– Parfaitement.


– Allons voir votre mendiant, monsieur le curé ; et s’il est tel que vous me le dites, vous avez raison, c’est vous qui aurez trouvé le véritable trésor.


Et Gondy s’habilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume rouge, ceignit une longue épée, boucla des éperons à ses bottes, s’enveloppa d’un ample manteau et suivit le curé.


Le coadjuteur et son compagnon traversèrent toutes les rues qui séparent l’archevêché de l’église Saint-Eustache, examinant avec soin l’esprit du peuple. Le peuple était ému, mais, comme un essaim d’abeilles effarouchées, semblait ne savoir sur quelle place s’abattre, et il était évident que, si l’on ne trouvait des chefs à ce peuple, tout se passerait en bourdonnements.


En arrivant à la rue des Prouvaires, le curé étendit la main vers le parvis de l’église.


– Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste.

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Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un pauvre assis sur une chaise et adossé à une des moulures ; il avait près de lui un petit seau et tenait un goupillon à la main.


– Est-ce par privilège, dit Gondy, qu’il se tient là ?

– Non, Monseigneur, dit le curé, il a traité avec son prédé-

cesseur de la place de donneur d’eau bénite.

– Traité ?

– Oui, ces places s’achètent ; je crois que celui-ci a payé la sienne cent pistoles.


– Le drôle est donc riche ?


– Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et même plus.


– Hum ! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes aumônes.


Cependant on s’avançait vers le parvis ; au moment où le curé et le coadjuteur mettaient le pied sur la première marche de l’église, le mendiant se leva et tendit son goupillon.


C’était un homme de soixante-six à soixante-huit ans, petit, assez gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure la lutte de deux principes opposés, une nature mauvaise domptée par la volonté, peut-être par le repentir.


En voyant le cavalier qui accompagnait le curé, il tressaillit légèrement et le regarda d’un air étonné.


– 681 –


Le curé et le coadjuteur touchèrent le goupillon du bout des doigts et firent le signe de la croix ; le coadjuteur jeta une pièce d’argent dans le chapeau qui était à terre.

– Maillard, dit le curé, nous sommes venus, monsieur et moi, pour causer un instant avec vous.

– Avec moi ! dit le mendiant ; c’est bien de l’honneur pour un pauvre donneur d’eau bénite.

Il y avait dans la voix du pauvre un accent d’ironie qu’il ne put dominer tout à fait et qui étonna le coadjuteur.


– Oui, continua le curé qui semblait habitué à cet accent, oui, nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des événements d’aujourd’hui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes qui entrent à l’église et qui en sortent.


Le mendiant hocha la tête.


– Ce sont de tristes événements, monsieur le curé, qui, comme toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant à ce qu’on en dit, tout le monde est mécontent, tout le monde se plaint, mais qui dit tout le monde ne dit personne.


– Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur.


– Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces malédictions ne produiront qu’une tempête et des éclairs, voilà tout ; mais que le tonnerre ne tombera que lorsqu’il y aura un chef pour le diriger.


– Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile

homme ; seriez-vous disposé à vous mêler d’une petite guerre civile dans le cas où nous en aurions une, et à mettre à la dispo-

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sition de ce chef, si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et l’influence que vous avez acquise sur vos camarades ?

– Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût approuvée par l’Église, et par conséquent pût me conduire au but que je veux atteindre, c’est-à-dire à la rémission de mes péchés.

– Cette guerre sera non seulement approuvée, mais encore dirigée par elle. Quant à la rémission de vos péchés, nous avons M. l’archevêque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour de Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des indulgences plénières ; nous vous recommanderions à lui.


– Songez, Maillard, dit le curé, que c’est moi qui vous ai recommandé à monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en quelque sorte ai répondu de vous.


– Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant, que vous avez toujours été excellent pour moi ; aussi, de mon côté, suis-je tout disposé à vous être agréable.


– Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confrè-

res que me le disait tout à l’heure M. le curé ?


– Je crois qu’ils ont pour moi une certaine estime, dit le mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que je leur ordonnerai, mais encore que partout où j’irai ils me suivront.


– Et pouvez-vous me répondre de cinquante hommes bien

résolus, de bonnes âmes oisives et bien animées, de braillards capables de faire tomber les murs du Palais-Royal en criant :

« À bas le Mazarin ! » comme tombaient autrefois ceux de Jéri-cho ?


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– Je crois, dit le mendiant, que je puis être chargé de choses plus difficiles et plus importantes que cela.

– Ah ! ah ! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de faire une dizaine de barricades ?

– Je me chargerais d’en faire cinquante, et, le jour venu, de les défendre.

– Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me fait plaisir, et puisque M. le curé me répond de vous…

– J’en réponds, dit le curé.


– Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes vos dispositions, et dites-moi où je puis vous retrouver ce soir à dix heures.


– Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé, et d’où un signal fait pût être vu dans tous les quartiers de Paris.


– Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint-Jacques-la-Boucherie ? Il vous introduira dans une des chambres de la tour, dit le curé.


– À merveille, dit le mendiant.


– Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix heures ; et si je suis content de vous, il y aura à votre disposition un autre sac de cinq cents pistoles.


Les yeux du mendiant brillèrent d’avidité, mais il réprima cette émotion.


– À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera prêt.


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Et il reporta sa chaise dans l’église, rangea près de sa chaise son seau et son goupillon, alla prendre de l’eau bénite au bénitier, comme s’il n’avait pas confiance dans la sienne, et sortit de l’église.


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XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie

À six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses courses et était rentré à l’archevêché.

À six heures on annonça le curé de Saint-Merri.

Le coadjuteur jeta vivement les yeux derrière lui et vit qu’il était suivi d’un autre homme.

– Faites entrer, dit-il.


Le curé entra, et Planchet avec lui.


– Monseigneur, dit le curé de Saint-Merri, voici la personne dont j’ai eu l’honneur de vous parler.


Planchet salua de l’air d’un homme qui a fréquenté les bonnes maisons.


– Et vous êtes disposé à servir la cause du peuple ? demanda Gondy.


– Je crois bien, dit Planchet : je suis frondeur dans l’âme.

Tel que vous me voyez, Monseigneur, je suis condamné à être pendu.


– Et à quelle occasion ?


– J’ai tiré des mains des sergents de Mazarin un noble seigneur qu’ils reconduisaient à la Bastille, où il était depuis cinq ans.

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– Vous le nommez ?

– Oh ! Monseigneur le connaît bien : c’est le comte de Rochefort.

– Ah ! vraiment oui ! dit le coadjuteur, j’ai entendu parler de cette affaire : vous aviez soulevé tout le quartier, m’a-t-on dit ? – À peu près, dit Planchet d’un air satisfait de lui-même.

– Et vous êtes de votre état ?…


– Confiseur, rue des Lombards.


– Expliquez-moi comment il se fait qu’exerçant un état si pacifique vous ayez des inclinations si belliqueuses ?


– Comment Monseigneur, étant d’Église, me reçoit-il

maintenant en habit de cavalier, avec l’épée au côté et les éperons aux bottes ?


– Pas mal répondu, ma foi ! dit Gondy en riant ; mais, vous le savez, j’ai toujours eu, malgré mon rabat, des inclinations guerrières.


– Eh bien, Monseigneur, moi, avant d’être confiseur, j’ai été trois ans sergent au régiment de Piémont, et avant d’être trois ans au régiment de Piémont, j’ai été dix-huit mois laquais de M. d’Artagnan.


– Le lieutenant aux mousquetaires ? demanda Gondy.


– Lui-même, Monseigneur.


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– Mais on le dit mazarin enragé ?

– Heu… fit Planchet.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien, Monseigneur. M. d’Artagnan est au service ;

M. d’Artagnan fait son état de défendre Mazarin, qui le paye, comme nous faisons, nous autres bourgeois, notre état

d’attaquer le Mazarin, qui nous vole.


– Vous êtes un garçon intelligent, mon ami, peut-on compter sur vous ?


– Je croyais, dit Planchet, que M. le curé vous avait répondu pour moi.


– En effet ; mais j’aime à recevoir cette assurance de votre bouche.


– Vous pouvez compter sur moi, Monseigneur, pourvu qu’il s’agisse de faire un bouleversement par la ville.


– Il s’agit justement de cela. Combien d’hommes croyez-vous pouvoir rassembler dans la nuit ?


– Deux cents mousquets et cinq cents hallebardes.


– Qu’il y ait seulement un homme par chaque quartier qui en fasse autant, et demain nous aurons une assez forte armée.


– Mais oui.


– Seriez-vous disposé à obéir au comte de Rochefort ?


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– Je le suivrais en enfer ; et ce n’est pas peu dire, car je le crois capable d’y descendre.

– Bravo !


– À quel signe pourra-t-on distinguer demain les amis des ennemis ?

– Tout frondeur peut mettre un nœud de paille à son chapeau.

– Bien. Donnez la consigne.


– Avez-vous besoin d’argent ?


– L’argent ne fait jamais de mal en aucune chose, Monseigneur. Si on n’en a pas, on s’en passera ; si on en a, les choses n’iront que plus vite et mieux.


Gondy alla à un coffre et tira un sac.


– Voici cinq cents pistoles, dit-il ; et si l’action va bien, comptez demain sur pareille somme.


– Je rendrai fidèlement compte à Monseigneur de cette

somme, dit Planchet en mettant le sac sous son bras.


– C’est bien, je vous recommande le cardinal.


– Soyez tranquille, il est en bonnes mains.


Planchet sortit, le curé resta un peu en arrière.


– Êtes-vous content, Monseigneur ? dit-il.


– Oui, cet homme m’a l’air d’un gaillard résolu.

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– Eh bien, il fera plus qu’il n’a promis.

– C’est merveilleux alors.


Et le curé rejoignit Planchet, qui l’attendait sur l’escalier.

Dix minutes après on annonçait le curé de Saint-Sulpice.

Dès que la porte du cabinet de Gondy fut ouverte, un

homme s’y précipita, c’était le comte de Rochefort.


– C’est donc vous, mon cher comte ! dit de Gondy en lui tendant la main.


– Vous êtes donc enfin décidé, Monseigneur ? dit Rochefort.


– Je l’ai toujours été, dit Gondy.


– Ne parlons plus de cela, vous le dites, je vous crois ; nous allons donner le bal au Mazarin.


– Mais… je l’espère.


– Et quand commencera la danse ?


– Les invitations se font pour cette nuit, dit le coadjuteur, mais les violons ne commenceront à jouer que demain matin.


– Vous pouvez compter sur moi et sur cinquante soldats que m’a promis le chevalier d’Humières, dans l’occasion où j’en aurais besoin.


– Sur cinquante soldats ?


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– Oui ; il fait des recrues et me les prête ; la fête finie, s’il en manque, je les remplacerai.

– Bien, mon cher Rochefort ; mais ce n’est pas tout.


– Qu’y a-t-il encore ? demanda Rochefort en souriant.

– M. de Beaufort, qu’en avez-vous fait ?

– Il est dans le Vendômois, où il attend que je lui écrive de revenir à Paris.

– Écrivez-lui, il est temps.


– Vous êtes donc sûr de votre affaire ?


– Oui, mais il faut qu’il se presse ; car à peine le peuple de Paris va-t-il être révolté, que nous aurons dix princes pour un qui voudront se mettre à sa tête : s’il tarde, il trouvera la place prise.


– Puis-je lui donner avis de votre part ?


– Oui, parfaitement.


– Puis-je lui dire qu’il doit compter sur vous ?


– À merveille.


– Et vous lui laisserez tout pouvoir ?


– Pour la guerre, oui ; quant à la politique…


– Vous savez que ce n’est pas son fort.


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– Il me laissera négocier à ma guise mon chapeau de cardinal. – Vous y tenez ?


– Puisqu’on me force de porter un chapeau d’une forme qui ne me convient pas, dit Gondy, je désire au moins que ce chapeau soit rouge.

– Il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs, dit Rochefort en riant ; je réponds de son consentement.

– Et vous lui écrivez ce soir ?


– Je fais mieux que cela, je lui envoie un messager.


– Dans combien de jours peut-il être ici ?


– Dans cinq jours.


– Qu’il vienne, et il trouvera un changement.


– Je le désire.


– Je vous en réponds.


– Ainsi ?


– Allez rassembler vos cinquante hommes et tenez-vous

prêt.


– À quoi ?


– À tout.


– Y a-t-il un signe de ralliement ?

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– Un nœud de paille au chapeau.

– C’est bien. Adieu, Monseigneur.


– Adieu, mon cher Rochefort.

– Ah ! mons Mazarin, mons Mazarin ! dit Rochefort en entraînant son curé, qui n’avait pas trouvé moyen de placer un mot dans ce dialogue, vous verrez si je suis trop vieux pour être un homme d’action !

Il était neuf heures et demie, il fallait bien une demi-heure au coadjuteur pour se rendre de l’archevêché à la tour de Saint-Jacques-la-Boucherie.


Le coadjuteur remarqua qu’une lumière veillait à l’une des fenêtres les plus élevées de la tour.


– Bon, dit-il, notre syndic est à son poste.


Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-même l’attendait et le conduisit en l’éclairant jusqu’au haut de la tour ; arrivé là, il lui montra une petite porte, posa la lumière dans un angle de la muraille pour que le coadjuteur pût la trouver en sortant, et descendit.


Quoique la clef fût à la porte, le coadjuteur frappa.


– Entrez, dit une voix que le coadjuteur reconnut pour celle du mendiant.


De Gondy entra. C’était effectivement le donneur d’eau bé-

nite du parvis Saint-Eustache. Il attendait couché sur une es-pèce de grabat.


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En voyant entrer le coadjuteur il se leva.

Dix heures sonnèrent.

– Eh bien ! dit Gondy, m’as-tu tenu parole ?

– Pas tout à fait, dit le mendiant.

– Comment cela ?

– Vous m’avez demandé cinq cents hommes, n’est-ce pas ?

– Oui, eh bien ?


– Eh bien ! je vous en aurai deux mille.


– Tu ne te vantes pas ?


– Voulez-vous une preuve ?


– Oui.


Trois chandelles étaient allumées, chacune d’elles brûlant devant une fenêtre dont l’une donnait sur la Cité, l’autre sur le Palais-Royal, l’autre sur la rue Saint-Denis.


L’homme alla silencieusement à chacune des trois chandelles et les souffla l’une après l’autre.


Le coadjuteur se trouva dans l’obscurité, la chambre n’était plus éclairée que par le rayon incertain de la lune perdue dans les gros nuages noirs dont elle frangeait d’argent les extrémités.


– Qu’as-tu fait ? dit le coadjuteur.


– J’ai donné le signal.

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– Lequel ?

– Celui des barricades.


– Ah ! ah !

– Quand vous sortirez d’ici vous verrez mes hommes à

l’œuvre. Prenez seulement garde de vous casser les jambes en vous heurtant à quelque chaîne ou en vous laissant tomber dans quelque trou.

– Bien ! Voici la somme, la même que celle que tu as reçue.

Maintenant souviens-toi que tu es un chef et ne va pas boire.


– Il y a vingt ans que je n’ai bu que de l’eau.


L’homme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit que faisait la main en fouillant et en maniant les pièces d’or.


– Ah ! ah ! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drôle.


Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.


– Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne parviendrai-je jamais à dépouiller le vieil homme ? Ô misère, ô vanité !


– Tu le prends, cependant.


– Oui, mais je fais vœu devant vous d’employer ce qui me restera à des œuvres pies.


Son visage était pâle et contracté comme l’est celui d’un homme qui vient de subir une lutte intérieure.


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– Singulier homme ! murmura Gondy.

Et il prit son chapeau pour s’en aller, mais en se retournant il vit le mendiant entre lui et la porte.


Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait

quelque mal.

Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et il tomba à genoux.


– Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter, votre béné-

diction, je vous prie.


– Monseigneur ! s’écria Gondy ; mon ami, tu me prends

pour un autre.


– Non, Monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour M. le coadjuteur ; je vous ai reconnu du premier coup d’œil.


Gondy sourit.


– Et tu veux ma bénédiction ? dit-il.


– Oui, j’en ai besoin.


Le mendiant dit ces paroles avec un ton d’humilité si

grande et de repentir si profond, que Gondy étendit sa main sur lui et lui donna sa bénédiction avec toute l’onction dont il était capable.


– Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communion entre nous. Je t’ai béni et tu m’es sacré, comme à mon tour je le suis pour toi. Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice humaine dont je puisse te garantir ?

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Le mendiant secoua la tête.

– Le crime que j’ai commis, Monseigneur, ne relève point de la justice humaine, et vous ne pouvez m’en délivrer qu’en me bénissant souvent comme vous venez de le faire.

– Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n’as pas fait toute ta vie le métier que tu fais ?

– Non, Monseigneur, je ne le fais pas depuis six ans.

– Avant de le faire, où étais-tu ?


– À la Bastille.


– Et avant d’être à la Bastille ?


– Je vous le dirai, Monseigneur, le jour où vous voudrez bien m’entendre en confession.


– C’est bien. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu te présentes, souviens-toi que je suis prêt à te donner l’absolution.


– Merci, Monseigneur, dit le mendiant d’une voix sourde, mais je ne suis pas encore prêt à la recevoir.


– C’est bien. Adieu.


– Adieu, Monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en se courbant devant le prélat.


Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout rê-

veur.


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L. L’émeute

Il était onze heures de la nuit à peu près. Gondy n’eut pas fait cent pas dans les rues de Paris qu’il s’aperçut du changement étrange qui s’était opéré.


Toute la ville semblait habitée d’êtres fantastiques ; on voyait des ombres silencieuses qui dépavaient les rues, d’autres qui traînaient et qui renversaient des charrettes, d’autres qui creusaient des fossés à engloutir des compagnies entières de cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient, couraient, pareils à des démons accomplissant quelque œuvre inconnue : c’étaient les mendiants de la cour des Miracles, c’étaient les agents du donneur d’eau bénite du parvis Saint-Eustache qui préparaient les barricades du lendemain.


Gondy regardait ces hommes de l’obscurité, ces travailleurs nocturnes, avec une certaine épouvante ; il se demandait si, après avoir fait sortir toutes ces créatures immondes de leurs repaires, il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelqu’un de ces êtres s’approchait de lui, il était prêt à faire le signe de la croix.


Il gagna la rue Saint-Honoré et la suivit en s’avançant vers la rue de la Ferronnerie. Là, l’aspect changea : c’étaient des marchands qui couraient de boutique en boutique ; les portes semblaient fermées comme les contrevents ; mais elles n’étaient que poussées, si bien qu’elles s’ouvraient et se refermaient aussitôt pour donner entrée à des hommes qui semblaient craindre de laisser voir ce qu’ils portaient ; ces hommes, c’étaient les boutiquiers qui ayant des armes en prêtaient à ceux qui n’en avaient pas.

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Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids d’épées, d’arquebuses, de mousquetons, d’armes de toute es-pèce, qu’il déposait au fur et à mesure. À la lueur d’une lanterne, le coadjuteur reconnut Planchet.

Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la Monnaie ; sur le quai, des groupes de bourgeois en manteaux noirs et gris, selon qu’ils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie, stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient d’un groupe à l’autre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient relevés par-derrière par la pointe d’une épée, par-devant par le canon d’une arquebuse ou d’un mousqueton.


En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé ; un homme s’approcha de lui.


– Qui êtes-vous ? demanda cet homme ; je ne vous reconnais pas pour être des nôtres.


– C’est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau.


Louvières le reconnut et s’inclina.


Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu’à la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des murs. On eût dit d’une procession de fantômes, car ils étaient tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit, tous ces hommes semblaient s’anéantir l’un après l’autre comme si la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy s’accouda dans un angle et les vit disparaître depuis le premier jusqu’à l’avant-dernier.


Le dernier leva les yeux pour s’assurer sans doute que lui et ses compagnons n’étaient point épiés, et malgré l’obscurité il

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aperçut Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge.

– Holà ! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu.

Rochefort reconnut la voix.

– Ah ! c’est vous, Monseigneur ? dit-il.

– Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les en-

trailles de la terre ?


– Mes cinquante recrues du chevalier d’Humières, qui sont destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout équipement reçu leurs manteaux blancs.


– Et vous allez ?


– Chez un sculpteur de mes amis ; seulement nous descendons par la trappe où il introduit ses marbres.


– Très bien, dit Gondy.


Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son tour et referma la trappe derrière lui.


Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter.


Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe, inconnue ; on sentait qu’il se passait dans toutes ces rues, obscures comme des gouffres, quelque chose d’inusité et de terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui d’une tempête qui s’amasse ou d’une houle qui monte se faisait entendre ; mais rien de clair, rien de distinct, rien d’explicable ne se

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présentait à l’esprit : on eût dit de ces bruits mystérieux et souterrains qui précèdent les tremblements de terre.

L’œuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris en s’éveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit d’une ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les barricades l’œil menaçant, le mousquet à l’épaule ; des mots d’ordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même, voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier : Vive Broussel ! à bas le Mazarin ! et quiconque se refusait à cette cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas encore, mais on sentait que ce n’était pas l’envie qui en manquait.


Les barricades avaient été poussées jusqu’auprès du Palais-Royal. De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu à la porte Saint-Honoré, il y avait plus de dix mille hommes armés, dont les plus avancés criaient des défis aux sentinelles impassibles du régiment des gardes placées en vedettes tout autour du Palais-Royal, dont les grilles étaient refermées derrière elles, précaution qui rendait leur situation précaire. Au milieu de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante, de deux cents, des hommes hâves, livides, déguenillés, portant des espèces d’étendards où étaient écrits ces mots :

Voyez la misère du peuple ! Partout où passaient ces gens, des cris frénétiques se faisaient entendre ; et il y avait tant de bandes semblables, que l’on criait partout.


