusement. La première, que les différents corps se regarderaient bien marcher, afin que la cavalerie et l’infanterie fussent bien sur la même ligne et que chacun gardât ses intervalles.


La seconde, de n’aller à la charge qu’au pas.


La troisième, de laisser tirer l’ennemi le premier.


Le prince donna le comte de Guiche à son père et retint pour lui Bragelonne ; mais les deux jeunes gens demandèrent à passer cette nuit ensemble, ce qui leur fut accordé.


Une tente fut posée pour eux près de celle du maréchal.

Quoique la journée eût été fatigante, ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de dormir.


D’ailleurs c’est une chose grave et imposante, même pour les vieux soldats, que la veille d’une bataille ; à plus forte raison pour deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la première fois.


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La veille d’une bataille, on pense à mille choses qu’on avait oubliées jusque-là et qui vous reviennent alors à l’esprit. La veille d’une bataille, les indifférents deviennent des amis, les amis deviennent des frères.


Il va sans dire que si on a au fond du cœur quelque sentiment plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut degré d’exaltation auquel il puisse atteindre.

Il faut croire que chacun des deux jeunes gens éprouvait quelque sentiment car au bout d’un instant, chacun d’eux s’assit à une extrémité de la tente et se mit à écrire sur ses genoux.


Les épîtres furent longues, les quatre pages se couvrirent successivement de lettres fines et rapprochées. De temps en temps les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se comprenaient sans rien dire ; ces deux organisations élégantes et sympathiques étaient faites pour s’entendre sans se parler.


Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, où nul ne pouvait lire le nom de la personne à laquelle elle était adressée qu’en déchirant la première enveloppe ; puis tous deux s’approchèrent l’un de l’autre et échangèrent leurs lettres en souriant.


– S’il m’arrivait malheur, dit Bragelonne.


– Si j’étais tué, dit de Guiche.


– Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.


Puis ils s’embrassèrent comme deux frères,

s’enveloppèrent chacun dans son manteau et s’endormirent de ce sommeil jeune et gracieux dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.


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XXXVIII. Un dîner d’autrefois

La seconde entrevue des anciens mousquetaires n’avait pas été pompeuse et menaçante comme la première. Athos avait jugé, avec sa raison toujours supérieure, que la table serait le centre le plus rapide et le plus complet de la réunion ; et au moment où ses amis, redoutant sa distinction et sa sobriété, n’osaient parler d’un de ces bons dîners d’autrefois mangés soit à la Pomme-de-Pin, soit au Parpaillot, il proposa le premier de se trouver autour de quelque table bien servie, et de

s’abandonner sans réserve chacun à son caractère et à ses ma-nières, abandon qui avait entretenu cette bonne intelligence qui les avait fait nommer autrefois les inséparables.


La proposition fut agréable à tous et surtout à d’Artagnan, lequel était avide de retrouver le bon goût et la gaieté des entretiens de sa jeunesse ; car depuis longtemps son esprit fin et enjoué n’avait rencontré que des satisfactions insuffisantes, une vile pâture, comme il le disait lui-même. Porthos, au moment d’être baron, était enchanté de trouver cette occasion d’étudier dans Athos et dans Aramis le ton et les manières des gens de qualité. Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-Royal par d’Artagnan et par Porthos, et se ménager pour toutes les occasions des amis si dévoués, qui autrefois soutenaient ses querelles avec des épées si promptes et si invincibles.


Quant à Athos, il était le seul qui n’eût rien à attendre ni à recevoir des autres et qui ne fût mû que par un sentiment de grandeur simple et d’amitié pure.


On convint donc que chacun donnerait son adresse très positive, et que sur le besoin de l’un des associés la réunion serait

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convoquée chez un fameux traiteur de la rue de la Monnaie, à l’enseigne de l’ Ermitage. Le premier rendez-vous fut fixé au mercredi suivant et à huit heures précises du soir.

En effet, ce jour-là, les quatre amis arrivèrent ponctuellement à l’heure dite, et chacun de son côté. Porthos avait eu à essayer un nouveau cheval, d’Artagnan descendait sa garde du Louvre, Aramis avait eu à visiter une de ses pénitentes dans le quartier, et Athos, qui avait établi son domicile rue Guénégaud, se trouvait presque tout porté. Ils furent donc surpris de se rencontrer à la porte de l’ Ermitage, Athos débouchant par le Pont-Neuf, Porthos par la rue du Roule, d’Artagnan par la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois, Aramis par la rue de Béthisy.


Les premières paroles échangées entre les quatre amis, justement par l’affectation que chacun mit dans ses démonstrations, furent donc un peu forcées et le repas lui-même commen-

ça avec une espèce de raideur. On voyait que d’Artagnan se for-

çait pour rire, Athos pour boire, Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos s’aperçut de cet embarras, et ordonna, pour y porter un prompt remède, d’apporter quatre bouteilles de vin de Champagne.


