– Comme disait le feu cardinal au feu roi : « Pour vous montrer le chemin, sire. »
Et Aramis monta lestement à l’échelle, et en un instant il eut atteint la fenêtre.
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D’Artagnan monta derrière lui, mais plus doucement ; on voyait que ce genre de chemin lui était moins familier qu’à son ami.
– Pardon, dit Aramis en remarquant sa gaucherie : si
j’avais su avoir l’honneur de votre visite, j’aurais fait apporter l’échelle du jardinier ; mais pour moi seul, celle-ci est suffisante.
– Monsieur, dit Planchet lorsqu’il vit d’Artagnan sur le point d’achever son ascension, cela va bien pour M. Aramis, cela va encore pour vous, cela, à la rigueur, irait aussi pour moi, mais les deux chevaux ne peuvent pas monter l’échelle.
– Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit Aramis en montrant à Planchet une espèce de fabrique qui s’élevait dans la plaine, vous y trouverez de la paille et de l’avoine pour eux.
– Mais pour moi ? dit Planchet.
– Vous reviendrez sous cette fenêtre, vous frapperez trois fois dans vos mains, et nous vous ferons passer des vivres. Soyez tranquille, morbleu ! on ne meurt pas de faim ici, allez !
Et Aramis, retirant l’échelle, ferma la fenêtre.
D’Artagnan examinait la chambre.
Jamais il n’avait vu appartement plus guerrier à la fois et plus élégant. À chaque angle étaient des trophées d’armes offrant à la vue et à la main des épées de toutes sortes, et quatre grands tableaux représentaient dans leurs costumes de bataille le cardinal de Lorraine, le cardinal de Richelieu, le cardinal de La Valette et l’archevêque de Bordeaux. Il est vrai qu’au surplus rien n’indiquait la demeure d’un abbé ; les tentures étaient de damas, les tapis venaient d’Alençon et le lit surtout avait plutôt
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l’air du lit d’une petite-maîtresse, avec sa garniture de dentelle et son couvre-pied, que de celui d’un homme qui avait fait vœu de gagner le ciel par l’abstinence et la macération.
– Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah ! mon cher, excusez-moi. Que voulez-vous ! je suis logé comme un chartreux.
Mais que cherchez-vous des yeux ?
– Je cherche qui vous a jeté l’échelle ; je ne vois personne, et cependant l’échelle n’est pas venue toute seule.
– Non, c’est Bazin.
– Ah ! ah ! fit d’Artagnan.
– Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est un garçon
bien dressé, qui, voyant que je ne rentrais pas seul, se sera retiré par discrétion. Asseyez-vous, mon cher, et causons.
Et Aramis poussa à d’Artagnan un large fauteuil, dans lequel celui-ci s’allongea en s’accoudant.
– D’abord, vous soupez avec moi, n’est-ce pas ? demanda Aramis.
– Oui, si vous le voulez bien, dit d’Artagnan, et même ce se-ra avec grand plaisir, je vous l’avoue ; la route m’a donné un appétit de diable.
– Ah ! mon pauvre ami ! dit Aramis, vous trouverez maigre chère, on ne vous attendait pas.
– Est-ce que je suis menacé de l’omelette de Crèvecœur et des théobromes en question ? N’est-ce pas comme cela que vous appeliez autrefois les épinards ?
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– Oh ! il faut espérer, dit Aramis, qu’avec l’aide de Dieu et de Bazin nous trouverons quelque chose de mieux dans le garde-manger des dignes pères jésuites.
– Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez ici.
La porte s’ouvrit et Bazin parut ; mais, en apercevant d’Artagnan, il poussa une exclamation qui ressemblait à un cri de désespoir.
– Mon cher Bazin, dit d’Artagnan, je suis bien aise de voir avec quel admirable aplomb vous mentez, même dans une
église.
– Monsieur, dit Bazin, j’ai appris des dignes pères jésuites qu’il était permis de mentir lorsqu’on mentait dans une bonne intention.
– C’est bien, c’est bien, Bazin, d’Artagnan meurt de faim et moi aussi, servez-nous à souper de votre mieux, et surtout, montez-nous du bon vin.
Bazin s’inclina en signe d’obéissance, poussa un gros soupir et sortit.
– Maintenant que nous voilà seuls, mon cher Aramis, dit d’Artagnan en ramenant ses yeux de l’appartement au proprié-
taire et en achevant par les habits l’examen commencé par les meubles, dites-moi, d’où diable veniez-vous lorsque vous êtes tombé en croupe derrière Planchet ?
– Eh ! corbleu ! dit Aramis, vous le voyez bien, du ciel !
– Du ciel ! reprit d’Artagnan en hochant la tête, vous ne m’avez pas plus l’air d’en revenir que d’y aller.
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– Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuité que
d’Artagnan ne lui avait jamais vu du temps qu’il était mousquetaire, si je ne venais pas du ciel, au moins je sortais du paradis : ce qui se ressemble beaucoup.
– Alors voilà les savants fixés, reprit d’Artagnan. Jusqu’à présent on n’avait pas su s’entendre sur la situation positive du paradis : les uns l’avaient placé sur le mont Ararat ; les autres entre le Tigre et l’Euphrate ; il parait qu’on le cherchait bien loin tandis qu’il était bien près. Le paradis est à Noisy-le-Sec, sur l’emplacement du château de M. l’archevêque de Paris. On en sort non point par la porte, mais par la fenêtre ; on en descend non par les degrés de marbre d’un péristyle, mais par les branches d’un tilleul, et l’ange à l’épée flamboyante qui le garde m’a bien l’air d’avoir changé son nom céleste de Gabriel en celui plus terrestre de prince de Marcillac.
Aramis éclata de rire.
– Vous êtes toujours joyeux compagnon, mon cher, dit-il, et votre spirituelle humeur gasconne ne vous a pas quitté. Oui, il y a bien un peu de tout cela dans ce que vous me dites ; seulement, n’allez pas croire au moins que ce soit de madame de Longueville que je sois amoureux.
– Peste, je m’en garderai bien ! dit d’Artagnan. Après avoir été si longtemps amoureux de madame de Chevreuse, vous n’auriez pas été porter votre cœur à sa plus mortelle ennemie.
– Oui, c’est vrai, dit Aramis d’un air détaché, oui, cette pauvre duchesse, je l’ai fort aimée autrefois, et il faut lui rendre cette justice, qu’elle nous a été fort utile ; mais, que voulez-vous ! il lui a fallu quitter la France. C’était un si rude jouteur que ce damné cardinal ! continua Aramis en jetant un coup d’œil sur le portrait de l’ancien ministre : il avait donné l’ordre de l’arrêter et de la conduire au château de Loches ; il lui eût fait
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trancher la tête, sur ma foi, comme à Chalais, à Montmorency et à Cinq-Mars ; elle s’est sauvée déguisée en homme, avec sa femme de chambre, cette pauvre Ketty ; il lui est même arrivé, à ce que j’ai entendu dire, une étrange aventure dans je ne sais quel village, avec je ne sais quel curé à qui elle demandait l’hospitalité, et qui, n’ayant qu’une chambre et la prenant pour un cavalier, lui a offert de la partager avec elle. C’est qu’elle portait d’une façon incroyable l’habit d’homme, cette chère Marie.
Je ne connais qu’une femme qui le porte aussi bien ; aussi avait-on fait ce couplet sur elle :
Laboissière, dis-moi…
– Vous le connaissez ?
– Non pas ; chantez-le, mon cher.
Et Aramis reprit du ton le plus cavalier :
Laboissière, dis-moi,
Suis-je pas bien en homme
– Vous chevauchez, ma foi,
Mieux que tant que nous sommes.
Elle est,
Parmi les hallebardes,
Au régiment des gardes,
Comme un cadet.
– Bravo ! dit d’Artagnan ; vous chantez toujours à merveille, mon cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gâté la voix.
– Mon cher, dit Aramis, vous comprenez… du temps que
j’étais mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais ; aujourd’hui que je suis abbé, je dis le moins de messes que je peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse.
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– Laquelle ? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de Longueville ?
– Mon cher, je vous ai dit qu’il n’y avait rien entre moi et la duchesse de Longueville : des coquetteries peut-être, et voilà tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. L’avez-vous vue à son retour de Bruxelles, après la mort du roi ?
– Oui, certes, et elle était fort belle encore.
– Oui, dit Aramis. Aussi l’ai-je quelque peu revue à cette époque ; je lui avais donné d’excellents conseils, dont elle n’a point profité ; je me suis tué de lui dire que Mazarin était l’amant de la reine ; elle n’a pas voulu me croire, disant qu’elle connaissait Anne d’Autriche, et qu’elle était trop fière pour aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle s’est jetée dans la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arrêter M. le duc de Beaufort et exilé madame de Chevreuse.
– Vous savez, dit d’Artagnan, qu’elle a obtenu la permission de revenir ?
– Oui, et même qu’elle est revenue… Elle va encore faire quelque sottise.
– Oh ! mais cette fois peut-être suivra-t-elle vos conseils.
– Oh ! cette fois, dit Aramis, je ne l’ai pas revue ; elle est fort changée.
– Ce n’est pas comme vous, mon cher Aramis, car vous êtes toujours le même ; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs, toujours votre taille élégante, toujours vos mains de femme, qui sont devenues d’admirables mains de prélat.
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– Oui, dit Aramis, c’est vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous, mon cher, que je me fais vieux : je vais avoir trente-sept ans. – Écoutez, mon cher, dit d’Artagnan avec un sourire, puisque nous nous retrouvons, convenons d’une chose : c’est de l’âge que nous aurons à l’avenir.
– Comment cela ? dit Aramis.
– Oui, reprit d’Artagnan ; autrefois c’était moi qui étais votre cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas d’erreur, j’ai quarante ans bien sonnés.
– Vraiment ! dit Aramis. Alors c’est moi qui me trompe, car vous avez toujours été, mon cher, un admirable mathématicien.
J’aurais donc quarante-trois ans, à votre compte ! Diable, diable, mon cher ! n’allez pas le dire à l’hôtel de Rambouillet, cela me ferait tort.
– Soyez tranquille, dit d’Artagnan, je n’y vais pas.
– Ah çà mais, s’écria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin ? Bazin ! dépêchons-nous donc, monsieur le drôle ! nous enrageons de faim et de soif !
Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargées chacune d’une bouteille.
– Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts, voyons ?
– Oui, monsieur, à l’instant même, dit Bazin ; mais il m’a fallu le temps de monter toutes les…
– Parce que vous vous croyez toujours votre simarre de bedeau sur les épaules, interrompit Aramis, et que vous passez
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tout votre temps à lire votre bréviaire. Mais je vous préviens que si, à force de polir toutes les affaires qui sont dans les chapelles, vous désappreniez à fourbir mon épée, j’allume un grand feu de toutes vos images bénites et je vous y fais rôtir.
Bazin scandalisé fit un signe de croix avec la bouteille qu’il tenait. Quant à d’Artagnan, plus surpris que jamais du ton et des manières de l’abbé d’Herblay, qui contrastaient si fort avec celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux écarquillés en face de son ami.
Bazin couvrit vivement la table d’une nappe damassée, et sur cette nappe rangea tant de choses dorées, parfumées, frian-des, que d’Artagnan en demeura tout ébahi.
– Mais vous attendiez donc quelqu’un ? demanda l’officier.
– Heu ! dit Aramis, j’ai toujours un en-cas ; puis je savais que vous me cherchiez.
– Par qui ?
– Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon cher, et qui est accouru pour me prévenir du danger qui menaçait mon âme si je revoyais aussi mauvaise compagnie qu’un officier de mousquetaires.
– Oh ! monsieur !… fit Bazin les mains jointes et d’un air suppliant.
– Allons, pas d’hypocrisies ! vous savez que je ne les aime pas. Vous feriez bien mieux d’ouvrir la fenêtre et de descendre un pain, un poulet et une bouteille de vin à votre ami Planchet, qui s’extermine depuis une heure à frapper dans ses mains.
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En effet, Planchet, après avoir donné la paille et l’avoine à ses chevaux, était revenu sous la fenêtre et avait répété deux ou trois foi le signal indiqué.
Bazin obéit, attacha au bout d’une corde les trois objets dé-
signés et les descendit à Planchet, qui, n’en demandant pas davantage, se retira aussitôt sous le hangar.
– Maintenant soupons, dit Aramis.
Les deux amis se mirent à table, et Aramis commença à dé-
couper poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute gastronomique.
– Peste, dit d’Artagnan, comme vous vous nourrissez !
– Oui, assez bien. J’ai pour les jours maigres des dispenses de Rome que m’a fait avoir M. le coadjuteur à cause de ma santé ; puis j’ai pris pour cuisinier l’ex-cuisinier de Lafollone, vous savez ? l’ancien ami du cardinal, ce fameux, gourmand qui disait pour toute prière après son dîner : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien digérer ce que j’ai si bien mangé. »
– Ce qui ne l’a pas empêché de mourir d’indigestion, dit en riant d’Artagnan.
– Que voulez-vous, reprit Aramis d’un air résigné, on ne peut fuir sa destinée !
– Mais pardon, mon cher, de la question que je vais vous faire, reprit d’Artagnan.
– Comment donc, faites, vous savez bien qu’entre nous il ne peut y avoir d’indiscrétion.
– Vous êtes donc devenu riche ?
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– Oh ! mon Dieu, non ! je me fais une douzaine de mille livres par an, sans compter un petit bénéfice d’un millier d’écus que m’a fait avoir M. le Prince.
– Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres ? dit d’Artagnan ; avec vos poèmes ?
– Non, j’ai renoncé à la poésie, excepté pour faire de temps en temps quelque chanson à boire, quelque sonnet galant ou quelque épigramme innocent : je fais des sermons, mon cher.
– Comment, des sermons ?
– Oh ! mais des sermons prodigieux, voyez-vous ! À ce qu’il paraît, du moins.
– Que vous prêchez ?
– Non, que je vends.
– À qui ?
– À ceux de mes compères qui visent à être de grands ora-teurs donc !
– Ah ! vraiment ? Et vous n’avez pas été tenté de la gloire pour vous-même ?
– Si fait, mon cher, mais la nature l’a emporté. Quand je suis en chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la regarde ; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la campagne ; au lieu de parler des tourments de l’enfer, je parle des joies du paradis. Eh ! tenez, la chose m’est arrivée un jour à l’église Saint-Louis au Marais… Un cavalier m’a ri au nez, je me suis interrompu pour lui dire qu’il était un sot. Le peuple est sorti
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pour ramasser des pierres ; mais pendant ce temps j’ai si bien retourné l’esprit des assistants, que c’est lui qu’ils ont lapidé. Il est vrai que le lendemain il s’est présenté chez moi, croyant avoir affaire à un abbé comme tous les abbés.
– Et qu’est-il résulté de sa visite ? dit d’Artagnan en se tenant les côtes de rire.
– Il en est résulté que nous avons pris pour le lendemain soir rendez-vous sur la place Royale ! Eh ! pardieu, vous en savez quelque chose.
– Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent que je vous aurais servi de second ? demanda d’Artagnan.
– Justement. Vous avez vu comme je l’ai arrangé.
– En est-il mort ?
– Je n’en sais rien. Mais en tout cas je lui avais donné l’absolution in articulo mortis. C’est assez de tuer le corps sans tuer l’âme.
Bazin fit un signe de désespoir qui voulait dire qu’il approuvait peut-être cette morale, mais qu’il désapprouvait fort le ton dont elle était faite.
– Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que je vous vois dans cette glace, et qu’une fois pour toutes je vous ai interdit tout signe d’approbation ou d’improbation. Vous allez donc me faire le plaisir de nous servir le vin d’Espagne et de vous retirer chez vous. D’ailleurs, mon ami d’Artagnan a quelque chose de secret à me dire. N’est-ce pas, d’Artagnan ?
D’Artagnan fit signe de la tête que oui, et Bazin se retira après avoir posé le vin d’Espagne sur la table.
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Les deux amis, restés seuls, demeurèrent un instant silencieux en face l’un de l’autre. Aramis semblait attendre une douce digestion. D’Artagnan préparait son exorde. Chacun d’eux, lorsque l’autre ne le regardait pas, risquait un coup d’œil en dessous.
Aramis rompit le premier le silence.
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XI. Les deux Gaspards
– À quoi songez-vous, d’Artagnan, dit-il, et quelle pensée vous fait sourire ?
– Je songe, mon cher, que lorsque vous étiez mousquetaire, vous tourniez sans cesse à l’abbé, et qu’aujourd’hui que vous êtes abbé, vous me paraissez tourner fort au mousquetaire.
– C’est vrai, dit Aramis en riant. L’homme, vous le savez, mon cher d’Artagnan, est un étrange animal, tout composé de contrastes. Depuis que je suis abbé, je ne rêve plus que batailles.
– Cela se voit à votre ameublement : vous avez là des rapiè-
res de toutes les formes et pour les goûts les plus difficiles. Est-ce que vous tirez toujours bien ?
– Moi, je tire comme vous tiriez autrefois, mieux encore peut-être. Je ne fais que cela toute la journée.
– Et avec qui ?
– Avec un excellent maître d’armes que nous avons ici.
– Comment, ici ?
– Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de tout dans un couvent de jésuites.
– Alors vous auriez tué M. de Marcillac s’il fût venu vous attaquer seul, au lieu de tenir tête à vingt hommes ?
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– Parfaitement, dit Aramis, et même à la tête de ses vingt hommes, si j’avais pu dégainer sans être reconnu.
– Dieu me pardonne, dit tout bas d’Artagnan, je crois qu’il est devenu plus Gascon que moi.
Puis tout haut :
– Eh bien ! mon cher Aramis, vous me demandez pourquoi je vous cherchais ?
– Non, je ne vous le demandais pas, dit Aramis avec son air fin, mais j’attendais que vous me le dissiez.
– Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir tout uniquement un moyen de tuer M. de Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout prince qu’il est.
– Tiens, tiens, tiens ! dit Aramis, c’est une idée, cela.
– Dont je vous invite à faire votre profit, mon cher.
Voyons ! avec votre abbaye de mille écus et les douze mille livres que vous vous faites en vendant des sermons, êtes-vous riche ?
répondez franchement.
– Moi ! je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles.
– Peste, cent pistoles ! se dit tout bas d’Artagnan, il appelle cela être gueux comme Job ! Si je les avais toujours devant moi, je me trouverais riche comme Crésus.
Puis, tout haut :
– Êtes-vous ambitieux ?
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– Comme Encelade.
– Eh bien ! mon ami, je vous apporte de quoi être riche, puissant, et libre de faire tout ce que vous voudrez.
L’ombre d’un nuage passa sur le front d’Aramis aussi rapide que celle qui flotte en août sur les blés ; mais si rapide qu’elle fût, d’Artagnan la remarqua.
– Parlez, dit Aramis.
– Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique ?
Un éclair passa dans les yeux d’Aramis, rapide comme
l’ombre qui avait passé sur son front, mais pas si rapide cependant que d’Artagnan ne le vit.
– Non, répondit Aramis.
– Alors toutes propositions vous agréeront, puisque vous n’avez pour le moment d’autre maître que Dieu, dit en riant le Gascon.
– C’est possible.
– Avez-vous, mon cher Aramis, songé quelquefois à ces
beaux jours de notre jeunesse que nous passions riant, buvant ou nous battant ?
– Oui, certes, et plus d’une fois je les ai regrettés. C’était un heureux temps, delectabile tempus !
– Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaître, cet heureux temps peut revenir ! J’ai reçu mission d’aller trouver
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mes compagnons, et j’ai voulu commencer par vous, qui étiez l’âme de notre association.
Aramis s’inclina plus poliment qu’affectueusement.
– Me remettre dans la politique ! dit-il d’une voix mou-rante et en se renversant sur son fauteuil. Ah ! cher d’Artagnan, voyez comme je vis régulièrement et à l’aise. Nous avons essuyé l’ingratitude des grands, vous le savez !
– C’est vrai, dit d’Artagnan ; mais peut-être les grands se repentent-ils d’avoir été ingrats.
– En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons ! à tout péché miséricorde. D’ailleurs, vous avez raison sur un point : c’est que si l’envie nous reprenait de nous mêler des affaires d’État, le moment, je crois, serait venu.
– Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de politique ?
– Eh ! mon Dieu ! sans m’en occuper personnellement, je vis dans un monde où l’on s’en occupe. Tout en cultivant la poé-
sie, tout en faisant l’amour, je me suis lié avec M. Sarazin, qui est à M. de Conti ; avec M. Voiture qui est au coadjuteur, et avec M. de Bois-Robert, qui, depuis qu’il n’est plus à M. le cardinal de Richelieu, n’est à personne ou est à tout le monde, comme vous voudrez ; en sorte que le mouvement politique ne m’a pas tout à fait échappé.