L’étonnement d’Anne d’Autriche et de Mazarin fut grand à leur lever, quand on vint leur annoncer que la Cité, que la veille au soir ils avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et tout en émotion ; aussi ni l’un ni l’autre ne voulaient-ils croire les rapports qu’on leur faisait, disant qu’ils ne s’en rapporteraient

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de cela qu’à leurs yeux et à leurs oreilles. On leur ouvrit une fe-nêtre. Ils virent, ils entendirent et ils furent convaincus.

Mazarin haussa les épaules et fit semblant de mépriser fort cette populace, mais il pâlit visiblement et, tout tremblant, courut à son cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses cassettes, et passant à ses doigts ses plus beaux diamants. Quant à la reine, furieuse et abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant d’hommes qu’il lui plairait et d’aller voir ce que c’était que cette plaisanterie.

Le maréchal était d’ordinaire fort aventureux et ne doutait de rien, ayant ce haut mépris de la populace que professaient pour elle les gens d’épée ; il prit cent cinquante hommes et voulut sortir par le pont du Louvre, mais là il rencontra Rochefort et ses cinquante chevau-légers accompagnés de plus de quinze cents personnes. Il n’y avait pas moyen de forcer une pareille barrière. Le maréchal ne l’essaya même point et remonta le quai.


Mais au Pont-Neuf il trouva Louvières et ses bourgeois.

Cette fois le maréchal essaya de charger, mais il fut accueilli à coups de mousquet, tandis que les pierres tombaient comme grêle par toutes les fenêtres. Il y laissa trois hommes.


Il battit en retraite vers le quartier des Halles, mais il y trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se couchè-

rent menaçantes vers lui ; il voulut passer sur le ventre à tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le ma-réchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant sur le champ quatre de ses gardes qui avaient été tués tout doucement à l’arme blanche.


Alors il s’engagea dans la rue Saint-Honoré ; mais là il rencontra les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles

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étaient gardées, non seulement par des hommes armés, mais encore par des femmes et des enfants. Maître Friquet, possesseur d’un pistolet et d’une épée que lui avait donnés Louvières, avait organisé une bande de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout rompre.

Le maréchal crut ce point plus mal gardé que les autres et voulut le forcer. Il fit mettre pied à terre à vingt hommes pour forcer et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe à cheval protégeraient les assaillants. Les vingt hommes marchèrent droit à l’obstacle ; mais, là, de derrière les poutres, d’entre les roues des charrettes, du haut des pierres, une fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetière des Innocents, et les bourgeois de Louvières au coin de la rue de la Monnaie.


Le maréchal de La Meilleraie était pris entre deux feux.


Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi résolut-il de mourir où il était. Il rendit coups pour coups, et les hurlements de douleur commencèrent à retentir dans la foule. Les gardes, mieux exercés, tiraient plus juste, mais les bourgeois, plus nombreux, les écrasaient sous un véritable ouragan de fer. Les hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber à Rocroy ou à Lérida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras cassé, son cheval avait reçu une balle dans le cou, et il avait grand’peine à le maîtriser, car la douleur le rendait presque fou.

Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus brave sent le frisson dans ses veines et la sueur sur son front, lorsque tout à coup la foule s’ouvrit du côté de la rue de l’Arbre-Sec en criant :


Vive le coadjuteur ! et Gondy, en rochet et en camail, parut, passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant à droite et à gauche ses bénédictions avec autant de calme que s’il conduisait la procession de la Fête-Dieu.

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Tout le monde tomba à genoux.

Le maréchal le reconnut et courut à lui.


– Tirez-moi d’ici, au nom du ciel, dit-il, ou j’y laisserai ma peau et celle de tous mes hommes.

Il se faisait un tumulte au milieu duquel on n’eût pas entendu gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et réclama le silence. On se tut.

– Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de La Meilleraie, aux intentions duquel vous vous êtes trompés, et qui s’engage, en rentrant au Louvre, à demander en votre nom, à la reine, la liberté de notre Broussel. Vous y engagez-vous, maréchal ? ajouta Gondy en se tournant vers La Meilleraie.


– Morbleu ! s’écria celui-ci, je le crois bien que je m’y engage ! Je n’espérais pas en être quitte à si bon marché.


– Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy.


Le maréchal leva la main en signe d’assentiment.


– « Vive le coadjuteur ! » cria la foule. Quelques voix ajoutèrent même, « Vive le maréchal ! » mais toutes reprirent en chœur : « À bas le Mazarin ! »


La foule s’ouvrit, le chemin de la rue Saint-Honoré était le plus court. On ouvrit les barricades, et le maréchal et le reste de sa troupe firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits, les uns faisant semblant de battre du tambour, les autres imitant le son de la trompette.


– 704 –


Ce fut presque une marche triomphante : seulement, der-rière les gardes, les barricades se refermaient ; le maréchal rongeait ses poings.

Pendant ce temps, comme nous l’avons dit, Mazarin était dans son cabinet, mettant ordre à ses petites affaires. Il avait fait demander d’Artagnan ; mais, au milieu de tout ce tumulte, il n’espérait pas le voir, d’Artagnan n’étant pas de service. Au bout de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son insé-

parable Porthos.


– Ah ! venez, venez, monsou d’Artagnan, s’écria le cardinal, et soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il donc dans ce damné Paris ?


– Ce qui se passe, Monseigneur ! rien de bon, dit

d’Artagnan en hochant la tête ; la ville est en pleine révolte, et tout à l’heure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon que voici et qui est bien votre serviteur, malgré mon uniforme et peut-être même à cause de mon uniforme, on a voulu nous faire crier : Vive Broussel ! et faut-il que je dise, Monseigneur, ce qu’on a voulu nous faire crier encore ?


– Dites, dites.


– Et : À bas Mazarin ! Ma foi, voilà le grand mot lâché.


Mazarin sourit, mais devint fort pâle.


– Et vous avez crié ? dit-il.


– Ma foi non, dit d’Artagnan, je n’étais pas en voix ; M. du Vallon est enrhumé et n’a pas crié non plus. Alors, Monseigneur…


– Alors quoi ? demanda Mazarin.

– 705 –


– Regardez mon chapeau et mon manteau.

Et d’Artagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et deux dans son feutre. Quant à l’habit de Porthos, un coup de hallebarde l’avait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet avait coupé sa plume.

Diavolo ! dit le cardinal pensif et en regardant les deux amis avec une naïve admiration, j’aurais crié, moi !


En ce moment le tumulte retentit plus rapproché.


Mazarin s’essuya le front en regardant autour de lui. Il avait bonne envie d’aller à la fenêtre, mais il n’osait.


– Voyez donc ce qui se passe, monsieur d’Artagnan, dit-il.


D’Artagnan alla à la fenêtre avec son insouciance habituelle.


– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? le maréchal de La Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son bras en écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en sang…

Eh ! mais… que font donc les sentinelles ! elles mettent en joue, elles vont tirer !


– On leur a donné la consigne de tirer sur le peuple, s’écria Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal.


– Mais si elles font feu, tout est perdu ! s’écria d’Artagnan.


– Nous avons les grilles.


– 706 –


– Les grilles ! il y en a pour cinq minutes ; les grilles ! elles seront arrachées, tordues, broyées !… Ne tirez pas, mordieu !

s’écria d’Artagnan en ouvrant la fenêtre.

Malgré cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, n’avait pu être entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent, puis une fusillade terrible leur succéda ; on entendit cliqueter les balles sur la façade du Palais-Royal, une d’elles passa sous le bras de d’Artagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos se mirait avec complaisance.


– Ohimé ! s’écria le cardinal ; une glace de Venise !


– Oh ! Monseigneur, dit d’Artagnan en refermant tranquillement la fenêtre, ne pleurez pas encore, cela n’en vaut pas la peine, car il est probable que dans une heure il n’en restera pas une au Palais-Royal, de toutes vos glaces, qu’elles soient de Venise ou de Paris.


– Mais quel est donc votre avis, alors ? dit le cardinal tout tremblant.


– Eh morbleu ! de leur rendre Broussel, puisqu’ils vous le redemandent ! Que diable voulez-vous faire d’un conseiller au parlement ? ce n’est bon à rien !


– Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis ? Que feriez-vous ?


– Je rendrais Broussel, dit Porthos.


– Venez, venez, messieurs, s’écria Mazarin, je vais parler de la chose à la reine.


Au bout du corridor il s’arrêta.


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– Je puis compter sur vous, n’est-ce pas, messieurs ? dit-il.

– Nous ne nous donnons pas deux fois, dit d’Artagnan,

nous nous sommes donnés à vous, ordonnez, nous obéirons.


– Eh bien ! dit Mazarin, entrez dans ce cabinet, et attendez.

En faisant un détour, il rentra dans le salon par une autre porte.


– 708 –


LI. L’émeute se fait révolte

Le cabinet où l’on avait fait entrer d’Artagnan et Porthos n’était séparé du salon où se trouvait la reine que par des portiè-

res de tapisserie. Le peu d’épaisseur de la séparation permettait donc d’entendre tout ce qui se passait, tandis que l’ouverture qui se trouvait entre les deux rideaux, si étroite qu’elle fût, permettait de voir.


La reine était debout dans ce salon, pâle de colère ; mais cependant sa puissance sur elle-même était si grande, qu’on eût dit qu’elle n’éprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient Comminges, Villequier et Guitaut ; derrière les hommes, les femmes.

Devant elle, le chancelier Séguier, le même qui, vingt ans auparavant, l’avait si fort persécutée, racontait que son carrosse venait d’être brisé, qu’il avait été poursuivi, qu’il s’était jeté dans l’Hôtel d’O …, que l’hôtel avait été aussitôt envahi, pillé, dévasté ; heureusement il avait eu le temps de gagner un cabinet perdu dans la tapisserie, où une vieille femme l’avait enfermé avec son frère l’évêque de Meaux. Là, le danger avait été si réel, les forcenés s’étaient approchés de ce cabinet avec de telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure était venue, et qu’il s’était confessé à son frère, afin d’être tout prêt à mourir s’il était découvert. Heureusement ne l’avait-il point été : le peuple, croyant qu’il s’était évadé par quelque porte de derrière, s’était retiré et lui avait laissé la retraite libre. Il s’était alors dé-

guisé avec les habits du marquis d’O… et il était sorti de l’hôtel, enjambant par-dessus les corps de son exempt et de deux gardes qui avaient été tués en défendant la porte de la rue.


– 709 –


Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans bruit s’était glissé près de la reine et écoutait.

– Eh bien ! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que pensez-vous de cela ?

– Je pense que la chose est fort grave, Madame.

– Mais quel conseil me proposez-vous ?

– J’en proposerais bien un à Votre Majesté, mais je n’ose.

– Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous avez bien osé autre chose.


Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.


– Il n’est pas question du passé, mais du présent, dit la reine. Vous avez dit que vous aviez un conseil à me donner, quel est-il ?


– Madame, dit le chancelier en hésitant, ce serait de relâ-

cher Broussel.


La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement encore et sa figure se contracta.


– Relâcher Broussel ! dit-elle, jamais !


En ce moment on entendit des pas dans la salle précédente, et, sans être annoncé, le maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil de la porte.


– Ah ! vous voilà, maréchal ! s’écria Anne d’Autriche avec joie, vous avez mis toute cette canaille à la raison, j’espère ?


– 710 –


– Madame, dit le maréchal, j’ai laissé trois hommes au Pont-Neuf, quatre aux Halles, six au coin de la rue de l’Arbre-Sec et deux à la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou douze blessés. Mon chapeau est resté je ne sais où, emporté par une balle et, selon toute probabilité, je serais resté avec mon chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m’a tiré d’affaire.

– Ah ! au fait, dit la reine, cela m’eût étonnée de ne pas voir ce basset à jambes torses mêlé dans tout cela.


– Madame, dit La Meilleraie en riant, n’en dites pas trop de mal devant moi, car le service qu’il m’a rendu est encore tout chaud.


– C’est bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous voudrez ; mais cela ne m’engage pas, moi. Vous voilà sain et sauf, c’est tout ce que je désirais ; soyez non seulement le bienvenu, mais le bien revenu.


– Oui, Madame ; mais je suis le bien revenu à une condition, c’est que je vous transmettrai les volontés du peuple.


– Des volontés ! dit Anne d’Autriche en fronçant le sourcil.

Oh ! oh ! monsieur le maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans un bien grand danger, pour vous charger d’une ambassade si étrange !


Et ces mots furent prononcés avec un accent d’ironie qui n’échappa point au maréchal.


– Pardon, Madame, dit le maréchal, je ne suis pas avocat, je suis homme de guerre, et par conséquent peut-être je comprends mal la valeur des mots ; c’est le désir et non la volonté du peuple que j’aurais dû dire. Quant à ce que vous me faites

– 711 –


l’honneur de me répondre, je crois que vous vouliez dire que j’ai eu peur.

La reine sourit.


– Eh bien ! oui, Madame, j’ai eu peur ; c’est la troisième fois de ma vie que cela m’arrive, et cependant je me suis trouvé à douze batailles rangées et je ne sais combien de combats et d’escarmouches : oui, j’ai eu peur, et j’aime mieux être en face de Votre Majesté, si menaçant que soit son sourire, qu’en face de ces démons d’enfer qui m’ont accompagné jusqu’ici et qui sortent je ne sais d’où.


– Bravo ! dit tout bas d’Artagnan à Porthos, bien répondu.


– Eh bien ! dit la reine se mordant les lèvres, tandis que les courtisans se regardaient avec étonnement, quel est ce désir de mon peuple ?


– Qu’on lui rende Broussel, Madame, dit le maréchal.


– Jamais ! dit la reine, jamais !


– Votre Majesté est la maîtresse, dit La Meilleraie saluant en faisant un pas en arrière.


– Où allez-vous, maréchal ? dit la reine.


– Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à ceux qui l’attendent.


– Restez, maréchal, je ne veux pas avoir l’air de parlementer avec des rebelles.


– Madame, j’ai donné ma parole, dit le maréchal.


– 712 –


– Ce qui veut dire ?…

– Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis forcé de descendre.


Les yeux d’Anne d’Autriche lancèrent deux éclairs.

– Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, dit-elle, j’en ai fait ar-rêter de plus grands que vous ; Guitaut !

Mazarin s’élança.

– Madame, dit-il, si j’osais à mon tour vous donner un avis…


– Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur ? En ce cas vous pouvez vous en dispenser.


– Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là en vaille bien un autre.


– Que serait-ce, alors ?


– Ce serait d’appeler M. le coadjuteur.


– Le coadjuteur ! s’écria la reine, cet affreux brouillon !

C’est lui qui a fait toute cette révolte.


– Raison de plus, dit Mazarin ; s’il l’a faite, il peut la dé-

faire.


– Et tenez, Madame, dit Comminges qui se tenait près

d’une fenêtre par laquelle il regardait ; tenez, l’occasion est bonne, car le voici qui donne sa bénédiction sur la place du Palais-Royal.


– 713 –


La reine s’élança vers la fenêtre.

– C’est vrai, dit-elle, le maître hypocrite ! voyez !

– Je vois, dit Mazarin, que tout le monde s’agenouille devant lui, quoiqu’il ne soit que coadjuteur ; tandis que si j’étais à sa place on me mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je persiste donc, Madame, dans mon désir (Mazarin appuya sur ce mot) que Votre Majesté reçoive le coadjuteur.

– Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans votre volonté ? répondit la reine à voix basse.


Mazarin s’inclina.


La reine demeura un instant pensive. Puis relevant la tête :


– Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me chercher M. le coadjuteur, et me l’amenez.


– Et que dirai-je au peuple ? demanda le maréchal.


– Qu’il ait patience, dit Anne d’Autriche ; je l’ai bien, moi !


Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un accent si im-pératif, que le maréchal ne fit aucune observation ; il s’inclina et sortit.


D’Artagnan se retourna vers Porthos :


– Comment cela va-t-il finir ? dit-il.


– Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille.


Pendant ce temps Anne d’Autriche allait à Comminges et lui parlait tout bas.

– 714 –


Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient d’Artagnan et Porthos.

Les autres assistants échangeaient des paroles à voix basse.

La porte se rouvrit ; le maréchal parut, suivi du coadjuteur.

– Voici, Madame, dit-il, M. de Gondy qui s’empresse de se rendre aux ordres de Votre Majesté.


La reine fit quelques pas à sa rencontre et s’arrêta froide, sévère, immobile et la lèvre inférieure dédaigneusement avancée.


Gondy s’inclina respectueusement.


– Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette émeute ?


– Que ce n’est déjà plus une émeute, Madame, répondit le coadjuteur, mais une révolte.


– La révolte est chez ceux qui pensent que mon peuple

puisse se révolter ! s’écria Anne incapable de dissimuler devant le coadjuteur, qu’elle regardait à bon titre peut-être, comme le promoteur de toute cette émotion. La révolte, voilà comment appellent ceux qui la désirent le mouvement qu’ils ont fait eux-mêmes ; mais, attendez, attendez, l’autorité du roi y mettra bon ordre.


– Est-ce pour me dire cela, Madame, répondit froidement Gondy, que Votre Majesté m’a admis à l’honneur de sa pré-

sence ?


– 715 –


– Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin, c’était pour vous demander votre avis dans la conjoncture fâcheuse où nous nous trouvons.

– Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant l’air d’un homme étonné, que Sa Majesté m’ait fait appeler pour me demander un conseil ?

– Oui, dit la reine, on l’a voulu.

Le coadjuteur s’inclina.

– Sa Majesté désire donc…


– Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa place,

s’empressa de répondre Mazarin.


Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif.


– À la place de Sa Majesté, dit froidement Gondy, je

n’hésiterais pas, je rendrais Broussel.


– Et si je ne le rends pas, s’écria la reine, que croyez-vous qu’il arrive ?


– Je crois qu’il n’y aura pas demain pierre sur pierre dans Paris, dit le maréchal.


– Ce n’est pas vous que j’interroge, dit la reine d’un ton sec et sans même se retourner, c’est M. de Gondy.


– Si c’est moi que Sa Majesté interroge, répondit le coadjuteur avec le même calme, je lui dirai que je suis en tout point de l’avis de monsieur le maréchal.


– 716 –


Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus parurent prêts à lui sortir de la tête ; ses lèvres de carmin, comparées par tous les poètes du temps à des grenades en fleur, pâ-

lirent et tremblèrent de rage : elle effraya presque Mazarin lui-même, qui pourtant était habitué aux fureurs domestiques de ce ménage tourmenté :

– Rendre Broussel ! s’écria-t-elle enfin avec un sourire effrayant : le beau conseil, par ma foi ! On voit bien qu’il vient d’un prêtre !


Gondy tint ferme. Les injures du jour semblaient glisser sur lui comme les sarcasmes de la veille ; mais la haine et la vengeance s’amassaient silencieusement et goutte à goutte au fond de son cœur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour lui faire dire à son tour quelque chose.


Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu.


– Hé ! hé ! dit-il, bon conseil d’ami. Moi aussi je le rendrais, ce bon monsou Broussel, mort ou vif, et tout serait fini.


– Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites, Monseigneur, mais autrement que vous ne l’entendez.


– Ai-je dit mort ou vif ? reprit Mazarin : manière de parler ; vous savez que j’entends bien mal le français, que vous parlez et écrivez si bien, vous, monsou le coadjuteur.


– Voilà un conseil d’État, dit d’Artagnan à Porthos, mais nous en avons tenu de meilleurs à La Rochelle, avec Athos et Aramis.


– Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.


– 717 –


– Là, et ailleurs.

Le coadjuteur laissa passer l’averse, et reprit, toujours avec le même flegme :


– Madame, si Votre Majesté ne goûte pas l’avis que je lui soumets, c’est sans doute parce qu’elle en a de meilleurs à suivre ; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses conseillers pour supposer qu’on laissera longtemps la ville capitale dans un trouble qui peut amener une révolution.


– Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant l’Espagnole qui se mordait les lèvres de colère, cette émeute d’hier, qui aujourd’hui est déjà une révolte, peut demain devenir une révolution ?


– Oui, Madame, dit gravement le coadjuteur.


– Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc oublié tout frein ?


– L’année est mauvaise pour les rois, dit Gondy en se-

couant la tête, regardez en Angleterre, Madame.


– Oui, mais heureusement nous n’avons point en France

d’Olivier Cromwell, répondit la reine.


– Qui sait ? dit Gondy, ces hommes-là sont pareils à la foudre : on ne les connaît que lorsqu’ils frappent.


Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence.


Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyées sur sa poitrine ; on voyait qu’elle comprimait les battements précipités de son cœur.


– 718 –


– Porthos, murmura d’Artagnan, regardez bien ce prêtre.

– Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien ?

– Eh bien ! c’est un homme.

Porthos regarda d’Artagnan d’un air étonné ; il était évident qu’il ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire.

– Votre Majesté, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc prendre les mesures qui conviennent. Mais je les pré-

vois terribles et de nature à irriter encore les mutins.


– Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de puissance sur eux et qui êtes notre ami, dit ironiquement la reine, vous les calmerez en leur donnant vos bénédictions.


– Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et peut-être aurai-je perdu moi-même toute influence, tandis qu’en leur rendant leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à la sédition et prend droit de châtier cruellement toute recrudescence de révolte.


– N’ai-je donc pas ce droit ? s’écria la reine.


– Si vous l’avez, usez-en, répondit Gondy.