À cet ordre donné avec le calme habituel d’Athos, on vit se décider la figure du Gascon et s’épanouir le front de Porthos.


Aramis fut étonné. Il savait non seulement qu’Athos ne buvait plus, mais encore qu’il éprouvait une certaine répugnance pour le vin.


Cet étonnement redoubla quand Aramis vit Athos se verser rasade et boire avec son enthousiasme d’autrefois. D’Artagnan remplit et vida aussitôt son verre ; Porthos et Aramis choquè-

rent les leurs. En un instant les quatre bouteilles furent vides.

On eût dit que les convives avaient hâte de divorcer avec leurs arrière-pensées.

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En un instant cet excellent spécifique eut dissipé jusqu’au moindre nuage qui pouvait rester au fond de leur cœur. Les quatre amis se mirent à parler plus haut sans attendre que l’un eût fini pour que l’autre commençât, et à prendre sur la table chacun sa posture favorite. Bientôt, chose énorme, Aramis défit deux aiguillettes de son pourpoint ; ce que voyant, Porthos dé-

noua toutes les siennes.

Les batailles, les longs chemins, les coups reçus et donnés firent les premiers frais de la conversation. Puis on passa aux luttes sourdes soutenues contre celui qu’on appelait maintenant le grand cardinal.


– Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez d’éloges donnés aux morts, médisons un peu des vivants. Je voudrais bien un peu médire du Mazarin. Est-ce permis ?


– Toujours, dit d’Artagnan en éclatant de rire, toujours ; contez votre histoire, et je vous applaudirai si elle est bonne.


– Un grand prince, dit Aramis, dont le Mazarin recherchait l’alliance, fut invité par celui-ci à lui envoyer la liste des conditions moyennant lesquelles il voulait bien lui faire l’honneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait quelque répugnance à traiter avec un pareil cuistre, fit sa liste à contrecœur et la lui envoya.

Sur cette liste il y avait trois conditions qui déplaisaient à Mazarin ; il fit offrir au prince d’y renoncer pour dix mille écus.


– Ah ! ah ! ah ! s’écrièrent les trois amis, ce n’était pas cher, et il n’avait pas à craindre d’être pris au mot. Que fit le prince ?


– Le prince envoya aussitôt cinquante mille livres à Mazarin en le priant de ne plus jamais lui écrire, et en lui offrant vingt mille livres de plus s’il engageait à ne plus jamais lui parler.

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– Que fit Mazarin ?

– Il se fâcha ? dit Athos.


– Il fit bâtonner le messager ? dit Porthos.

– Il accepta la somme ? dit d’Artagnan.

– Vous avez deviné, d’Artagnan, dit Aramis.


Et tous d’éclater de rire si bruyamment que l’hôte monta en demandant si ces messieurs n’avaient pas besoin de quelque chose.


Il avait cru que l’on se battait.


L’hilarité se calma enfin.


– Peut-on crosser M. de Beaufort ? demanda d’Artagnan, j’en ai bien envie.


– Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet esprit gascon si fin et si brave qui ne reculait jamais d’un seul pas sur aucun terrain.


– Et vous, Athos ? demanda d’Artagnan.


– Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons si vous êtes drôle, dit Athos.


– Je commence, dit d’Artagnan. M. de Beaufort, causant un jour avec un des amis de M. le Prince, lui dit que sur les premiè-

res querelles du Mazarin et du parlement, il s’était trouvé un jour en différend avec M. de Chavigny, et que le voyant attaché

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au nouveau cardinal, lui qui tenait à l’ancien par tant de maniè-

res, il l’avait gourmé de bonne façon.

« Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort légère, ne fut pas autrement étonné du fait, et l’alla tout courant conter à M. le Prince. La chose se répand, et voilà que chacun tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche

l’explication de cette froideur générale : on hésite à la lui faire connaître ; enfin quelqu’un se hasarde à lui dire que chacun s’étonne qu’il se soit laissé gourmer par M. de Beaufort, tout prince qu’il est.

« – Et qui a dit que le prince m’avait gourmé ? demanda Chavigny.


« – Le prince lui-même, répond l’ami.


« On remonte à la source et l’on trouve la personne à laquelle le prince a tenu ce propos, laquelle, adjurée sur l’honneur de dire la vérité, le répète et l’affirme.


« Chavigny, au désespoir d’une pareille calomnie, à laquelle il ne comprend rien, déclare à ses amis qu’il mourra plutôt que de supporter une pareille injure. En conséquence, il envoie deux témoins au prince, avec mission de lui demander s’il est vrai qu’il ait dit qu’il avait gourmé M. de Chavigny.