– Je m’en doutais, dit d’Artagnan.
– Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que pour parole de cénobite, d’homme qui parle comme un écho, en répétant purement et simplement ce qu’il a entendu dire, reprit Aramis. J’ai entendu dire que dans ce moment-ci le
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cardinal Mazarin était fort inquiet de la manière dont marchaient les choses. Il paraît qu’on n’a pas pour ses commandements tout le respect qu’on avait autrefois pour ceux de notre ancien épouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait ; car, quoi qu’on en ait dit, il faut convenir, mon cher, que c’était un grand homme.
– Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon cher Aramis, c’est lui qui m’a fait lieutenant.
– Ma première opinion avait été tout entière pour le cardinal : je m’étais dit qu’un ministre n’est jamais aimé, mais qu’avec le génie qu’on accorde à celui-ci il finirait par triompher de ses ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut-être mieux encore que de se faire aimer.
D’Artagnan fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait entièrement cette douteuse maxime.
– Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était mon opinion première ; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de matières et que l’humilité dont je fais profession m’impose la loi de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement, je me suis informé. Eh bien ! mon cher ami…
– Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan.
– Eh bien ! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il faut que j’avoue que je m’étais trompé.
– Vraiment ?
– Oui ; je me suis informé, comme je vous disais, et voici ce que m’ont répondu plusieurs personnes toutes différentes de goût et d’ambition : M. de Mazarin n’est point un homme de génie, comme je le croyais.
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– Bah ! dit d’Artagnan.
– Non. C’est un homme de rien, qui a été domestique du cardinal Bentivoglio, qui s’est poussé par l’intrigue ; un parvenu, un homme sans nom, qui ne fera en France qu’un chemin de partisan. Il entassera beaucoup d’écus, dilapidera fort les revenus du roi, se paiera à lui-même toutes les pensions que feu le cardinal de Richelieu payait à tout le monde, mais ne gouverne-ra jamais par la loi du plus fort, du plus grand ou du plus honoré. Il paraît en outre qu’il n’est pas gentilhomme de manières et de cœur, ce ministre, et que c’est une espèce de bouffon, de Pul-cinello, de Pantalon. Le connaissez-vous ? Moi, je ne le connais pas.
– Heu ! fit d’Artagnan, il y a un peu de vrai dans ce que vous dites.
– Eh bien ! vous me comblez d’orgueil, mon cher, si j’ai pu, grâce à certaine pénétration vulgaire dont je suis doué, me rencontrer avec un homme comme vous, qui vivez à la cour.
– Mais vous m’avez parlé de lui personnellement et non de son parti et de ses ressources.
– C’est vrai. Il a pour lui la reine.
– C’est quelque chose, ce me semble.
– Mais il n’a pas pour lui le roi.
– Un enfant !
– Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.
– C’est le présent.
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– Oui, mais ce n’est pas l’avenir, et encore dans le présent, il n’a pour lui ni le parlement ni le peuple, c’est-à-dire l’argent ; il n’a pour lui ni la noblesse ni les princes, c’est-à-dire l’épée.
D’Artagnan se gratta l’oreille, il était forcé de s’avouer à lui-même que c’était non seulement largement mais encore justement pensé.
– Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours doué de ma perspicacité ordinaire. Je vous dirai que peut-être ai-je tort de vous parler ainsi à cœur ouvert, car vous, vous me paraissez pencher pour le Mazarin.
– Moi ! s’écria d’Artagnan ; moi ! pas le moins du monde !
– Vous parliez de mission.
– Ai-je parlé de mission ? Alors j’ai eu tort. Non, je me suis dit comme vous le dites : Voilà les affaires qui s’embrouillent.
Eh bien ! jetons la plume au vent, allons du côté où le vent l’emportera et reprenons la vie d’aventures. Nous étions quatre chevaliers vaillants, quatre cœurs tendrement unis ; unissons de nouveau, non pas nos cœurs qui n’ont jamais été séparés, mais nos fortunes et nos courages. L’occasion est bonne pour conquérir quelque chose de mieux qu’un diamant.
– Vous avez raison, d’Artagnan, toujours raison, continua Aramis, et la preuve, c’est que j’avais eu la même idée que vous ; seulement, à moi, qui n’ai pas votre nerveuse et féconde imagination, elle m’avait été suggérée ; tout le monde a besoin aujourd’hui d’auxiliaires ; on m’a fait des propositions, il a trans-percé quelque chose de nos fameuses prouesses d’autrefois, et je vous avouerai franchement que le coadjuteur m’a fait parler.
– M. de Gondy, l’ennemi du cardinal ! s’écria d’Artagnan.
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– Non, l’ami du roi, dit Aramis, l’ami du roi, entendez-vous ! Eh bien ! il s’agirait de servir le roi, ce qui est le devoir d’un gentilhomme.
– Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon cher !
– De fait, pas de volonté ; d’apparence, mais pas de cœur, et voilà justement le piège que les ennemis du roi tendent au pauvre enfant.
– Ah çà ! mais c’est la guerre civile tout bonnement que vous me proposez là, mon cher Aramis.
– La guerre pour le roi.
– Mais le roi sera à la tête de l’armée où sera Mazarin.
– Mais il sera de cœur dans l’armée que commandera M. de Beaufort.
– M. de Beaufort ? il est à Vincennes.
– Ai-je dit M. de Beaufort ? dit Aramis ; M. de Beaufort ou un autre, M. de Beaufort ou M. le Prince.
– Mais M. le Prince va partir pour l’armée, il est entièrement au cardinal.
– Heu ! heu ! fit Aramis, ils ont quelques discussions ensemble justement en ce moment-ci. Mais d’ailleurs, si ce n’est M. le Prince, M. de Gondy…
– Mais M. de Gondy va être cardinal, on demande pour lui le chapeau.
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– N’y a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux ? dit Aramis.
Voyez : voici autour de vous quatre cardinaux qui, à la tête des armées, valaient bien M. de Guébriant et M. de Gassion.
– Mais un général bossu !
– Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse. D’ailleurs, souvenez-vous qu’Alexandre boitait et qu’Annibal était borgne.
– Voyez-vous de grands avantages dans ce parti ? demanda d’Artagnan.
– J’y vois la protection de princes puissants.
– Avec la proscription du gouvernement.
– Annulée par les parlements et les émeutes.
– Tout cela pourrait se faire, comme vous le dites, si l’on parvenait à séparer le roi de sa mère.
– On y arrivera peut-être.
– Jamais ! s’écria d’Artagnan rentrant cette fois dans sa conviction. J’en appelle à vous, Aramis, à vous qui connaissez Anne d’Autriche aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle puisse oublier que son fils est sa sûreté, son palladium, le gage de sa considération, de sa fortune et de sa vie ? Il faudrait qu’elle passât avec lui du côté des princes en abandonnant Mazarin ; mais vous savez mieux que personne qu’il y a des raisons puissantes pour qu’elle ne l’abandonne jamais.
– Peut-être avez-vous raison, dit Aramis rêveur ; ainsi je ne m’engagerai pas.
– Avec eux, dit d’Artagnan, mais avec moi ?
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– Avec personne. Je suis prêtre, qu’ai-je affaire de la politique ! je ne lis aucun bréviaire ; j’ai une petite clientèle de coquins d’abbés spirituels et de femmes charmantes ; plus les affaires se troubleront, moins mes escapades feront de bruit ; tout va donc à merveille sans que je m’en mêle ; et décidément, tenez, cher ami, je ne m’en mêlerai pas.
– Eh bien ! tenez, mon cher, dit d’Artagnan, votre philosophie me gagne, parole d’honneur, et je ne sais pas quelle diable de mouche d’ambition m’avait piqué ; j’ai une espèce de charge qui me nourrit ; je puis, à la mort de ce pauvre M. de Tréville, qui se fait vieux, devenir capitaine ; c’est un fort joli bâton de maréchal pour un cadet de Gascogne, et je sens que je me rattache aux charmes du pain modeste mais quotidien : au lieu de courir les aventures, eh bien ! j’accepterai les invitations de Porthos, j’irai chasser dans ses terres ; vous savez qu’il a des terres, Porthos ?
– Comment donc ! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et de vallées ; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide pour droits féodaux contre l’évêque de Noyon.
– Bon, dit d’Artagnan à lui-même, voilà ce que je voulais savoir ; Porthos est en Picardie.
Puis tout haut :
– Et il a repris son ancien nom de du Vallon ?
– Auquel il a ajouté celui de Bracieux, une terre qui a été baronnie, par ma foi !
– De sorte que nous verrons Porthos baron.
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– Je n’en doute pas. La baronne Porthos surtout est admirable.
Les deux amis éclatèrent de rire.
– Ainsi, reprit d’Artagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin ?
– Ni vous aux princes ?
– Non. Ne passons à personne, alors, et restons amis ; ne soyons ni cardinalistes ni frondeurs.
– Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.
– Même avec le petit collet, reprit d’Artagnan.
– Surtout avec le petit collet ! s’écria Aramis, c’est ce qui en fait le charme.
– Alors donc, adieu, dit d’Artagnan.
– Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne saurais où vous coucher, et que je ne puis décemment vous offrir la moitié du hangar de Planchet.
– D’ailleurs je suis à trois lieues à peine de Paris, les chevaux sont reposés, et en moins d’une heure je serai rendu.
Et d’Artagnan se versa un dernier verre de vin.
– À notre ancien temps ! dit-il.
– Oui, reprit Aramis, malheureusement c’est un temps passé… fugit irreparabile tempus …
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– Bah ! dit d’Artagnan, il reviendra peut-être. En tout cas, si vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hôtel de La Chevrette.
– Et moi au couvent des jésuites : de six heures du matin à huit heures du soir, par la porte ; de huit heures du soir à six heures du matin, par la fenêtre.
– Adieu, mon cher.
– Oh ! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire.
Et il prit son épée et son manteau.
– Il veut s’assurer que je pars, dit en lui-même d’Artagnan.
Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans l’antichambre sur les restes de son souper, et Aramis fut forcé de le secouer par l’oreille pour le réveiller.
Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se ren-dormir.
– Allons, allons, maître dormeur, vite l’échelle.
– Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la mâchoire, elle est restée à la fenêtre, l’échelle.
– L’autre, celle du jardinier : n’as-tu pas vu que d’Artagnan a eu peine à monter et aura encore plus grand’peine à descendre ?
D’Artagnan allait assurer Aramis qu’il descendrait fort bien, lorsqu’il lui vint une idée ; cette idée fit qu’il se tut.
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Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher l’échelle. Un instant après, une bonne et solide échelle de bois était posée contre la fenêtre.
– Allons donc, dit d’Artagnan, voilà ce qui s’appelle un moyen de communication, une femme monterait à une échelle comme celle-là.
Un regard perçant d’Aramis sembla vouloir aller chercher la pensée de son ami jusqu’au fond de son cœur, mais
d’Artagnan soutint ce regard avec un air d’admirable naïveté.
D’ailleurs en ce moment il mettait le pied sur le premier échelon de l’échelle et descendait.
En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il demeura à la fenêtre.
– Reste là, dit Aramis, je reviens.
Tous deux s’acheminèrent vers le hangar : à leur approche Planchet sortit, tenant en bride les deux chevaux.
– À la bonne heure, dit Aramis, voilà un serviteur actif et vigilant ; ce n’est pas comme ce paresseux de Bazin, qui n’est plus bon à rien depuis qu’il est homme d’Église Suivez-nous, Planchet ; nous allons en causant jusqu’au bout du village.
Effectivement, les deux amis traversèrent tout le village en causant de choses indifférentes ; puis, aux dernières maisons :
– Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carrière, la fortune vous sourit, ne la laissez pas échapper ; souvenez-vous que c’est une courtisane, et traitez-la en conséquence ; quant à moi, je reste dans mon humilité et dans ma paresse ; adieu.
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– Ainsi, c’est bien décidé, dit d’Artagnan, ce que je vous ai offert ne vous agrée point ?
– Cela m’agréerait fort, au contraire, dit Aramis, si j’étais un homme comme un autre, mais, je vous le répète, en vérité je suis un composé de contrastes : ce que je hais aujourd’hui, je l’adorerai demain, et vice versa. Vous voyez bien que je ne puis m’engager comme vous, par exemple, qui avez des idées arrê-
tées. – Tu mens, sournois, se dit à lui-même d’Artagnan : tu es le seul, au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches obscurément.
– Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre présence a éveillés en moi.
Ils s’embrassèrent. Planchet était déjà à cheval. D’Artagnan se mit en selle à son tour, puis ils se serrèrent encore une fois la main. Les cavaliers piquèrent leurs chevaux et s’éloignèrent du côté de Paris.
Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pavé jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue.
Mais, au bout de deux cents pas, d’Artagnan s’arrêta court, sauta à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit ses pistolets dans ses fontes, qu’il passa à sa ceinture.
– Qu’avez-vous donc, monsieur ? dit Planchet tout effrayé.
– J’ai que, si fin qu’il soit, dit d’Artagnan, il ne sera pas dit que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas ; seulement mets-toi sur le revers du chemin et attends-moi.
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À ces mots, d’Artagnan s’élança de l’autre côté du fossé qui bordait la route, et piqua à travers la plaine de manière à tourner le village. Il avait remarqué entre la maison qu’habitait madame de Longueville et le couvent des jésuites un espace vide qui n’était fermé que par une haie.
Peut-être une heure auparavant eût-il eu de la peine à retrouver cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps en temps elle fût couverte par des nuages, on y voyait, même pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin.
D’Artagnan gagna donc la haie et se cacha derrière. En passant devant la maison où avait eu lieu la scène que nous avons racontée, il avait remarqué que la même fenêtre s’était éclairée de nouveau, et il était convaincu qu’Aramis était pas encore rentré chez lui, et que, lorsqu’il y rentrerait, il n’y rentrerait pas seul.
En effet, au bout d’un instant il entendit des pas qui s’approchaient et comme un bruit de voix qui parlaient à demi bas.
Au commencement de la haie les pas s’arrêtèrent.
D’Artagnan mit un genou en terre, cherchant la plus
grande épaisseur de la haie pour s’y cacher.
En ce moment deux hommes apparurent, au grand éton-
nement de d’Artagnan ; mais bientôt son étonnement cessa, car il entendit vibrer une voix douce et harmonieuse : l’un de ces deux hommes était une femme déguisée en cavalier.
– Soyez tranquille, mon cher René, disait la voix douce, la même chose ne se renouvellera plus ; j’ai découvert une espèce de souterrain qui passe sous la rue, et nous n’aurons qu’à soule-
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ver une des dalles qui sont devant la porte pour vous ouvrir une sortie.
– Oh ! dit une autre voix que d’Artagnan reconnut pour celle d’Aramis, je vous jure bien, princesse, que si notre re-nommée ne dépendait pas de toutes ces précautions, et que je n’y risquasse que ma vie…
– Oui, oui, je sais que vous êtes brave et aventureux autant qu’homme du monde ; mais vous n’appartenez pas seulement à moi seule, vous appartenez à tout notre parti. Soyez donc prudent, soyez donc sage.
– J’obéis toujours, madame, dit Aramis, quand on me sait commander avec une voix si douce.
Il lui baisa tendrement la main.
– Ah ! s’écria le cavalier à la voix douce.
– Quoi ? demanda Aramis.
– Mais ne voyez-vous pas que le vent a enlevé mon cha-
peau ?
Et Aramis s’élança après le feutre fugitif. D’Artagnan profita de la circonstance pour chercher un endroit de la haie moins touffu qui laissât son regard pénétrer librement jusqu’au problématique cavalier. En ce moment, justement, la lune, curieuse peut-être comme l’officier, sortait de derrière un nuage, et, à sa clarté indiscrète, d’Artagnan reconnut les grands yeux bleus, les cheveux d’or et la noble tête de la duchesse de Longueville.
Aramis revint en riant un chapeau sur la tête et un à la main, et tous deux continuèrent leur chemin vers le couvent des jésuites.
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– Bon ! dit d’Artagnan en se relevant et en brossant son genou, maintenant je te tiens, tu es frondeur et amant de madame de Longueville.
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XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de
Pierrefonds
Grâce aux informations prises auprès d’Aramis,
d’Artagnan, qui savait déjà que Porthos, de son nom de famille, s’appelait du Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il s’appelait de Bracieux, et qu’à cause de cette terre de Bracieux il était en procès avec l’évêque de Noyon.
C’était donc dans les environs de Noyon qu’il devait aller chercher cette terre, c’est-à-dire sur la frontière de l’Île-de-France et de la Picardie.
Son itinéraire fut promptement arrêté : il irait jusqu’à Dammartin, où s’embranchent deux routes, l’une qui va à Sois-sons, l’autre à Compiègne ; là il s’informerait de la terre de Bracieux, et selon la réponse il suivrait tout droit ou prendrait à gauche.
Planchet, qui n’était pas encore bien rassuré à l’endroit de son escapade, déclara qu’il suivrait d’Artagnan jusqu’au bout du monde, prit-il tout droit, ou prit-il à gauche. Seulement il supplia son ancien maître de partir le soir, l’obscurité présentant plus de garanties. D’Artagnan lui proposa alors de prévenir sa femme pour la rassurer au moins sur son sort ; mais Planchet répondit avec beaucoup de sagacité qu’il était bien certain que sa femme ne mourrait point d’inquiétude de ne pas savoir où il était, tandis que, connaissant l’incontinence de langue dont elle était atteinte, lui, Planchet, mourrait d’inquiétude si elle le savait.
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Ces raisons parurent si bonnes à d’Artagnan, qu’il n’insista pas davantage, et que, vers les huit heures du soir, au moment où la brume commençait à s’épaissir dans les rues, il partit de l’hôtel de La Chevrette, et, suivi de Planchet, sortit de la capitale par la porte Saint-Denis.
À minuit, les deux voyageurs étaient à Dammartin.
C’était trop tard pour prendre des renseignements. L’hôte du Cygne de la Croix était couché. D’Artagnan remit donc la chose au lendemain.
Le lendemain il fit venir l’hôte. C’était un de ces rusés Normands qui ne disent ni oui ni non, et qui croient toujours qu’ils se compromettent en répondant directement à la question qu’on leur fait ; seulement, ayant cru comprendre qu’il devait suivre tout droit, d’Artagnan se remit en marche sur ce renseignement assez équivoque. À neuf heures du matin, il était à Nanteuil ; là il s’arrêta pour déjeuner.
Cette fois, l’hôte était un franc et bon Picard qui, reconnaissant dans Planchet un compatriote, ne fit aucune difficulté pour lui donner les renseignements qu’il désirait. La terre de Bracieux était à quelques lieues de Villers-Cotterêts.
D’Artagnan connaissait Villers-Cotterêts pour y avoir suivi deux ou trois fois la cour, car à cette époque Villers-Cotterêts était une résidence royale. Il s’achemina donc vers cette ville, et descendit à son hôtel ordinaire, c’est-à-dire au Dauphin d’or.
Là les renseignements furent des plus satisfaisants. Il apprit que la terre de Bracieux était située à quatre lieues de cette ville, mais que ce n’était point là qu’il fallait chercher Porthos.
Porthos avait eu effectivement des démêlés avec l’évêque de Noyon à propos de la terre de Pierrefonds, qui limitait la sienne, et, ennuyé de tous ces démêlés judiciaires auxquels il ne com-
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prenait rien, il avait, pour en finir, acheté Pierrefonds, de sorte qu’il avait ajouté ce nouveau nom à ses anciens noms. Il s’appelait maintenant du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, et demeurait dans sa nouvelle propriété. À défaut d’autre illustration, Porthos visait évidemment à celle du marquis de Carabas.
Il fallait encore attendre au lendemain, les chevaux avaient fait dix lieues dans leur journée et étaient fatigués. On aurait pu en prendre d’autres, il est vrai, mais il y avait toute une grande forêt à traverser, et Planchet, on se le rappelle, n’aimait pas les forêts la nuit.
Il y avait une chose encore que Planchet n’aimait pas, c’était de se mettre en route à jeun : aussi en se réveillant, d’Artagnan trouva-t-il son déjeuner tout prêt. Il n’y avait pas moyen de se plaindre d’une pareille attention. Aussi d’Artagnan se mit-il à table ; il va sans dire que Planchet, en reprenant ses anciennes fonctions, avait repris son ancienne humilité et n’était pas plus honteux de manger les restes de d’Artagnan que ne l’étaient madame de Motteville et madame du Fargis de ceux d’Anne d’Autriche.