– Peste ! dit d’Artagnan à Porthos, voilà un caractère comme je les aime ; que n’est-il ministre, et que ne suis-je son d’Artagnan, au lieu d’être à ce bélître de Mazarin ! Ah ! mordieu ! les beaux coups que nous ferions ensemble !


– Oui, dit Porthos.


– 719 –


La reine, d’un signe, congédia la cour, excepté Mazarin.

Gondy s’inclina et voulut se retirer comme les autres.

– Restez, monsieur, dit la reine.


– Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder.

– Elle va le faire tuer, dit d’Artagnan à Porthos ; mais, en tout cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si l’on arrive sur lui, je tombe sur les arrivants.


– Moi aussi, dit Porthos.


– Bon ! murmura Mazarin en prenant un siège, nous allons voir du nouveau.


La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient.

Quand la dernière eut refermé la porte, elle se retourna. On voyait qu’elle faisait des efforts inouïs pour dompter sa colère ; elle s’éventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait.

Mazarin restait sur le siège où il s’était assis, paraissant réflé-

chir. Gondy, qui commençait à s’inquiéter, sondait des yeux toutes les tapisseries, tâtait la cuirasse qu’il portait sous sa longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le manche d’un bon poignard espagnol qu’il y avait caché était bien à la portée de sa main.


– Voyons, dit la reine en s’arrêtant enfin, voyons, maintenant que nous sommes seuls, répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur.


– Le voici, Madame : feindre une réflexion, reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements forts, faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.


– 720 –


– Oh ! s’écria Anne d’Autriche, m’humilier ainsi ! Suis-je oui ou non la reine ? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes sujets ? Ai-je des amis, des gardes ? Ah ! par Notre-Dame ! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme Broussel, je l’étranglerais de mes propres mains !

Et elle s’élança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce moment elle détestait pour le moins autant que Broussel.

Gondy demeura immobile, pas un muscle de son visage ne bougea ; seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le regard furieux de la reine.


– Voilà un homme mort, s’il y a encore quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant qu’il arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net !

M. le cardinal de Mazarin m’en saura un gré infini.


– Chut ! dit Porthos ; écoutez donc.


– Madame

! s’écria le cardinal en saisissant Anne

d’Autriche et en la tirant en arrière ; Madame, que faites-vous ?


Puis il ajouta en espagnol :


– Anne, êtes-vous folle ? vous faites ici des querelles de bourgeoise, vous, une reine ! et ne voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous n’aurez plus de couronne ! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous tiendrez ferme et fort, mais aujourd’hui ce n’est pas l’heure ; aujourd’hui, flattez et caressez, ou vous n’êtes qu’une femme vulgaire.


– 721 –


Aux premiers mots de ce discours, d’Artagnan avait saisi le bras de Porthos et l’avait serré progressivement ; puis quand Mazarin se fut tu :

– Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que j’entends l’espagnol ou je suis un homme perdu et vous aussi. – Bon, dit Porthos.

Cette rude semonce, empreinte d’une éloquence qui carac-térisait Mazarin lorsqu’il parlait italien ou espagnol, et qu’il perdait entièrement lorsqu’il parlait français, fut prononcée avec un visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile physionomiste qu’il fût, qu’un simple avertissement d’être plus modérée.


De son côté aussi, la reine rudoyée s’adoucit tout à coup ; elle laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle s’assit, et d’une voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses côtés :


– Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attri-buez cette violence à ce que je souffre. Femme, et par consé-

quent assujettie aux faiblesses de mon sexe, je m’effraie de la guerre civile ; reine et accoutumée à être obéie, je m’emporte aux premières résistances.


– Madame, dit de Gondy en s’inclinant, Votre Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté n’a que des sujets soumis et respectueux. Ce n’est point à la reine que le peuple en veut, il appelle Broussel, et voilà tout, trop heureux de vivre sous les lois de Votre Majesté, si toutefois Votre Majesté lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant.


– 722 –


Mazarin qui, à ces mots : Ce n’est pas à la reine que le peuple en veut, avait déjà dressé l’oreille, croyant que le coadjuteur allait parler des cris : « À bas le Mazarin ! », sut gré à Gondy de cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son visage le plus gracieux :

– Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est l’un des plus habiles politiques que nous ayons ; le premier chapeau de cardinal qui vaquera semble fait pour sa noble tête.

– Ah ! que tu as besoin de moi, rusé coquin ! dit de Gondy.

– Et que nous promettra-t-il à nous, dit d’Artagnan, le jour où on voudra le tuer ? Peste, s’il donne comme cela des chapeaux, apprêtons-nous, Porthos, et demandons chacun un ré-

giment dès demain. Corbleu ! que la guerre civile dure une an-née seulement, et je ferai redorer pour moi l’épée de connétable !


– Et moi ? dit Porthos.


– Toi ! je te ferai donner le bâton de maréchal de M. de La Meilleraie, qui ne me paraît pas en grande faveur en ce moment.


– Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement, vous craignez l’émotion populaire ?


– Sérieusement, Madame, reprit Gondy étonné de ne pas

être plus avancé ; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, qu’il ne cause de grands ravages.


– Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut opposer des digues nouvelles. Allez, je réfléchirai.


– 723 –


Gondy regarda Mazarin d’un air étonné. Mazarin

s’approcha de la reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte effroyable sur la place du Palais-Royal.

Gondy sourit, le regard de la reine s’enflamma, Mazarin devint très pâle.

– Qu’est-ce encore ? dit-il.

En ce moment Comminges se précipita dans le salon.


– Pardon, Madame, dit Comminges à la reine en entrant, mais le peuple a broyé les sentinelles contre les grilles, et en ce moment il force les portes : qu’ordonnez-vous ?


– Écoutez, Madame, dit Gondy.


Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements d’un volcan, ne peuvent point se comparer à la tempête de cris qui s’éleva au ciel en ce moment.


– Ce que j’ordonne ? dit la reine.


– Oui, le temps presse.


– Combien d’hommes à peu près avez-vous au Palais-

Royal ?


– Six cents hommes.


– Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi toute cette populace.


– Madame, dit Mazarin, que faites-vous ?


– Allez ! dit la reine.

– 724 –


Comminges sortit avec l’obéissance passive du soldat.

En ce moment un craquement horrible se fit entendre, une des portes commençait à céder.

– Eh ! Madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et moi.

Anne d’Autriche, à ce cri parti de l’âme du cardinal effrayé, eut peur à son tour, elle rappela Comminges.

– Il est trop tard ! dit Mazarin en s’arrachant les cheveux, il est trop tard !


La porte céda, et l’on entendit les hurlements de joie de la populace. D’Artagnan mit l’épée à la main et fit signe à Porthos d’en faire autant.


– Sauvez la reine ! s’écria Mazarin en s’adressant au coadjuteur.


Gondy s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit ; il reconnut Louvières à la tête d’une troupe de trois ou quatre mille hommes peut-être.


– Pas un pas de plus ! cria-t-il, la reine signe.


– Que dites-vous ? s’écria la reine.


– La vérité, Madame, dit Mazarin lui présentant une plume et un papier, il le faut. Puis il ajouta : Signez, Anne, je vous en prie, je le veux !


La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa.


– 725 –


Contenu par Louvières, le peuple n’avait pas fait un pas de plus ; mais ce murmure terrible qui indique la colère de la multitude continuait toujours.

La reine écrivit :

« Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberté le conseiller Broussel. » Et elle signa.

Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses moindres mouvements, saisit le papier aussitôt que la signature y fut déposée, revint à la fenêtre, et l’agitant avec la main :


– Voici l’ordre, dit-il.


Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie ; puis les cris : « Vive Broussel ! Vive le coadjuteur ! » retentirent.


– Vive la reine ! dit le coadjuteur.


Quelques cris répondirent au sien, mais pauvres et rares.


Peut-être le coadjuteur n’avait-il poussé ce cri que pour faire sentir à Anne d’Autriche sa faiblesse.


– Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle, allez, monsieur de Gondy.


– Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en s’inclinant, Sa Majesté sait que je suis à ses ordres.


La reine fit un signe de tête, Gondy se retira.


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– Ah ! prêtre maudit ! s’écria Anne d’Autriche en étendant la main vers la porte à peine fermée, je te ferai boire un jour le reste du fiel que tu m’as versé aujourd’hui.

Mazarin voulut s’approcher d’elle.

– Laissez-moi ! dit-elle ; vous n’êtes pas un homme !

Et elle sortit.

– C’est vous qui n’êtes pas une femme, murmura Mazarin.

Puis, après un instant de rêverie, il se souvint que

d’Artagnan et Porthos devaient être là, et par conséquent avaient tout entendu. Il fronça le sourcil et alla droit à la tapisserie, qu’il souleva ; le cabinet était vide.


Au dernier mot de la reine, d’Artagnan avait pris Porthos par la main et l’avait entraîné vers la galerie.


Mazarin entra à son tour dans la galerie et trouva les deux amis qui se promenaient.


– Pourquoi avez-vous quitté le cabinet, monsieur

d’Artagnan ? dit Mazarin.


– Parce que, dit d’Artagnan, la reine a ordonné à tout le monde de sortir et que j’ai pensé que cet ordre était pour nous comme pour les autres.


– Ainsi vous êtes ici depuis…


– Depuis un quart d’heure à peu près, dit d’Artagnan en regardant Porthos et en lui faisant signe de ne pas le démentir.


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Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que

d’Artagnan avait tout vu et tout entendu, mais il lui sut gré du mensonge.

– Décidément, monsieur d’Artagnan, vous êtes l’homme

que je cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami. Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il rentra plus tranquille dans son cabinet, car à la sortie de Gondy, le tumulte avait cessé comme par enchantement.


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LII. Le malheur donne de la mémoire

Anne était rentrée furieuse dans son oratoire.


– Quoi ! s’écria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple a vu M. de Condé, le premier prince du sang, arrêté par ma belle-mère, Marie de Médicis ; il a vu ma belle-mère, son ancienne régente, chassée par le cardinal

; il a vu

M. de Vendôme, c’est-à-dire le fils de Henri IV, prisonnier à Vincennes ; il n’a rien dit tandis qu’on insultait, qu’on incarcé-

rait, qu’on menaçait ces grands personnages ! et pour un Broussel ! Jésus, qu’est donc devenue la royauté ?

Anne touchait sans y penser à la question brûlante. Le peuple n’avait rien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour Broussel ; c’est qu’il s’agissait d’un plébéien, et qu’en dé-

fendant Broussel le peuple sentait instinctivement qu’il se dé-

fendait lui-même.


Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout étoilée.


– Eh ! disait-il, c’est triste, je le sais bien, d’être forcé de céder ainsi ; mais bah ! nous prendrons notre revanche : qu’importe Broussel ! c’est un nom, ce n’est pas une chose.


Si habile politique qu’il fût, Mazarin se trompait cette fois : Broussel était une chose et non pas un nom.


Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entrée à Paris dans un grand carrosse, ayant son fils Louvières à côté de

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lui et Friquet derrière la voiture, tout le peuple en armes se pré-

cipita-t-il sur son passage ! les cris de : « Vive Broussel ! Vive notre père ! » retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux oreilles de Mazarin ; de tous les côtés les espions du cardinal et de la reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui trouvaient le ministre fort agité et la reine fort tranquille. La reine paraissait mûrir dans sa tête une grande résolution, ce qui re-doublait les inquiétudes de Mazarin. Il connaissait l’orgueilleuse princesse et craignait fort les résolutions d’Anne d’Autriche.

Le coadjuteur était rentré au parlement plus roi que le roi, la reine et le cardinal ne l’étaient à eux trois ensemble ; sur son avis, un édit du parlement avait invité les bourgeois à déposer leurs armes et à démolir les barricades : ils savaient maintenant qu’il ne fallait qu’une heure pour reprendre les armes et qu’une nuit pour refaire les barricades.


Planchet était rentré dans sa boutique ; la victoire amnis-tie : Planchet n’avait donc plus peur d’être pendu ; il était convaincu que, si l’on faisait seulement mine de l’arrêter, le peuple se soulèverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel.


Rochefort avait rendu ses chevau-légers au chevalier

d’Humières : il en manquait bien deux à l’appel ; mais le chevalier, qui était frondeur dans l’âme, n’avait pas voulu entendre parler de dédommagement.


Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache, distribuant toujours son eau bénite d’une main et demandant l’aumône de l’autre ; et nul ne se doutait que ces deux mains-là venaient d’aider à tirer de l’édifice social la pierre fondamentale de la royauté.


Louvières était fier et content, il s’était vengé du Mazarin, qu’il détestait, et avait fort contribué à faire sortir son père de

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prison ; son nom avait été répété avec terreur au Palais-Royal, et il disait en riant au conseiller réintégré dans sa famille :

– Croyez-vous, mon père, que si maintenant je demandais une compagnie à la reine elle me la donnerait ?

D’Artagnan avait profité du moment de calme pour ren-

voyer Raoul, qu’il avait eu grand’peine à retenir enfermé pendant l’émeute, et qui voulait absolument tirer l’épée pour l’un ou l’autre parti. Raoul avait fait quelque difficulté d’abord, mais d’Artagnan avait parlé au nom du comte de La Fère. Raoul avait été faire une visite à madame de Chevreuse et était parti pour rejoindre l’armée.


Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminée : il avait écrit à M. le duc de Beaufort de venir ; le duc allait arriver et trouverait Paris tranquille.


Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander s’il ne fallait pas donner avis au prince de s’arrêter en route ; mais Gondy y réfléchit un instant et dit :


– Laissez-le continuer son chemin.


– Mais ce n’est donc pas fini ? demanda Rochefort.


– Bon ! mon cher comte, nous ne sommes encore qu’au

commencement.


– Qui vous fait croire cela ?


– La connaissance que j’ai du cœur de la reine : elle ne voudra pas demeurer battue.


– Prépare-t-elle donc quelque chose ?


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– Je l’espère.

– Que savez-vous, voyons ?

– Je sais qu’elle a écrit à M. le Prince de revenir de l’armée en toute hâte.

– Ah ! ah ! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir M. de Beaufort.

Le soir même de cette conversation, le bruit se répandit que M. le Prince était arrivé.


C’était une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant elle eut un immense retentissement ; des indiscrétions, disait-on, avaient été commises par madame de Longueville, à qui M. le Prince, qu’on accusait d’avoir pour sa sœur une tendresse qui dépassait les bornes de l’amitié fraternelle, avait fait des confidences.


Ces confidences dévoilaient de sinistres projets de la part de la reine.


Le soir même de l’arrivée de M. le Prince, des bourgeois plus avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier s’en allaient chez leurs connaissances, disant :


– Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le met-

trions-nous pas à l’Hôtel de Ville ? c’est un tort de le laisser élever par nos ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils ; tandis que s’il était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il su-cerait des principes nationaux et aimerait le peuple.


La nuit fut sourdement agitée ; le lendemain on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes de mendiants.

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La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le Prince ; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne l’avait quittée qu’à cinq heures.


À cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal.

Si elle n’était pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà levé. Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours étaient déjà écoulés sur les dix qu’il avait demandés à Mordaunt.


– Bah ! disait-il, je l’aurai fait un peu attendre, mais M. Cromwell sait trop ce que c’est que les révolutions pour ne pas m’excuser.


Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son factum, lorsqu’on gratta doucement à la porte qui communiquait aux appartements de la reine. Anne d’Autriche pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.


La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d’Autriche conserva ce privilège de rester toujours belle : seulement ce matin-là elle était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le brillant que donne au regard une joie intérieure.


– Qu’avez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l’air toute fière ?


– Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car j’ai trouvé le moyen d’étouffer cette hydre.


– Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le moyen.

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Et il cacha ce qu’il écrivait en glissant la lettre commencée sous du papier blanc.

– Ils veulent me prendre le roi, vous savez ? dit la reine.

– Hélas ! oui ! et me pendre, moi.

– Ils n’auront pas le roi.

– Et ils ne me pendront pas, benone.

– Écoutez : je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous avec moi ; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain changera la face des choses, s’accomplisse sans que d’autres le sachent que vous, moi et une troisième personne.


– Et quelle est cette troisième personne ?


– M. le Prince.


– Il est donc arrivé, comme on me l’avait dit ?


– Hier soir.


– Et vous l’avez vu ?


– Je le quitte.


– Il prête les mains à ce projet ?


– Le conseil vient de lui.


– Et Paris ?


– Il l’affame et le force à se rendre à discrétion.

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– Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n’y vois qu’un empêchement.

– Lequel ?

– L’impossibilité.

– Parole vide de sens. Rien n’est impossible.

– En projet.

– En exécution. Avons-nous de l’argent ?


– Un peu, dit Mazarin tremblant qu’Anne d’Autriche ne

demandât à puiser dans sa bourse.


– Avons-nous des troupes ?


– Cinq ou six mille hommes.


– Avons-nous du courage ?


– Beaucoup.


– Alors la chose est facile. Oh ! comprenez-vous, Giulio ?

Paris, cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi, cerné, assiégé, affamé, n’ayant plus pour toute ressource que son stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses !


– Joli ! joli ! dit Mazarin : je comprends l’effet ; mais je ne vois pas le moyen d’y arriver.


– Je le trouverai, moi !


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– Vous savez que c’est la guerre, la guerre civile, ardente, acharnée, implacable.

– Oh ! oui, oui, la guerre, dit Anne d’Autriche ; oui, je veux réduire cette ville rebelle en cendres ; je veux éteindre le feu dans le sang ; je veux qu’un exemple effroyable éternise le crime et le châtiment. Paris ! je le hais, je le déteste.

– Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire ! Prenez garde, nous ne sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani ; vous vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait dommage.


– Vous riez.


– Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple : voyez votre frère Charles Ier, il est mal, très mal.


– Nous sommes en France et je suis Espagnole.

– Tant pis, per Baccho, tant pis, j’aimerais mieux que vous fussiez française, et moi aussi : on nous détesterait moins tous les deux.


– Cependant vous m’approuvez ?


– Oui, si je vois la chose possible.


– Elle l’est, c’est moi qui vous le dis ; faites vos préparatifs de départ.


– Moi ! je suis toujours prêt à partir ; seulement, vous le savez, je ne pars jamais… et cette fois probablement pas plus que les autres.


– Enfin, si je pars, partirez-vous ?

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– J’essaierai.

– Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc avez-vous peur ?

– De beaucoup de choses.

– Desquelles ?

La physionomie de Mazarin, de railleuse qu’elle était, devint sombre.


– Anne, dit-il, vous n’êtes qu’une femme, et, comme

femme, vous pouvez insulter à votre aise les hommes, sûre que vous êtes de l’impunité : vous m’accusez d’avoir peur : je n’ai pas tant peur que vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on ? Est-ce contre vous ou contre moi ? Qui veut-on pendre ? Est-ce vous ou moi ? Eh bien, je fais tête à l’orage, moi, cependant, que vous accusez d’avoir peur, non pas en bravache, ce n’est pas ma mode, mais je tiens. Imitez-moi, pas tant d’éclat, plus d’effet. Vous criez très haut, vous n’aboutissez à rien. Vous parlez de fuir !


Mazarin haussa les épaules, prit la main de la reine et la conduisit à la fenêtre :


– Regardez !


– Eh bien ? dit la reine aveuglée par son entêtement.


– Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre ? Ce sont, si je ne m’abuse, des bourgeois cuirassés, casqués, armés de bons mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la fenêtre d’où vous les regardez, vous, que vous allez être vue si vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez à cette

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autre : que voyez-vous ? Des gens du peuple armés de hallebardes qui gardent vos portes. À chaque ouverture de ce palais où je vous conduirais, vous en verriez autant ; vos portes sont gardées, les soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous dirai à mon tour ce que ce bon La Ramée me disait de M. de Beaufort : À moins d’être oiseau ou souris, vous ne sortirez pas.

– Il est cependant sorti, lui.

– Comptez-vous sortir de la même manière ?


– Je suis donc prisonnière alors ?


– Parbleu ! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve.


Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche commencée, à l’endroit où il l’avait interrompue.


Anne, tremblante de colère, rouge d’humiliation, sortit du cabinet en repoussant derrière elle la porte avec violence.


Mazarin ne tourna pas même la tête.


Rentrée dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer.


Puis tout à coup frappée d’une idée subite :


– Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh ! oui, oui, je connais un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que j’ai trop longtemps oublié.


Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de joie :


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– Ingrate que je suis, dit-elle, j’ai vingt ans oublié cet homme, dont j’eusse dû faire un maréchal de France. Ma belle-mère a prodigué l’or, les dignités, les caresses à Concini, qui l’a perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France pour un assassinat, et moi, j’ai laissé dans l’oubli, dans la misère, ce noble d’Artagnan qui m’a sauvée.

Et elle courut à une table sur laquelle étaient du papier et de l’encre, et se mit à écrire.


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LIII. L’entrevue

Ce matin-là d’Artagnan était couché dans la chambre de Porthos. C’était une habitude que les deux amis avaient prise depuis les troubles. Sous leur chevet était leur épée, et sur leur table, à portée de la main étaient leurs pistolets.

D’Artagnan dormait encore et rêvait que le ciel se couvrait d’un grand nuage jaune, que de ce nuage tombait une pluie d’or, et qu’il tendait son chapeau sous une gouttière.


Porthos rêvait de son côté que le panneau de son carrosse n’était pas assez large pour contenir les armoiries qu’il y faisait peindre.

Ils furent réveillés à sept heures par un valet sans livrée qui apportait une lettre à d’Artagnan.


– De quelle part ? demanda le Gascon.


– De la part de la reine, répondit le valet.


– Hein ! fit Porthos en se soulevant sur son lit, que dit-il donc ?