« – Je l’ai dit et je le répète, répondit le prince, car c’est la vérité.


« – Monseigneur, dit alors l’un des parrains de Chavigny, permettez-moi de dire à Votre Altesse que des coups à un gentilhomme dégradent autant celui qui les donne que celui qui les reçoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de chambre.

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« – Eh bien mais, demanda M. de Beaufort étonné, qui a reçu des coups et qui parle de battre ?

« – Mais vous, Monseigneur, qui prétendez avoir battu….

« – Qui ?

« – M. de Chavigny.

« – Moi ?

« – N’avez-vous pas gourmé M. de Chavigny, à ce que vous dites au moins, Monseigneur ?


« – Oui.


« – Eh bien ! lui dément.


« – Ah ! par exemple, dit le prince, je l’ai si bien gourmé que voilà mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la majesté que vous lui connaissez :


« Mon cher Chavigny, vous êtes blâmable de prêter secours à un drôle comme ce Mazarin.


« – Ah ! Monseigneur, s’écria le second, je comprends, c’est gourmander que vous avez voulu dire.


« – Gourmander, gourmer, que fait cela ? dit le prince ; n’est-ce pas la même chose ? En vérité, vos faiseurs de morts sont bien pédants !


On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort, dont les bévues en ce genre commençaient à devenir proverbiales, et il fut convenu que, l’esprit de parti étant

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exilé à tout jamais de ces réunions amicales, d’Artagnan et Porthos pourraient railler les princes, à la condition qu’Athos et Aramis pourraient gourmer le Mazarin.

– Ma foi, dit d’Artagnan à ses deux amis, vous avez raison de lui vouloir du mal, à ce Mazarin, car de son côté, je vous le jure, il ne vous veut pas de bien.

– Bah ! vraiment ? dit Athos. Si je croyais que ce drôle me connût par mon nom, je me ferais débaptiser, de peur qu’on ne crût que je le connais, moi.

– Il ne vous connaît point par votre nom, mais par vos faits ; il sait qu’il y a deux gentilshommes qui ont plus particulièrement contribué à l’évasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher activement, je vous en réponds.


– Par qui ?


– Par moi.


– Comment, par vous ?


– Oui, il m’a encore envoyé chercher ce matin pour me demander si j’avais quelque renseignement.


– Sur ces deux gentilshommes ?


– Oui.


– Et que lui avez-vous répondu ?


– Que je n’en avais pas encore, mais que je dînais avec deux personnes qui pourraient m’en donner.


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– Vous lui avez dit cela ! dit Porthos avec son gros rire épanoui sur sa large figure. Bravo ! Et cela ne vous fait pas peur, Athos ?

– Non, dit Athos, ce n’est pas la recherche du Mazarin que je redoute.

– Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que vous redou-tez ? – Rien, dans le présent du moins, c’est vrai.

– Et dans le passé ? dit Porthos.


– Ah ! dans le passé, c’est autre chose, dit Athos avec un soupir ; dans le passé et dans l’avenir…


– Est-ce que vous craignez pour votre jeune Raoul ? demanda Aramis.


– Bon ! dit d’Artagnan, on n’est jamais tué à la première affaire.


– Ni à la seconde, dit Aramis.


– Ni à la troisième, dit Porthos. D’ailleurs, quand on est tué, on en revient, et la preuve c’est que nous voilà.


– Non, dit Athos, ce n’est pas Raoul non plus qui

m’inquiète, car il se conduira, je l’espère, en gentilhomme, et s’il est tué, eh bien ! ce sera bravement ; mais tenez, si ce malheur lui arrivait, eh bien…


Athos passa la main sur son front pâle.


– Eh bien ? demanda Aramis.

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– Eh bien ! je regarderais ce malheur comme une expia-

tion. – Ah ! ah ! dit d’Artagnan, je sais ce que vous voulez dire.

– Et moi aussi, dit Aramis ; mais il ne faut pas songer à ce-la, Athos : le passé est le passé.

– Je ne comprends pas, dit Porthos.


– L’affaire d’Armentières, dit tout bas d’Artagnan.


– L’affaire d’Armentières ? demanda celui-ci.


– Milady…


– Ah. ! oui, dit Porthos, je l’avais oubliée, moi.


Athos le regarda de son œil profond.


– Vous l’avez oubliée, vous, Porthos ? dit-il.


– Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de cela.


– La chose ne pèse donc point à votre conscience ?


– Ma foi, non ! dit Porthos.


– Et à vous, Aramis ?


– Mais, j’y pense parfois, dit Aramis, comme à un des cas de conscience qui prêtent le plus à la discussion.