On ne put donc partir que vers les huit heures. Il n’y avait pas à se tromper, il fallait suivre la route qui mène de Villers-Cotterêts à Compiègne, et en sortant du bois prendre à droite.
Il faisait une belle matinée de printemps, les oiseaux chantaient dans les grands arbres, de larges rayons de soleil passaient à travers les clairières et semblaient des rideaux de gaze dorée.
En d’autres endroits, la lumière perçait à peine la voûte épaisse des feuilles, et les pieds des vieux chênes, que rejoignaient précipitamment, à la vue des voyageurs, les écureuils agiles, étaient plongés dans l’ombre. Il sortait de toute cette nature matinale un parfum d’herbes, de fleurs et de feuilles qui
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réjouissait le cœur. D’Artagnan, lassé de l’odeur fétide de Paris, se disait à lui-même que lorsqu’on portait trois noms de terre embrochés les uns aux autres, on devait être bien heureux dans un pareil paradis ; puis il secouait la tête en disant : « Si j’étais Porthos et que d’Artagnan me vînt faire la proposition que je vais faire à Porthos, je sais bien ce que je répondrais à d’Artagnan. »
Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il digérait.
À la lisière du bois, d’Artagnan aperçut le chemin indiqué, et au bout du chemin les tours d’un immense château féodal.
– Oh ! oh ! murmura-t-il, il me semblait que ce château appartenait à l’ancienne branche d’Orléans ; Porthos en aurait-il traité avec le duc de Longueville ?
– Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues ; et si elles appartiennent à M. Porthos, je lui en ferai mon compliment.
– Peste, dit d’Artagnan, ne va pas l’appeler Porthos, ni même du Vallon ; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais manquer mon ambassade.
À mesure qu’il approchait du château qui avait d’abord attiré ses regards, d’Artagnan comprenait que ce n’était point là que pouvait habiter son ami : les tours, quoique solides et paraissant bâties d’hier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que quelque géant les avait fendues à coup de hache.
Arrivé à l’extrémité du chemin, d’Artagnan se trouva dominer une magnifique vallée, au fond de laquelle on voyait dormir un charmant petit lac au pied de quelques maisons éparses çà et là et qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur suze-
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rain un joli château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que surmontaient des girouettes seigneuriales.
Cette fois, d’Artagnan ne douta pas qu’il fût en vue de la demeure de Porthos.
Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son aïeul le château de la montagne ce qu’un petit-maître de la cote-rie de M. le duc d’Enghien était à un chevalier bardé de fer du temps de Charles VII ; d’Artagnan mit son cheval au trot et suivit le chemin, Planchet régla le pas de son coursier sur celui de son maître.
Au bout de dix minutes, d’Artagnan se trouva à l’extrémité d’une allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient deux valets galonnés sur toutes les coutures ; bon nombre de croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux.
– Ah ! se dit d’Artagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds ? Eh ! mon Dieu ! comme il est re-croquevillé depuis qu’il ne s’appelle plus Porthos !
– Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à ce que d’Artagnan s’était dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a cinq à peine.
– Cependant, reprit d’Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.
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À ces mots, d’Artagnan piqua vers le roussin, l’homme
considérable et les valets. À mesure qu’il approchait, il lui semblait reconnaître les traits du personnage.
– Jésus Dieu ! monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui ?
À cette exclamation, l’homme à cheval se retourna lentement et d’un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le sourire si éloquent de Mousqueton.
En effet, c’était Mousqueton, Mousqueton gras à lard, crou-lant de bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant d’Artagnan, tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de son roussin par terre et s’approcha chapeau bas vers l’officier ; de sorte que les hommages de l’assemblée firent un quart de conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait l’ancien.
– Monsieur d’Artagnan, monsieur d’Artagnan, répétait
dans ses joues énormes Mousqueton tout suant d’allégresse, monsieur d’Artagnan ! Oh ! quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon de Bracieux de Pierrefonds !
– Ce bon Mousqueton ! Il est donc ici, ton maître ?
– Vous êtes sur ses domaines.
– Mais, comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà fleuri ! continuait d’Artagnan infatigable à détailler les changements que la bonne fortune avait apportés chez l’ancien affamé.
– Eh ! oui, dieu merci ! monsieur, dit Mousqueton, je me porte assez bien.
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– Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet ?
– À mon ami Planchet ! Planchet, serait-ce toi par hasard ?
s’écria Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux.
– Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir si tu n’étais pas devenu fier.
– Devenu fier avec un ancien ami ! Jamais, Planchet. Tu n’as pas pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton.
– À la bonne heure ! dit Planchet en descendant de son cheval et en tendant à son tour les bras à Mousqueton : ce n’est pas comme cette canaille de Bazin, qui m’a laissé deux heures sous un hangar sans même faire semblant de me reconnaître.
Et Planchet et Mousqueton s’embrassèrent avec une effusion qui toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus haute valeur la position de Mousqueton.
– Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu’il se fut débarrassé de l’étreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre ses mains derrière le dos de son ami ; et maintenant, monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par d’autres que par moi ; il ne me pardonnerait pas de m’être laissé devancer.
– Ce cher ami, dit d’Artagnan, évitant de donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau nom, il ne m’a donc pas oublié !
– Oublié ! lui ! s’écria Mousqueton, c’est-à-dire, monsieur, qu’il n’y a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de M. de Bassompierre.
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D’Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires mélancoliques qui avaient survécu dans le plus profond de son cœur au désenchantement de ses jeunes années.
– Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez près de M. le comte d’Artagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que je vais prévenir monseigneur de son arrivée.
Et remontant, aidé de deux âmes charitables, sur son robuste cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur le sien, Mousqueton prit sur le gazon de l’avenue un petit galop qui témoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du quadrupède.
– Ah çà ! mais voilà qui s’annonce bien ! dit d’Artagnan ; pas de mystère, pas de manteau, pas de politique par ici ; on rit à gorge déployée, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges d’une aune ; en vérité, il me semble que la nature ellemême est en fête, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont couverts de petits rubans verts et roses.
– Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens d’ici la plus délectable odeur de rôti, que je vois des marmitons se ranger en haie pour nous voir passer. Ah, monsieur ! quel cuisinier doit avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et si bien manger quand il ne s’appelait encore que M. Porthos !
– Halte-là ! dit d’Artagnan : tu me fais peur. Si la réalité ré-
pond aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira jamais de son bonheur, et je vais échouer près de lui comme j’ai échoué près d’Aramis.
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XIII. Comment d’Artagnan s’aperçut, en
retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas
le bonheur
D’Artagnan franchit la grille et se trouva en face du châ-
teau ; il mettait pied à terre quand une sorte de géant apparut sur le perron. Rendons cette justice à d’Artagnan, qu’à part tout sentiment d’égoïsme le cœur lui battit avec joie à l’aspect de cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient un homme brave et bon.
Il courut à Porthos et se précipita dans ses bras ; toute la valetaille, rangée en cercle à distance respectueuse, regardait avec une humble curiosité. Mousqueton, au premier rang, s’essuya les yeux, le pauvre garçon n’avait pas cessé de pleurer de joie depuis qu’il avait reconnu d’Artagnan et Planchet.
Porthos prit son ami par le bras.
– Ah ! quelle joie de vous revoir, cher d’Artagnan, s’écria-t-il d’une voix qui avait tourné du baryton à la basse ; vous ne m’avez donc pas oublié, vous ?
– Vous oublier ! ah ! cher du Vallon, oublie-t-on les plus beaux jours de sa jeunesse et ses amis dévoués, et les périls affrontés ensemble ! mais c’est-à-dire qu’en vous revoyant il n’y a pas un instant de notre ancienne amitié qui ne se présente à ma pensée.
– Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner à sa moustache ce pli coquet qu’elle avait perdu dans la solitude, oui, nous
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en avons fait de belles dans notre temps, et nous avons donné du fil à retordre à ce pauvre cardinal.
Et il poussa un soupir. D’Artagnan le regarda.
– En tout cas, continua Porthos d’un ton languissant, soyez le bienvenu, cher ami, vous m’aiderez à retrouver ma joie ; nous courrons demain le lièvre dans ma plaine, qui est superbe, ou le chevreuil dans mes bois, qui sont fort beaux : j’ai quatre lévriers qui passent pour les plus légers de la province, et une meute qui n’a point sa pareille à vingt lieues à la ronde.
Et Porthos poussa un second soupir.
– Oh, oh ! se dit d’Artagnan tout bas, mon gaillard serait-il moins heureux qu’il n’en a l’air ?
Puis tout haut :
– Mais avant tout, dit-il, vous me présenterez à madame du Vallon, car je me rappelle certaine lettre d’obligeante invitation que vous avez bien voulu m’écrire, et au bas de laquelle elle avait bien voulu ajouter quelques lignes.
Troisième soupir de Porthos.
– J’ai perdu madame du Vallon il y a deux ans, dit-il, et vous m’en voyez encore tout affligé. C’est pour cela que j’ai quitté mon château du Vallon près de Corbeil, pour venir habiter ma terre de Bracieux, changement qui m’a amené à acheter celle-ci.
Pauvre madame du Vallon, continua Porthos en faisant une grimace de regret ; ce n’était pas une femme d’un caractère fort égal, mais elle avait fini cependant par s’accoutumer à mes fa-
çons et par accepter mes petites volontés.
– Ainsi, vous êtes riche et libre ? dit d’Artagnan.
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– Hélas ! dit Porthos, je suis veuf et j’ai quarante mille livres de rente. Allons déjeuner, voulez-vous ?
– Je le veux fort, dit d’Artagnan ; l’air du matin m’a mis en appétit.
– Oui, dit Porthos, mon air est excellent.
Ils entrèrent dans le château ; ce n’étaient que dorures du haut en bas, les corniches étaient dorées, les moulures étaient dorées, les bois des fauteuils étaient dorés.
Une table toute servie attendait.
– Vous voyez, dit Porthos, c’est mon ordinaire.
– Peste, dit d’Artagnan, je vous en fais mon compliment : le roi n’en a pas un pareil.
– Oui, dit Porthos, j’ai entendu dire qu’il était fort mal nourri par M. de Mazarin. Goûtez cette côtelette, mon cher d’Artagnan, c’est de mes moutons.
– Vous avez des moutons fort tendres, dit d’Artagnan, et je vous en félicite.
– Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont excellentes.
– Donnez-m’en encore.
– Non ; prenez plutôt de ce lièvre que j’ai tué hier dans une de mes garennes.
– Peste ! quel goût ! dit d’Artagnan. Ah çà ! vous ne les nourrissez donc que de serpolet, vos lièvres ?
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– Et que pensez-vous de mon vin ? dit Porthos ; il est agréable, n’est-ce pas ?
– Il est charmant.
– C’est cependant du vin du pays.
– Vraiment !
– Oui, un petit versant au midi, là-bas sur ma montagne ; il fournit vingt muids.
– Mais c’est une véritable vendange, cela !
Porthos soupira pour la cinquième fois. D’Artagnan avait compté les soupirs de Porthos.
– Ah çà ! mais, dit-il curieux d’approfondir le problème, on dirait, mon cher ami, que quelque chose vous chagrine. Seriez-vous souffrant, par hasard ?… Est-ce que cette santé…
– Excellente, mon cher, meilleure que jamais ; je tuerais un bœuf d’un coup de poing.
– Alors, des chagrins de famille…
– De famille ! par bonheur que je n’ai que moi au monde.
– Mais alors qu’est-ce donc qui vous fait soupirer ?
– Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec vous : je ne suis pas heureux.
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– Vous, pas heureux, Porthos ! vous qui avez un château, des prairies, des montagnes, des bois ; vous qui avez quarante mille livres de rente, enfin, vous n’êtes pas heureux ?
– Mon cher, j’ai tout cela, c’est vrai, mais je suis seul au milieu de tout cela.
– Ah ! je comprends : vous êtes entouré de croquants que vous ne pouvez pas voir sans déroger.
Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme verre de son petit vin du versant.
– Non pas, dit-il, au contraire ; imaginez-vous que ce sont des hobereaux qui ont tous un titre quelconque et prétendent remonter à Pharamond, à Charlemagne, ou tout au moins à Hu-gues Capet. Dans le commencement, j’étais le dernier venu, par conséquent j’ai dû faire les avances, je les ai faites ; mais vous le savez, mon cher, madame du Vallon…
Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive.
– Madame du Vallon, reprit-il, était de noblesse douteuse, elle avait, en premières noces (je crois, d’Artagnan, ne vous apprendre rien de nouveau), épousé un procureur. Ils trouvèrent cela nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous comprenez, c’était un mot à faire tuer trente mille hommes. J’en ai tué deux ; cela a fait taire les autres, mais ne m’a pas rendu leur ami. De sorte que je n’ai plus de société, que je vis seul, que je m’ennuie, que je me ronge.
D’Artagnan sourit ; il voyait le défaut de la cuirasse, et il apprêtait le coup.
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– Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même, et votre femme ne peut vous défaire.
– Oui, mais vous comprenez, n’étant pas de noblesse historique comme les Coucy, qui se contentaient d’être sires, et les Rohan, qui ne voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont tous ou vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à l’église, dans les cérémonies, partout, et je n’ai rien à dire. Ah ! si j’étais seulement…
– Baron ? n’est-ce pas ? dit d’Artagnan achevant la phrase de son ami.
– Ah ! s’écria Porthos dont les traits s’épanouirent, ah ! si j’étais baron !
– Bon ! pensa d’Artagnan, je réussirai ici.
Puis tout haut :
– Eh bien ! cher ami, c’est ce titre que vous souhaitez que je viens vous apporter aujourd’hui.
Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle ; deux ou trois bouteilles en perdirent l’équilibre et roulèrent à terre, où elles furent brisées. Mousqueton accourut au bruit, et l’on aperçut à la perspective Planchet la bouche pleine et la serviette à la main.
– Monseigneur m’appelle ? demanda Mousqueton.
Porthos fit signe de la main à Mousqueton de ramasser les éclats de bouteilles.
– Je vois avec plaisir, dit d’Artagnan, que vous avez toujours ce brave garçon.
– 176 –
– Il est mon intendant, dit Porthos.
Puis haussant la voix :
– Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela ; mais, continua-t-il plus bas, il m’est attaché et ne me quitterait pour rien au monde.
– Et il l’appelle monseigneur, pensa d’Artagnan.
– Sortez, Mouston, dit Porthos.
– Vous dites Mouston ? Ah ! oui ! par abréviation : Mousqueton était trop long à prononcer.
– Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son maréchal des logis d’une lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drôle est entré.
– Oui, dit d’Artagnan ; cependant remettons la conversation à plus tard, vos gens pourraient soupçonner quelque chose ; il y a peut-être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu’il s’agit de choses sérieuses.
– Peste ! dit Porthos. Eh bien ! pour faire la digestion promenons-nous dans mon parc.
– Volontiers.
Et comme tous deux avaient suffisamment déjeuné, ils
commencèrent à faire le tour d’un jardin magnifique ; des allées de marronniers et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins ; au bout de chaque quinconce bien fourré de taillis et d’arbustes, on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandées et se jouant dans les hautes herbes.
– 177 –
– Ma foi, dit d’Artagnan, le parc correspond à tout le reste ; et s’il y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de la pêche.
– Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton, c’est un plaisir de roturier ; mais je chasse quelquefois ; c’est-à-
dire que quand je m’ennuie, je m’assieds sur un de ces bancs de marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des lapins.
– Mais c’est fort divertissant ! dit d’Artagnan.
– Oui, répondit Porthos avec un soupir, c’est fort divertissant.
D’Artagnan ne les comptait plus.
– Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte lui-même au cuisinier ; il est dressé à cela.
– Ah ! la charmante petite bête ! dit d’Artagnan.
– Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous donnerai si vous en avez envie, car je commence à m’en lasser, et revenons à notre affaire.
– Volontiers, dit d’Artagnan ; seulement je vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traî-
tre, qu’il faudra bien changer d’existence.
– Comment cela ?
– 178 –
– Reprendre le harnais, ceindre l’épée, courir les aventures, laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les chemins ; vous savez, la manière d’autrefois, enfin.
– Ah diable ! fit Porthos.
– Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami ; vous avez pris du ventre, et le poignet n’a plus cette élasticité dont les gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.
– Ah ! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en étendant une main pareille à une épaule de mouton.
– Tant mieux.
– C’est donc la guerre qu’il faut que nous fassions ?
– Eh ! mon Dieu, oui !
– Et contre qui ?
– Avez-vous suivi la politique, mon ami ?
– Moi ! pas le moins du monde.
– Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes ?
– Moi, je ne suis pour personne.
– C’est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos, c’est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.
Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en 1640 et qu’il se fût agi du vrai cardinal.
– 179 –
– Oh, oh ! dit-il, que me veut Son Éminence ?
– Son Éminence veut vous avoir à son service.
– Et qui lui a parlé de moi ?
– Rochefort. Vous rappelez-vous ?
– Oui, pardieu ! celui qui nous a donné tant d’ennui dans le temps et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous avez fourni successivement trois coups d’épée, qu’il n’a pas volés, au reste.
– Mais vous savez qu’il est devenu notre ami ? dit
d’Artagnan.
– Non, je ne le savais pas. Ah ! il n’a pas de rancune !
– Vous vous trompez, Porthos, dit d’Artagnan à son tour : c’est moi qui n’en ai pas.
Porthos ne comprit pas très bien ; mais, on se le rappelle, la compréhension n’était pas son fort.
– Vous dites donc, continua-t-il, que c’est le comte de Rochefort qui a parlé de moi au cardinal ?
– Oui, et puis la reine.
– Comment, la reine ?
– Pour nous inspirer confiance, elle lui a même remis le fameux diamant, vous savez, que j’avais vendu à M. des Essarts, et qui, je ne sais comment, est rentré en sa possession.
– 180 –
– Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, qu’elle eût mieux fait de le remettre à vous.
– C’est aussi mon avis, dit d’Artagnan ; mais que voulez-vous ! les rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les honneurs, qui distribuent l’argent et les titres, on leur est dévoué.
– Oui, on leur est dévoué ! dit Porthos. Alors vous êtes donc dévoué, dans ce moment-ci ?…
– Au roi, à la reine et au cardinal, et j’ai de plus répondu de votre dévouement.
– Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi ?
– Magnifiques, mon cher, magnifiques ! D’abord vous avez de l’argent, n’est-ce pas ? Quarante mille livres de rente, vous me l’avez dit.
Porthos entra en défiance.
– Eh ! mon ami, lui dit-il, on n’a jamais trop d’argent. Madame du Vallon a laissé une succession embrouillée ; je ne suis pas grand clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour.
– Il a peur que je ne sois venu pour lui emprunter de
l’argent, pensa d’Artagnan. Ah ! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si vous êtes gêné !
– Comment, tant mieux ? dit Porthos.
– Oui, car Son Éminence donnera tout ce que l’on voudra, terres, argent et titres.
– 181 –
– Ah ! ah ! ah ! fit Porthos écarquillant les yeux à ce dernier mot. – Sous l’autre cardinal, continua d’Artagnan, nous n’avons pas su profiter de la fortune ; c’était le cas pourtant ; je ne dis pas cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui me paraissez l’homme le plus heureux de la terre.
Porthos soupira.
– Toutefois, continua d’Artagnan, malgré vos quarante
mille livres de rente, et peut-être même à cause de vos quarante mille livres de rente, il me semble qu’une petite couronne ferait bien sur votre carrosse. Eh ! eh !
– Mais oui, dit Porthos.
– Eh bien ! mon cher, gagnez-la ; elle est au bout de votre épée. Nous ne nous nuirons pas. Votre but à vous, c’est un titre ; mon but, à moi, c’est de l’argent. Que j’en gagne assez pour faire reconstruire Artagnan, que mes ancêtres appauvris par les croi-sades ont laissé tomber en ruine depuis ce temps, et pour acheter une trentaine d’arpents de terre autour, c’est tout ce qu’il faut ; je m’y retire, et j’y meurs tranquille.
– Et moi, dit Porthos, je veux être baron.
– Vous le serez.
– Et n’avez-vous donc point pensé aussi à nos autres amis ?
demanda Porthos.
– Si fait, j’ai vu Aramis.
– Et que désire-t-il, lui ? d’être évêque ?
– 182 –
– Aramis, dit d’Artagnan, qui ne voulait pas désenchanter Porthos ; Aramis, imaginez-vous, mon cher, qu’il est devenu moine et jésuite, qu’il vit comme un ours : il renonce à tout, et ne pense qu’à son salut. Mes offres n’ont pu le décider.
– Tant pis ! dit Porthos, il avait de l’esprit. Et Athos ?