D’Artagnan pria le valet de passer dans une salle voisine, et dès qu’il eut refermé la porte il sauta à bas de son lit et lut rapidement, pendant que Porthos le regardait les yeux écarquillés et sans oser lui adresser une question.


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– Ami Porthos, dit d’Artagnan en lui tendant la lettre, voici pour cette fois ton titre de baron et mon brevet de capitaine.

Tiens, lis et juge.

Porthos étendit la main, prit la lettre, et lut ces mots d’une voix tremblante :

« La reine veut parler à monsieur d’Artagnan, qu’il suive le porteur. »

– Eh bien ! dit Porthos, je ne vois rien là que d’ordinaire.

– J’y vois, moi, beaucoup d’extraordinaire, dit d’Artagnan.

Si l’on m’appelle, c’est que les choses sont bien embrouillées.

Songe un peu quel remue-ménage a dû se faire dans l’esprit de la reine, pour qu’après vingt ans mon souvenir remonte à la surface.


– C’est juste, dit Porthos.


– Aiguise ton épée, baron, charge tes pistolets, donne l’avoine aux chevaux, je te réponds qu’il y aura du nouveau avant demain ; et motus !


– Ah çà ! ce n’est point un piège qu’on nous tend pour se défaire de nous ? dit Porthos toujours préoccupé de la gêne que sa grandeur future devait causer à autrui.


– Si c’est un piège, reprit d’Artagnan, je le flairerai, sois tranquille. Si Mazarin est Italien, je suis Gascon, moi.


Et d’Artagnan s’habilla en un tour de main.


Comme Porthos, toujours couché, lui agrafait son manteau, on frappa une seconde fois à la porte.


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– Entrez, dit d’Artagnan.

Un second valet entra.

– De la part de Son Éminence le cardinal Mazarin, dit-il.

D’Artagnan regarda Porthos.

– Voilà qui se complique, dit Porthos, par où commencer ?

– Cela tombe à merveille, dit d’Artagnan ; Son Éminence me donne rendez-vous dans une demi-heure.


– Bien.


– Mon ami, dit d’Artagnan se retournant vers le valet, dites à Son Éminence que dans une demi-heure je suis à ses ordres.


Le valet salua et sortit.


– C’est bien heureux qu’il n’ait pas vu l’autre, reprit d’Artagnan.


– Tu crois donc qu’ils ne t’envoient pas chercher tous deux pour la même chose ?


– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.


– Allons, allons, d’Artagnan, alerte ! Songe que la reine t’attend ; après la reine, le cardinal ; et après le cardinal, moi.


D’Artagnan rappela le valet d’Anne d’Autriche.


– Me voilà, mon ami, dit-il, conduisez-moi.


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Le valet le conduisit par la rue des Petits-Champs, et, tournant à gauche, le fit entrer par la petite porte du jardin qui donnait sur la rue Richelieu, puis on gagna un escalier dérobé, et d’Artagnan fut introduit dans l’oratoire.


Une certaine émotion dont il ne pouvait se rendre compte faisait battre le cœur du lieutenant ; il n’avait plus la confiance de la jeunesse, et l’expérience lui avait appris toute la gravité des événements passés. Il savait ce que c’était que la noblesse des princes et la majesté des rois, il s’était habitué à classer sa mé-

diocrité après les illustrations de la fortune et de la naissance.

Jadis il eût abordé Anne d’Autriche en jeune homme qui salue une femme. Aujourd’hui c’était autre chose : il se rendait près d’elle comme un humble soldat près d’un illustre chef.


Un léger bruit troubla le silence de l’oratoire. D’Artagnan tressaillit et vit une blanche main soulever la tapisserie, et à sa forme, à sa blancheur, à sa beauté, il reconnut cette main royale qu’un jour on lui avait donnée à baiser.


La reine entra.


– C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en arrêtant sur l’officier un regard plein d’affectueuse mélancolie, c’est vous et je vous reconnais bien. Regardez-moi à votre tour, je suis la reine ; me reconnaissez-vous ?


– Non, Madame, répondit d’Artagnan.


– Mais ne savez-vous donc plus, continua Anne d’Autriche avec cet accent délicieux qu’elle savait, lorsqu’elle le voulait, donner à sa voix, que la reine a eu besoin d’un jeune cavalier brave et dévoué, qu’elle a trouvé ce cavalier, et que, quoiqu’il ait pu croire qu’elle l’avait oublié, elle lui a gardé une place au fond de son cœur ?


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– Non, Madame, j’ignore cela, dit le mousquetaire.

– Tant pis, monsieur, dit Anne d’Autriche, tant pis, pour la reine du moins, car la reine aujourd’hui a besoin de ce même courage et de ce même dévouement.

– Eh quoi ! dit d’Artagnan, la reine, entourée comme elle est de serviteurs si dévoués, de conseillers si sages, d’hommes si grands enfin par leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux sur un soldat obscur !


Anne comprit ce reproche voilé ; elle en fut émue plus qu’irritée. Tant d’abnégation et de désintéressement de la part du gentilhomme gascon l’avait maintes fois humiliée, elle s’était laissée vaincre en générosité.


– Tout ce que vous me dites de ceux qui m’entourent, monsieur d’Artagnan, est vrai peut-être, dit la reine : mais moi je n’ai de confiance qu’en vous seul. Je sais que vous êtes à M. le cardinal, mais soyez à moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons, feriez-vous pour moi aujourd’hui ce que fit jadis pour la reine ce gentilhomme que vous ne connaissez pas ?


– Je ferai tout ce qu’ordonnera Votre Majesté, dit

d’Artagnan.


La reine réfléchit un moment ; et, voyant l’attitude circons-pecte du mousquetaire :


– Vous aimez peut-être le repos ? dit-elle.


– Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé, Madame.


– Avez-vous des amis ?


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– J’en avais trois : deux ont quitté Paris et j’ignore où ils sont allés. Un seul me reste, mais c’est un de ceux qui connaissaient, je crois, le cavalier dont Votre Majesté m’a fait l’honneur de me parler.


– C’est bien, dit la reine : vous et votre ami, vous valez une armée.

– Que faut-il que je fasse, Madame ?

– Revenez à cinq heures et je vous le dirai ; mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.


– Non, Madame.


– Jurez-le sur le Christ.


– Madame, je n’ai jamais menti à ma parole ; quand je dis non, c’est non.


La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne l’avaient pas habituée, en tira un heureux présage pour le zèle que d’Artagnan mettrait à la servir dans

l’accomplissement de son projet. C’était un des artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde subtilité sous les apparences d’une brutalité loyale.


– La reine n’a pas autre chose à m’ordonner pour le moment ? dit-il.


– Non, monsieur, répondit Anne d’Autriche, et vous pouvez vous retirer jusqu’au moment que je vous ai dit.


D’Artagnan salua et sortit.


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– Diable ! dit-il lorsqu’il fut à la porte, il paraît qu’on a bien besoin de moi ici.

Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et alla heurter à la porte du cardinal.

Bernouin l’introduisit.

– Je me rends à vos ordres, Monseigneur, dit-il.

Et, selon son habitude, d’Artagnan jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre cachetée. Seulement elle était posée sur le bureau du côté de l’écriture, de sorte qu’il était impossible de voir à qui elle était adressée.


– Vous venez de chez la reine ? dit Mazarin en regardant fixement d’Artagnan.


– Moi, Monseigneur ! qui vous a dit cela ?


– Personne ; mais je le sais.


– Je suis désespéré de dire à Monseigneur qu’il se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu’il venait de faire à Anne d’Autriche.


– J’ai ouvert moi-même l’antichambre, et je vous ai vu venir du bout de la galerie.


– C’est que j’ai été introduit par l’escalier dérobé.


– Comment cela ?


– Je l’ignore ; il y aura eu malentendu.


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Mazarin savait qu’on ne faisait pas dire facilement à

d’Artagnan ce qu’il voulait cacher ; aussi renonça-t-il à découvrir pour le moment le mystère que lui faisait le Gascon.

– Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne voulez rien me dire des vôtres.

D’Artagnan s’inclina.

– Aimez-vous les voyages ? demanda le cardinal.


– J’ai passé ma vie sur les grands chemins.


– Quelque chose vous retiendrait-il à Paris ?


– Rien ne me retiendrait à Paris qu’un ordre supérieur.


– Bien. Voici une lettre qu’il s’agit de remettre à son adresse.


– À son adresse, Monseigneur ? mais il n’y en a pas.


En effet, le côté opposé au cachet était intact de toute écriture.


– C’est-à-dire, reprit Mazarin, qu’il y a une double enveloppe.


– Je comprends, et je dois déchirer la première, arrivé à un endroit donné seulement.


– À merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon, je l’aime fort, vous l’emmènerez.


– Diable ! se dit d’Artagnan, il sait que nous avons entendu sa conversation d’hier, et il veut nous éloigner de Paris.

– 747 –


– Hésiteriez-vous ? demanda Mazarin.

– Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je désirerais une chose…

– Laquelle ? dites.

– C’est que Votre Éminence passât chez la reine.

– Quand cela ?

– À l’instant même.


– Pourquoi faire ?


– Pour lui dire seulement ces mots

: «

J’envoie

M. d’Artagnan quelque part, et je le fais partir tout de suite. »


– Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine.


– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Éminence qu’il était possible qu’il y eût un malentendu.


– Que signifie cela ? demanda Mazarin.


– Oserais-je renouveler ma prière à Son Éminence ?


– C’est bien, j’y vais. Attendez-moi ici.


Mazarin regarda avec attention si aucune clef n’avait été oubliée aux armoires et sortit.


Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles d’Artagnan fit tout ce qu’il put pour lire à travers la première enveloppe ce qui était écrit sur la seconde ; mais il n’en put venir à bout.

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Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé ; il alla s’asseoir à son bureau. D’Artagnan l’examinait comme il venait

d’examiner l’épître ; mais l’enveloppe de son visage était presque aussi impénétrable que l’enveloppe de la lettre.

– Eh, eh ! dit le Gascon, il a l’air fâché. Serait-ce contre moi ? Il médite ; est-ce de m’envoyer à la Bastille ? Tout beau, Monseigneur ! au premier mot que vous en dites, je vous étrangle et me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et Athos me proclamera le Brutus français. Ce serait drôle.


Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait déjà vu tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation.


Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au contraire à faire patte de velours à d’Artagnan :


– Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher monsou

d’Artagnan, et vous ne pouvez partir encore.


– Ah ! fit d’Artagnan.


– Rendez-moi donc cette dépêche, je vous prie.


D’Artagnan obéit. Mazarin s’assura que le cachet était bien intact.


– J’aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux heures.


– Dans deux heures, Monseigneur, dit d’Artagnan, j’ai un rendez-vous auquel je ne puis manquer.


– Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin, c’est le même.

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– Bon ! pensa d’Artagnan, je m’en doutais.

– Revenez donc à cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon ; seulement, laissez-le dans l’antichambre : je veux causer avec vous seul.

D’Artagnan s’inclina.

En s’inclinant il se disait :


– Tous deux le même ordre, tous deux à la même heure,

tous deux au Palais-Royal ; je devine. Ah ! voilà un secret que M. de Gondy eût payé cent mille livres.


– Vous réfléchissez ! dit Mazarin inquiet.


– Oui, je me demande si nous devons être armés ou non.


– Armés jusqu’aux dents, dit Mazarin.


– C’est bien, Monseigneur, on le sera.


D’Artagnan salua, sortit et courut répéter à son ami les promesses flatteuses de Mazarin, lesquelles donnèrent à Porthos une allégresse inconcevable.


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LIV. La fuite

Le Palais-Royal, malgré les signes d’agitation que donnait la ville, présentait, lorsque d’Artagnan s’y rendit vers les cinq heures du soir, un spectacle des plus réjouissants. Ce n’était pas étonnant : la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple. La reine n’avait réellement donc rien à craindre, puisque le peuple n’avait plus rien à demander. Son émotion était un reste d’agitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme après une tempête il faut quelquefois plusieurs journées pour affaisser la houle.


Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens était le prétexte. Les princes, les princesses étaient invités, les carrosses encombraient les cours depuis midi. Après le dî-

ner, il devait y avoir jeu chez la reine.


Anne d’Autriche était charmante, ce jour-là, de grâce et d’esprit, jamais on ne l’avait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en fleurs brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres.


Au moment où l’on se leva de table, Mazarin s’éclipsa.

D’Artagnan était déjà à son poste et l’attendait dans

l’antichambre. Le cardinal parut l’air riant, le prit par la main et l’introduisit dans son cabinet.


– Mon cher monsou d’Artagnan, dit le ministre en s’asseyant, je vais vous donner la plus grande marque de confiance qu’un ministre puisse donner à un officier.


D’Artagnan s’inclina.

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– J’espère, dit-il, que Monseigneur me la donne sans ar-rière-pensée et avec cette conviction que j’en suis digne.

– Le plus digne de tous, mon cher ami, puisque c’est à vous que je m’adresse.

– Eh bien ! dit d’Artagnan, je vous l’avouerai, Monseigneur, il y a longtemps que j’attends une occasion pareille. Ainsi, dites-moi vite ce que vous avez à me dire.


– Vous allez, mon cher monsou d’Artagnan, reprit Mazarin, avoir ce soir entre les mains le salut de l’État.


Il s’arrêta.


– Expliquez-vous, Monseigneur, j’attends.


– La reine a résolu de faire avec le roi un petit voyage à Saint-Germain.


– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, c’est-à-dire que la reine veut quitter Paris.


– Vous comprenez, caprice de femme.


– Oui, je comprends très bien, dit d’Artagnan.


– C’était pour cela qu’elle vous avait fait venir ce matin, et qu’elle vous a dit de revenir à cinq heures.


– C’était bien la peine de vouloir me faire jurer que je ne parlerais de ce rendez-vous à personne ! murmura d’Artagnan ; oh ! les femmes ! fussent-elles reines, elles sont toujours femmes.


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– Désapprouveriez-vous ce petit voyage, mon cher monsou d’Artagnan ? demanda Mazarin avec inquiétude.

– Moi, Monseigneur ! dit d’Artagnan, et pourquoi cela ?


– C’est que vous haussez les épaules.

– C’est une façon de me parler à moi-même, Monseigneur.

– Ainsi, vous approuvez ce voyage ?


– Je n’approuve pas plus que je ne désapprouve, Monseigneur, j’attends vos ordres.


– Bien. C’est donc sur vous que j’ai jeté les yeux pour porter le roi et la reine à Saint-Germain.


– Double fourbe, dit en lui-même d’Artagnan.


– Vous voyez bien, reprit Mazarin voyant l’impassibilité de d’Artagnan, que, comme je vous le disais, le salut de l’État va reposer entre vos mains.


– Oui, Monseigneur, et je sens toute la responsabilité d’une pareille charge.


– Vous acceptez, cependant ?


– J’accepte toujours.


– Vous croyez la chose possible.


– Tout l’est.


– Serez-vous attaqué en chemin ?


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– C’est probable.

– Mais comment ferez-vous en ce cas ?

– Je passerai à travers ceux qui m’attaqueront.

– Et si vous ne passez pas à travers ?

– Alors, tant pis pour eux, je passerai dessus.

– Et vous rendrez le roi et la reine sains et saufs à Saint-Germain ?


– Oui.


– Sur votre vie ?


– Sur ma vie.


– Vous êtes un héros, mon cher ! dit Mazarin en regardant le mousquetaire avec admiration.


D’Artagnan sourit.


– Et moi ? dit Mazarin après un moment de silence et en regardant fixement d’Artagnan.


– Comment et vous, Monseigneur ?


– Et moi, si je veux partir ?


– Ce sera plus difficile.


– Comment cela ?


– Votre Éminence peut être reconnue.

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– Même sous ce déguisement ? dit Mazarin.

Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil sur lequel était un habit complet de cavalier gris perle et grenat tout passementé d’argent.

– Si Votre Éminence se déguise, cela devient plus facile.

– Ah ! fit Mazarin en respirant.


– Mais il faudra faire ce que Votre Éminence disait l’autre jour qu’elle eût fait à notre place.


– Que faudra-t-il faire ?


– Crier : À bas Mazarin !


– Je crierai.


– En français, en bon français, Monseigneur, prenez garde à l’accent ; on nous a tué six mille Angevins en Sicile parce qu’ils prononçaient mal l’italien. Prenez garde que les Français ne prennent sur vous leur revanche des Vêpres siciliennes.


– Je ferai de mon mieux.


– Il y a bien des gens armés dans les rues, continua

d’Artagnan ; êtes-vous sûr que personne ne connaît le projet de la reine ?


Mazarin réfléchit.


– Ce serait une belle affaire pour un traître, Monseigneur, que l’affaire que vous me proposez là ; les hasards d’une attaque excuseraient tout.

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Mazarin frissonna ; mais il réfléchit qu’un homme qui aurait l’intention de trahir ne préviendrait pas.

– Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout le monde, et la preuve, c’est que je vous ai choisi pour m’escorter.

– Ne partez-vous pas avec la reine ?

– Non, dit Mazarin.


– Alors, vous partez après la reine ?


– Non, fit encore Mazarin.


– Ah ! dit d’Artagnan qui commençait à comprendre.


– Oui, j’ai mes plans, continua le cardinal : avec la reine, je double ses mauvaises chances : après la reine, son départ double les miennes ; puis, la cour une fois sauvée, on peut m’oublier : les grands sont ingrats.


– C’est vrai, dit d’Artagnan en jetant malgré lui les yeux sur le diamant de la reine que Mazarin avait à son doigt.


Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le chaton de sa bague en dedans.


– Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empê-

cher d’être ingrats envers moi.


– C’est de charité chrétienne, dit d’Artagnan, que de ne pas induire son prochain en tentation.


– C’est justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir avant eux.

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D’Artagnan sourit ; il était homme à très bien comprendre cette astuce italienne.

Mazarin le vit sourire et profita du moment.

– Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris

d’abord, n’est-ce pas, mon cher monsou d’Artagnan ?

– Rude commission, Monseigneur ! dit d’Artagnan en re-

prenant son air grave.

– Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas une des expressions de sa physionomie ne lui échappât, mais vous n’avez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la reine ?


– Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, Monseigneur, répondit le mousquetaire ; ma vie est à eux, je la leur dois. Ils me la demandent, je n’ai rien à dire.


– C’est juste, murmura tout bas Mazarin ; mais comme ta vie n’est pas à moi, il faut que je te l’achète, n’est-ce pas ?


Et tout en poussant un profond soupir, il commença de retourner le chaton de sa bague en dehors.


D’Artagnan sourit.


Ces deux hommes se touchaient par un point, par l’astuce.

S’ils se fussent touchés de même par le courage, l’un eût fait faire à l’autre de grandes choses.


– Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce service, c’est avec l’intention d’en être reconnaissant.


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– Monseigneur n’en est-il encore qu’à l’intention ? demanda d’Artagnan.

– Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher monsou d’Artagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis, il est juste qu’il vous revienne ; prenez-le, je vous en supplie. D’Artagnan ne donna point à Mazarin la peine d’insister, il le prit, regarda si la pierre était bien la même, et, après s’être assuré de la pureté de son eau, il le passa à son doigt avec un plaisir indicible.


– J’y tenais beaucoup, dit Mazarin en l’accompagnant d’un dernier regard ; mais n’importe, je vous le donne avec grand plaisir.


– Et moi, Monseigneur, dit d’Artagnan, je le reçois comme il m’est donné. Voyons, parlons donc de vos petites affaires.

Vous voulez partir avant tout le monde ?


– Oui, j’y tiens.


– À quelle heure ?


– À dix heures ?


– Et la reine, à quelle heure part-elle ?


– À minuit.


– Alors c’est possible : je vous fais sortir d’abord, je vous laisse hors de la barrière, et je reviens la chercher.


– À merveille, mais comment me conduire hors de Paris ?


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– Oh ! pour cela, il faut me laisser faire.

– Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi considérable que vous le voudrez.


D’Artagnan secoua la tête.

– Il me semble cependant que c’est le moyen le plus sûr, dit Mazarin.

– Oui, pour vous, Monseigneur, mais pas pour la reine.

Mazarin se mordit les lèvres.


– Alors, dit-il, comment opérerons-nous ?


– Il faut me laisser faire, Monseigneur.


– Hum ! fit Mazarin.


– Et il faut me donner la direction entière de cette entreprise.


– Cependant…


– Ou en chercher un autre, dit d’Artagnan en tournant le dos.


– Eh ! fit tout bas Mazarin, je crois qu’il s’en va avec le diamant.


Et il le rappela.


Monsou d’Artagnan, mon cher monsou d’Artagnan, dit-il d’une voix caressante.


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– Monseigneur ?

– Me répondez-vous de tout ?

– Je ne réponds de rien, je ferai de mon mieux.

– De votre mieux ?

– Oui.

– Eh bien ! allons, je me fie à vous.

– C’est bien heureux, se dit d’Artagnan à lui-même.


– Vous serez donc ici à neuf heures et demie.


– Et je trouverai Votre Éminence prête ?


– Certainement, toute prête.


– C’est chose convenue, alors. Maintenant, Monseigneur veut-il me faire voir la reine ?


– À quoi bon ?


– Je désirerais prendre les ordres de Sa Majesté de sa propre bouche.


– Elle m’a chargé de vous les donner.


– Elle pourrait avoir oublié quelque chose.


– Vous tenez à la voir ?


– C’est indispensable, Monseigneur.


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Mazarin hésita un instant, d’Artagnan demeura impassible dans sa volonté.

– Allons donc, dit Mazarin, je vais vous conduire, mais pas un mot de notre conversation.