– Et à vous, d’Artagnan ?


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– Moi, j’avoue que lorsque mon esprit s’arrête sur cette époque terrible, je n’ai de souvenirs que pour le corps glacé de cette pauvre Mme Bonacieux. Oui, Oui, murmura-t-il, j’ai eu bien des fois des regrets pour la victime, jamais de remords pour son assassin.

Athos secoua la tête d’un air de doute.

– Songez, dit Aramis, que si vous admettez la justice divine et sa participation aux choses de ce monde, cette femme a été punie de par la volonté de Dieu. Nous avons été les instruments, voilà tout.


– Mais le libre arbitre, Aramis ?


– Que fait le juge ? il a son libre arbitre et il condamne sans crainte. Que fait le bourreau ? Il est maître de son bras, et cependant il frappe sans remords.


– Le bourreau… murmura Athos.


Et l’on vit qu’il s’arrêtait à un souvenir.


– Je sais que c’est effrayant, dit d’Artagnan, mais quand on pense que nous avons tué des Anglais, des Rochelois, des Espagnols, des Français même, qui n’avaient jamais fait d’autre mal que de nous coucher en joue et de nous manquer, qui n’avaient jamais eu d’autre tort que de croiser le fer avec nous et de ne pas arriver à la parade assez vite, je m’excuse pour ma part dans le meurtre de cette femme, parole d’honneur !


– Moi, dit Porthos, maintenant que vous m’en avez fait souvenir, Athos, je revois encore la scène comme si j’y étais : Milady était là, où vous êtes (Athos pâlit) ; moi j’étais à la place où se trouve d’Artagnan. J’avais au côté une épée qui coupait comme un damas… Vous vous la rappelez, Aramis, car vous

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l’appeliez toujours Balizarde ? Eh bien ! je vous jure à tous trois que s’il n’y avait pas eu là le bourreau de Béthune… Est-ce de Béthune ?… Oui, ma foi, de Béthune… j’eusse coupé le cou à cette scélérate, sans m’y reprendre, et même en m’y reprenant.

C’était une méchante femme.

– Et puis, dit Aramis, avec ce ton d’insoucieuse philosophie qu’il avait pris depuis qu’il était d’Église, et dans lequel il y avait bien plus d’athéisme que de confiance en Dieu, à quoi bon songer à tout cela ! ce qui est fait est fait. Nous nous confesserons de cette action à l’heure suprême et Dieu saura bien mieux que nous si c’est un crime, une faute ou une action méritoire. M’en repentir ? me direz-vous ; ma foi, non. Sur l’honneur et sur la croix, je ne me repens que parce qu’elle était femme.


– Le plus tranquillisant dans tout cela, dit d’Artagnan, c’est que de tout cela il ne reste aucune trace.


– Elle avait un fils, dit Athos.


– Ah ! oui, je le sais bien, dit d’Artagnan, et vous m’en avez parlé ; mais qui sait ce qu’il est devenu ? Mort le serpent, morte la couvée ? Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura élevé ce serpenteau-là ? De Winter aura condamné le fils comme il a condamné la mère.


– Alors, dit Athos, malheur à de Winter, car l’enfant n’avait rien fait, lui.


– L’enfant est mort, ou le diable m’emporte ! dit Porthos. Il fait tant de brouillard dans cet affreux pays, à ce que dit d’Artagnan, du moins…


Au moment où cette conclusion de Porthos allait peut-être ramener la gaieté sur tous ces fronts plus ou moins assombris,

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un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier, et l’on frappa à la porte.

– Entrez, dit Athos.


– Messieurs, dit l’hôte, il y a un garçon très pressé qui demande à parler à l’un de vous.

– Auquel ? demandèrent les quatre amis.

– À celui qui se nomme le comte de La Fère.

– C’est moi, dit Athos. Et comment s’appelle ce garçon ?


– Grimaud.


– Ah ! fit Athos pâlissant, déjà de retour ? Qu’est-il donc arrivé à Bragelonne ?


– Qu’il entre ! dit d’Artagnan, qu’il entre !


Mais déjà Grimaud avait franchi l’escalier et attendait sur le degré ; il s’élança dans la chambre et congédia l’hôte d’un geste.


L’hôte referma la porte : les quatre amis restèrent dans l’attente. L’agitation de Grimaud, sa pâleur, la sueur qui mouil-lait son visage, la poussière qui souillait ses vêtements, tout annonçait qu’il s’était fait le messager de quelque importante et terrible nouvelle.


– Messieurs, dit-il, cette femme avait un enfant, l’enfant est devenu un homme ; la tigresse avait un petit, le tigre est lancé, il vient à vous, prenez garde !

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