– Je ne l’ai pas encore vu, mais j’irai le voir en vous quittant. Savez-vous où je le trouverai, lui ?
– Près de Blois, dans une petite terre qu’il a héritée, je ne sais de quel parent.
– Et qu’on appelle ?
– Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui était noble comme l’empereur et qui hérite d’une terre qui a titre de comté ! que fera-t-il de tous ces comtés-là ? Comté de la Fère, comté de Bragelonne ?
– Avec cela qu’il n’a pas d’enfants, dit d’Artagnan.
– Heu ! fit Porthos, j’ai entendu dire qu’il avait adopté un jeune homme qui lui ressemble par le visage.
– Athos, notre Athos, qui était vertueux comme Scipion ?
l’avez-vous revu ?
– Non.
– Eh bien ! j’irai demain lui porter de vos nouvelles. J’ai peur, entre nous, que son penchant pour le vin ne l’ait fort vieilli et dégradé.
– Oui, dit Porthos, c’est vrai ; il buvait beaucoup.
– 183 –
– Puis c’était notre aîné à tous, dit d’Artagnan.
– De quelques années seulement, reprit Porthos ; son air grave le vieillissait beaucoup.
– Oui, c’est vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux : si nous ne l’avons pas, eh bien ! nous nous en passerons.
Nous en valons bien douze à nous deux.
– Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits ; mais à nous quatre nous en aurions valu trente-six ; d’autant plus que le métier sera dur, à ce que vous dites.
– Dur pour des recrues, oui ; mais pour nous, non.
– Sera-ce long ?
– Dame ! cela pourra durer trois ou quatre ans.
– Se battra-t-on beaucoup ?
– Je l’espère.
– Tant mieux, au bout du compte, tant mieux ! s’écria Porthos : vous n’avez point idée, mon cher, combien les os me craquent depuis que je suis ici ! Quelquefois le dimanche, en sortant de la messe, je cours à cheval dans les champs et sur les terres des voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens que j’en ai besoin ; mais rien, mon cher ! Soit qu’on me respecte, soit qu’on ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre à tout le monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au moins, dites-moi, se bat-on un peu plus facilement à Paris ?
– 184 –
– Quant à cela, mon cher, c’est charmant ; plus d’édits, plus de gardes du cardinal, plus de Jussac ni d’autres limiers. Mon Dieu ! voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout ; êtes-vous frondeur, on dégaine et tout est dit. M. de Guise a tué M. de Coligny en pleine place Royale, et il n’en a rien été.
– Ah ! voilà qui va bien, alors, dit Porthos.
– Et puis avant peu, continua d’Artagnan, nous aurons des batailles rangées, du canon, des incendies, ce sera très varié.
– Alors, je me décide.
– J’ai donc votre parole ?
– Oui, c’est dit. Je frapperai d’estoc et de taille pour Mazarin. Mais…
– Mais ?
– Mais il me fera baron.
– Eh pardieu ! dit d’Artagnan, c’est arrêté d’avance ; je vous l’ai dit et je vous le répète, je réponds de votre baronnie.
Sur cette promesse, Porthos, qui n’avait jamais douté de la parole de son ami, reprit avec lui le chemin du château.
– 185 –
XIV. Où il est démontré que, si Porthos était
mécontent de son état, Mousqueton était fort
satisfait du sien
Tout en revenant vers le château et tandis que Porthos nageait dans ses rêves de baronnie, d’Artagnan réfléchissait à la misère de cette pauvre nature humaine, toujours mécontente de ce qu’elle a, toujours désireuse de ce qu’elle n’a pas. À la place de Porthos, d’Artagnan se serait trouvé l’homme le plus heureux de la terre, et pour que Porthos fût heureux, il lui manquait, quoi ? cinq lettres à mettre avant tous ses noms et une petite couronne à faire peindre sur les panneaux de sa voiture.
– Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-même
d’Artagnan, à regarder à droite et à gauche sans voir jamais la figure d’un homme complètement heureux.
Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque la Providence sembla vouloir lui donner un démenti. Au moment où Porthos venait de le quitter pour donner quelques ordres à son cuisinier, il vit s’approcher de lui Mousqueton. La figure du brave garçon, moins un léger trouble qui, comme un nuage d’été, gazait sa physionomie plutôt qu’elle ne la voilait, paraissait celle d’un homme parfaitement heureux.
– Voilà ce que je cherchais, se dit d’Artagnan ; mais, hélas !
le pauvre garçon ne sait pas pourquoi je suis venu.
Mousqueton se tenait à distance. D’Artagnan s’assit sur un banc et lui fit signe de s’approcher.
– 186 –
– Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, j’ai une grâce à vous demander.
– Parle, mon ami, dit d’Artagnan.
– C’est que je n’ose, j’ai peur que vous ne pensiez que la prospérité m’a perdu.
– Tu es donc heureux, mon ami, dit d’Artagnan.
– Aussi heureux qu’il est possible de l’être, et cependant vous pouvez me rendre plus heureux encore.
– Eh bien, parle ! et si la chose dépend de moi, elle est faite.
– Oh ! monsieur, elle ne dépend que de vous.
– J’attends.
– Monsieur, la grâce que j’ai à vous demander, c’est de m’appeler non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que j’ai l’honneur d’être intendant de monseigneur, j’ai pris ce dernier nom, qui est plus digne et sert à me faire respecter de mes inférieurs. Vous savez, monsieur, combien la subordination est nécessaire à la valetaille.
D’Artagnan sourit ; Porthos allongeait ses noms, Mousqueton raccourcissait le sien.
– Eh bien, monsieur ? dit Mousqueton tout tremblant.
– Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit d’Artagnan ; sois tranquille, je n’oublierai pas ta requête, et si cela te fait plaisir je ne te tutoierai même plus.
– 187 –
– Oh ! s’écria Mousqueton rouge de joie, si vous me faisiez un pareil honneur, monsieur, j’en serais reconnaissant toute ma vie, mais ce serait trop demander peut-être ?
– Hélas ! dit en lui-même d’Artagnan, c’est bien peu en échange des tribulations inattendues que j’apporte à ce pauvre diable qui m’a si bien reçu.
– Et monsieur reste longtemps avec nous ? dit Mousque-
ton, dont la figure, rendue à son ancienne sérénité,
s’épanouissait comme une pivoine.
– Je pars demain, mon ami, dit d’Artagnan.
– Ah, monsieur ! dit Mousqueton, c’était donc seulement pour nous donner des regrets que vous étiez venu ?
– J’en ai peur, dit d’Artagnan, si bas que Mousqueton, qui se retirait en saluant, ne put l’entendre.
Un remords traversait l’esprit de d’Artagnan, quoique son cœur se fût fort racorni.
Il ne regrettait pas d’engager Porthos dans une route où sa vie et sa fortune allaient être compromises, car Porthos risquait volontiers tout cela pour le titre de baron, qu’il désirait depuis quinze ans d’atteindre ; mais Mousqueton, qui ne désirait rien que d’être appelé Mouston, n’était-il pas bien cruel de l’arracher à la vie délicieuse de son grenier d’abondance ? Cette idée-là le préoccupait lorsque Porthos reparut.
– À table ! dit Porthos.
– Comment, à table ? dit d’Artagnan, quelle heure est-il donc ?
– 188 –
– Eh ! mon cher, il est une heure passée.
– Votre habitation est un paradis, Porthos, on y oublie le temps. Je vous suis, mais je n’ai pas faim.
– Venez, si l’on ne peut pas toujours manger, l’on peut toujours boire ; c’est une des maximes de ce pauvre Athos dont j’ai reconnu la solidité depuis que je m’ennuie.
D’Artagnan, que son naturel gascon avait toujours fait sobre, ne paraissait pas aussi convaincu que son ami de la vérité de l’axiome d’Athos ; néanmoins il fit ce qu’il put pour se tenir à la hauteur de son hôte.
Cependant, tout en regardant manger Porthos et en buvant de son mieux, cette idée de Mousqueton revenait à l’esprit de d’Artagnan, et cela avec d’autant plus de force que Mousqueton, sans servir lui-même à table, ce qui eût été au-dessous de sa nouvelle position, apparaissait de temps en temps à la porte et trahissait sa reconnaissance pour d’Artagnan par l’âge et le cru des vins qu’il faisait servir.
Aussi, quand au dessert, sur un signe de d’Artagnan, Porthos eut renvoyé ses laquais et que les deux amis se trouvèrent seuls :
– Porthos, dit d’Artagnan, qui vous accompagnera donc
dans vos campagnes ?
– Mais, répondit naturellement Porthos, Mouston, ce me semble.
Ce fut un coup pour d’Artagnan ; il vit déjà se changer en grimace de douleur le bienveillant sourire de l’intendant.
– 189 –
– Cependant, répliqua d’Artagnan, Mouston n’est plus de la première jeunesse, mon cher ; de plus, il est devenu très gros et peut-être a-t-il perdu l’habitude du service actif.
– Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis accoutumé à lui ; et d’ailleurs il ne voudrait pas me quitter, il m’aime trop.
– Oh ! aveugle amour-propre ! pensa d’Artagnan.
– D’ailleurs, vous-même, demanda Porthos, n’avez-vous
pas toujours à votre service votre même laquais : ce bon, ce grave, cet intelligent… comment l’appelez-vous donc ?
– Planchet. Oui, je l’ai retrouvé, mais il n’est plus laquais.
– Qu’est-il donc ?
– Eh bien ! avec ses seize cents livres, vous savez, les seize cents livres qu’il a gagnées au siège de La Rochelle en portant la lettre à lord de Winter, il a élevé une petite boutique rue des Lombards, et il est confiseur.
– Ah ! il est confiseur rue des Lombards ! Mais comment vous sert-il ?
– Il a fait quelques escapades, dit d’Artagnan, et il craint d’être inquiété.
Et le mousquetaire raconta à son ami comment il avait retrouvé Planchet.
– Eh bien ! dit alors Porthos, si on vous eût dit, mon cher, qu’un jour Planchet ferait sauver Rochefort, et que vous le ca-cheriez pour cela ?
– 190 –
– Je ne l’aurais pas cru. Mais, que voulez-vous ? les événements changent les hommes.
– Rien de plus vrai, dit Porthos ; mais ce qui ne change pas, ou ce qui change pour se bonifier, c’est le vin. Goûtez de celui-ci ; c’est d’un cru d’Espagne qu’estimait fort notre ami Athos : c’est du xérès.
À ce moment, l’intendant vint consulter son maître sur le menu du lendemain et aussi sur la partie de chasse projetée.
– Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes sont-elles en bon état ?
D’Artagnan commença à battre la mesure sur la table pour cacher son embarras.
– Vos armes, monseigneur, demanda Mouston, quelles
armes ?
– Eh pardieu, mes harnais !
– Quels harnais ?
– Mes harnais de guerre.
– Mais oui, monseigneur. Je le crois, du moins.
– Tu t’en assureras demain, et tu les feras fourbir si elles en ont besoin. Quel est mon meilleur cheval de course ?
– Vulcain.
– Et de fatigue ?
– Bayard.
– 191 –
– Quel cheval aimes-tu, toi ?
– J’aime Rustaud, monseigneur ; c’est une bonne bête,
avec laquelle je m’entends à merveille.
– C’est vigoureux, n’est-ce pas ?
– Normand croisé Mecklembourg, ça irait jour et nuit.
– Voilà notre affaire. Tu feras restaurer les trois bêtes, tu fourbiras ou tu feras fourbir mes armes ; plus, des pistolets pour toi et un couteau de chasse.
– Nous voyagerons donc, monseigneur ? dit Mousqueton
d’un air inquiet.
D’Artagnan, qui n’avait jusque-là fait que des accords vagues, battit une marche.
– Mieux que cela, Mouston ! répondit Porthos.
– Nous faisons une expédition, monsieur ? dit l’intendant, dont les roses commençaient à se changer en lis.
– Nous rentrons au service, Mouston ! répondit Porthos en essayant toujours de faire reprendre à sa moustache ce pli martial qu’elle avait perdu.
Ces paroles étaient à peine prononcées que Mousqueton fut agité d’un tremblement qui secouait ses grosses joues marbrées, il regarda d’Artagnan d’un air indicible de tendre reproche, que l’officier ne put supporter sans se sentir attendri ; puis il chancela, et d’une voix étranglée :
– Du service ! du service dans les armées du roi ? dit-il.
– 192 –
– Oui et non. Nous allons refaire campagne, chercher toutes sortes d’aventures, reprendre la vie d’autrefois, enfin.
Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme la foudre.
C’était cet autrefois si terrible qui faisait le maintenant si doux.
– Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends ? dit Mousqueton avec un regard plus suppliant encore que le premier, à l’adresse de d’Artagnan.
– Que voulez-vous, mon pauvre Mouston ? dit d’Artagnan, la fatalité…
Malgré la précaution qu’avait prise d’Artagnan de ne pas le tutoyer et de donner à son nom la mesure qu’il ambitionnait, Mousqueton n’en reçut pas moins le coup, et le coup fut si terrible, qu’il sortit tout bouleversé en oubliant de fermer la porte.
– Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de joie, dit Porthos du ton que Don Quichotte dut mettre à encourager Sancho à seller son grison pour une dernière campagne.
Les deux amis restés seuls se mirent à parler de l’avenir et à faire mille châteaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur faisait voir, à d’Artagnan une perspective toute reluisante de quadruples et de pistoles, à Porthos le cordon bleu ! et le manteau ducal. Le fait est qu’ils dormaient sur la table lorsqu’on vint les inviter à passer dans leur lit.
Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut un peu ré-
conforté par d’Artagnan, qui lui annonça que probablement la guerre se ferait toujours au cœur de Paris et à la portée du châ-
teau du Vallon, qui était près de Corbeil ; de Bracieux, qui était près de Melun, et de Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-Cotterêts.
– 193 –
– Mais il me semble qu’autrefois… dit timidement Mous-
queton.
– Oh ! dit d’Artagnan, on ne fait pas la guerre à la manière d’autrefois. Ce sont aujourd’hui affaires diplomatiques, demandez à Planchet.
Mousqueton alla demander ces renseignements à son an-
cien ami, lequel confirma en tout point ce qu’avait dit d’Artagnan ; seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent le risque d’être pendus.
– Peste, dit Mousqueton, je crois que j’aime encore mieux le siège de La Rochelle.
Quant à Porthos, après avoir fait tuer un chevreuil à son hôte, après l’avoir conduit de ses bois à sa montagne, de sa montagne à ses étangs, après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute, Gredinet, tout ce qu’il possédait enfin, et fait refaire trois autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions définitives à d’Artagnan, forcé de le quitter pour continuer son chemin.
– Voici, cher ami ! lui dit le messager ; il me faut quatre jours pour aller d’ici à Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre jours pour retourner à Paris. Partez donc dans une semaine avec vos équipages ; vous descendrez rue Tiquetonne, à l’hôtel de la Chevrette, et vous attendrez mon retour.
– C’est convenu, dit Porthos.
– Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit d’Artagnan ; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il faut observer les procédés avec ses amis.
– 194 –
– Si j’allais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut-
être. – C’est possible, dit d’Artagnan, et moi aussi ; mais vous n’auriez plus le temps de faire vos préparatifs.
– C’est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage ; quant à moi, je suis plein d’ardeur.
– À merveille ! dit d’Artagnan.
Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de Pierrefonds, jusqu’aux extrémités de laquelle Porthos voulut conduire son ami.
– Au moins, disait d’Artagnan tout en prenant la route de Villers-Cotterêts, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de Porthos est encore d’une vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien !
nous serons trois à nous moquer d’Aramis, de ce petit frocard à bonnes fortunes.
À Villers-Cotterêts il écrivit au cardinal.
« Monseigneur, j’en ai déjà un à offrir à Votre Éminence, et celui-là vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fère habitant le château de Bragelonne aux environs de cette ville. »
Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec Planchet, qui lui était une grande distraction pendant ce long voyage.
– 195 –
XV. Deux têtes d’ange
Il s’agissait d’une longue route ; mais d’Artagnan ne s’en inquiétait point : il savait que ses chevaux s’étaient rafraîchis aux plantureux râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc avec confiance dans les quatre ou cinq journées de marche qu’il avait à faire suivi du fidèle Planchet.
Comme nous l’avons déjà dit, ces deux hommes, pour
combattre les ennuis de la route, cheminaient côte à côte et causaient toujours ensemble. D’Artagnan avait peu à peu dépouillé le maître, et Planchet avait quitté tout à fait la peau du laquais.
C’était un profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisée, avait regretté souvent les franches lippées du grand chemin ainsi que la conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui, se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir démonétiser par le contact perpétuel des gens à idées plates.
Il s’éleva donc bientôt avec celui qu’il appelait encore son maître au rang de confident. D’Artagnan depuis de longues an-nées n’avait pas ouvert son cœur. Il arriva que ces deux hommes en se retrouvant s’agencèrent admirablement.
D’ailleurs, Planchet n’était pas un compagnon d’aventures tout à fait vulgaire ; il était homme de bon conseil ; sans chercher le danger il ne reculait pas aux coups, comme d’Artagnan avait eu plusieurs fois occasion de s’en apercevoir ; enfin, il avait été soldat, et les armes anoblissaient ; et puis, plus que tout cela, si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était pas non plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis que d’Artagnan et Planchet arrivèrent dans le Blaisois.
– 196 –
Chemin faisant, d’Artagnan disait en secouant la tête et en revenant à cette idée qui l’obsédait sans cesse :
– Je sais bien que ma démarche près d’Athos est inutile et absurde, mais je dois ce procédé à mon ancien ami, homme qui avait l’étoffe en lui du plus noble et du plus généreux de tous les hommes.
– Oh ! M. Athos était un fier gentilhomme ! dit Planchet.
– N’est-ce pas ? reprit d’Artagnan.
– Semant l’argent comme le ciel fait de la grêle, continua Planchet, mettant l’épée à la main avec un air royal. Vous souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans l’enclos des Carmes ? Ah ! que M. Athos était beau et magnifique ce jour-là, lorsqu’il dit à son adversaire : « Vous avez exigé que je vous dise mon nom, monsieur ; tant pis pour vous, car je vais être forcé de vous tuer ! » J’étais près de lui et je l’ai entendu. Ce sont mot à mot ses propres paroles. Et ce coup d’œil, monsieur, lorsqu’il toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire tomba, sans seulement dire ouf. Ah ! monsieur, je le répète, c’était un fier gentilhomme.
– Oui, dit d’Artagnan, tout cela est vrai comme l’Évangile, mais il aura perdu toutes ces qualités avec un seul défaut.
– Je m’en souviens, dit Planchet, il aimait à boire, ou plutôt il buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne disaient rien quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité, jamais silence n’a été si parlant. Quant à moi, il me semblait que je l’entendais murmurer : « Entre, liqueur ! et chasse mes chagrins. » Et comme il vous brisait le pied d’un verre ou le cou d’une bouteille ! il n’y avait que lui pour cela.
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– Eh bien ! aujourd’hui, continua d’Artagnan, voici le triste spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme à l’œil fier, ce beau cavalier si brillant sous les armes, que l’on s’étonnait toujours qu’il tînt une simple épée à la main au lieu d’un bâton de commandement, eh bien ! il se sera transformé en un vieillard courbé, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver couché sur quelque gazon, d’où il nous regardera d’un œil terne, et qui peut-être ne nous reconnaîtra pas. Dieu m’est témoin, Planchet, continua d’Artagnan, que je fuirais ce triste spectacle si je ne tenais à prouver mon respect à cette ombre illustre du glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé.
Planchet hocha la tête et ne dit mot : on voyait facilement qu’il partageait les craintes de son maître.
– Et puis, reprit d’Artagnan, cette décrépitude, car Athos est vieux maintenant ; la misère, peut-être, car il aura négligé le peu de bien qu’il avait ; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et plus ivrogne que son maître… tiens, Planchet, tout cela me fend le cœur.
– Il me semble que j’y suis, et que je le vois là bégayant et chancelant, dit Planchet d’un ton piteux.
– Ma seule crainte, je l’avoue, reprit d’Artagnan, c’est qu’Athos n’accepte mes propositions dans un moment d’ivresse guerrière. Ce serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un véritable embarras ; mais, pendant sa première orgie, nous le quitterons, voilà tout. En revenant à lui, il comprendra.
– En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas à être éclairés, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent au soleil couchant, sont les murs de Blois.
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– C’est probable, répondit d’Artagnan, et ces clochetons aigus et sculptés que nous entrevoyons là-bas à gauche dans les bois ressemblent à ce que j’ai entendu dire de Chambord.