– Ce qui a été dit entre nous ne regarde que nous, Monseigneur, dit d’Artagnan.

– Vous jurez d’être muet ?


– Je ne jure jamais, Monseigneur. Je dis oui ou je dis non ; et comme je suis gentilhomme, je tiens ma parole.


– Allons, je vois qu’il faut me fier à vous sans restriction.


– C’est ce qu’il y a de mieux, croyez-moi, Monseigneur.


– Venez, dit Mazarin.


Mazarin fit entrer d’Artagnan dans l’oratoire de la reine et lui dit d’attendre.


D’Artagnan n’attendit pas longtemps. Cinq minutes après qu’il était dans l’oratoire, la reine arriva en costume de grand gala. Parée ainsi, elle paraissait trente-cinq ans à peine et était toujours belle.


– C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en souriant gracieusement, je vous remercie d’avoir insisté pour me voir.


– J’en demande pardon à Votre Majesté, dit d’Artagnan, mais j’ai voulu prendre ses ordres de sa bouche même.


– Vous savez de quoi il s’agit ?


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– Oui, Madame.

– Vous acceptez la mission que je vous confie ?

– Avec reconnaissance.

– C’est bien ; soyez ici à minuit.

– J’y serai.

– Monsieur d’Artagnan, dit la reine, je connais trop votre désintéressement pour vous parler de ma reconnaissance dans ce moment-ci, mais je vous jure que je n’oublierai pas ce second service comme j’ai oublié le premier.


– Votre Majesté est libre de se souvenir et d’oublier, et je ne sais pas ce qu’elle veut dire.


Et d’Artagnan s’inclina.


– Allez, monsieur, dit la reine avec son plus charmant sourire, allez et revenez à minuit.


Elle lui fit de la main un signe d’adieu, et d’Artagnan se retira ; mais en se retirant il jeta les yeux sur la portière par laquelle était entrée la reine, et au bas de la tapisserie il aperçut le bout d’un soulier de velours.


– Bon, dit-il, le Mazarin écoutait pour voir si je ne le trahissais pas. En vérité, ce pantin d’Italie ne mérite pas d’être servi par un honnête homme.


D’Artagnan n’en fut pas moins exact au rendez-vous ; à neuf heures et demie, il entrait dans l’antichambre.


Bernouin attendait et l’introduisit.

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Il trouva le cardinal habillé en cavalier. Il avait fort bonne mine sous ce costume, qu’il portait, nous l’avons dit, avec élé-

gance ; seulement il était fort pâle et tremblait quelque peu.


– Tout seul ? dit Mazarin.

– Oui, Monseigneur.

– Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous pas de sa compagnie ?

– Si fait, Monseigneur, il attend dans son carrosse.


– Où cela ?


– À la porte du jardin du Palais-Royal.


– C’est donc dans son carrosse que nous partons ?


– Oui, Monseigneur.


– Et sans autre escorte que vous deux ?


– N’est-ce donc pas assez ? un des deux suffirait !


– En vérité, mon cher monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous m’épouvantez avec votre sang-froid.


– J’aurais cru, au contraire, qu’il devait vous inspirer de la confiance.


– Et Bernouin, est-ce que je ne l’emmène pas ?


– Il n’y a point de place pour lui, il viendra rejoindre Votre Éminence.

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– Allons, dit Mazarin, puisqu’il faut faire en tout comme vous le voulez.

– Monseigneur, il est encore temps de reculer, dit

d’Artagnan, et Votre Éminence est parfaitement libre.

– Non pas, non pas, dit Mazarin, partons.

Et tous deux descendirent par l’escalier dérobé, Mazarin appuyant au bras de d’Artagnan son bras que le mousquetaire sentait trembler sur le sien.


Ils traversèrent les cours du Palais-Royal, où stationnaient encore quelques carrosses de convives attardés, gagnèrent le jardin et atteignirent la petite porte.


Mazarin essaya de l’ouvrir à l’aide d’une clef qu’il tira de sa poche, mais la main lui tremblait tellement qu’il ne put trouver le trou de la serrure.


– Donnez, dit d’Artagnan.


Mazarin lui donna la clef, d’Artagnan ouvrit et remit la clef dans sa poche ; il comptait rentrer par là.


Le marchepied était abaissé, la porte ouverte ; Mousqueton se tenait à la portière, Porthos était au fond de la voiture.


– Montez, Monseigneur, dit d’Artagnan.


Mazarin ne se le fit pas dire à deux fois et il s’élança dans le carrosse.


D’Artagnan monta derrière lui, Mousqueton referma la

portière et se hissa avec force gémissements derrière la voiture.

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Il avait fait quelques difficultés pour partir sous prétexte que sa blessure le faisait encore souffrir, mais d’Artagnan lui avait dit :

– Restez si vous voulez, mon cher monsieur Mouston, mais je vous préviens que Paris sera brûlé cette nuit.

Sur quoi Mousqueton n’en avait pas demandé davantage et avait déclaré qu’il était prêt à suivre son maître et M. d’Artagnan au bout du monde.

La voiture partit à un trot raisonnable et qui ne dénonçait pas le moins du monde qu’elle renfermât des gens pressés. Le cardinal s’essuya le front avec son mouchoir et regarda autour de lui.


Il avait à sa gauche Porthos et à sa droite d’Artagnan ; chacun gardait une portière, chacun lui servait de rempart.


En face, sur la banquette de devant, étaient deux paires de pistolets, une paire devant Porthos, une paire devant

d’Artagnan ; les deux amis avaient en outre chacun son épée au côté.


À cent pas du Palais-Royal une patrouille arrêta le carrosse.


– Qui vive ? dit le chef.


– Mazarin ! répondit d’Artagnan en éclatant de rire.


Le cardinal sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.


La plaisanterie parut excellente aux bourgeois, qui, voyant ce carrosse sans armes et sans escorte, n’eussent jamais cru à la réalité d’une pareille imprudence.


– Bon voyage ! crièrent-ils.

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Et ils laissèrent passer.

– Hein ! dit d’Artagnan, que pense Monseigneur de cette réponse ?

– Homme d’esprit ! s’écria Mazarin.

– Au fait, dit Porthos, je comprends…

Vers le milieu de la rue des Petits-Champs, une seconde patrouille arrêta le carrosse.


– Qui vive ? cria le chef de la patrouille.


– Rangez-vous, Monseigneur, dit d’Artagnan.


Et Mazarin s’enfonça tellement entre les deux amis, qu’il disparut complètement caché par eux.


– Qui vive ? reprit la même voix avec impatience.


Et d’Artagnan sentit qu’on se jetait à la tête des chevaux.


Il sortit la moitié du corps du carrosse.


– Eh ! Planchet, dit-il.


Le chef s’approcha

: c’était effectivement Planchet.

D’Artagnan avait reconnu la voix de son ancien laquais.


– Comment ! monsieur, dit Planchet, c’est vous ?


– Eh ! mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher Porthos vient de recevoir un coup d’épée, et je le reconduis à sa maison de campagne de Saint-Cloud.

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– Oh ! vraiment ? dit Planchet.

– Porthos, reprit d’Artagnan, si vous pouvez encore parler, mon cher Porthos, dites donc un mot à ce bon Planchet.

– Planchet, mon ami, dit Porthos d’une voix dolente, je suis bien malade, et si tu rencontres un médecin, tu me feras plaisir de me l’envoyer.

– Ah ! grand Dieu ! dit Planchet, quel malheur ! Et comment cela est-il arrivé ?


– Je te conterai cela, dit Mousqueton.


Porthos poussa un profond gémissement.


– Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas d’Artagnan, ou il n’arrivera pas vivant : les poumons sont offensés, mon ami.


Planchet secoua la tête de l’air d’un homme qui dit : En ce cas, la chose va mal.


Puis, se retournant vers ses hommes :


– Laissez passer, dit-il, ce sont des amis.


La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui avait retenu son haleine, se hasarda à respirer.


Bricconi ! murmura-t-il.


Quelques pas avant la porte Saint-Honoré, on rencontra une troisième troupe ; celle-ci était composée de gens de mauvaise mine et qui ressemblaient plutôt à des bandits qu’à autre chose : c’étaient les hommes du mendiant de Saint-Eustache.

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– Attention, Porthos ! dit d’Artagnan.

Porthos allongea la main vers ses pistolets.


– Qu’y a-t-il ? dit Mazarin.

– Monseigneur, je crois que nous sommes en mauvaise

compagnie.

Un homme s’avança à la portière avec une espèce de faux à la main.


– Qui vive ? demanda cet homme.


– Eh ! drôle, dit d’Artagnan, ne connaissez-vous pas le carrosse de M. le Prince ?


– Prince ou non, dit cet homme, ouvrez ! nous avons la garde de la porte, et personne ne passera que nous ne sachions qui passe.


– Que faut-il faire ? demanda Porthos.


– Pardieu ! passer, dit d’Artagnan.


– Mais comment passer ? dit Mazarin.


– À travers ou dessus. Cocher, au galop.


Le cocher leva son fouet.


– Pas un pas de plus, dit l’homme qui paraissait le chef, ou je coupe le jarret à vos chevaux.


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– Peste ! dit Porthos, ce serait dommage, des bêtes qui me coûtent cent pistoles pièce.

– Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin.


– Oui ; mais quand ils auront les jarrets coupés, on nous coupera le cou, à nous.

– Il en vient un de mon côté, dit Porthos ; faut-il que je le tue ?

– Oui ; d’un coup de poing, si vous pouvez : ne faisons feu qu’à la dernière extrémité.


– Je le puis, dit Porthos.


– Venez ouvrir alors, dit d’Artagnan à l’homme à la faux, en prenant un de ses pistolets par le canon et en s’apprêtant à frapper de la crosse.


Celui-ci s’approcha.


À mesure qu’il s’approchait, d’Artagnan, pour être plus libre de ses mouvements, sortait à demi par la portière ; ses yeux s’arrêtèrent sur ceux du mendiant, qu’éclairait la lueur d’une lanterne.


Sans doute il reconnut le mousquetaire, car il devint fort pâle ; sans doute d’Artagnan le reconnut, car ses cheveux se dressèrent sur sa tête.


– Monsieur d’Artagnan ! s’écria-t-il en reculant d’un pas, monsieur d’Artagnan ! laissez passer !


Peut-être d’Artagnan allait-il répondre de son côté, lorsqu’un coup pareil à celui d’une masse qui tombe sur la tête d’un

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bœuf retentit : c’était Porthos qui venait d’assommer son homme.

D’Artagnan se retourna et vit le malheureux gisant à quatre pas de là.

– Ventre à terre, maintenant ! cria-t-il au cocher ; pique !

pique.

Le cocher enveloppa ses chevaux d’un large coup de fouet, les nobles animaux bondirent. On entendit des cris comme ceux d’hommes qui sont renversés. Puis on sentit une double secousse : deux des roues venaient de passer sur un corps flexible et rond.


Il se fit un moment de silence. La voiture franchit la porte.


– Au Cours-la-Reine ! cria d’Artagnan au cocher.


Puis se retournant vers Mazarin :


– Maintenant, Monseigneur, lui dit-il, vous pouvez dire cinq Pater et cinq Ave pour remercier Dieu de votre délivrance ; vous êtes sauvé, vous êtes libre !


Mazarin ne répondit que par une espèce de gémissement, il ne pouvait croire à un pareil miracle.


Cinq minutes après, la voiture s’arrêta, elle était arrivée au Cours-la-Reine.


– Monseigneur est-il content de son escorte ? demanda le mousquetaire.


– Enchanté, monsou, dit Mazarin en hasardant sa tête à l’une des portières ; maintenant faites-en autant pour la reine.

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– Ce sera moins difficile, dit d’Artagnan en sautant à terre.

Monsieur du Vallon, je vous recommande Son Éminence.

– Soyez tranquille, dit Porthos en étendant la main.

D’Artagnan prit la main de Porthos et la secoua.

– Aïe ! fit Porthos.

D’Artagnan regarda son ami avec étonnement.

– Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il.


– Je crois que j’ai le poignet foulé, dit Porthos.


– Que diable, aussi, vous frappez comme un sourd.


– Il le fallait bien, mon homme allait me lâcher un coup de pistolet ; mais vous, comment vous êtes-vous débarrassé du vô-

tre ?


– Oh ! le mien, dit d’Artagnan, ce n’était pas un homme.


– Qu’était-ce donc ?


– C’était un spectre.


– Et…


– Et je l’ai conjuré.


Sans autre explication, d’Artagnan prit les pistolets qui étaient sur la banquette de devant, les passa à sa ceinture, s’enveloppa dans son manteau, et, ne voulant pas rentrer par la

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même barrière qu’il était sorti, il s’achemina vers la porte Richelieu.

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LV. Le carrosse de M. le coadjuteur

Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honoré, d’Artagnan qui avait du temps devant lui, fit le tour et rentra par la porte Richelieu. On vint le reconnaître, et, quand on vit à son chapeau à plumes et à son manteau galonné qu’il était officier des mousquetaires, on l’entoura avec l’intention de lui faire crier : « À bas le Mazarin ! » Cette première démonstration ne laissa pas que de l’inquiéter d’abord ; mais quand il sut de quoi il était question, il cria d’une si belle voix que les plus difficiles furent satisfaits.


Il suivait la rue de Richelieu, rêvant à la façon dont il em-mènerait à son tour la reine, car de l’emmener dans un carrosse aux armes de France il n’y fallait pas songer, lorsqu’à la porte de l’hôtel de madame de Guéménée il aperçut un équipage.


Une idée subite l’illumina.


– Ah ! pardieu, dit-il, ce serait de bonne guerre.


Et il s’approcha du carrosse, regarda les armes qui étaient sur les panneaux et la livrée du cocher qui était sur le siège.


Cet examen lui était d’autant plus facile que le cocher dormait les poings fermés.


– C’est bien le carrosse de M. le coadjuteur, dit-il ; sur ma parole, je commence à croire que la Providence est pour nous.


Il monta doucement dans le carrosse, et tirant le fil de soie qui correspondait au petit doigt du cocher :

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– Au Palais-Royal ! dit-il.

Le cocher, réveillé en sursaut, se dirigea vers le point dési-gné sans se douter que l’ordre vînt d’un autre que de son maître.

Le suisse allait fermer les grilles ; mais en voyant ce magnifique équipage il ne douta pas que ce ne fût une visite d’importance, et laissa passer le carrosse, qui s’arrêta sous le péristyle.

Là seulement le cocher s’aperçut que les laquais n’étaient pas derrière la voiture.

Il crut que M. le coadjuteur en avait disposé, sauta à bas du siège sans lâcher les rênes et vint ouvrir.


D’Artagnan sauta à son tour à terre, et, au moment où le cocher, effrayé en ne reconnaissant pas son maître, faisait un pas en arrière, il le saisit au collet de la main gauche, et de la droite lui mit un pistolet sur la gorge :


– Essaye de prononcer un seul mot, dit d’Artagnan, et tu es mort !


Le cocher vit à l’expression du visage de celui qui lui parlait qu’il était tombé dans un guet-apens, et il resta la bouche béante et les yeux démesurément ouverts.


Deux mousquetaires se promenaient dans la cour,

d’Artagnan les appela par leur nom.


– Monsieur de Bellière, dit-il à l’un, faites-moi le plaisir de prendre les rênes des mains de ce brave homme, de monter sur le siège de la voiture, de la conduire à la porte de l’escalier déro-bé et de m’attendre là ; c’est pour affaire d’importance et qui tient au service du roi.


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Le mousquetaire, qui savait son lieutenant incapable de faire une mauvaise plaisanterie à l’endroit du service, obéit sans dire un mot, quoique l’ordre lui parût singulier.

Alors, se retournant vers le second mousquetaire :

– Monsieur du Verger, dit-il, aidez-moi à conduire cet homme en lieu de sûreté.

Le mousquetaire crut que son lieutenant venait d’arrêter quelque prince déguisé, s’inclina et, tirant son épée, fit signe qu’il était prêt.


D’Artagnan monta l’escalier suivi de son prisonnier, qui était suivi lui-même du mousquetaire, traversa le vestibule et entra dans l’antichambre de Mazarin.


Bernouin attendait avec impatience des nouvelles de son maître.


– Eh bien ! monsieur ? dit-il.


– Tout va à merveille, mon cher monsieur Bernouin ; mais voici, s’il vous plaît, un homme qu’il vous faudrait mettre en lieu de sûreté…


– Où cela, monsieur ?


– Où vous voudrez, pourvu que l’endroit que vous choisirez ait des volets qui ferment au cadenas et une porte qui ferme à la clef.


– Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin.


Et l’on conduisit le pauvre cocher dans un cabinet dont les fenêtres étaient grillées et qui ressemblait fort à une prison.

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– Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit d’Artagnan, à vous défaire en ma faveur de votre chapeau et de votre manteau.

Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit aucune résistance ; d’ailleurs il était si étonné de ce qui lui arrivait qu’il chancelait et balbutiait comme un homme ivre : d’Artagnan mit le tout sous le bras du valet de chambre.

– Maintenant, monsieur du Verger, dit d’Artagnan, enfermez-vous avec cet homme jusqu’à ce que M. Bernouin vienne ouvrir la porte ; la faction sera passablement longue et fort peu amusante, je le sais, mais vous comprenez, ajouta-t-il gravement, service du roi.


– À vos ordres, mon lieutenant, répondit le mousquetaire, qui vit qu’il s’agissait de choses sérieuses.


– À propos, dit d’Artagnan ; si cet homme essaie de fuir ou de crier, passez-lui votre épée au travers du corps.


Le mousquetaire fit un signe de tête qui voulait dire qu’il obéirait ponctuellement à la consigne.


D’Artagnan sortit emmenant Bernouin avec lui.


Minuit sonnait.


– Menez-moi dans l’oratoire de la reine, dit-il ; prévenez-la que j’y suis, et allez me mettre ce paquet-là, avec un mousqueton bien chargé, sur le siège de la voiture qui attend au bas de l’escalier dérobé.


Bernouin introduisit d’Artagnan dans l’oratoire où il s’assit tout pensif.

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Tout avait été au Palais-Royal comme d’habitude. À dix heures, ainsi que nous l’avons dit, presque tous les convives étaient retirés ; ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot d’ordre ; et chacun fut invité à se trouver de minuit à une heure au Cours-la-Reine.

À dix heures, Anne d’Autriche passa chez le roi. On venait de coucher Monsieur ; et le jeune Louis, resté le dernier, s’amusait à mettre en bataille des soldats de plomb, exercice qui le récréait fort. Deux enfants d’honneur jouaient avec lui.

– Laporte, dit la reine, il serait temps de coucher Sa Majesté.


Le roi demanda à rester encore debout, n’ayant aucune envie de dormir, disait-il ; mais la reine insista.


– Ne devez-vous pas aller demain matin à six heures vous baigner à Conflans, Louis ? C’est vous-même qui l’avez demandé, ce me semble.


– Vous avez raison, Madame, dit le roi, et je suis prêt à me retirer dans mon appartement quand vous aurez bien voulu m’embrasser. Laporte, donnez le bougeoir à M. le chevalier de Coislin.


La reine posa ses lèvres sur le front blanc et poli que l’auguste enfant lui tendait avec une gravité qui sentait déjà l’étiquette.


– Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine, car vous serez réveillé de bonne heure.


– Je ferai de mon mieux pour vous obéir, Madame, dit le jeune Louis, mais je n’ai aucune envie de dormir.

– 777 –


– Laporte, dit tout bas Anne d’Autriche, cherchez quelque livre bien ennuyeux à lire à Sa Majesté, mais ne vous déshabillez pas.

Le roi sortit accompagné du chevalier de Coislin, qui lui portait le bougeoir. L’autre enfant d’honneur fut reconduit chez lui. Alors la reine rentra dans son appartement. Ses femmes, c’est-à-dire madame de Brégy, mademoiselle de Beaumont, madame de Motteville et Socratine sa sœur, que l’on appelait ainsi à cause de sa sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-robe des restes du dîner, avec lesquels elle soupait, selon son habitude.


La reine alors donna ses ordres, parla d’un repas que lui offrait le surlendemain le marquis de Villequier, désigna les personnes qu’elle admettait à l’honneur d’en être, annonça pour le lendemain encore une visite au Val-de-Grâce, où elle avait l’intention de faire ses dévotions, et donna à Béringhen, son premier valet de chambre, ses ordres pour qu’il l’accompagnât.


Le souper des dames fini, la reine feignit une grande fatigue et passa dans sa chambre à coucher. Madame de Motteville, qui était de service particulier ce soir-là, l’y suivit, puis l’aida à se dévêtir. La reine alors se mit au lit, lui parla affectueusement pendant quelques minutes et la congédia.


C’était en ce moment que d’Artagnan entrait dans la cour du Palais-Royal avec la voiture du coadjuteur.


Un instant après, les carrosses des dames d’honneur en sortaient et la grille se refermait derrière eux.


Minuit sonnait.

– 778 –


Cinq minutes après, Bernouin frappait à la chambre à coucher de la reine, venant par le passage secret du cardinal.

Anne d’Autriche alla ouvrir elle-même.

Elle était déjà habillée, c’est-à-dire qu’elle avait remis ses bas et s’était enveloppée d’un long peignoir.

– C’est vous, Bernouin, dit-elle, M. d’Artagnan est-il là ?


– Oui, Madame, dans votre oratoire, il attend que Votre Majesté soit prête.


– Je le suis. Allez dire à Laporte d’éveiller et d’habiller le roi, puis de là passez chez le maréchal de Villeroy et prévenez-le de ma part.


Bernouin s’inclina et sortit.


La reine entra dans son oratoire, qu’éclairait une simple lampe en verroterie de Venise. Elle vit d’Artagnan debout et qui l’attendait.


– C’est vous ? lui dit-elle.


– Oui, Madame.


– Vous êtes prêt ?


– Je le suis.


– Et M. le cardinal ?


– Est sorti sans accident. Il attend Votre Majesté au Cours-la-Reine.

– 779 –


– Mais dans quelle voiture partons-nous ?

– J’ai tout prévu, un carrosse attend en bas Votre Majesté.


– Passons chez le roi.

D’Artagnan s’inclina et suivit la reine.

Le jeune Louis était déjà habillé, à l’exception des souliers et du pourpoint, il se laissait faire d’un air étonné, en accablant de questions Laporte, qui ne lui répondait que ces paroles :


– Sire, c’est par l’ordre de la reine.


Le lit était découvert, et l’on voyait les draps du roi tellement usés qu’en certains endroits il y avait des trous.


C’était encore un des effets de la lésinerie de Mazarin.


La reine entra, et d’Artagnan se tint sur le seuil. L’enfant, en apercevant la reine, s’échappa des mains de Laporte et courut à elle.


La reine fit signe à d’Artagnan de s’approcher.


D’Artagnan obéit.


– Mon fils, dit Anne d’Autriche, en lui montrant le mousquetaire calme, debout et découvert, voici M. d’Artagnan, qui est brave comme un de ces anciens preux dont vous aimez tant que mes femmes vous racontent l’histoire. Rappelez-vous bien son nom, et regardez-le bien, pour ne pas oublier son visage, car ce soir il nous rendra un grand service.


– 780 –


Le jeune roi regarda l’officier de son grand œil fier et répé-

ta : – M. d’Artagnan ?


– C’est cela, mon fils.

Le jeune roi leva lentement sa petite main et la tendit au mousquetaire ; celui-ci mit un genou en terre et la baisa.

– M. d’Artagnan, répéta Louis, c’est bien, Madame.

À ce moment on entendit comme une rumeur qui

s’approchait.


– Qu’est-ce que cela ? dit la reine.


– Oh ! oh ! répondit d’Artagnan en tendant tout à la fois son oreille fine et son regard intelligent, c’est le bruit du peuple qui s’émeut.


– Il faut fuir, dit la reine.


– Votre Majesté m’a donné la direction de cette affaire, il faut rester et savoir ce qu’il veut.


– Monsieur d’Artagnan !


– Je réponds de tout.


Rien ne se communique plus rapidement que la confiance.

La reine, pleine de force et de courage, sentait au plus haut de-gré ces deux vertus chez les autres.


– Faites, dit-elle, je m’en rapporte à vous.


– 781 –


– Votre Majesté veut-elle me permettre dans toute cette affaire de donner des ordres en son nom ?

– Ordonnez, monsieur.


– Que veut donc encore ce peuple ? dit le roi.

– Nous allons le savoir, sire, dit d’Artagnan.

Et il sortit rapidement de la chambre.


Le tumulte allait croissant, il semblait envelopper le Palais-Royal tout entier. On entendait de l’intérieur des cris dont on ne pouvait comprendre le sens. Il était évident qu’il y avait clameur et sédition. Le roi, à moitié habillé, la reine et Laporte restèrent chacun dans l’état et presque à la place où ils étaient, écoutant et attendant.


Comminges, qui était de garde cette nuit-là au Palais-

Royal, accourut ; il avait deux cents hommes à peu près dans les cours et dans les écuries, il les mettait à la disposition de la reine.


– Eh bien ! demanda Anne d’Autriche en voyant reparaître d’Artagnan, qu’y a-t-il ?


– Il y a, madame, que le bruit s’est répandu que la reine avait quitté le Palais-Royal, enlevant le roi, et que le peuple demande à avoir la preuve du contraire, ou menace de démolir le Palais-Royal.


– Oh ! cette fois, c’est trop fort, dit la reine, et je leur prouverai que je ne suis point partie.


– 782 –


D’Artagnan vit, à l’expression du visage de la reine, qu’elle allait donner quelque ordre violent. Il s’approcha d’elle et lui dit tout bas :

– Votre Majesté a-t-elle toujours confiance en moi ?

Cette voix la fit tressaillir.

– Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle… Dites.

– La reine daigne-t-elle se conduire d’après mes avis ?

– Dites.


– Que Votre Majesté veuille renvoyer M. de Comminges, en lui ordonnant de se renfermer, lui et ses hommes, dans le corps de garde et les écuries.


Comminges regarda d’Artagnan de ce regard envieux avec lequel tout courtisan voit poindre une fortune nouvelle.


– Vous avez entendu, Comminges ? dit la reine.


D’Artagnan alla à lui, il avait reconnu avec sa sagacité ordinaire ce coup d’œil inquiet.


– Monsieur de Comminges, lui dit-il, pardonnez-moi ;

nous sommes tous deux serviteurs de la reine, n’est-ce pas ?

c’est mon tour de lui être utile, ne m’enviez donc pas ce bonheur.


Comminges s’inclina et sortit.


– Allons, se dit d’Artagnan, me voilà avec un ennemi de plus !


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– Et maintenant, dit la reine en s’adressant à d’Artagnan, que faut-il faire ? car, vous l’entendez, au lieu de se calmer le bruit redouble.

– Madame, répondit d’Artagnan, le peuple veut voir le roi, il faut qu’il le voie.

– Comment, qu’il le voie ! où cela ! sur le balcon ?

– Non pas, Madame, mais ici, dans son lit, dormant.


– Oh ! Votre Majesté, M. d’Artagnan a toute raison ! s’écria Laporte.


La reine réfléchit et sourit en femme à qui la duplicité n’est pas étrangère.


– Au fait, murmura-t-elle.


– Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, allez à travers les grilles du Palais-Royal annoncer au peuple qu’il va être satisfait et que, dans cinq minutes, non seulement il verra le roi, mais encore qu’il le verra dans son lit ; ajoutez que le roi dort et que la reine prie que l’on fasse silence pour ne point le réveiller.


– Mais pas tout le monde, une députation de deux ou quatre personnes ?


– Tout le monde, Madame.


– Mais ils nous tiendront jusqu’au jour, songez-y.


– Nous en aurons pour un quart d’heure. Je réponds de

tout, Madame ; croyez-moi, je connais le peuple c’est un grand enfant qu’il ne s’agit que de caresser. Devant le roi endormi, il sera muet, doux et timide comme un agneau.

– 784 –


– Allez, Laporte, dit la reine.

Le jeune roi se rapprocha de sa mère.


– Pourquoi faire ce que ces gens demandent ? dit-il.

– Il le faut, mon fils, dit Anne d’Autriche.

– Mais alors, si on me dit il le faut, je ne suis donc plus roi ?

La reine resta muette.


– Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté me permettra-t-elle de lui faire une question ?


Louis XIV se retourna, étonné qu’on osât lui adresser la parole ; la reine serra la main de l’enfant.


– Oui, monsieur, dit-il.


– Votre Majesté se rappelle-t-elle avoir, lorsqu’elle jouait dans le parc de Fontainebleau ou dans les cours du palais de Versailles, vu tout à coup le ciel se couvrir et entendu le bruit du tonnerre ?


– Oui, sans doute.


– Eh bien ! ce bruit du tonnerre, si bonne envie que Votre Majesté eût encore de jouer, lui disait : « Rentrez, sire, il le faut. »


– Sans doute, monsieur ; mais aussi l’on m’a dit que le bruit du tonnerre, c’était la voix de Dieu.


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– Eh bien ! sire, dit d’Artagnan, écoutez le bruit du peuple, et vous verrez que cela ressemble beaucoup à celui du tonnerre.

En effet, en ce moment une rumeur terrible passait emportée par la brise de la nuit.

Tout à coup elle cessa.

– Tenez, sire, dit d’Artagnan, on vient de dire au peuple que vous dormiez ; vous voyez bien que vous êtes toujours roi.


La reine regardait avec étonnement cet homme étrange que son courage éclatant faisait l’égal des plus braves, que son esprit fin et rusé faisait l’égal de tous.


Laporte entra.


– Eh bien, Laporte ? demanda la reine.


– Madame, répondit-il, la prédiction de M. d’Artagnan s’est accomplie, ils se sont calmés comme par enchantement. On va leur ouvrir les portes, et dans cinq minutes ils seront ici.


– Laporte, dit la reine, si vous mettiez un de vos fils à la place du roi, nous partirions pendant ce temps.


– Si Sa Majesté l’ordonne, dit Laporte, mes fils, comme moi, sont au service de la reine.


– Non pas, dit d’Artagnan, car si l’un d’eux connaissait Votre Majesté et s’apercevait du subterfuge, tout serait perdu.


– Vous avez raison, monsieur, toujours raison, dit Anne d’Autriche. Laporte, couchez le roi.


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Laporte posa le roi tout vêtu comme il était dans son lit, puis il le recouvrit jusqu’aux épaules avec le drap.

La reine se courba sur lui et l’embrassa au front.


– Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle.

– Oui, dit le roi, mais je ne veux pas qu’un seul de ces hommes me touche.

– Sire, je suis là, dit d’Artagnan, et je vous réponds que si un seul avait cette audace, il la payerait de sa vie.


– Maintenant, que faut-il faire ? demanda la reine, car je les entends.


– Monsieur Laporte, allez au-devant d’eux, et leur recommandez de nouveau le silence. Madame, attendez-là à la porte.

Moi je suis au chevet du roi, tout prêt à mourir pour lui.


Laporte sortit, la reine se tint debout près de la tapisserie, d’Artagnan se glissa derrière les rideaux.


Puis on entendit la marche sourde et contenue d’une grande multitude d’hommes ; la reine souleva elle-même la tapisserie en mettant un doigt sur sa bouche.


En voyant la reine, ces hommes s’arrêtèrent dans l’attitude du respect.


– Entrez, messieurs, entrez, dit la reine.


Il y eut alors parmi tout ce peuple un mouvement

d’hésitation qui ressemblait à de la honte : il s’attendait à la ré-

sistance, il s’attendait à être contrarié, à forcer les grilles et à renverser les gardes ; les grilles s’étaient ouvertes toutes seules,

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et le roi, ostensiblement du moins, n’avait à son chevet d’autre garde que sa mère.

Ceux qui étaient en tête balbutièrent et essayèrent de reculer.

– Entrez donc, messieurs, dit Laporte, puisque la reine le permet.

Alors un plus hardi que les autres se hasardant dépassa le seuil de la porte et s’avança sur la pointe du pied. Tous les autres l’imitèrent, et la chambre s’emplit silencieusement, comme si tous ces hommes eussent été les courtisans les plus humbles et les plus dévoués. Bien au-delà de la porte on apercevait les têtes de ceux qui, n’ayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des pieds. D’Artagnan voyait tout à travers une ouverture qu’il avait faite au rideau ; dans l’homme qui entra le premier il reconnut Planchet.


– Monsieur, lui dit la reine, qui comprit qu’il était le chef de toute cette bande, vous avez désiré voir le roi et j’ai voulu le montrer moi-même. Approchez, regardez-le et dites si nous avons l’air de gens qui veulent s’échapper.


– Non certes, répondit Planchet un peu étonné de

l’honneur inattendu qu’il recevait.


– Vous direz donc à mes bons et fidèles Parisiens, reprit Anne d’Autriche avec un sourire à l’expression duquel

d’Artagnan ne se trompa point, que vous avez vu le roi couché et dormant, ainsi que la reine prête à se mettre au lit à son tour.


– Je le dirai, Madame, et ceux qui m’accompagnent le di-ront tous ainsi que moi, mais…


– Mais quoi ? demanda Anne d’Autriche.

– 788 –


– Que Votre Majesté me pardonne, dit Planchet, mais est-ce bien le roi qui est couché dans ce lit ?

Anne d’Autriche tressaillit.

– S’il y a quelqu’un parmi vous tous qui connaisse le roi, dit-elle, qu’il s’approche et qu’il dise si c’est bien Sa Majesté qui est là.

Un homme enveloppé d’un manteau, dont en se drapant il se cachait le visage, s’approcha, se pencha sur le lit et regarda.


Un instant d’Artagnan crut que cet homme avait un mau-

vais dessein, et il porta la main à son épée ; mais dans le mouvement que fit en se baissant l’homme au manteau, il découvrit une portion de son visage, et d’Artagnan reconnut le coadjuteur.


– C’est bien le roi, dit cet homme en se relevant. Dieu bé-

nisse Sa Majesté !


– Oui, dit à demi-voix le chef, oui, Dieu bénisse Sa Majesté !


Et tous ces hommes, qui étaient entrés furieux, passant de la colère à la pitié, bénirent à leur tour l’enfant royal.


– Maintenant, dit Planchet, remercions la reine, mes amis, et retirons-nous.


Tous s’inclinèrent et sortirent peu à peu et sans bruit, comme ils étaient entrés. Planchet, entré le premier, sortait le dernier.


La reine l’arrêta.


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– Comment vous nommez-vous, mon ami ? lui dit-elle.

Planchet se retourna fort étonné de la question.

– Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi honorée de vous avoir reçu ce soir que si vous étiez un prince, et je désire savoir votre nom.

– Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme un prince, merci !


D’Artagnan frémit que Planchet, séduit comme le corbeau de la fable, ne dît son nom, et que la reine, sachant son nom, ne sût que Planchet lui avait appartenu.


– Madame, répondit respectueusement Planchet, je

m’appelle Dulaurier pour vous servir.


– Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et que faites-vous ?


– Madame, je suis marchand drapier dans la rue des Bour-donnais.


– Voilà tout ce que je voulais savoir, dit la reine ; bien obligée, mon cher monsieur Dulaurier, vous entendrez parler de moi.


– Allons, allons, murmura d’Artagnan en sortant de der-rière son rideau, décidément maître Planchet n’est point un sot, et l’on voit bien qu’il a été élevé à bonne école.


Les différents acteurs de cette scène étrange restèrent un instant en face les uns des autres sans dire une seule parole, la reine debout près de la porte, d’Artagnan à moitié sorti de sa cachette, le roi soulevé sur son coude et prêt à retomber sur son

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lit au moindre bruit qui indiquerait le retour de toute cette multitude ; mais, au lieu de se rapprocher, le bruit s’éloigna de plus en plus et finit par s’éteindre tout à fait.

La reine respira ; d’Artagnan essuya son front humide ; le roi se laissa glisser en bas de son lit en disant :

– Partons.

En ce moment Laporte reparut.


– Eh bien ? demanda la reine.


– Eh bien, Madame, répondit le valet de chambre, je les ai suivis jusqu’aux grilles ; ils ont annoncé à tous leurs camarades qu’ils ont vu le roi et que la reine leur a parlé, de sorte qu’ils s’éloignent tout fiers et tout glorieux.


– Oh ! les misérables ! murmura la reine, ils paieront cher leur hardiesse, c’est moi qui le leur promets !


Puis, se retournant vers d’Artagnan :


– Monsieur, dit-elle, vous m’avez donné ce soir les meilleurs conseils que j’aie reçus de ma vie. Continuez : que devons-nous faire maintenant ?


– Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, achevez d’habiller Sa Majesté.


– Nous pouvons partir alors ? demanda la reine.


– Quand Votre Majesté voudra ; elle n’a qu’à descendre par l’escalier dérobé, elle me trouvera à la porte.


– Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis.

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D’Artagnan descendit, le carrosse était à son poste, le mousquetaire se tenait sur le siège.

D’Artagnan prit le paquet qu’il avait chargé Bernouin de mettre aux pieds du mousquetaire. C’était, on se le rappelle, le chapeau et le manteau du cocher de M. de Gondy.

Il mit le manteau sur ses épaules et le chapeau sur sa tête.

Le mousquetaire descendit du siège.

– Monsieur, dit d’Artagnan, vous allez rendre la liberté à votre compagnon qui garde le cocher. Vous monterez sur vos chevaux, vous irez prendre, rue Tiquetonne, hôtel de La Chevrette, mon cheval et celui de M. du Vallon, que vous sellerez et harnacherez en guerre, puis vous sortirez de Paris en les conduisant en main, et vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au Cours-la-Reine vous ne trouviez plus personne, vous pousseriez jusqu’à Saint-Germain. Service du roi.


Le mousquetaire porta la main à son chapeau et s’éloigna pour accomplir les ordres qu’il venait de recevoir.


D’Artagnan monta sur le siège.


Il avait une paire de pistolets à sa ceinture, un mousqueton sous ses pieds, son épée nue derrière lui.


La reine parut ; derrière elle venaient le roi et M. le duc d’Anjou, son frère.


– Le carrosse de M. le coadjuteur ! s’écria-t-elle en reculant d’un pas.


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– Oui, madame, dit d’Artagnan, mais montez hardiment ; c’est moi qui le conduis.

La reine poussa un cri de surprise et monta dans le carrosse. Le roi et Monsieur montèrent après elle et s’assirent à ses côtés.

– Venez, Laporte, dit la reine.

– Comment, Madame ! dit le valet de chambre, dans le

même carrosse que Vos Majestés ?

– Il ne s’agit pas ce soir de l’étiquette royale, mais du salut du roi. Montez, Laporte !


Laporte obéit.


– Fermez les mantelets, dit d’Artagnan.


– Mais cela n’inspirera-t-il pas de la défiance, monsieur ?

demanda la reine.


– Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan, j’ai ma réponse prête.


On ferma les mantelets et on partit au galop par la rue de Richelieu. En arrivant à la porte, le chef du poste s’avança à la tête d’une douzaine d’hommes et tenant une lanterne à la main.


D’Artagnan lui fit signe d’approcher.


– Reconnaissez-vous la voiture ? dit-il au sergent.


– Non, répondit celui-ci.


– Regardez les armes.

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Le sergent approcha sa lanterne du panneau.

– Ce sont celles de M. le coadjuteur ! dit-il.


– Chut ! il est en bonne fortune avec madame de Guémé-

née. Le sergent se mit à rire.

– Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que c’est.

Puis, s’approchant du mantelet baissé :


– Bien du plaisir, Monseigneur ! dit-il.


– Indiscret ! cria d’Artagnan, vous me ferez chasser.


La barrière cria sur ses gonds ; et d’Artagnan, voyant le chemin ouvert, fouetta vigoureusement ses chevaux qui partirent au grand trot.


Cinq minutes après on avait rejoint le carrosse du cardinal.


– Mousqueton, cria d’Artagnan, relevez les mantelets du carrosse de Sa Majesté.


– C’est lui, dit Porthos.


– En cocher ! s’écria Mazarin.


– Et avec le carrosse du coadjuteur ! dit la reine.


Corpo di Dio ! monsou d’Artagnan, dit Mazarin, vous valez votre pesant d’or !


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LVI. Comment d’Artagnan et Porthos

gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre

deux cent quinze louis, à vendre de la paille

Mazarin voulait partir à l’instant même pour Saint-

Germain, mais la reine déclara qu’elle attendrait les personnes auxquelles elle avait donné rendez-vous. Seulement, elle offrit au cardinal la place de Laporte. Le cardinal accepta et passa d’une voiture dans l’autre.


Ce n’était pas sans raison que le bruit s’était répandu que le roi devait quitter Paris dans la nuit : dix ou douze personnes étaient dans le secret de cette fuite depuis six heures du soir, et, si discrètes qu’elles eussent été, elles n’avaient pu donner leurs ordres de départ sans que la chose transpirât quelque peu.

D’ailleurs, chacune de ces personnes en avait une ou deux autres auxquelles elle s’intéressait ; et comme on ne doutait point que la reine ne quittât Paris avec de terribles projets de vengeance, chacun avait averti ses amis ou ses parents ; de sorte que la rumeur de ce départ courut comme une traînée de poudre par les rues de la ville.


Le premier carrosse qui arriva après celui de la reine fut le carrosse de M. le Prince ; il contenait M. de Condé, madame la princesse et madame la princesse douairière. Toutes deux avaient été réveillées au milieu de la nuit et ne savaient pas de quoi il était question.


Le second contenait M. le duc d’Orléans, madame la du-

chesse, la grande Mademoiselle et l’abbé de La Rivière, favori inséparable et conseiller intime du prince.

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Le troisième contenait M. de Longueville et M. le prince de Conti, frère et beau-frère de M. le Prince. Ils mirent pied à terre, s’approchèrent du carrosse du roi et de la reine, et présentèrent leurs hommages à Sa Majesté.

La reine plongea son regard jusqu’au fond du carrosse, dont la portière était restée ouverte, et vit qu’il était vide.

– Mais où est donc madame de Longueville ? dit-elle.


– En effet, où est donc ma sœur ? demanda M. le Prince.


– Madame de Longueville est souffrante, madame, répon-

dit le duc, et elle m’a chargé de l’excuser près de Votre Majesté.


Anne lança un coup d’œil rapide à Mazarin, qui répondit par un signe imperceptible de tête.


– Qu’en dites-vous ? demanda la reine.


– Je dis que c’est un otage pour les Parisiens, répondit le cardinal.


– Pourquoi n’est-elle pas venue ? demanda tout bas M. le Prince à son frère.


– Silence ! répondit celui-ci ; sans doute elle a ses raisons.


– Elle nous perd, murmura le prince.


– Elle nous sauve, dit Conti.


Les voitures arrivaient en foule. Le maréchal de La Meilleraie, le maréchal de Villeroy, Guitaut, Villequier, Comminges, vinrent à la file ; les deux mousquetaires arrivèrent à leur tour,

– 796 –


tenant les chevaux de d’Artagnan et de Porthos en main.