– Entrerons-nous en ville ? demanda Planchet.
– Sans doute, pour nous renseigner.
– Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de goûter à certains petits pots de crème dont j’ai fort entendu parler, mais qu’on ne peut malheureusement faire venir à Paris et qu’il faut manger sur place.
– Eh bien, nous en mangerons ! sois tranquille, dit
d’Artagnan.
En ce moment un de ces lourds chariots, attelés de bœufs, qui portent le bois coupé dans les belles forêts du pays jusqu’aux ports de la Loire, déboucha par un sentier plein d’ornières sur la route que suivaient les deux cavaliers. Un homme l’accompagnait, portant une longue gaule armée d’un clou avec laquelle il aiguillonnait son lent attelage.
– Hé ! l’ami, cria Planchet au bouvier.
– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ? dit le paysan avec cette pureté de langage particulière aux gens de ce pays et qui ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et de la rue de l’Université.
– Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fère, dit d’Artagnan ; connaissez-vous ce nom-là parmi ceux des seigneurs des environs ?
Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit :
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– Messieurs, ce bois que je charrie est à lui ; je l’ai coupé dans sa futaie et je le conduis au château.
D’Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui ré-
pugnait d’entendre dire par un autre peut-être ce qu’il avait dit lui-même à Planchet.
– Le château ! se dit-il à lui-même, le château ! Ah ! je comprends ! Athos n’est pas endurant ; il aura forcé, comme Porthos, ses paysans à l’appeler monseigneur et à nommer châ-
teau sa bicoque : il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il avait bu.
Les bœufs avançaient lentement. D’Artagnan et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette allure les impatienta.
– Le chemin est donc celui-ci, demanda d’Artagnan au
bouvier, et ; nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer ?
– Oh ! mon Dieu ! oui, monsieur, dit l’homme, et vous pouvez le prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous n’avez qu’une demi-lieue à faire et vous apercevrez un château sur la droite ; on ne le voit pas encore d’ici, à cause d’un rideau de peupliers qui le cache. Ce château n’est point Bragelonne, c’est La Vallière : vous passerez outre ; mais à trois portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes, c’est le château de M. le comte de La Fère.
– Et cette demi-lieue est-elle longue
? demanda
d’Artagnan, car il y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.
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– Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre cheval.
D’Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt ; puis, troublé malgré lui à l’idée de revoir cet homme singulier qui l’avait tant aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua d’avancer la tête basse comme un rêveur.
Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et l’attitude de ce paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu’il avait particulièrement habités, il n’avait rencontré chez les villageois cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de croire qu’il avait rencontré quelque gentilhomme, frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé comme lui de se déguiser.
Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme l’avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs ; puis à un quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans ses sycomores, se dessina sur le fond d’un massif d’arbres épais que le printemps poudrait d’une neige de fleurs.
À cette vue d’Artagnan, qui d’ordinaire s’émotionnait peu, sentit un trouble étrange pénétrer jusqu’au fond de son cœur, tant sont puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de jeunesse. Planchet, qui n’avait pas les mêmes motifs d’impression, interdit de voir son maître si agité, regardait al-ternativement d’Artagnan et la maison.
Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en face d’une grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes de cette époque.
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On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse attelé de deux chevaux du pays.
– Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit d’Artagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu !
serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelqu’un de son nom ? Mets pied à terre, Planchet, et va t’informer ; j’avoue que pour moi je n’en ai pas le courage.
Planchet mit pied à terre.
– Tu ajouteras, dit d’Artagnan, qu’un gentilhomme qui
passe désire avoir l’honneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content des renseignements, eh bien ! alors nomme-moi.
Planchet, traînant son cheval par la bride, s’approcha de la porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son âge, vint se présenter et reçut Planchet.
– C’est ici que demeure M. le comte de La Fère ? demanda Planchet.
– Oui, monsieur, c’est ici, répondit le serviteur à Planchet, qui ne portait pas de livrée.
– Un seigneur retiré du service, n’est-ce pas ?
– C’est cela même.
– Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s’entourer de trop de renseignements.
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– M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé qu’il était à de pareilles interrogations.
– Alors, s’écria Planchet radieux, je vois bien que c’est le même comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez m’ouvrir alors, car je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le saluer.
– Que ne disiez-vous cela plus tôt ! dit le serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître, où est-il ?
– Derrière moi, il me suit.
Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit signe à d’Artagnan, qui, le cœur plus palpitant que jamais, entra à cheval dans la cour.
Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant d’une salle basse et qui disait :
– Eh bien ! où est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le conduire ici ?
Cette voix, qui parvint jusqu’à d’Artagnan, réveilla dans son cœur mille sentiments, mille souvenirs qu’il avait oubliés. Il sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le sourire sur les lèvres, s’avançait vers le maître du logis.
– Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le seuil.
– Oh ! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous savez bien…
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Mais l’honnête serviteur ne put en dire davantage, tant l’aspect inattendu du gentilhomme l’avait saisi.
– Quoi ! Planchet ! s’écria Athos. M. d’Artagnan serait-il donc ici ?
– Me voici, ami ! me voici, cher Athos, dit d’Artagnan en balbutiant et presque chancelant.
À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau visage et les traits calmes d’Athos. Il fit deux pas rapides vers d’Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans ses bras. D’Artagnan, remis de son trouble, l’étreignit à son tour avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux…
Athos le prit alors par la main, qu’il serrait dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies.
Tout le monde se leva.
– Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier
d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et l’un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j’aie jamais connus.
D’Artagnan, selon l’usage, reçut les compliments des assistants, les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit à examiner Athos.
Chose étrange ! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et l’orgie, semblaient plus grands et d’un fluide plus pur que jamais ; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce qu’il avait perdu d’agitation fébrile ; sa main, toujours admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs, resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines mains de Titien et
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de Van Dick ; il était plus svelte qu’autrefois ; ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu commune ; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme par un pli naturel ; sa voix était toujours fraîche comme s’il n’eût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu’il avait conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable à son sourire.
Cependant les hôtes du comte, qui s’aperçurent, à la froideur imperceptible de l’entretien, que les deux amis brûlaient du désir de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et cette politesse d’autrefois, leur départ, cette grave affaire des gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde ; mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la cour, et plusieurs personnes dirent en même temps :
– Ah ! c’est Raoul qui revient.
Athos, à ce nom de Raoul, regarda d’Artagnan, et sembla épier la curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage.
Mais d’Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son éblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu’il se retourna, lorsqu’un beau jeune homme de quinze ans, vêtu simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges.
Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa. Tout un monde d’idées nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant par toutes les sources de son intelligence le changement d’Athos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable.
Une ressemblance singulière entre le gentilhomme et l’enfant lui expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit, regardant et écoutant.
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– Vous voici de retour, Raoul ? dit le comte.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me suis acquitté de la commission que vous m’aviez donnée.
– Mais qu’avez-vous, Raoul ? dit Athos avec sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité.
– C’est qu’il vient, monsieur, répondit le jeune homme, d’arriver un malheur à notre petite voisine.
– À mademoiselle de La Vallière ? dit vivement Athos.
– Quoi donc ? demandèrent quelques voix.
– Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l’enclos où les bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsqu’en passant à cheval je l’ai aperçue et me suis arrêté. Elle m’a aperçu à son tour, et, en voulant sauter du haut d’une pile de bois où elle était montée, le pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle n’a pu se relever. Elle s’est, je crois, foulé la cheville.
– Oh ! mon Dieu ! dit Athos ; et madame de Saint-Rémy, sa mère, est-elle prévenue ?
– Non, monsieur, madame de Saint-Rémy est à Blois, près de madame la duchesse d’Orléans. J’ai eu peur que les premiers secours fussent inhabilement appliqués, et j’accourais, monsieur, vous demander des conseils.
– Envoyez vite à Blois, Raoul ! ou plutôt prenez votre cheval et courez-y vous-même.
Raoul s’inclina.
– Mais où est Louise ? continua le comte.
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– Je l’ai apportée jusqu’ici, monsieur, et l’ai déposée chez la femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied dans de l’eau glacée.
Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se lever, les hôtes d’Athos prirent congé de lui ; le vieux duc de Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu d’une amitié de vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt.
Alors il proposa d’emmener la petite Louise à Blois dans son carrosse.
– Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près de sa mère ; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment et qu’il y a de votre faute.
– Oh ! non, non, monsieur, je vous le jure ! s’écria la jeune fille ; tandis que le jeune homme pâlissait à l’idée qu’il était peut-être la cause de cet accident…
– Oh ! monsieur, je vous assure… murmura Raoul.
– Vous n’en irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Rémy, puis vous reviendrez.
Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme ; il reprit, après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois posait sur son épaule, et il l’installa doucement dans le carrosse ; puis, sautant sur son cheval avec l’élégance et l’agilité d’un écuyer consommé, après avoir salué Athos et d’Artagnan, il
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s’éloigna rapidement, accompagnant la portière du carrosse, vers l’intérieur duquel ses yeux restèrent constamment fixés.
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XVI. Le château de Bragelonne
D’Artagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré, la bouche presque béante, il avait si peu trouvé les choses selon ses prévisions, qu’il en était resté stupide d’étonnement.
Athos lui prit le bras et l’emmena dans le jardin.
– Pendant qu’on nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous ne serez point fâché, n’est-ce pas, mon ami, d’éclaircir un peu tout ce mystère qui vous fait rêver ?
– Il est vrai, monsieur le comte, dit d’Artagnan, qui avait senti peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité d’aristocrate qu’il avait toujours eue.
Athos le regarda avec son doux sourire.
– Et d’abord, dit-il, mon cher d’Artagnan, il n’y a point ici de monsieur le comte. Si je vous ai appelé chevalier, c’était pour vous présenter à mes hôtes, afin qu’ils sussent qui vous étiez ; mais, pour vous, d’Artagnan, je suis, je l’espère, toujours Athos, votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que vous m’aimez moins ?
– Oh ! Dieu m’en préserve ! dit le Gascon avec un de ces loyaux élans de jeunesse qu’on retrouve si rarement dans l’âge mûr.
– Alors revenons à nos habitudes, et, pour commencer,
soyons francs. Tout vous étonne ici ?
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– Profondément.
– Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en souriant, c’est moi, avouez-le.
– Je vous l’avoue.
– Je suis encore jeune, n’est-ce pas, malgré mes quarante-neuf ans, je suis reconnaissable encore ?
– Tout au contraire, dit d’Artagnan tout prêt à outrer la recommandation de franchise que lui avait faite Athos, c’est que vous ne l’êtes plus du tout.
– Ah ! je comprends, dit Athos avec une légère rougeur, tout a une fin, d’Artagnan, la folie comme autre chose.
– Puis il s’est fait un changement dans votre fortune, ce me semble. Vous êtes admirablement logé ; cette maison est à vous, je présume.
– Oui ; c’est ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai dit que j’avais hésité quand j’ai quitté le service.
– Vous avez parc, chevaux, équipages.
Athos sourit.
– Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il ; vingt arpents sur lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont au nombre de deux ; bien entendu que je ne compte pas le courtaud de mon valet. Mes équipages se réduisent à quatre chiens de bois, à deux lévriers et à un chien d’arrêt. Encore tout ce luxe de meute, ajouta Athos en souriant, n’est-il pas pour moi.
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– Oui, je comprends, dit d’Artagnan, c’est pour le jeune homme, pour Raoul.
Et d’Artagnan regarda Athos avec un sourire involontaire.
– Vous avez deviné, mon ami ! dit Athos.
– Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre parent peut-être ? Ah ! que vous êtes changé, mon cher Athos !
– Ce jeune homme, répondit Athos avec calme, ce jeune
homme, d’Artagnan, est un orphelin que sa mère avait abandonné chez un pauvre curé de campagne ; je l’ai nourri, élevé.
– Et il doit vous être bien attaché ?
– Je crois qu’il m’aime comme si j’étais son père.
– Bien reconnaissant surtout ?
– Oh ! quant à la reconnaissance, dit Athos, elle est réciproque, je lui dois autant qu’il me doit ; et je ne le lui dis pas, à lui, mais je le dis à vous, d’Artagnan, je suis encore son obligé.
– Comment cela ? dit le mousquetaire étonné.
– Eh ! mon Dieu, oui ! c’est lui qui a causé en moi le changement que vous voyez : je me desséchais comme un pauvre arbre isolé qui ne tient en rien sur la terre, il n’y avait qu’une affection profonde qui pût me faire reprendre racine dans la vie.
Une maîtresse ? j’étais trop vieux. Des amis ? je ne vous avais plus là. Eh bien ! cet enfant m’a fait retrouver tout ce que j’avais perdu ; je n’avais plus le courage de vivre pour moi, j’ai vécu pour lui. Les leçons sont beaucoup pour un enfant, l’exemple vaut mieux. Je lui ai donné l’exemple, d’Artagnan. Les vices que
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j’avais, je m’en suis corrigé ; les vertus que je n’avais pas, j’ai feint de les avoir. Aussi, je ne crois pas m’abuser, d’Artagnan, mais Raoul est destiné à être un gentilhomme aussi complet qu’il est donné à notre âge appauvri d’en fournir encore.
D’Artagnan regardait Athos avec une admiration crois-
sante. Ils se promenaient sous une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de ces rayons dorés illuminait le visage d’Athos, et ses yeux semblaient rendre à leur tour ce feu tiède et calme du soir qu’ils recevaient.
L’idée de milady vint se présenter à l’esprit de d’Artagnan.
– Et vous êtes heureux ? dit-il à son ami.
L’œil vigilant d’Athos pénétra jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan, et sembla y lire sa pensée.
– Aussi heureux qu’il est permis à une créature de Dieu de l’être sur la terre. Mais achevez votre pensée, d’Artagnan, car vous ne me l’avez pas dite tout entière.
– Vous êtes terrible, Athos, et l’on ne vous peut rien cacher, dit d’Artagnan. Eh bien ! oui, je voulais vous demander si vous n’avez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui ressemblent…
– À des remords ? continua Athos. J’achève votre phrase, mon ami. Oui et non : je n’ai pas de remords, parce que cette femme, je le crois, méritait la peine qu’elle a subie ; je n’ai pas de remords, parce que, si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son œuvre de destruction ; mais cela ne veut pas dire, ami, que j’aie cette conviction que nous avions le droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé
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veut-il une expiation. Elle a accompli la sienne ; peut-être à notre tour nous reste-t-il à accomplir la nôtre.
– Je l’ai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit
d’Artagnan.
– Elle avait un fils, cette femme ?
– Oui.
– En avez-vous quelquefois entendu parler ?
– Jamais.
– Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos ; je pense souvent à ce jeune homme, d’Artagnan.
– C’est étrange ! et moi qui l’avais oublié !
Athos sourit mélancoliquement.
– Et lord de Winter, en avez-vous quelque nouvelle ?
– Je sais qu’il était en grande faveur près du roi Charles Ier.
– Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment.
Tenez, d’Artagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous ai dit tout à l’heure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford ; le sang appelle le sang. Et la reine ?
– Quelle reine ?
– Madame Henriette d’Angleterre, la fille de Henri IV.
– Elle est au Louvre, comme vous savez.
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– Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas ? Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille malade, m’a-t-on dit, était forcée, faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela ? dit Athos en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant faute d’un fagot ! Pourquoi n’est-elle pas venue demander l’hospitalité au premier venu de nous au lieu de la demander au Mazarin ! elle n’eût manqué de rien.
– La connaissez-vous donc, Athos ?
– Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma mère avait été dame d’honneur de Marie de Médicis ?
– Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos.
– Ah ! mon Dieu si, vous le voyez, reprit Athos ; mais encore faut-il que l’occasion s’en présente.
– Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit d’Artagnan avec un sourire.
– Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan. Porthos a, mal-gré un peu de vanité, des qualités excellentes. L’avez-vous revu ?
– Je le quitte il y a cinq jours, dit d’Artagnan.
Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds ; et, tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à l’adresse de cet excellent M. Mouston.
– J’admire, répliqua Athos en souriant de cette gaieté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au hasard une société d’hommes encore si bien liés les uns aux autres, malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des racines bien profondes dans les cœurs honnêtes, d’Artagnan ; croyez-
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moi, il n’y a que les méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la comprennent pas. Et Aramis ?
– Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a paru froid.
– Ah ! vous avez vu Aramis, reprit Athos en regardant
d’Artagnan avec son œil investigateur. Mais c’est un véritable pèlerinage, cher ami, que vous faites au temple de l’Amitié, comme diraient les poètes.
– Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.
– Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid, puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes.
– Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit d’Artagnan.
Athos ne répondit pas.
– Il n’est pas curieux, pensa d’Artagnan.
Non seulement Athos ne répondit pas, mais encore il changea la conversation.
– Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à d’Artagnan qu’ils étaient revenus près du château, en une heure de promenade, nous avons quasi fait le tour de mes domaines.
– Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme, répondit d’Artagnan.
En ce moment on entendit le pas d’un cheval.
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– C’est Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des nouvelles de la pauvre petite.
En effet, le jeune homme reparut à la grille et rentra dans la cour tout couvert de poussière, puis sauta à bas de son cheval qu’il remit aux mains d’une espèce de palefrenier ; il vint saluer le comte et d’Artagnan.
– Monsieur, dit Athos en posant la main sur l’épaule de d’Artagnan, monsieur est le chevalier d’Artagnan, dont vous m’avez entendu parler souvent, Raoul.
– Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus profondément, M. le comte a prononcé votre nom devant moi comme un exemple chaque fois qu’il a eu à citer un gentilhomme intrépide et généreux.
Ce petit compliment ne laissa pas que d’émouvoir
d’Artagnan, qui sentit son cœur doucement remué. Il tendit une main à Raoul en lui disant :
– Mon jeune ami, tous les éloges que l’on fait de moi doivent retourner à M. le comte que voici : car il a fait mon éducation en toutes choses, et ce n’est pas sa faute si l’élève a si mal profité. Mais il se rattrapera sur vous, j’en suis sûr. J’aime votre air, Raoul, et votre politesse m’a touché.
Athos fut plus ravi qu’on ne saurait le dire : il regarda d’Artagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces sourires étranges dont les enfants sont fiers lorsqu’ils les saisissent.
– À présent, se dit d’Artagnan, à qui ce jeu muet de physionomie n’avait point échappé, j’en suis certain.
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– Eh bien ! dit Athos, j’espère que l’accident n’a pas eu de suite ?
– On ne sait encore rien, monsieur, et le médecin n’a rien pu dire à cause de l’enflure ; il craint cependant qu’il n’y ait quelque nerf endommagé.
– Et vous n’êtes pas resté plus tard près de madame de Saint-Rémy ?
– J’aurais craint de n’être pas de retour pour l’heure de votre dîner, monsieur, dit Raoul, et par conséquent de vous faire attendre.
En ce moment un petit garçon, moitié paysan, moitié laquais, vint avertir que le souper était servi.
Athos conduisit son hôte dans une salle à manger fort simple, mais dont les fenêtres s’ouvraient d’un côté sur le jardin et de l’autre sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs.
D’Artagnan jeta les yeux sur le service : la vaisselle était magnifique ; on voyait que c’était de la vieille argenterie de famille. Sur un dressoir était une aiguière d’argent superbe ; d’Artagnan s’arrêta à la regarder.
– Ah ! voilà qui est divinement fait, dit-il.
– Oui, répondit Athos, c’est un chef-d’œuvre d’un grand artiste florentin nommé Benvenuto Cellini.
– Et la bataille qu’elle représente ?
– Est celle de Marignan. C’est le moment où l’un de mes ancêtres donne son épée à François Ier, qui vient de briser la sienne. Ce fut à cette occasion qu’Enguerrand de la Fère, mon
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aïeul, fut fait chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard, car il n’avait pas oublié qu’il avait combattu trois heures encore avec l’épée de son ami Enguerrand sans qu’elle se rompît, lui fit don de cette aiguière et d’une épée que vous avez peut-être vue autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau d’orfèvrerie. C’était le temps des géants, dit Athos.
Nous sommes des nains, nous autres, à côté de ces hommes-là.
Asseyons-nous, d’Artagnan, et soupons. À propos, dit Athos au petit laquais qui venait de servir le potage, appelez Charlot.
L’enfant sortit, et, un instant après, l’homme de service auquel les deux voyageurs s’étaient adressés en arrivant entra.
– Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous recommande
particulièrement, pour tout le temps qu’il demeurera ici, Planchet, le laquais de monsieur d’Artagnan. Il aime le bon vin ; vous avez la clef des caves. Il a couché longtemps sur la dure et ne doit pas détester un bon lit ; veillez encore à cela, je vous prie.