D’Artagnan et Porthos se mirent en selle. Le cocher de Porthos remplaça d’Artagnan sur le siège du carrosse royal, Mousqueton remplaça le cocher, conduisant debout, pour raison à lui connue, et pareil à l’Automédon antique.

La reine, bien qu’occupée de mille détails, cherchait des yeux d’Artagnan, mais le Gascon s’était déjà replongé dans la foule avec sa prudence accoutumée.

– Faisons l’avant-garde, dit-il à Porthos, et ménageons-nous de bons logements à Saint-Germain, car personne ne songera à nous. Je me sens fort fatigué.


– Moi, dit Porthos, je tombe véritablement de sommeil.

Dire que nous n’avons pas eu la moindre bataille. Décidément les Parisiens sont bien sots.


– Ne serait-ce pas plutôt que nous sommes bien habiles ?

dit d’Artagnan.


– Peut-être.


– Et votre poignet, comment va-t-il ?


– Mieux ; mais croyez-vous que nous les tenons cette fois-ci ?


– Quoi ?


– Vous, votre grade ; et moi, mon titre ?


– Ma foi ! oui, je parierais presque. D’ailleurs, s’ils ne se souviennent pas, je les ferai souvenir.


– 797 –


– On entend la voix de la reine, dit Porthos. Je crois qu’elle demande à monter à cheval.

– Oh ! elle le voudrait bien, elle ; mais…


– Mais quoi ?

– Mais le cardinal ne veut pas, lui. Messieurs, continua d’Artagnan s’adressant aux deux mousquetaires, accompagnez le carrosse de la reine, et ne quittez pas les portières. Nous allons faire préparer les logis.

Et d’Artagnan piqua vers Saint-Germain accompagné de

Porthos.


– Partons, messieurs ! dit la reine.


Et le carrosse royal se mit en route, suivi de tous les autres carrosses et de plus de cinquante cavaliers.


On arriva à Saint-Germain sans accident ; en descendant du marchepied, la reine trouva M. le Prince qui attendait debout et découvert pour lui offrir la main.


– Quel réveil pour les Parisiens ! dit Anne d’Autriche radieuse.


– C’est la guerre, dit le prince.


– Eh bien ! la guerre, soit. N’avons-nous pas avec nous le vainqueur de Rocroy, de Nordlingen et de Lens ?


Le prince s’inclina en signe de remerciement.


– 798 –


Il était trois heures du matin. La reine entra la première dans le château ; tout le monde la suivit : deux cents personnes à peu près l’avaient accompagnée dans sa fuite.

– Messieurs, dit la reine en riant, logez-vous dans le châ-

teau, il est vaste et la place ne vous manquera point ; mais, comme on ne comptait pas y venir, on me prévient qu’il n’y a en tout que trois lits, un pour le roi, un pour moi…

– Et un pour Mazarin, dit tout bas M. le Prince.


– Et moi, je coucherai donc sur le plancher ? dit Gaston d’Orléans avec un sourire très inquiet…


– Non, Monseigneur, dit Mazarin, car le troisième lit est destiné à Votre Altesse.


– Mais vous ? demanda le prince.


– Moi, je ne me coucherai pas, dit Mazarin, j’ai à travailler.


Gaston se fit indiquer la chambre où était le lit, sans s’inquiéter de quelle façon se logeraient sa femme et sa fille.


– Eh bien, moi, je me coucherai, dit d’Artagnan. Venez avec moi, Porthos.


Porthos suivit d’Artagnan avec cette profonde confiance qu’il avait dans l’intellect de son ami.


Ils marchaient l’un à côté de l’autre sur la place du château, Porthos regardant avec des yeux ébahis d’Artagnan, qui calcu-lait sur ses doigts.


– Quatre cents à une pistole la pièce, quatre cents pistoles.


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– Oui, disait Porthos, quatre cents pistoles ; mais qu’est-ce qui fait quatre cents pistoles ?

– Une pistole n’est pas assez, continua d’Artagnan ; cela vaut un louis.

– Qu’est-ce qui vaut un louis ?

– Quatre cents, à un louis, font quatre cents louis.

– Quatre cents ? dit Porthos.

– Oui, ils sont deux cents ; et il en faut au moins deux par personne. À deux par personne, cela fait quatre cents.


– Mais quatre cents quoi ?


– Écoutez, dit d’Artagnan.


Et comme il y avait là toutes sortes de gens qui regardaient dans l’ébahissement l’arrivée de la cour, il acheva sa phrase tout bas à l’oreille de Porthos.


– Je comprends, dit Porthos, je comprends à merveille, par ma foi ! Deux cents louis chacun, c’est joli ; mais que dira-t-on ?


– On dira ce qu’on voudra ; d’ailleurs saura-t-on que c’est nous ?


– Mais qui se chargera de la distribution ?


– Mousqueton n’est-il pas là ?


– Et ma livrée ! dit Porthos, on reconnaîtra ma livrée.


– Il retournera son habit.

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– Vous avez toujours raison, mon cher, s’écria Porthos, mais où diable puisez-vous donc toutes les idées que vous avez ?

D’Artagnan sourit.

Les deux amis prirent la première rue qu’ils rencontrèrent ; Porthos frappa à la porte de la maison de droite, tandis que d’Artagnan frappait à la porte de la maison de gauche.

– De la paille ! dirent-ils.

– Monsieur, nous n’en avons pas, répondirent les gens qui vinrent ouvrir, mais adressez-vous au marchand de fourrages.


– Et où est-il, le marchand de fourrages ?


– La dernière grand’porte de la rue.


– À droite ou à gauche ?


– À gauche.


– Et y a-t-il encore à Saint-Germain d’autres gens chez lesquels on en pourrait trouver ?


– Il y a l’aubergiste du Mouton-Couronné, et Gros-Louis le fermier.


– Où demeurent-ils ?


– Rue des Ursulines.


– Tous deux ?


– Oui.

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– Très bien.

Les deux amis se firent indiquer la seconde et la troisième adresse aussi exactement qu’ils s’étaient fait indiquer la première ; puis d’Artagnan se rendit chez le marchand de fourrages et traita avec lui de cent cinquante bottes de paille qu’il possé-

dait, moyennant la somme de trois pistoles. Il se rendit ensuite chez l’aubergiste, où il trouva Porthos qui venait de traiter de deux cents bottes pour une somme à peu près pareille. Enfin le fermier Louis en mit cent quatre-vingts à leur disposition. Cela faisait un total de quatre cent trente.


Saint-Germain n’en avait pas davantage.


Toute cette rafle ne leur prit pas plus d’une demi-heure.

Mousqueton, dûment éduqué, fut mis à la tête de ce commerce improvisé. On lui recommanda de ne pas laisser sortir de ses mains un fétu de paille au-dessous d’un louis la botte ; on lui en confiait pour quatre cent trente louis.


Mousqueton secouait la tête et ne comprenait rien à la spé-

culation des deux amis.


D’Artagnan, portant trois bottes de paille, s’en retourna au château, où chacun, grelottant de froid et tombant de sommeil, regardait envieusement le roi, la reine et Monsieur sur leurs lits de camp.


L’entrée de d’Artagnan dans la grande salle produisit un éclat de rire universel ; mais d’Artagnan n’eut pas même l’air de s’apercevoir qu’il était l’objet de l’attention générale et se mit à disposer avec tant d’habileté, d’adresse et de gaieté sa couche de paille que l’eau en venait à la bouche à tous ces pauvres endormis qui ne pouvaient dormir.


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– De la paille ! s’écrièrent-ils, de la paille ! où trouve-t-on de la paille ?

– Je vais vous conduire, dit Porthos.


Et il conduisit les amateurs à Mousqueton, qui distribuait généreusement les bottes à un louis la pièce. On trouva bien que c’était un peu cher ; mais quand on a bien envie de dormir, qui est-ce qui ne paierait pas deux ou trois louis quelques heures de bon sommeil ?


D’Artagnan cédait à chacun son lit, qu’il recommença dix fois de suite ; et comme il était censé avoir payé comme les autres sa botte de paille un louis, il empocha ainsi une trentaine de louis en moins d’une demi-heure. À cinq heures du matin, la paille valait quatre-vingts livres la botte, et encore n’en trouvait-on plus.


D’Artagnan avait eu le soin d’en mettre quatre bottes de cô-

té pour lui. Il prit dans sa poche la clef du cabinet où il les avait cachées, et, accompagné de Porthos, s’en retourna compter avec Mousqueton, qui, naïvement et comme un digne intendant qu’il était, leur remit quatre cent trente louis et garda encore cent louis pour lui.


Mousqueton, qui ne savait rien de ce qui s’était passé au château, ne comprenait pas comment l’idée de vendre de la paille ne lui était pas venue plus tôt.


D’Artagnan mit l’or dans son chapeau, et tout en revenant fit son compte avec Porthos. Il leur revenait à chacun deux cent quinze louis.


Porthos alors seulement s’aperçut qu’il n’avait pas de paille pour son compte, il retourna auprès de Mousqueton ; mais

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Mousqueton avait vendu jusqu’à son dernier fétu, ne gardant rien pour lui-même.

Il revint alors trouver d’Artagnan, lequel, grâce à ses quatre bottes de paille, était en train de confectionner, et en le savourant d’avance avec délices, un lit si moelleux, si bien rembourré à la tête, si bien couvert au pied, que ce lit eût fait envie au roi lui-même, si le roi n’eût si bien dormi dans le sien.

D’Artagnan, à aucun prix, ne voulut déranger son lit pour Porthos ; mais moyennant quatre louis que celui-ci lui compta, il consentit à ce que Porthos couchât avec lui.


Il rangea son épée à son chevet, posa ses pistolets à son cô-

té, étendit son manteau à ses pieds, plaça son feutre sur son manteau, et s’étendit voluptueusement sur la paille qui craquait.

Déjà il caressait les doux rêves qu’engendre la possession de deux cent dix-neuf louis gagnés en un quart d’heure, quand une voix retentit à la porte de la salle et le fit bondir.


– Monsieur d’Artagnan ! criait-elle, monsieur d’Artagnan !


– Ici, dit Porthos, ici !


Porthos comprenait que si d’Artagnan s’en allait, le lit lui resterait à lui tout seul.


Un officier s’approcha.


D’Artagnan se souleva sur son coude.


– C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan ? dit-il.


– Oui, monsieur ; que me voulez-vous ?


– Je viens vous chercher.

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– De quelle part ?

– De la part de Son Éminence.


– Dites à Monseigneur que je vais dormir et que je lui conseille en ami d’en faire autant.

– Son Éminence ne s’est pas couchée et ne se couchera pas, et elle vous demande à l’instant même.


– La peste étouffe le Mazarin, qui ne sait pas dormir à propos ! murmura d’Artagnan. Que me veut-il ? Est-ce pour me faire capitaine ? En ce cas je lui pardonne.


Et le mousquetaire se leva tout en grommelant, prit son épée, son chapeau, ses pistolets et son manteau, puis suivit l’officier, tandis que Porthos, resté seul unique possesseur du lit, essayait d’imiter les belles dispositions de son ami.


Monsou d’Artagnan, dit le cardinal en apercevant celui qu’il venait d’envoyer chercher si mal à propos, je n’ai point oublié avec quel zèle vous m’avez servi, et je vais vous en donner une preuve.


– Bon ! pensa d’Artagnan, cela s’annonce bien.


Mazarin regardait le mousquetaire et vit sa figure

s’épanouir.


– Ah ! Monseigneur…


– Monsieur d’Artagnan, dit-il, avez-vous bien envie d’être capitaine ?


– Oui, Monseigneur.

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– Et votre ami désire-t-il toujours être baron ?

– En ce moment-ci, Monseigneur, il rêve qu’il l’est !


– Alors, dit Mazarin, tirant d’un portefeuille la lettre qu’il avait déjà montrée à d’Artagnan, prenez cette dépêche et portez-la en Angleterre.

D’Artagnan regarda l’enveloppe : il n’y avait point

d’adresse.

– Ne puis-je savoir à qui je dois la remettre ?


– En arrivant à Londres, vous le saurez ; à Londres seulement vous déchirerez la double enveloppe.


– Et quelles sont mes instructions ?


– D’obéir en tout point à celui à qui cette lettre est adressée.


D’Artagnan allait faire de nouvelles questions, lorsque Mazarin ajouta :


– Vous partez pour Boulogne ; vous trouverez, aux Armes d’Angleterre, un jeune gentilhomme nommé M. Mordaunt.


– Oui, Monseigneur, et que dois-je faire de ce gentil-

homme ?


– Le suivre jusqu’où il vous mènera.


D’Artagnan regarda le cardinal d’un air stupéfait.


– Vous voilà renseigné, dit Mazarin ; allez !

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– Allez ! c’est bien facile à dire, reprit d’Artagnan ; mais pour aller il faut de l’argent et je n’en ai pas.

– Ah ! dit Mazarin en se grattant l’oreille, vous dites que vous n’avez pas d’argent ?

– Non, Monseigneur.

– Mais ce diamant que je vous donnai hier soir ?


– Je désire le conserver comme un souvenir de votre Éminence.


Mazarin soupira.


– Il fait cher vivre en Angleterre, Monseigneur, et surtout comme envoyé extraordinaire.


– Hein ! fit Mazarin, c’est un pays fort sobre et qui vit de simplicité depuis la révolution ; mais n’importe.


Il ouvrit un tiroir et prit une bourse.


– Que dites-vous de ces mille écus ?


D’Artagnan avança la lèvre inférieure d’une façon démesurée.


– Je dis, Monseigneur, que c’est peu, car je ne partirai certainement pas seul.


– J’y compte bien, répondit Mazarin, M. du Vallon vous accompagnera, le digne gentilhomme ; car, après vous, mon cher monsou d’Artagnan, c’est bien certainement l’homme de France que j’aime et estime le plus.

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– Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan en montrant la

bourse que Mazarin n’avait point lâchée ; alors, si vous l’aimez et l’estimez tant, vous comprenez…


– Soit ! à sa considération, j’ajouterai deux cents écus.

– Ladre ! murmura d’Artagnan… Mais à notre retour, au

moins, ajouta-t-il tout haut, nous pourrons compter, n’est-ce pas, M. Porthos sur sa baronnie et moi sur mon grade ?


– Foi de Mazarin !


– J’aimerais mieux un autre serment, se dit tout bas

d’Artagnan ; puis tout haut : Ne puis-je, dit-il, présenter mes respects à Sa Majesté la reine ?


– Sa Majesté dort, répondit vivement Mazarin, et il faut que vous partiez sans délai ; allez donc, monsieur.


– Encore un mot, Monseigneur : si on se bat où je vais, me battrai-je ?


– Vous ferez ce que vous ordonnera la personne à laquelle je vous adresse.


– C’est bien, Monseigneur, dit d’Artagnan en allongeant la main pour recevoir le sac, et je vous présente tous mes respects.


D’Artagnan mit lentement le sac dans sa large poche et, se retournant vers l’officier :


– Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien aller réveiller à son tour M. du Vallon de la part de Son Éminence et lui dire que je l’attends aux écuries ?


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L’officier partit aussitôt avec un empressement qui parut à d’Artagnan avoir quelque chose d’intéressé.

Porthos venait de s’étendre à son tour dans son lit, et il commençait à ronfler harmonieusement, selon son habitude, lorsqu’il sentit qu’on fui frappait sur l’épaule.

Il crut que c’était d’Artagnan et ne bougea point.

– De la part du cardinal, dit l’officier.


– Hein ! dit Porthos en ouvrant de grands yeux, que dites-vous ?


– Je dis que Son Éminence vous envoie en Angleterre, et que M. d’Artagnan vous attend aux écuries.


Porthos poussa un profond soupir, se leva, prit son feutre, ses pistolets, son épée et son manteau, et sortit en jetant un regard de regret sur le lit dans lequel il s’était promis de si bien dormir.


À peine avait-il tourné le dos que l’officier y était installé, et il n’avait point passé le seuil de la porte que son successeur, à son tour, ronflait à tout rompre. C’était bien naturel, il était seul dans toute cette assemblée, avec le roi, la reine et Monseigneur Gaston d’Orléans, qui dormît gratis.


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LVII. On a des nouvelles d’Aramis

D’Artagnan s’était rendu droit aux écuries. Le jour venait de paraître ; il reconnut son cheval et celui de Porthos attachés au râtelier, mais au râtelier vide. Il eut pitié de ces pauvres animaux, et s’achemina vers un coin de l’écurie où il voyait reluire un peu de paille échappée sans doute à la razzia de la nuit ; mais en rassemblant cette paille avec le pied, le bout de sa botte rencontra un corps rond qui, touché sans doute à un endroit sensible, poussa un cri et se releva sur ses genoux en se frottant les yeux. C’était Mousqueton, qui, n’ayant plus de paille pour lui-même, s’était accommodé de celle des chevaux.

– Mousqueton, dit d’Artagnan, allons, en route ! en route !

Mousqueton, en reconnaissant la voix de l’ami de son maî-

tre, se leva précipitamment, et en se levant laissa choir quelques-uns des louis gagnés illégalement pendant la nuit.


– Oh ! oh ! dit d’Artagnan en ramassant un louis et en le flairant, voilà de l’or qui a une drôle d’odeur, il sent la paille.


Mousqueton rougit si honnêtement et parut si fort embarrassé, que le Gascon se mit à rire et lui dit :


– Porthos se mettrait en colère, mon cher monsieur Mousqueton, mais moi je vous pardonne ; seulement rappelons-nous que cet or doit nous servir de topique pour notre blessure, et soyons gai, allons !


Mousqueton prit à l’instant même une figure des plus hilares, sella avec activité le cheval de son maître et monta sur le

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sien sans trop faire de grimace. Sur ces entrefaites, Porthos arriva avec une figure fort maussade, et fut on ne peut plus étonné de trouver d’Artagnan résigné et Mousqueton presque joyeux.

– Ah, çà, dit-il, nous avons donc, vous votre grade, et moi ma baronnie ?

– Nous allons en chercher les brevets, dit d’Artagnan, et à notre retour maître Mazarini les signera.

– Et où allons-nous ? demanda Porthos.

– À Paris d’abord, répondit d’Artagnan ; j’y veux régler quelques affaires.


– Allons à Paris, dit Porthos.


Et tous deux partirent pour Paris.


En arrivant aux portes ils furent étonnés de voir l’attitude menaçante de la capitale. Autour d’un carrosse brisé en morceaux le peuple vociférait des imprécations, tandis que les personnes qui avaient voulu fuir étaient prisonnières, c’est-à-dire un vieillard et deux femmes.


Lorsque au contraire d’Artagnan et Porthos demandèrent l’entrée, il n’est sortes de caresses qu’on ne leur fît. On les prenait pour des déserteurs du parti royaliste, et on voulait se les attacher.


– Que fait le roi ? demanda-t-on.


– Il dort.


– Et l’espagnole ?


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– Elle rêve.

– Et l’italien maudit ?

– Il veille. Ainsi tenez-vous fermes ; car s’ils sont partis, c’est bien certainement pour quelque chose. Mais comme, au bout du compte, vous êtes les plus forts, continua d’Artagnan, ne vous acharnez pas après des femmes et des vieillards, et prenez-vous-en aux causes véritables.

Le peuple entendit ces paroles avec plaisir et laissa aller les dames, qui remercièrent d’Artagnan par un éloquent regard.


– Maintenant, en avant ! dit d’Artagnan.


Et ils continuèrent leur chemin, traversant les barricades, enjambant les chaînes, poussés, interrogés, interrogeant.


À la place du Palais-Royal, d’Artagnan vit un sergent qui faisait faire l’exercice à cinq ou six cents bourgeois : c’était Planchet qui utilisait au profit de la milice urbaine ses souvenirs du régiment de Piémont.


En passant devant d’Artagnan, il reconnut son ancien maî-

tre.


– Bonjour, monsieur d’Artagnan, dit Planchet d’un air fier.


– Bonjour, monsieur Dulaurier, répondit d’Artagnan.


Planchet s’arrêta court, fixant sur d’Artagnan de grands yeux ébahis ; le premier rang, voyant son chef s’arrêter, s’arrêta à son tour, ainsi de suite jusqu’au dernier.


– Ces bourgeois sont affreusement ridicules, dit d’Artagnan à Porthos.

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Et il continua son chemin.

Cinq minutes après, il mettait pied à terre à l’hôtel de La Chevrette.

La belle Madeleine se précipita au-devant de d’Artagnan.

– Ma chère madame Turquaine, dit d’Artagnan, si vous

avez de l’argent, enfouissez-le vite, si vous avez des bijoux, cachez-les promptement, si vous avez des débiteurs, faites-vous payer ; si vous avez des créanciers, ne les payez pas.


– Pourquoi cela ? demanda Madeleine.


– Parce que Paris va être réduit en cendres ni plus ni moins que Babylone, dont vous avez sans doute entendu parler.


– Et vous me quittez dans un pareil moment ?


– À l’instant même, dit d’Artagnan.


– Et où allez-vous ?


– Ah ! si vous pouvez me le dire, vous me rendrez un véritable service.


– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !


– Avez-vous des lettres pour moi ? demanda d’Artagnan en faisant signe de la main à son hôtesse qu’elle devait s’épargner les lamentations, attendu que les lamentations seraient superflues.


– Il y en a une qui vient justement d’arriver.


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Et elle donna la lettre à d’Artagnan.

– D’Athos ! s’écria d’Artagnan en reconnaissant l’écriture ferme et allongée de leur ami.


– Ah ! fit Porthos, voyons un peu quelles choses il dit.

D’Artagnan ouvrit la lettre et lut :

« Cher d’Artagnan, cher du Vallon, mes bons amis, peut-

être recevez-vous de mes nouvelles pour la dernière fois. Aramis et moi nous sommes bien malheureux ; mais Dieu, notre courage et le souvenir de notre amitié nous soutiennent. Pensez bien à Raoul. Je vous recommande les papiers qui sont à Blois, et dans deux mois et demi, si vous n’avez pas reçu de nos nouvelles, prenez-en connaissance. Embrassez le vicomte de tout votre cœur pour votre ami dévoué,


« ATHOS. »


– Je le crois pardieu bien, que je l’embrasserai, dit

d’Artagnan, avec cela qu’il est sur notre route, et s’il a le malheur de perdre notre pauvre Athos, de ce jour, il devient mon fils.


– Et moi, dit Porthos, je le fais mon légataire universel.


– Voyons, que dit encore Athos ?


« Si vous rencontrez par les routes un M. Mordaunt, défiez-vous-en. Je ne puis vous en dire davantage dans ma lettre. »


– M. Mordaunt ! dit avec surprise d’Artagnan.


– M. Mordaunt, c’est bon, dit Porthos, on s’en souviendra.

Mais voyez donc, il y a un post-scriptum d’Aramis.

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– En effet, dit d’Artagnan.

Et il lut :


« Nous vous cachons le lieu de notre séjour, chers amis, connaissant votre dévouement fraternel, et sachant bien que vous viendriez mourir avec nous. »

– Sacrebleu ! interrompit Porthos avec une explosion de colère qui fit bondir Mousqueton à l’autre bout de la chambre, sont-ils donc en danger de mort ?


D’Artagnan continua :


« Athos vous lègue Raoul, et moi je vous lègue une vengeance. Si vous mettez par bonheur la main sur un certain Mordaunt, dites à Porthos de l’emmener dans un coin et de lui tordre le cou. Je n’ose vous en dire davantage dans une lettre.


« ARAMIS. »


– Si ce n’est que cela, dit Porthos, c’est facile à faire.


– Au contraire, dit d’Artagnan d’un air sombre, c’est impossible.


– Et pourquoi cela ?


– C’est justement ce M. Mordaunt que nous allons rejoindre à Boulogne et avec lequel nous passons en Angleterre.


– Eh bien ! si au lieu d’aller rejoindre ce M. Mordaunt, nous allions rejoindre nos amis ? dit Porthos avec un geste capable d’épouvanter une armée.


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– J’y ai bien pensé, dit d’Artagnan ; mais la lettre n’a ni date ni timbre.

– C’est juste, dit Porthos.


Et il se mit à errer dans la chambre comme un homme éga-ré, gesticulant et tirant à tout moment son épée au tiers du fourreau. Quant à d’Artagnan, il restait debout comme un homme consterné, et la plus profonde affliction se peignait sur son visage.

– Ah ! c’est mal, disait-il ; Athos nous insulte ; il veut mourir seul, c’est mal.


Mousqueton, voyant ces deux grands désespoirs, fondait en larmes dans son coin.


– Allons, dit d’Artagnan, tout cela ne mène à rien. Partons, allons embrasser Raoul comme nous avons dit, et peut-être au-ra-t-il reçu des nouvelles d’Athos.


– Tiens, c’est une idée, dit Porthos ; en vérité, mon cher d’Artagnan, je ne sais pas comment vous faites, mais vous êtes plein d’idées. Allons embrasser Raoul.


– Gare à celui qui regarderait mon maître de travers en ce moment, dit Mousqueton, je ne donnerais pas un denier de sa peau.


On monta à cheval et l’on partit. En arrivant à la rue Saint-Denis, les amis trouvèrent un grand concours de peuple. C’était M. de Beaufort qui venait d’arriver du Vendômois et que le coadjuteur montrait aux Parisiens émerveillés et joyeux.


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Avec M. de Beaufort, ils se regardaient désormais comme invincibles.

Les deux amis prirent par une petite rue pour ne pas rencontrer le prince et gagnèrent la barrière Saint-Denis.

– Est-il vrai, dirent les gardes aux deux cavaliers, que M. de Beaufort est arrivé dans Paris ?

– Rien de plus vrai, dit d’Artagnan et la preuve, c’est qu’il nous envoie au-devant de M. de Vendôme, son père, qui va arriver à son tour.


– Vive M. de Beaufort ! crièrent les gardes.


Et ils s’écartèrent respectueusement pour laisser passer les envoyés du grand prince.


Une fois hors barrière, la route fut dévorée par ces gens qui ne connaissaient ni fatigue ni découragement ; leurs chevaux volaient, et eux ne cessaient de parler d’Athos et d’Aramis.


Mousqueton souffrait tous les tourments imaginables, mais l’excellent serviteur se consolait en pensant que ses deux maî-

tres éprouvaient bien d’autres souffrances. Car il était arrivé à regarder d’Artagnan comme son second maître et lui obéissait même plus promptement et plus correctement qu’à Porthos.


Le camp était entre Saint-Omer et Lambres ; les deux amis firent un crochet jusqu’au camp et apprirent en détail à l’armée la nouvelle de la fuite du roi et de la reine, qui était arrivée sourdement jusque-là. Ils trouvèrent Raoul près de sa tente, couché sur une botte de foin dont son cheval tirait quelques bri-bes à la dérobée. Le jeune homme avait les yeux rouges et semblait abattu. Le maréchal de Grammont et le comte de Guiche étaient revenus à Paris, et le pauvre enfant se trouvait isolé.

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Au bout d’un instant Raoul leva les yeux et vit les deux cavaliers qui le regardaient ; il les reconnut et courut à eux les bras ouverts.


– Oh ! c’est vous, chers amis ! s’écria-t-il, me venez-vous chercher ? m’emmenez-vous avec vous ? m’apportez-vous des nouvelles de mon tuteur ?

– N’en avez-vous donc point reçu ? demanda d’Artagnan

au jeune homme.

– Hélas ! non, monsieur, et je ne sais en vérité ce qu’il est devenu. De sorte, oh ! de sorte que je suis inquiet à en pleurer.


Et effectivement deux grosses larmes roulaient sur les joues brunies du jeune homme.


Porthos détourna la tête pour ne pas laisser voir sur sa bonne grosse figure ce qui se passait dans son cœur.


– Que diable ! dit d’Artagnan plus remué qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps, ne vous désespérez point, mon ami ; si vous n’avez point reçu de lettres du comte, nous avons reçu, nous… une…


– Oh ! vraiment ? s’écria Raoul.


– Et bien rassurante même, dit d’Artagnan en voyant la joie que cette nouvelle causait au jeune homme.


– L’avez-vous ? demanda Raoul.


– Oui ; c’est-à-dire je l’avais, dit d’Artagnan en faisant semblant de chercher ; attendez, elle doit être là, dans ma poche ; il me parle de son retour, n’est-ce pas, Porthos ?

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Tout Gascon qu’il était, d’Artagnan ne voulait pas prendre à lui seul le fardeau de ce mensonge.

– Oui, dit Porthos en toussant.

– Oh ! donnez-la-moi, dit le jeune homme.

– Eh ! je la lisais encore tantôt. Est-ce que je l’aurai perdue ! Ah ! pécaïre, ma poche est percée.


– Oh ! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton, et la lettre était même très consolante ; ces messieurs me l’ont lue et j’en ai pleuré de joie.


– Mais au moins, monsieur d’Artagnan, vous savez où il est ? demanda Raoul à moitié rasséréné.


– Ah ! voilà, dit d’Artagnan, certainement que je le sais, pardieu ! mais c’est un mystère.


– Pas pour moi, je l’espère.


– Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire où il est.


Porthos regardait d’Artagnan avec ses gros yeux étonnés.


– Où diable vais-je dire qu’il est pour qu’il n’essaye pas d’aller le rejoindre ? murmurait d’Artagnan.


– Eh bien ! où est-il, monsieur ? demanda Raoul de sa voix douce et caressante.


– Il est à Constantinople !


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– Chez les Turcs ! s’écria Raoul effrayé. Bon dieu ! que me dites-vous là ?

– Eh bien ! cela vous fait peur ? dit d’Artagnan. Bah !

qu’est-ce que les Turcs pour des hommes comme le comte de La Fère et l’abbé d’Herblay ?

– Ah ! son ami est avec lui ? dit Raoul, cela me rassure un peu. – A-t-il de l’esprit, ce démon de d’Artagnan ! disait Porthos tout émerveillé de la ruse de son ami.


– Maintenant, dit d’Artagnan pressé de changer le sujet de la conversation, voilà cinquante pistoles que M. le comte vous envoyait par le même courrier. Je présume que vous n’avez plus d’argent et qu’elles sont les bienvenues.


– J’ai encore vingt pistoles, monsieur.


– Eh bien ! prenez toujours, cela vous en fera soixante-dix.


– Et si vous en voulez davantage… dit Porthos mettant la main à son gousset.


– Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille fois, monsieur.


En ce moment, Olivain parut à l’horizon.


– À propos, dit d’Artagnan de manière que le laquais

l’entendît, êtes-vous content d’Olivain ?


– Oui, assez comme cela.


– 820 –


Olivain fit semblant de n’avoir rien entendu et entra dans la tente.

– Que lui reprochez-vous, à ce drôle-là ?


– Il est gourmand, dit Raoul.

– Oh ! monsieur ! dit Olivain reparaissant à cette accusation. – Il est un peu voleur.

– Oh ! monsieur, oh !


– Et surtout il est fort poltron.


– Oh ! oh ! oh ! monsieur, vous me déshonorez, dit Olivain.


– Peste ! dit d’Artagnan, apprenez, maître Olivain, que des gens tels que nous ne se font pas servir par des poltrons. Volez votre maître, mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap de Diou ! ne soyez pas poltron, ou je vous coupe les oreilles. Regardez monsieur Mousqueton, dites-lui de vous montrer les blessures honorables qu’il a reçues, et voyez ce que sa bravoure habituelle a mis de dignité sur son visage.


Mousqueton était au troisième ciel et eût embrassé

d’Artagnan s’il l’eût osé ; en attendant, il se promettait de se faire tuer pour lui si l’occasion s’en présentait jamais.


– Renvoyez ce drôle, Raoul, dit d’Artagnan, car s’il est poltron, il se déshonorera quelque jour.


– Monsieur dit que je suis poltron, s’écria Olivain, parce qu’il a voulu se battre l’autre jour avec un cornette du régiment de Grammont, et que j’ai refusé de l’accompagner.

– 821 –


– Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais désobéir, dit sévèrement d’Artagnan.

Et le tirant à l’écart :

– Tu as bien fait, dit-il, si ton maître avait tort, et voici un écu pour toi ; mais s’il est jamais insulté et que tu ne te fasses pas couper en quartiers près de lui, je te coupe la langue et je t’en balaye la figure. Retiens bien ceci.


Olivain s’inclina et mit l’écu dans sa poche.


– Et maintenant, ami Raoul, dit d’Artagnan, nous partons, M. du Vallon et moi, comme ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel but, je n’en sais rien moi-même ; mais si vous avez besoin de quelque chose, écrivez à madame Madelon Turquaine, à la Chevrette, rue Tiquetonne, et tirez sur cette caisse comme sur celle d’un banquier : avec ménagement toutefois, car je vous préviens qu’elle n’est pas tout à fait si bien garnie que celle de M. d’Emery.


Et ayant embrassé son pupille par intérim, il le passa aux robustes bras de Porthos, qui l’enlevèrent de terre et le tinrent un moment suspendu sur le noble cœur du redoutable géant.


– Allons, dit d’Artagnan, en route.


Et ils repartirent pour Boulogne, où vers le soir ils arrêtè-

rent leurs chevaux trempés de sueur et blancs d’écume.


À dix pas de l’endroit où ils faisaient halte avant d’entrer en ville était un jeune homme vêtu de noir qui paraissait attendre quelqu’un, et qui, du moment où il les avait vus paraître, n’avait point cessé d’avoir les yeux fixés sur eux.


– 822 –


D’Artagnan s’approcha de lui, et voyant que son regard ne le quittait pas :

– Hé ! dit-il, l’ami, je n’aime pas qu’on me toise.


– Monsieur, dit le jeune homme sans répondre à

l’interpellation de d’Artagnan, ne venez-vous pas de Paris, s’il vous plaît ?

D’Artagnan pensa que c’était un curieux qui désirait avoir des nouvelles de la capitale.

– Oui, monsieur, dit-il d’un ton plus radouci.


– Ne devez-vous pas loger aux Armes d’Angleterre ?


– Oui, monsieur.


– N’êtes-vous pas chargé d’une mission de la part de Son Éminence M. le cardinal de Mazarin ?


– Oui, monsieur.


– En ce cas, dit le jeune homme, c’est à moi que vous avez affaire, je suis M. Mordaunt.


– Ah ! dit tout bas d’Artagnan, celui dont Athos me dit de me méfier.


– Ah ! murmura Porthos, celui qu’Aramis veut que

j’étrangle.


Tous deux regardèrent attentivement le jeune homme.


Celui-ci se trompa à l’expression de leur regard.


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– Douteriez-vous de ma parole ? dit-il ; en ce cas je suis prêt à vous donner toute preuve.

– Non, monsieur, dit d’Artagnan, et nous nous mettons à votre disposition.

– Eh bien ! messieurs, dit Mordaunt, nous partirons sans retard ; car c’est aujourd’hui le dernier jour de délai que m’avait demandé le cardinal. Mon bâtiment est prêt ; et, si vous n’étiez venus, j’allais partir sans vous, car le général Olivier Cromwell doit attendre mon retour avec impatience.

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, c’est donc au général Olivier Cromwell que nous sommes dépêchés ?


– N’avez-vous donc pas une lettre pour lui ? demanda le jeune homme.


– J’ai une lettre dont je ne devais rompre la double enveloppe qu’à Londres ; mais puisque vous me dites à qui elle est adressée, il est inutile que j’attende jusque-là.


D’Artagnan déchira l’enveloppe de la lettre. Elle était en effet adressée :


« À monsieur Olivier Cromwell, général des troupes de la nation anglaise. »


– Ah ! fit d’Artagnan, singulière commission !


– Qu’est-ce que ce M. Olivier Cromwell ? demanda tout bas Porthos.


– Un ancien brasseur, répondit d’Artagnan.


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– Est-ce que le Mazarin voudrait faire une spéculation sur la bière comme nous en avons fait sur la paille ? demanda Porthos. – Allons, allons, messieurs, dit Mordaunt impatient, partons. – Oh ! oh ! dit Porthos, sans souper ? Est-ce que M. Cromwell ne peut pas bien attendre un peu ?

– Oui, mais moi ? dit Mordaunt.

– Eh bien ! vous, dit Porthos, après ?


– Moi, je suis pressé.


– Oh ! si c’est pour vous, dit Porthos, la chose ne me regarde pas, et je souperai avec votre permission ou sans votre permission.


Le regard vague du jeune homme s’enflamma et parut prêt à jeter un éclair, mais il se contint.


– Monsieur, continua d’Artagnan, il faut excuser des voyageurs affamés. D’ailleurs notre souper ne vous retardera pas beaucoup, nous allons piquer jusqu’à l’auberge. Allez à pied jusqu’au port, nous mangeons un morceau et nous y sommes en même temps que vous.


– Tout ce qu’il vous plaira, messieurs, pourvu que nous partions, dit Mordaunt.


– C’est bien heureux, murmura Porthos.


– Le nom du bâtiment ? demanda d’Artagnan.


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Le Standard.

– C’est bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.

Et tous deux, donnant de l’éperon à leurs chevaux, piquè-

rent vers l’hôtel des Armes d’Angleterre.

– Que dites-vous de ce jeune homme ? demanda

d’Artagnan tout en courant.

– Je dis qu’il ne me revient pas du tout, dit Porthos, et que je me suis senti une rude démangeaison de suivre le conseil d’Aramis.


– Gardez-vous-en, mon cher Porthos, cet homme est un

envoyé du général Cromwell, et ce serait une façon de nous faire pauvrement recevoir, je crois que de lui annoncer que nous avons tordu le cou à son confident.


– C’est égal, dit Porthos, j’ai toujours remarqué qu’Aramis était homme de bon conseil.


– Écoutez, dit d’Artagnan, quand notre ambassade sera finie…


– Après ?


– S’il nous reconduit en France…


– Eh bien ?


– Eh bien ! nous verrons.


Les deux amis arrivèrent sur ce à l’hôtel des Armes d’Angleterre, où ils soupèrent de grand appétit ; puis, incontinent, ils se rendirent sur le port. Un brick était prêt à mettre à la

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voile ; et, sur le pont de ce brick, ils reconnurent Mordaunt, qui se promenait avec impatience.

– C’est incroyable, disait d’Artagnan, tandis que la barque le conduisait à bord du Standard, c’est étonnant comme ce jeune homme ressemble à quelqu’un que j’ai connu, mais je ne puis dire à qui.

Ils arrivèrent à l’escalier, et, un instant après, ils furent embarqués.


Mais l’embarquement des chevaux fut plus long que celui des hommes, et le brick ne put lever l’ancre qu’à huit heures du soir.


Le jeune homme trépignait d’impatience et commandait

que l’on couvrit les mâts de voiles.


Porthos, éreinté de trois nuits sans sommeil et d’une route de soixante-dix lieues faite à cheval, s’était retiré dans sa cabine et dormait.


D’Artagnan, surmontant sa répugnance pour Mordaunt, se promenait avec lui sur le pont et faisait cent contes pour le forcer à parler.


Mousqueton avait le mal de mer.


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LVIII. L’Écossais, parjure à sa foi, pour un

denier vendit son roi

Et, maintenant, il faut que nos lecteurs laissent voguer tranquillement le Standard, non pas vers Londres, où d’Artagnan et Porthos croient aller, mais vers Durham, où des lettres reçues d’Angleterre pendant son séjour à Boulogne avaient ordonné à Mordaunt de se rendre, et nous suivent au camp royaliste, situé en deçà de la Tyne, auprès de la ville de Newcastle.

C’est là, placées entre deux rivières, sur la frontière d’Écosse, mais sur le sol d’Angleterre, que s’étalent les tentes d’une petite armée. Il est minuit. Des hommes qu’on peut reconnaître à leurs jambes nues, à leurs jupes courtes, à leurs plaids bariolés et à la plume qui décore leur bonnet pour des highlanders, veillent nonchalamment. La lune, qui glisse entre deux gros nuages, éclaire à chaque intervalle qu’elle trouve sur sa route les mousquets des sentinelles et découpe en vigueur les murailles, les toits et les clochers de la ville que Charles Ier vient de rendre aux troupes du parlement ainsi qu’Oxford et Newark, qui tenaient encore pour lui, dans l’espoir d’un accommode-ment.


À l’une des extrémités du camp, près d’une tente immense, pleine d’officiers écossais tenant une espèce de conseil présidé par le vieux comte de Loewen, leur chef, un homme, vêtu en cavalier, dort couché sur le gazon et la main droite étendue sur son épée.


À cinquante pas de là, un autre homme, vêtu aussi en cavalier, cause avec une sentinelle écossaise ; et grâce à l’habitude

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qu’il paraît avoir, quoique étranger, de la langue anglaise, il parvient à comprendre les réponses que son interlocuteur lui fait dans le patois du comté de Perth.

Comme une heure du matin sonnait à la ville de Newcastle, le dormeur s’éveilla ; et après avoir fait tous les gestes d’un homme qui ouvre les yeux après un profond sommeil, il regarda attentivement autour de lui : voyant qu’il était seul il se leva, et, faisant un détour, alla passer près du cavalier qui causait avec la sentinelle. Celui-ci avait sans doute fini ses interrogations, car après un instant il prit congé de cet homme et suivit sans affectation la même route que le premier cavalier que nous avons vu passer.


À l’ombre d’une tente placée sur le chemin, l’autre

l’attendait.


– Eh bien, mon cher ami ? lui dit-il dans le plus pur fran-

çais qui ait jamais été parlé de Rouen à Tours.


– Eh bien, mon ami, il n’y a pas de temps à perdre, et il faut prévenir le roi.


– Que se passe-t-il donc ?


– Ce serait trop long à vous dire ; d’ailleurs, vous

l’entendrez tout à l’heure. Puis le moindre mot prononcé ici peut tout perdre. Allons trouver milord de Winter.


Et tous deux s’acheminèrent vers l’extrémité opposée du camp ; mais comme le camp ne couvrait pas une surface de plus de cinq cents pas carrés, ils furent bientôt arrivés à la tente de celui qu’ils cherchaient.


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– Votre maître dort-il, Tony ? dit en anglais l’un des deux cavaliers à un domestique couché dans un premier compartiment qui servait d’antichambre.

– Non, monsieur le comte, répondit le laquais, je ne crois pas, ou ce serait depuis bien peu de temps, car il a marché pendant plus de deux heures après avoir quitté le roi, et le bruit de ses pas a cessé à peine depuis dix minutes ; d’ailleurs, ajouta le laquais en levant la portière de la tente, vous pouvez le voir.

En effet, de Winter était assis devant une ouverture, pratiquée comme une fenêtre, qui laissait pénétrer l’air de la nuit, et à travers laquelle il suivait mélancoliquement des yeux la lune, perdue, comme nous l’avons dit tout à l’heure, au milieu de gros nuages noirs.


Les deux amis s’approchèrent de de Winter, qui, la tête appuyée sur sa main, regardait le ciel ; il ne les entendit pas venir et resta dans la même attitude, jusqu’au moment où il sentit qu’on lui posait la main sur l’épaule. Alors il se retourna, reconnut Athos et Aramis, et leur tendit la main.

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