Charlot s’inclina et sortit.
– Charlot est aussi un brave homme, dit le comte, voici dix-huit ans qu’il me sert.
– Vous pensez à tout, dit d’Artagnan, et je vous remercie pour Planchet, mon cher Athos.
Le jeune homme ouvrit de grands yeux à ce nom, et regar-da si c’était bien au comte que d’Artagnan parlait.
– Ce nom vous paraît bizarre, n’est-ce pas, Raoul ? dit Athos en souriant. C’était mon nom de guerre, alors que M. d’Artagnan, deux braves amis et moi faisions nos prouesses à La Rochelle sous le défunt cardinal et sous M. de Bassompierre qui est mort aussi depuis. Monsieur daigne me conserver ce
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nom d’amitié, et chaque fois que je l’entends, mon cœur est joyeux.
– Ce nom-là était célèbre, dit d’Artagnan, et il eut un jour les honneurs du triomphe.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Raoul avec sa curiosité juvénile.
– Je n’en sais ma foi rien, dit Athos.
– Vous avez oublié le bastion Saint-Gervais, Athos, et cette serviette dont trois balles firent un drapeau. J’ai meilleure mé-
moire que vous, je m’en souviens, et je vais vous raconter cela, jeune homme.
Et il raconta à Raoul toute l’histoire du bastion, comme Athos lui avait raconté celle de son aïeul.
À ce récit, le jeune homme crut voir se dérouler un de ces faits d’armes racontés par le Tasse ou l’Arioste, et qui appartiennent aux temps prestigieux de la chevalerie.
– Mais ce que ne vous dit pas d’Artagnan, Raoul, reprit à son tour Athos, c’est qu’il était une des meilleures lames de son temps : jarret de fer, poignet d’acier, coup d’œil sûr et regard brûlant, voilà ce qu’il offrait à son adversaire : il avait dix-huit ans, trois ans de plus que vous, Raoul, lorsque je le vis à l’œuvre pour la première fois et contre des hommes éprouvés.
– Et M. d’Artagnan fut vainqueur ? dit le jeune homme, dont les yeux brillaient pendant cette conversation et semblaient implorer des détails.
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– J’en tuai un, je crois ! dit d’Artagnan interrogeant Athos du regard. Quant à l’autre, je le désarmai, ou je le blessai, je ne me le rappelle plus.
– Oui, vous le blessâtes. Oh ! vous étiez un rude athlète !
– Eh ! je n’ai pas encore trop perdu, reprit d’Artagnan avec son petit rire gascon plein de contentement de lui-même, et dernièrement encore…
Un regard d’Athos lui ferma la bouche.
– Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit Athos, vous qui vous croyez une fine épée et dont la vanité pourrait souffrir un jour quelque cruelle déception ; je veux que vous sachiez combien est dangereux l’homme qui unit le sang-froid à l’agilité, car jamais je ne pourrais vous en offrir un plus frappant exemple : priez demain monsieur d’Artagnan, s’il n’est pas trop fatigué, de vouloir bien vous donner une leçon.
– Peste, mon cher Athos, vous êtes cependant un bon maî-
tre, surtout sous le rapport des qualités que vous vantez en moi.
Tenez, aujourd’hui encore, Planchet me parlait de ce fameux duel de l’enclos des Carmes, avec lord de Winter et ses compagnons. Ah ! jeune homme, continua d’Artagnan, il doit y avoir quelque part une épée que j’ai souvent appelée la première du royaume.
– Oh ! j’aurai gâté ma main avec cet enfant, dit Athos.
– Il y a des mains qui ne se gâtent jamais, mon cher Athos, dit d’Artagnan, mais qui gâtent beaucoup les autres.
Le jeune homme eût voulu prolonger cette conversation
toute la nuit ; mais Athos lui fit observer que leur hôte devait être fatigué et avait besoin de repos. D’Artagnan s’en défendit
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par politesse, mais Athos insista pour que d’Artagnan prit possession de sa chambre. Raoul y conduisit l’hôte du logis ; et, comme Athos pensa qu’il resterait le plus tard possible près de d’Artagnan pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur jeune temps, il vint le chercher lui-même un instant après, et ferma cette bonne soirée par une poignée de main bien amicale et un souhait de bonne nuit au mousquetaire.
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XVII. La diplomatie d’Athos
D’Artagnan s’était mis au lit bien moins pour dormir que pour être seul et penser à tout ce qu’il avait vu et entendu dans cette soirée.
Comme il était d’un bon naturel et qu’il avait eu tout d’abord pour Athos un penchant instinctif qui avait fini par devenir une amitié sincère, il fut enchanté de trouver un homme brillant d’intelligence et de force au lieu de cet ivrogne abruti qu’il s’attendait à voir cuver son vin sur quelque fumier ; il accepta, sans trop regimber, cette supériorité constante d’Athos sur lui, et, au lieu de ressentir la jalousie et le désappointement qui eussent attristé une nature moins généreuse, il n’éprouva en résumé qu’une joie sincère et loyale qui lui fit concevoir pour sa négociation les plus favorables espérances.
Cependant il lui semblait qu’il ne retrouvait point Athos franc et clair sur tous les points. Qu’était-ce que ce jeune homme qu’il disait avoir adopté et qui avait avec lui une si grande ressemblance ? Qu’étaient-ce que ce retour à la vie du monde et cette sobriété exagérée qu’il avait remarquée à table ?
Une chose même insignifiante en apparence, cette absence de Grimaud, dont Athos ne pouvait se séparer autrefois et dont le nom même n’avait pas été prononcé malgré les ouvertures faites à ce sujet, tout cela inquiétait d’Artagnan. Il ne possédait donc plus la confiance de son ami, ou bien Athos était attaché à quelque chaîne invisible, ou bien encore prévenu d’avance contre la visite qu’il lui faisait.
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Il ne put s’empêcher de songer à Rochefort, à ce qu’il lui avait dit à l’église Notre-Dame. Rochefort aurait-il précédé d’Artagnan chez Athos ?
D’Artagnan n’avait pas de temps à perdre en longues études. Aussi résolut-il d’en venir dès le lendemain à une explication. Ce peu de fortune d’Athos si habilement déguisé annonçait l’envie de paraître et trahissait un reste d’ambition facile à ré-
veiller. La vigueur d’esprit et la netteté d’idées d’Athos en faisaient un homme plus prompt qu’un autre à s’émouvoir. Il entrerait dans les plans du ministre avec d’autant plus d’ardeur, que son activité naturelle serait doublée d’une dose de nécessité.
Ces idées maintenaient d’Artagnan éveillé malgré sa fatigue ; il dressait ses plans d’attaque, et quoiqu’il sût qu’Athos était un rude adversaire, il fixa l’action au lendemain après le déjeuner.
Cependant il se dit aussi, d’un autre côté, que sur un terrain si nouveau il fallait s’avancer avec prudence, étudier pendant plusieurs jours les connaissances d’Athos, suivre ses nouvelles habitudes et s’en rendre compte, essayer de tirer du naïf jeune homme, soit en faisant des armes avec lui, soit en courant quelque gibier, les renseignements intermédiaires qui lui manquaient pour joindre l’Athos d’autrefois à l’Athos d’aujourd’hui ; et cela devait être facile, car le précepteur devait avoir déteint sur le cœur et l’esprit de son élève. Mais d’Artagnan lui-même qui était un garçon d’une grande finesse, comprit sur-le-champ quelles chances il donnerait contre lui au cas où une indiscré-
tion ou une maladresse laisserait à découvert ses manœuvres à l’œil exercé d’Athos.
Puis, faut-il le dire, d’Artagnan, tout prêt à user de ruse contre la finesse d’Aramis ou la vanité de Porthos, d’Artagnan avait honte de biaiser avec Athos, l’homme franc, le cœur loyal.
Il lui semblait qu’en le reconnaissant leur maître en diplomatie,
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Aramis et Porthos l’en estimeraient davantage, tandis qu’au contraire Athos l’en estimerait moins.
– Ah ! pourquoi Grimaud, le silencieux Grimaud, n’est-il pas ici ? disait d’Artagnan ; il y a bien des choses dans son silence que j’aurais comprises, Grimaud avait un silence si éloquent !
Cependant toutes les rumeurs s’étaient éteintes successivement dans la maison ; d’Artagnan avait entendu se fermer les portes et les volets ; puis, après s’être répondu quelque temps les uns aux autres dans la campagne, les chiens s’étaient tus à leur tour ; enfin, un rossignol perdu dans un massif d’arbres avait quelque temps égrené au milieu de la nuit ses gammes harmonieuses et s’était endormi ; il ne se faisait plus dans le château qu’un bruit de pas égal et monotone au-dessous de sa chambre ; il supposait que c’était la chambre d’Athos.
– Il se promène et réfléchit, pensa d’Artagnan, mais à quoi ? C’est ce qu’il est impossible de savoir. On pouvait deviner le reste, mais non pas cela.
Enfin, Athos se mit au lit sans doute, car ce dernier bruit s’éteignit.
Le silence et la fatigue unis ensemble vainquirent
d’Artagnan ; il ferma les yeux à son tour, et presque aussitôt le sommeil le prit.
D’Artagnan n’était pas dormeur. À peine l’aube eut-elle do-ré ses rideaux, qu’il sauta en bas de son lit et ouvrit les fenêtres.
Il lui sembla alors voir à travers la jalousie quelqu’un qui rôdait dans la cour en évitant de faire du bruit. Selon son habitude de ne rien laisser passer à sa portée sans s’assurer de ce que c’était, d’Artagnan regarda attentivement sans faire aucun bruit, et reconnut le justaucorps grenat et les cheveux bruns de Raoul.
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Le jeune homme, car c’était bien lui, ouvrit la porte de l’écurie, en tira le cheval bai qu’il avait déjà monté la veille, le sella et brida lui-même avec autant de promptitude et de dexté-
rité qu’eût pu le faire le plus habile écuyer, puis il fit sortir l’animal par l’allée droite du potager, ouvrit une petite porte latérale qui donnait sur un sentier, tira son cheval dehors, la referma derrière lui, et alors, par-dessus la crête du mur, d’Artagnan le vit passer comme une flèche en se courbant sous les branches pendantes et fleuries des érables et des acacias.
D’Artagnan avait remarqué la veille que le sentier devait conduire à Blois.
– Eh, eh ! dit le Gascon, voici un gaillard qui fait déjà des siennes, et qui ne me paraît point partager les haines d’Athos contre le beau sexe : il ne va pas chasser, car il n’a ni armes ni chiens ; il ne remplit pas un message, car il se cache. De qui se cache-t-il ?… est-ce de moi ou de son père ?… car je suis sûr que le comte est son père… Parbleu ! quant à cela je le saurai, car j’en parlerai tout net à Athos.
Le jour grandissait ; tous ces bruits que d’Artagnan avait entendus s’éteindre successivement la veille se réveillaient, l’un après l’autre : l’oiseau dans les branches, le chien dans l’étable, les moutons dans les champs ; les bateaux amarrés sur la Loire paraissaient eux-mêmes s’animer, se détachant du rivage et se laissant aller au fil de l’eau. D’Artagnan resta ainsi à sa fenêtre pour ne réveiller personne, puis lorsqu’il eut entendu les portes et les volets du château s’ouvrir, il donna un dernier pli à ses cheveux, un dernier tour à sa moustache, brossa par habitude les rebords de son feutre avec la manche de son pourpoint, et descendit. Il avait à peine franchi la dernière marche du perron, qu’il aperçut Athos baissé vers terre et dans l’attitude d’un homme qui cherche un écu dans le sable.
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– Eh ! bonjour, cher hôte, dit d’Artagnan.
– Bonjour, cher ami. La nuit a-t-elle été bonne ?
– Excellente, Athos, comme votre lit, comme votre souper d’hier soir qui devait me conduire au sommeil, comme, votre accueil quand vous m’avez revu. Mais que regardiez-vous donc là si attentivement ? Seriez-vous devenu amateur de tulipes par hasard ?
– Mon cher ami, il ne faudrait pas pour cela vous moquer de moi. À la campagne, les goûts changent fort, et on arrive à aimer, sans y faire attention, toutes ces belles choses que le regard de Dieu fait sortir du fond de la terre et que l’on méprise fort dans les villes. Je regardais tout bonnement des iris que j’avais déposés près de ce réservoir et qui ont été écrasés ce matin. Ces jardiniers sont les gens les plus maladroits du monde.
En ramenant le cheval après lui avoir fait tirer de l’eau, ils l’auront laissé marcher dans la plate-bande.
D’Artagnan se prit à sourire.
– Ah ! dit-il, vous croyez ?
Et il amena son ami le long de l’allée, où bon nombre de pas pareils à celui qui avait écrasé les iris étaient imprimés.
– Les voici encore, ce me semble ; tenez, Athos, dit-il indifféremment.
– Mais, oui ; et des pas tout frais !
– Tout frais, répéta d’Artagnan.
– Qui donc est sorti par ici ce matin ? se demanda Athos avec inquiétude. Un cheval se serait-il échappé de l’écurie ?
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– Ce n’est pas probable, dit d’Artagnan, car les pas sont très égaux et très reposés.
– Où est Raoul ? s’écria Athos, et comment se fait-il que je ne l’aie pas aperçu ?
– Chut ! dit d’Artagnan en mettant avec un sourire son doigt sur sa bouche.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Athos.
D’Artagnan raconta ce qu’il avait vu, en épiant la physionomie de son hôte.
– Ah ! je devine tout maintenant, dit Athos avec un léger mouvement d’épaules : le pauvre garçon est allé à Blois.
– Pour quoi faire ?
– Eh, mon Dieu ! pour savoir des nouvelles de la petite La Vallière. Vous savez, cette enfant qui s’est foulé hier le pied.
– Vous croyez ? dit d’Artagnan incrédule.
– Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr, répondit Athos. N’avez-vous donc pas remarqué que Raoul est amoureux ?
– Bon ! De qui ? de cette enfant de sept ans ?
– Mon cher, à l’âge de Raoul le cœur est si plein, qu’il faut bien le répandre sur quelque chose, rêve ou réalité. Eh bien !
son amour, à lui, est moitié l’un, moitié l’autre.
– Vous voulez rire ! Quoi ! cette petite fille.
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– N’avez-vous donc pas regardé ? C’est la plus jolie petite créature qui soit au monde : des cheveux d’un blond d’argent, des yeux bleus déjà mutins et langoureux à la fois.
– Mais que dites-vous de cet amour ?
– Je ne dis rien, je ris et je me moque de Raoul ; mais ces premiers besoins du cœur sont tellement impérieux, ces épanchements de la mélancolie amoureuse chez les jeunes gens sont si doux et si amers tout ensemble, que cela paraît avoir souvent tous les caractères de la passion. Moi, je me rappelle qu’à l’âge de Raoul j’étais devenu amoureux d’une statue grecque que le bon roi Henri IV avait donnée à mon père, et que je pensai devenir fou de douleur, lorsqu’on me dit que l’histoire de Pygma-lion n’était qu’une fable.
– C’est du désœuvrement. Vous n’occupez pas assez Raoul, et il cherche à s’occuper de son côté.
– Pas autre chose. Aussi songé-je à l’éloigner d’ici.
– Et vous ferez bien.
– Sans doute ; mais ce sera lui briser le cœur, et il souffrira autant que pour un véritable amour. Depuis trois ou quatre ans, et à cette époque lui-même était un enfant, il s’est habitué à parer et à admirer cette petite idole, qu’il finirait un jour par adorer s’il restait ici. Ces enfants rêvent tout le jour ensemble et causent de mille choses sérieuses comme de vrais amants de vingt ans. Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de la petite de La Vallière, mais je crois qu’ils commencent à froncer le sourcil.
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– Enfantillage ! mais Raoul a besoin d’être distrait ; éloignez-le bien vite d’ici, ou, morbleu ! vous n’en ferez jamais un homme.
– Je crois, dit Athos, que je vais l’envoyer à Paris.
– Ah ! fit d’Artagnan.
Et il pensa que le moment des hostilités était arrivé.
– Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un sort à ce jeune homme.
– Ah ! fit à son tour Athos.
– Je veux même vous consulter sur quelque chose qui
m’est passé en tête.
– Faites.
– Croyez-vous que le temps soit venu de prendre du service ?
– Mais n’êtes-vous pas toujours au service, vous,
d’Artagnan ?
– Je m’entends : du service actif. La vie d’autrefois n’a-telle plus rien qui vous tente, et, si des avantages réels vous attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer en ma compagnie et en celle de notre ami Porthos les exploits de notre jeunesse ?
– C’est une proposition que vous me faites alors ! dit Athos.
– Nette et franche.
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– Pour rentrer en campagne ?
– Oui.
– De la part de qui et contre qui demanda tout à coup
Athos en attachant son œil si clair et si bienveillant sur le Gascon. – Ah diable ! vous êtes pressant !
– Et surtout précis. Écoutez bien d’Artagnan. Il n’y a qu’une personne ou plutôt une cause à qui un homme comme moi puisse être utile : celle du roi.
– Voilà précisément, dit le mousquetaire.
– Oui ; mais entendons-nous, reprit sérieusement Athos : si par la cause du roi vous entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de nous comprendre.
– Je ne dis pas précisément, répondit le Gascon embarrassé.
– Voyons, d’Artagnan, dit Athos, ne jouons pas au plus fin, votre hésitation, vos détours me disent de quelle part vous venez. Cette cause, en effet, on n’ose l’avouer hautement, et lorsqu’on recrute pour elle, c’est l’oreille basse et la voix embarrassée.
– Ah ! mon cher Athos ! dit d’Artagnan.
– Eh ! vous savez bien, reprit Athos, que je ne parle pas pour vous, qui êtes la perle des gens braves et hardis, je vous parle de cet Italien mesquin et intrigant de ce cuistre qui essaie de mettre sur sa tête une couronne qu’il a volée sous un oreiller, de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui s’avise de
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faire mettre des princes du sang en prison, n’osant pas les tuer, comme faisait notre cardinal à nous, le grand cardinal ; un fesse-mathieu qui pèse ses écus d’or et garde les rognés, de peur, quoiqu’il triche, de les perdre à son jeu du lendemain ; un drôle enfin qui maltraite la reine, à ce qu’on assure ; au reste, tant pis pour elle ! et qui va d’ici à trois mois nous faire une guerre civile pour garder ses pensions. C’est là le maître que vous me proposez, d’Artagnan ? Grand merci !
– Vous êtes plus vif qu’autrefois, Dieu me pardonne ! dit d’Artagnan, et les années ont échauffé votre sang, au lieu de le refroidir. Qui vous dit donc que ce soit là mon maître et que je veuille vous l’imposer ?
« Diable ! s’était dit le Gascon, ne livrons pas nos secrets à un homme si mal disposé. »
– Mais alors, cher ami, reprit Athos, qu’est-ce donc que ces propositions ?
– Eh, mon Dieu ! rien de plus simple : vous vivez dans vos terres, vous, et il paraît que vous êtes heureux dans votre mé-
diocrité dorée. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de revenu peut-être ; Aramis a toujours quinze duchesses qui se disputent le prélat, comme elles se disputaient le mousquetaire ; c’est encore un enfant gâté du sort ; mais moi, que fais-je en ce monde ? Je porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponné à ce grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis mort en un mot ! Eh bien ! lorsqu’il s’agit pour moi de ressusciter un peu, vous venez tous me dire : C’est un faquin ! c’est un drôle ! un cuistre ! un mauvais maître ! Eh, parbleu ! je suis de votre avis, moi, mais trouvez-m’en un meilleur, ou faites-moi des rentes.
Athos réfléchit trois secondes, et pendant ces trois secondes il comprit la ruse de d’Artagnan, qui pour s’être trop
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avancé tout d’abord rompait maintenant afin de cacher son jeu.
Il vit clairement que les propositions qu’on venait de lui faire étaient réelles, et se fussent déclarées dans tout leur développement, pour peu qu’il eût prêté l’oreille.
– Bon ! se dit-il, d’Artagnan est à Mazarin.
De ce moment il s’observa avec une extrême prudence.
De son côté d’Artagnan joua plus serré que jamais.
– Mais, enfin, vous avez une idée ? continua Athos.
– Assurément. Je voulais prendre conseil de vous tous et aviser au moyen de faire quelque chose, car les uns sans les autres nous serons toujours incomplets.
– C’est vrai. Vous me parliez de Porthos ; l’avez-vous donc décidé à chercher fortune ? Mais cette fortune, il l’a.
– Sans doute, il l’a ; mais l’homme est ainsi fait, il désire toujours quelque chose.
– Et que désire Porthos ?
– D’être baron.
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais, dit Athos en riant.
– C’est vrai ? pensa d’Artagnan. Et d’où a-t-il appris cela ?
Correspondrait-il avec Aramis ? Ah ! si je savais cela, je saurais tout.
La conversation finit là, car Raoul entra juste en ce moment. Athos voulut le gronder sans aigreur ; mais le jeune
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homme était si chagrin, qu’il n’en eut pas le courage et qu’il s’interrompit pour lui demander ce qu’il avait.
– Est-ce que notre petite voisine irait plus mal ? dit d’Artagnan.
– Ah ! monsieur, reprit Raoul presque suffoqué par la douleur, sa chute est grave, et, sans difformité apparente, le médecin craint qu’elle ne boite toute sa vie.
– Ah ! ce serait affreux ! dit Athos.
D’Artagnan avait une plaisanterie au bout des lèvres ; mais en voyant la part que prenait Athos à ce malheur, il se retint.
– Ah ! monsieur, ce qui me désespère surtout, reprit Raoul, c’est que ce malheur, c’est moi qui en suis cause.
– Comment vous, Raoul ? demanda Athos.
– Sans doute, n’est-ce point pour accourir à moi qu’elle a sauté du haut de cette pile de bois ?
– Il ne vous reste plus qu’une ressource, mon cher Raoul, c’est de l’épouser en expiation, dit d’Artagnan.
– Ah ! monsieur, dit Raoul, vous plaisantez avec une douleur réelle : c’est mal, cela.
Et Raoul, qui avait besoin d’être seul pour pleurer tout à son aise, rentra dans sa chambre, d’où il ne sortit qu’à l’heure du déjeuner.
La bonne intelligence des deux amis n’avait pas le moins du monde été altérée par l’escarmouche du matin ; aussi déjeunèrent-ils du meilleur appétit, regardant de temps en temps le
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pauvre Raoul, qui, les yeux tout humides et le cœur gros, mangeait à peine.
À la fin du déjeuner deux lettres arrivèrent, qu’Athos lut avec une extrême attention, sans pouvoir s’empêcher de tressaillir plusieurs fois. D’Artagnan, qui le vit lire ces lettres d’un côté de la table à l’autre, et dont la vue était perçante, jura qu’il reconnaissait à n’en pas douter la petite écriture d’Aramis.
Quant à l’autre, c’était une écriture de femme, longue et embarrassée.
– Allons, dit d’Artagnan à Raoul, voyant qu’Athos désirait demeurer seul, soit pour répondre à ces lettres, soit pour y réflé-
chir ; allons faire un tour dans la salle d’armes, cela vous distraira.
Le jeune homme regarda Athos, qui répondit à ce regard par un signe d’assentiment.
Tous deux passèrent dans une salle basse où étaient suspendus des fleurets, des masques, des gants, des plastrons, et tous les accessoires de l’escrime.
– Eh bien ? dit Athos en arrivant un quart d’heure après.
– C’est déjà votre main, mon cher Athos, dit d’Artagnan, et s’il avait votre sang-froid, je n’aurais que des compliments à lui faire…
Quant au jeune homme, il était un peu honteux. Pour une ou deux fois qu’il avait touché d’Artagnan, soit au bras, soit à la cuisse, celui-ci l’avait boutonné vingt fois en plein corps.
En ce moment, Charlot entra porteur d’une lettre très pressée pour d’Artagnan qu’un messager venait d’apporter.
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Ce fut au tour d’Athos de regarder du coin de l’œil.
D’Artagnan lut la lettre sans aucune émotion apparente et après avoir lu, avec un léger hochement de tête :
– Voyez, mon cher ami, dit-il, ce que c’est que le service, et vous avez, ma foi, bien raison de n’en pas vouloir reprendre : M. de Tréville est malade, et voilà la compagnie qui ne peut se passer de moi ; de sorte que mon congé se trouve perdu.
– Vous retournez à Paris ? dit vivement Athos.
– Eh, mon Dieu, oui ! dit d’Artagnan ; mais n’y venez-vous pas vous-même ?
Athos rougit un peu et répondit :
– Si j’y allais, je serais fort heureux de vous voir.
– Holà, Planchet ! s’écria d’Artagnan de la porte, nous partons dans dix minutes : donnez l’avoine aux chevaux.
Puis se retournant vers Athos :
– Il me semble qu’il me manque quelque chose ici, et je suis vraiment désespéré de vous quitter sans avoir revu ce bon Grimaud.
– Grimaud ! dit Athos. Ah ! c’est vrai ? je m’étonnais aussi que vous ne me demandassiez pas de ses nouvelles. Je l’ai prêté à un de mes amis.
– Qui comprendra ses signes ? dit d’Artagnan.
– Je l’espère, dit Athos.
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Les deux amis s’embrassèrent cordialement. D’Artagnan
serra la main de Raoul, fit promettre à Athos de le visiter s’il venait à Paris, de lui écrire s’il ne venait pas, et il monta à cheval. Planchet, toujours exact, était déjà en selle.
– Ne venez-vous point avec moi, dit-il en riant à Raoul, je passe par Blois ?
Raoul se retourna vers Athos qui le retint d’un signe imperceptible.
– Non, monsieur, répondit le jeune homme, je reste près de monsieur le comte.
– En ce cas, adieu tous deux, mes bons amis, dit
d’Artagnan en leur serrant une dernière fois la main, et Dieu vous garde ! comme nous nous disions chaque fois que nous nous quittions du temps du feu cardinal.
Athos lui fit un signe de la main, Raoul une révérence, et d’Artagnan et Planchet partirent.
Le comte les suivit des yeux, la main appuyée sur l’épaule du jeune homme, dont la taille égalait presque la sienne ; mais aussitôt qu’ils eurent disparu derrière le mur :
– Raoul, dit le comte, nous partons ce soir pour Paris.
– Comment ! dit le jeune homme en pâlissant.
– Vous pouvez aller présenter mes adieux et les vôtres à madame de Saint-Rémy Je vous attendrai ici à sept heures.
Le jeune homme s’inclina avec une expression mêlée de
douleur et de reconnaissance, et se retira pour aller seller son cheval.
– 236 –
Quant à d’Artagnan, à peine hors de vue de son côté, il avait tiré la lettre de sa poche et l’avait relue :
« Revenez sur-le-champ à Paris.
« J.M… »
– La lettre est sèche, murmura d’Artagnan, et s’il n’y avait un post-scriptum, peut-être ne l’eussé-je pas comprise ; mais heureusement il y a un post-scriptum.
Et il lut ce fameux post-scriptum qui lui faisait passer par-dessus la sécheresse de la lettre :
« P.-S. – Passez chez le trésorier du roi, à Blois : dites-lui votre nom et montrez-lui cette lettre : vous toucherez deux cents pistoles. »
– Décidément, dit d’Artagnan, j’aime cette prose, et le cardinal écrit mieux que je ne croyais. Allons, Planchet, allons rendre visite à monsieur le trésorier du roi, et puis piquons.
– Vers Paris, monsieur.
– Vers Paris.
Et tous deux partirent au plus grand trot de leurs montures.
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XVIII. M. de Beaufort
Voici ce qui était arrivé et quelles étaient les causes qui né-
cessitaient le retour de d’Artagnan à Paris.
Un soir que Mazarin, selon son habitude, se rendait chez la reine à l’heure où tout le monde s’en était retiré, et qu’en passant près de la salle des gardes, dont une porte donnait sur ses antichambres, il avait entendu parler haut dans cette chambre, il avait voulu savoir de quel sujet s’entretenaient les soldats, s’était approché à pas de loup, selon son habitude, avait poussé la porte, et, par l’entrebâillement, avait passé la tête.
Il y avait une discussion parmi les gardes.
– Et moi je vous réponds, disait l’un d’eux, que si Coysel a prédit cela, la chose est aussi sûre que si elle était arrivée. Je ne le connais pas, mais j’ai entendu dire qu’il était non seulement astrologue, mais encore magicien.
– Peste, mon cher, s’il est de tes amis, prends garde ! tu lui rends un mauvais service.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’on pourrait bien lui faire un procès.
– Ah bah ! on ne brûle plus les sorciers, aujourd’hui.
– Non ! il me semble cependant qu’il n’y a pas si longtemps que le feu cardinal a fait brûler Urbain Grandier. J’en sais quelque chose, moi. J’étais de garde au bûcher, et je l’ai vu rôtir.
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– Mon cher, Urbain Grandier n’était pas un sorcier, c’était un savant, ce qui est tout autre chose. Urbain Grandier ne pré-
disait pas l’avenir. Il savait le passé, ce qui quelquefois est bien pis.
Mazarin hocha la tête en signe d’assentiment ; mais désirant connaître la prédiction sur laquelle on discutait, il demeura à la même place.
– Je ne te dis pas, reprit le garde, que Coysel ne soit pas un sorcier, mais je te dis que s’il publie d’avance sa prédiction c’est le moyen qu’elle ne s’accomplisse point.
– Pourquoi ?
– Sans doute. Si nous nous battons l’un contre l’autre et que je te dise : « Je vais te porter ou un coup droit ou un coup de seconde », tu pareras tout naturellement. Eh bien si Coysel dit assez haut pour que le cardinal l’entende : « Avant tel jour, tel prisonnier se sauvera », il est bien évident que le cardinal prendra si bien ses précautions que le prisonnier ne se sauvera pas.
– Eh ! mon Dieu, dit un autre qui semblait dormir, couché sur un banc, et qui, malgré son sommeil apparent, ne perdait pas un mot de la conversation ; eh ! mon Dieu, croyez-vous que les hommes puissent échapper à leur destinée ? S’il est écrit là-
haut que le duc de Beaufort doit se sauver, M. de Beaufort se sauvera, et toutes les précautions du cardinal n’y feront rien.
Mazarin tressaillit. Il était italien, c’est-à-dire superstitieux ; il s’avança rapidement au milieu des gardes, qui, l’apercevant, interrompirent leur conversation.
– 239 –
– Que disiez-vous donc, messieurs ? fit-il avec son air caressant, que M. de Beaufort s’était évadé, je crois ?
– Oh ! non, monseigneur, dit le soldat incrédule ; pour le moment il n’a garde. On disait seulement qu’il devait se sauver.
– Et qui dit cela ?
– Voyons, répétez votre histoire, Saint-Laurent, dit le garde se tournant vers le narrateur.
– Monseigneur, dit le garde, je racontais purement et simplement à ces messieurs ce que j’ai entendu dire de la prédiction d’un nommé Coysel, qui prétend que, si bien gardé que soit M. de Beaufort, il se sauvera avant la Pentecôte.
– Et ce Coysel est un rêveur, un fou ? reprit le cardinal toujours souriant.
– Non pas, dit le garde, tenace dans sa crédulité, il a prédit beaucoup de choses qui sont arrivées, comme par exemple que la reine accoucherait d’un fils, que M. de Coligny serait tué dans son duel avec le duc de Guise, enfin que le coadjuteur serait nommé cardinal. Eh bien ! la reine est accouchée non seulement d’un premier fils, mais encore, deux ans après, d’un second, et M. de Coligny a été tué.
– Oui, dit Mazarin ; mais le coadjuteur n’est pas encore cardinal.
– Non, Monseigneur, dit le garde, mais il le sera.
Mazarin fit une grimace qui voulait dire : il ne tient pas encore la barrette. Puis il ajouta :
– 240 –
– Ainsi votre avis, mon ami, est que M. de Beaufort doit se sauver.
– C’est si bien mon avis, Monseigneur, dit le soldat, que si Votre Éminence m’offrait à cette heure la place de
M. de Chavigny, c’est-à-dire celle de gouverneur du château de Vincennes, je ne l’accepterais pas. Oh ! le lendemain de la Pentecôte, ce serait autre chose.
Il n’y a rien de plus convaincant qu’une grande conviction, elle influe même sur les incrédules ; et, loin d’être incrédule, nous l’avons dit, Mazarin était superstitieux. Il se retira donc tout pensif.
– Le ladre ! dit le garde qui était accoudé contre la muraille, il fait semblant de ne pas croire à votre magicien, Saint-Laurent, pour n’avoir rien à vous donner ; mais il ne sera pas plus tôt rentré chez lui qu’il fera son profit de votre prédiction.
En effet, au lieu de continuer son chemin vers la chambre de la reine, Mazarin rentra dans son cabinet, et appelant Bernouin, il donna l’ordre que le lendemain, au point du jour, on lui allât chercher l’exempt qu’il avait placé auprès de
M. de Beaufort, et qu’on l’éveillât aussitôt qu’il arriverait.
Sans s’en douter, le garde avait touché du doigt la plaie la plus vive du cardinal. Depuis cinq ans que M. de Beaufort était en prison, il n’y avait pas de jour que Mazarin ne pensât qu’à un moment ou à un autre, il en sortirait. On ne pouvait pas retenir prisonnier toute sa vie un petit-fils de Henri IV, surtout quand ce petit-fils de Henri IV avait à peine trente ans. Mais, de quelque façon qu’il en sortît, quelle haine n’avait-il pas dû, dans sa captivité, amasser contre celui à qui il la devait ; qui l’avait pris riche, brave, glorieux, aimé des femmes, craint des hommes, pour retrancher de sa vie ses plus belles années, car ce n’est pas exister que de vivre en prison ! En attendant, Mazarin redou-
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blait de surveillance contre M. de Beaufort. Seulement, il était pareil à l’avare de la fable, qui ne pouvait dormir près de son trésor. Bien des fois la nuit il se réveillait en sursaut, rêvant qu’on lui avait volé M. de Beaufort. Alors il s’informait de lui, et à chaque information qu’il prenait, il avait la douleur d’entendre que le prisonnier jouait, buvait, chantait que c’était merveille ; mais que tout en jouant, buvant et chantant, il s’interrompait toujours pour jurer que le Mazarin lui payerait cher tout ce plaisir qu’il le forçait de prendre à Vincennes.
Cette pensée avait fort préoccupé le ministre pendant son sommeil ; aussi, lorsqu’à sept heures du matin Bernouin entra dans sa chambre pour le réveiller, son premier mot fut :
– Eh ! qu’y a-t-il ? Est-ce que M. de Beaufort s’est sauvé de Vincennes ?
– Je ne crois pas, Monseigneur, dit Bernouin, dont le calme officiel ne se démentait jamais ; mais en tout cas vous allez en avoir des nouvelles, car l’exempt La Ramée, que l’on a envoyé chercher ce matin à Vincennes, est là qui attend les ordres de Votre Éminence.
– Ouvrez et faites-le entrer ici, dit Mazarin en accommodant ses oreillers de manière à le recevoir assis dans son lit.
L’officier entra. C’était un grand et gros homme joufflu et de bonne mine. Il avait un air de tranquillité qui donna des inquiétudes à Mazarin.
– Ce drôle-là m’a tout l’air d’un sot, murmura-t-il.
L’exempt demeurait debout et silencieux à la porte.
– Approchez, monsieur ! dit Mazarin.
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L’exempt obéit.
– Savez-vous ce qu’on dit ici ? continua le cardinal.
– Non, Votre Éminence.
– Eh bien ! l’on dit que M. de Beaufort va se sauver de Vincennes, s’il ne l’a déjà fait.
La figure de l’officier exprima la plus profonde stupéfaction. Il ouvrit tout ensemble ses petits yeux et sa grande bouche, pour mieux humer la plaisanterie que Son Éminence lui faisait l’honneur de lui adresser ; puis ne pouvant tenir plus longtemps son sérieux à une pareille supposition, il éclata de rire, mais d’une telle façon, que ses gros membres étaient secoués par cette hilarité comme par une fièvre violente.
Mazarin fut enchanté de cette expansion peu respectueuse, mais cependant il ne cessa de garder son air grave.
Quand La Ramée eut bien ri et qu’il se fut essuyé les yeux, il crut qu’il était temps enfin de parler et d’excuser l’inconvenance de sa gaieté.
– Se sauver, Monseigneur ! dit-il, se sauver ! Mais Votre Éminence ne sait donc pas où est M. de Beaufort ?
– Si fait, monsieur, je sais qu’il est au donjon de Vincennes.
– Oui, Monseigneur, dans une chambre dont les murs ont sept pieds d’épaisseur, avec des fenêtres à grillages croisés dont chaque barreau est gros comme le bras.
– Monsieur, dit Mazarin, avec de la patience on perce tous les murs, et avec un ressort de montre on scie un barreau.
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– Mais Monseigneur ignore donc qu’il a près de lui huit gardes, quatre dans son antichambre et quatre dans sa chambre, et que ces gardes ne le quittent jamais.
– Mais il sort de sa chambre, il joue au mail, il joue à la paume !
– Monseigneur, ce sont les amusements permis aux pri-
sonniers. Cependant, si Votre Éminence le veut, on les lui re-tranchera.
– Non pas, non pas, dit le Mazarin, qui craignait, en lui re-tranchant ces plaisirs, que si son prisonnier sortait jamais de Vincennes, il n’en sortît encore plus exaspéré contre lui. Seulement je demande avec qui il joue.
– Monsieur, il joue avec l’officier de garde, ou bien avec moi, ou bien avec les autres prisonniers.
– Mais n’approche-t-il point des murailles en jouant ?
– Monseigneur, Votre Éminence ne connaît-elle point les murailles ? Les murailles ont soixante pieds de hauteur et je doute que M. de Beaufort soit encore assez las de la vie pour risquer de se rompre le cou en sautant du haut en bas.
– Hum ! fit le cardinal, qui commençait à se rassurer. Vous dites donc, mon cher monsieur La Ramée ?…
– Qu’à moins que M. de Beaufort ne trouve moyen de se
changer en petit oiseau, je réponds de lui.
– Prenez garde ! vous vous avancez fort, reprit Mazarin.
M. de Beaufort a dit aux gardes qui le conduisaient à Vincennes, qu’il avait souvent pensé au cas où il serait emprisonné, et que,
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dans ce cas, il avait trouvé quarante manières de s’évader de prison.
– Monseigneur, si parmi ces quarante manières il y en
avait eu une bonne, répondit La Ramée, il serait dehors depuis longtemps.
– Allons, allons, pas si bête que je croyais, murmura Mazarin. – D’ailleurs, Monseigneur oublie que M. de Chavigny est gouverneur de Vincennes, continua La Ramée, et que
M. de Chavigny n’est pas des amis de M. de Beaufort.
– Oui, mais M. de Chavigny s’absente.
– Quand il s’absente, je suis là.
– Mais quand vous vous absentez vous-même ?
– Oh ! quand je m’absente moi-même, j’ai en mon lieu et place un gaillard qui aspire à devenir exempt de Sa Majesté, et qui, je vous en réponds, fait bonne garde. Depuis trois semaines que je l’ai pris à mon service, je n’ai qu’un reproche à lui faire, c’est d’être trop dur au prisonnier.
– Et quel est ce cerbère ? demanda le cardinal.
– Un certain M. Grimaud, Monseigneur.
– Et que faisait-il avant d’être près de vous à Vincennes ?
– Mais il était en province, à ce que m’a dit celui qui me l’a recommandé ; il s’y est fait je ne sais quelle méchante affaire, à cause de sa mauvaise tête, et je crois qu’il ne serait pas fâché de trouver l’impunité sous l’uniforme du roi.
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– Et qui vous a recommandé cet homme ?
– L’intendant de M. le duc de Grammont.
– Alors, on peut s’y fier, à votre avis ?
– Comme à moi-même, Monseigneur.
– Ce n’est pas un bavard ?
– Jésus-Dieu ! Monseigneur, j’ai cru longtemps qu’il était muet, il ne parle et ne répond que par signes ; il paraît que c’est son ancien maître qui l’a dressé à cela.
– Eh bien ! dites-lui, mon cher monsieur La Ramée, reprit le cardinal, que s’il nous fait bonne et fidèle garde, on fermera les yeux sur ses escapades de province, qu’on lui mettra sur le dos un uniforme qui le fera respecter, et dans les poches de cet uniforme quelques pistoles pour boire à la santé du roi.
Mazarin était fort large en promesses : c’était tout le contraire de ce bon M. Grimaud, que vantait La Ramée, lequel parlait peu et agissait beaucoup.
Le cardinal fit encore à La Ramée une foule de questions sur le prisonnier, sur la façon dont il était nourri, logé et couché, auxquelles celui-ci répondit d’une façon si satisfaisante, qu’il le congédia presque rassuré.
Puis, comme il était neuf heures du matin, il se leva, se par-fuma, s’habilla et passa chez la reine pour lui faire part des causes qui l’avaient retenu chez lui. La reine, qui ne craignait guère moins M. de Beaufort que le cardinal le craignait lui-même, et qui était presque aussi superstitieuse que lui, lui fit répéter mot
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pour mot toutes les promesses de La Ramée et tous les éloges qu’il donnait à son second ; puis lorsque le cardinal eut fini :
– Hélas ! monsieur, dit-elle à demi-voix, que n’avons-nous un Grimaud auprès de chaque prince !
– Patience, dit Mazarin avec son sourire italien, cela viendra peut-être un jour ; mais en attendant…
– Eh bien ! en attendant ?
– Je vais toujours prendre mes précautions.
Sur ce, il avait écrit à d’Artagnan de presser son retour.
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XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de
Beaufort au donjon de Vincennes
Le prisonnier qui faisait si grand’peur à M. le cardinal, et dont les moyens d’évasion troublaient le repos de toute la cour, ne se doutait guère de tout cet effroi qu’à cause de lui on ressentait au Palais-Royal.
Il se voyait si admirablement gardé qu’il avait reconnu l’inutilité de ses tentatives ; toute sa vengeance consistait à lancer nombre d’imprécations et d’injures contre le Mazarin. Il avait même essayé de faire des couplets, mais il y avait bien vite renoncé. En effet, M. de Beaufort non seulement n’avait pas re-
çu du ciel le don d’aligner des vers, mais encore ne s’exprimait souvent en prose qu’avec la plus grande peine du monde. Aussi Blot, le chansonnier de l’époque, disait-il de lui :
Dans un combat il brille, il tonne !
On le redoute avec raison ;
Mais de la façon qu’il raisonne,
On le prendrait pour un oison.
Gaston, pour faire une harangue,
Éprouve bien moins d’embarras ;
Pourquoi Beaufort n’a-t-il la langue !
Pourquoi Gaston n’a-t-il le bras ?
Ceci posé, on comprend que le prisonnier se soit borné aux injures et aux imprécations.
Le duc de Beaufort était petit-fils de Henri IV et de Ga-brielle d’Estrées, aussi bon, aussi brave, aussi fier et surtout
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aussi Gascon que son aïeul, mais beaucoup moins lettré. Après avoir été pendant quelque temps, à la mort du roi Louis XIII, le favori, l’homme de confiance, le premier à la cour enfin, un jour il lui avait fallu céder la place à Mazarin, et il s’était trouvé le second ; et le lendemain, comme il avait eu le mauvais esprit de se fâcher de cette transposition et l’imprudence de le dire, la reine l’avait fait arrêter et conduire à Vincennes par ce même Guitaut que nous avons vu apparaître au commencement de cette histoire, et que nous aurons l’occasion de retrouver. Bien entendu, qui dit la reine dit Mazarin. Non seulement on s’était débarrassé ainsi de sa personne et de ses prétentions, mais encore on ne comptait plus avec lui, tout prince populaire qu’il était, et depuis cinq ans il habitait une chambre fort peu royale au donjon de Vincennes.
Cet espace de temps qui eût mûri les idées de tout autre que M. de Beaufort, avait passé sur sa tête sans y opérer aucun changement. Un autre, en effet, eût réfléchi que, s’il n’avait pas accepté de braver le cardinal, de mépriser les princes, et de marcher seul sans autres acolytes, comme dit le cardinal de Retz, que quelques mélancoliques qui avaient l’air de songe-creux, il aurait eu, depuis cinq ans, ou sa liberté, ou des défenseurs. Ces considérations ne se présentèrent probablement pas même à l’esprit du duc, que sa longue réclusion ne fit au contraire qu’affermir davantage dans sa mutinerie, et chaque jour le cardinal reçut des nouvelles de lui qui étaient on ne peut plus désagréables pour Son Éminence.
Après avoir échoué en poésie, M. de Beaufort avait essayé de la peinture. Il dessinait avec du charbon les traits du cardinal, et, comme ses talents assez médiocres en cet art ne lui permettaient pas d’atteindre à une grande ressemblance, pour ne pas laisser de doute sur l’original du portrait, il écrivait au-dessous : « Ritratto dell’ illustrissimo facchino Mazarini. »
M. de Chavigny, prévenu, vint faire une visite au duc et le pria de se livrer à un autre passe-temps, ou tout au moins de faire
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des portraits sans légende. Le lendemain, la chambre était pleine de légendes et de portraits. M. de Beaufort, comme tous les prisonniers, au reste, ressemblait fort aux enfants qui ne s’entêtent qu’aux choses qu’on lui défend.
M. de Chavigny fut prévenu de ce surcroît de profils.
M. de Beaufort, pas assez sûr de lui pour risquer la tête de face, avait fait de sa chambre une véritable salle d’exposition.
Cette fois le gouverneur ne dit rien ; mais un jour que M. de Beaufort jouait à la paume, il fit passer l’éponge sur tous ses dessins et peindre la chambre à la détrempe.
M. de Beaufort remercia M. de Chavigny, qui avait la bonté de lui remettre ses cartons à neuf ; et cette fois il divisa sa chambre en compartiments, et consacra chacun de ses compartiments à un trait de la vie du cardinal Mazarin.
Le premier devait représenter l’illustrissime faquin Mazarini recevant une volée de coups de bâton du cardinal Bentivoglio, dont il avait été le domestique.
Le second, l’illustrissime faquin Mazarini jouant le rôle d’Ignace de Loyola, dans la tragédie de ce nom.
Le troisième, l’illustrissime faquin Mazarini volant le portefeuille de premier ministre à M. de Chavigny, qui croyait déjà le tenir.
Enfin, le quatrième, l’illustrissime faquin Mazarini refusant des draps à Laporte, valet de chambre de Louis XIV, et disant que c’est assez, pour un roi de France, de changer de draps tous les trimestres.
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C’étaient là de grandes compositions et qui dépassaient certainement la mesure du talent du prisonnier ; aussi s’était-il contenté de tracer les cadres et de mettre les inscriptions.
Mais les cadres et les inscriptions suffirent pour éveiller la susceptibilité de M.
de
Chavigny, lequel fit prévenir
M. de Beaufort que s’il ne renonçait pas aux tableaux projetés, il lui enlèverait tout moyen d’exécution. M. de Beaufort répondit que, puisqu’on lui ôtait la chance de se faire une réputation dans les armes, il voulait s’en faire une dans la peinture, et que, ne pouvant être un Bayard ou un Trivulce, il voulait devenir un Michel-Ange ou un Raphaël.
Un jour que M. de Beaufort se promenait au préau, on enleva son feu, avec son feu ses charbons, avec son charbon ses cendres, de sorte qu’en rentrant il ne trouva plus le plus petit objet dont il pût faire un crayon.
M. de Beaufort jura, tempêta, hurla, dit qu’on voulait le faire mourir de froid et d’humidité, comme étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et le grand prieur de Vendôme, ce à quoi M. de Chavigny répondit qu’il n’avait qu’à donner sa parole de renoncer au dessin ou promettre de ne point faire de peintures historiques, et qu’on lui rendrait du bois et tout ce qu’il fallait pour l’allumer. M. de Beaufort ne voulut pas donner sa parole, et il resta sans feu pendant tout le reste de l’hiver.
De plus, pendant une des sorties du prisonnier, on gratta les inscriptions, et la chambre se retrouva blanche et nue sans la moindre trace de fresque.
M. de Beaufort alors acheta à l’un de ses gardiens un chien nommé Pistache ; rien ne s’opposant à ce que les prisonniers eussent un chien, M. de Chavigny autorisa que le quadrupède changeât de maître. M. de Beaufort restait quelquefois des heures entières enfermé avec son chien. On se doutait bien que
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pendant ces heures le prisonnier s’occupait de l’éducation de Pistache, mais on ignorait dans quelle voie il la dirigeait. Un jour, Pistache se trouvant suffisamment dressé, M. de Beaufort invita M. de Chavigny et les officiers de Vincennes à une grande représentation qu’il donna dans sa chambre. Les invités arrivè-
rent ; la chambre était éclairée d’autant de bougies qu’avait pu s’en procurer M. de Beaufort. Les exercices commencèrent.
Le prisonnier, avec un morceau de plâtre détaché de la muraille, avait tracé au milieu de la chambre une longue ligne blanche représentant une corde. Pistache, au premier ordre de son maître, se plaça sur cette ligne, se dressa sur ses pattes de derrière et, tenant une baguette à battre les habits entre ses pattes de devant, il commença à suivre la ligne avec toutes les contor-sions que fait un danseur de corde ; puis, après avoir parcouru deux ou trois fois en avant et en arrière la longueur de la ligne, il rendit la baguette à M. de Beaufort, et recommença les mêmes évolutions sans balancier.
L’intelligent animal fut criblé d’applaudissements.
Le spectacle était divisé en trois parties ; la première achevée, on passa à la seconde.
Il s’agissait d’abord de dire l’heure qu’il était.
M. de Chavigny montra sa montre à Pistache. Il était six heures et demie.
Pistache leva et baissa la patte six fois, et, à la septième, resta la patte en l’air. Il était impossible d’être plus clair, un cadran solaire n’aurait pas mieux répondu : comme chacun sait, le cadran solaire a le désavantage de ne dire l’heure que tant que le soleil luit.
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Ensuite, il s’agissait de reconnaître devant toute la société quel était le meilleur geôlier de toutes les prisons de France.
Le chien fit trois fois le tour du cercle et alla se coucher de la façon la plus respectueuse du monde aux pieds de
M. de Chavigny.
M. de Chavigny fit semblant de trouver la plaisanterie charmante et rit du bout des dents. Quand il eut fini de rire il se mordit les lèvres et commença de froncer le sourcil.
Enfin M. de Beaufort posa à Pistache cette question si difficile à résoudre, à savoir : Quel était le plus grand voleur du monde connu ?
Pistache, cette fois, fit le tour de la chambre, mais ne s’arrêta à personne, et, s’en allant à la porte, il se mit à gratter et à se plaindre.
– Voyez, messieurs, dit le prince, cet intéressant animal ne trouvant pas ici ce que je lui demande, va chercher dehors.
Mais, soyez tranquilles, vous ne serez pas privés de sa réponse pour cela. Pistache, mon ami, continua le duc, venez ici. Le chien obéit. Le plus grand voleur du monde connu, reprit le prince, est-ce M. le secrétaire du roi Le Camus, qui est venu à Paris avec vingt livres et qui possède maintenant dix millions ?
Le chien secoua la tête en signe de négation.
– Est-ce, continua le prince, M. le surintendant d’Emery, qui a donné à M. Thoré, son fils, en le mariant, trois cent mille livres de rente et un hôtel près duquel les Tuileries sont une ma-sure et le Louvre une bicoque ?
Le chien secoua la tête en signe de négation.
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– Ce n’est pas encore lui, reprit le prince. Voyons, cherchons bien : serait-ce, par hasard, l’illustrissime facchino Mazarini di Piscina, hein ?
Le chien fit désespérément signe que oui en se levant et en baissant la tête huit ou dix fois de suite.
– Messieurs, vous le voyez, dit M. de Beaufort aux assistants, qui cette fois n’osèrent pas même rire du bout des dents, l’illustrissime facchino Mazarini di Piscina est le plus grand voleur du monde connu ; c’est Pistache qui le dit, du moins.
Passons à un autre exercice.
– Messieurs, continua le duc de Beaufort, profitant d’un grand silence qui se faisait pour produire le programme de la troisième partie de la soirée, vous vous rappelez tous que M. le duc de Guise avait appris à tous les chiens de Paris à sauter pour mademoiselle de Pons, qu’il avait proclamée la belle des belles !
eh bien, messieurs, ce n’était rien, car ces animaux obéissaient machinalement, ne sachant point faire de dissidence
(M. de Beaufort voulait dire différence) entre ceux pour lesquels ils devaient sauter et ceux pour lesquels ils ne le devaient pas.
Pistache va vous montrer ainsi qu’à monsieur le gouverneur qu’il est fort au-dessus de ses confrères. Monsieur de Chavigny, ayez la bonté de me prêter votre canne.
M. de Chavigny prêta sa canne à M. de Beaufort.
M. de Beaufort la plaça horizontalement à la hauteur d’un pied.
– Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le plaisir de sauter pour madame de Montbazon.
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Tout le monde se mit à rire : on savait qu’au moment où il avait été arrêté, M. de Beaufort était l’amant déclaré de madame de Montbazon.
Pistache ne fit aucune difficulté, et sauta joyeusement par-dessus la canne.
– Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que Pistache fait juste ce que faisaient ses confrères quand ils sautaient pour mademoiselle de Pons.
– Attendez, dit le prince. Pistache, mon ami, dit-il, sautez pour la reine.
Et il haussa la canne de six pouces.
Le chien sauta respectueusement par-dessus la canne.
– Pistache, mon ami, continua le duc en haussant la canne de six pouces, sautez pour le roi.
Le chien prit son élan, et, malgré la hauteur, sauta légèrement par-dessus.
– Et maintenant, attention, reprit le duc en baissant la canne presque au niveau de terre, Pistache, mon ami, sautez pour l’illustrissime facchino Mazarini di Piscina.
Le chien tourna le derrière à la canne.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela ? dit M. de Beaufort en décrivant un demi-cercle de la queue à la tête de l’animal, et en lui présentant de nouveau la canne, sautez donc, monsieur Pistache.
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Mais Pistache, comme la première fois, fit un demi-tour sur lui-même et présenta le derrière à la canne.
M. de Beaufort fit la même évolution et répéta la même phrase, mais cette fois la patience de Pistache était à bout ; il se jeta avec fureur sur la canne, l’arracha des mains du prince et la brisa entre ses dents.
M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de la gueule, et, avec un grand sérieux, les rendit à M. de Chavigny en lui faisant force excuses et en lui disant que la soirée était finie ; mais que s’il voulait bien dans trois mois assister à une autre séance, Pistache aurait appris de nouveaux tours.
Trois jours après, Pistache était empoisonné.
On chercha le coupable ; mais, comme on le pense bien, le coupable demeura inconnu. M. de Beaufort lui fit élever un tombeau avec cette épitaphe :
« Ci-gît Pistache, un des chiens les plus intelligents qui aient jamais existé. »
Il n’y avait rien à dire de cet éloge : M. de Chavigny ne put l’empêcher.
Mais alors le duc dit bien haut qu’on avait fait sur son chien l’essai de la drogue dont on devait se servir pour lui, et un jour, après son dîner, il se mit au lit en criant qu’il avait des coliques et que c’était le Mazarin qui l’avait fait empoisonner.
Cette nouvelle espièglerie revint aux oreilles du cardinal et lui fit grand’peur. Le donjon de Vincennes passait pour fort malsain : madame de Rambouillet avait dit que la chambre dans laquelle étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et le grand prieur de Vendôme valait son pesant d’arsenic, et le mot
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avait fait fortune. Il ordonna donc que le prisonnier ne mangeât plus rien sans qu’on fît l’essai du vin et des viandes. Ce fut alors que l’exempt La Ramée fut placé près de lui à titre de dégusta-teur.
Cependant M. de Chavigny n’avait point pardonné au duc les impertinences qu’avait déjà expiées l’innocent Pistache.
M. de Chavigny était une créature du feu cardinal, on disait même que c’était son fils ; il devait donc quelque peu se connaî-
tre en tyrannie : il se mit à rendre ses noises à M. de Beaufort ; il lui enleva ce qu’on lui avait laissé jusqu’alors de couteaux de fer et de fourchettes d’argent, il lui fit donner des couteaux d’argent et des fourchettes de bois. M.
de
Beaufort se plaignit
;
M. de Chavigny lui fit répondre qu’il venait d’apprendre que le cardinal ayant dit à madame de Vendôme que son fils était au donjon de Vincennes pour toute sa vie, il avait craint qu’à cette désastreuse nouvelle son prisonnier ne se portât à quelque tentative de suicide. Quinze jours après, M. de Beaufort trouva deux rangées d’arbres gros comme le petit doigt plantés sur le chemin qui conduisait au jeu de paume ; il demanda ce que c’était, et il lui fut répondu que c’était pour lui donner de l’ombre un jour. Enfin, un matin, le jardinier vint le trouver, et, sous la couleur de lui plaire, lui annonça qu’on allait faire pour lui des plants d’asperges. Or, comme chacun le sait, les asperges, qui mettent aujourd’hui quatre ans à venir, en mettaient cinq à cette époque où le jardinage était moins perfectionné.
Cette civilité mit M. de Beaufort en fureur.
Alors M. de Beaufort pensa qu’il était temps de recourir à l’un de ses quarante moyens, et il essaya d’abord du plus simple, qui était de corrompre La Ramée ; mais La Ramée, qui avait acheté sa charge d’exempt quinze cents écus, tenait fort à sa charge. Aussi, au lieu d’entrer dans les vues du prisonnier, allat-il tout courant prévenir M.
de
Chavigny
; aussitôt
M. de Chavigny mit huit hommes dans la chambre même du
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prince, doubla les sentinelles et tripla les postes. À partir de ce moment, le prince ne marcha plus que comme les rois de théâ-
tre, avec quatre hommes devant lui et quatre derrière, sans compter ceux qui marchaient en serre-file.
M. de Beaufort rit beaucoup d’abord de cette sévérité, qui lui devenait une distraction. Il répéta tant qu’il put : « Cela m’amuse, cela me diversifie » (M. de Beaufort voulait dire : Cela me divertit ; mais, comme on sait, il ne disait pas toujours ce qu’il voulait dire). Puis il ajoutait : « D’ailleurs, quand je voudrai me soustraire aux honneurs que vous me rendez, j’ai encore trente-neuf autres moyens. »
Mais cette distraction devint à la fin un ennui. Par fanfa-ronnade, mais de Beaufort tint bon six mois ; mais au bout de six mois, voyant toujours huit hommes s’asseyant quand il s’asseyait, se levant quand il se levait, s’arrêtant quand il s’arrêtait, il commença à froncer le sourcil et à compter les jours.
Cette nouvelle persécution amena une recrudescence de
haine contre le Mazarin. Le prince jurait du matin au soir, ne parlant que de capilotades d’oreilles mazarines. C’était à faire frémir ; le cardinal, qui savait tout ce qui se passait à Vincennes, en enfonçait malgré lui sa barrette jusqu’au cou.
Un jour M. de Beaufort rassembla les gardiens, et malgré sa difficulté d’élocution devenue proverbiale, il leur fit ce discours qui, il est vrai, était préparé d’avance :
– Messieurs, leur dit-il, souffrirez-vous donc qu’un petit-fils du bon roi Henri IV soit abreuvé d’outrages et d’ ignobilies (il voulait dire d’ignominies) ; ventre-saint-gris ! comme disait mon grand-père, j’ai presque régné dans Paris, savez-vous ! j’ai eu en garde pendant tout un jour le roi et Monsieur. La reine me caressait alors et m’appelait le plus honnête homme du
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royaume. Messieurs les bourgeois, maintenant, mettez-moi dehors : j’irai au Louvre, je tordrai le cou au Mazarin, vous serez mes gardes du corps, je vous ferai tous officiers et avec de bonnes pensions. Ventre-saint-gris ! en avant, marche !
Mais, si pathétique qu’elle fût, l’éloquence du petit-fils de Henri IV n’avait point touché ces cœurs de pierre ; pas un ne bougea : ce que voyant, M. de Beaufort leur dit qu’ils étaient tous des gredins et s’en fit des ennemis cruels.
Quelquefois, lorsque M. de Chavigny le venait voir, ce à quoi il ne manquait pas deux ou trois fois la semaine, le duc profitait de ce moment pour le menacer.
– Que feriez-vous, monsieur, lui disait-il, si un beau jour vous voyiez apparaître une armée de Parisiens tout bardés de fer et hérissés de mousquets, venant me délivrer ?
– Monseigneur, répondit M. de Chavigny en saluant pro-
fondément le prince, j’ai sur les remparts vingt pièces d’artillerie, et dans mes casemates trente mille coups à tirer ; je les cartonnerais de mon mieux.
– Oui, mais quand vous auriez tiré vos trente mille coups, ils prendraient le donjon, et le donjon pris, je serais forcé de les laisser vous pendre, ce dont je serais bien marri, certainement.
Et à son tour le prince salua M. de Chavigny avec la plus grande politesse.
– Mais moi, Monseigneur, reprenait M. de Chavigny, au
premier croquant qui passerait le seuil de mes poternes, ou qui mettrait le pied sur mon rempart, je serais forcé, à mon bien grand regret, de vous tuer de ma propre main, attendu que vous m’êtes confié tout particulièrement, et que je vous dois rendre mort au vif.
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Et il saluait Son Altesse de nouveau.
– Oui, continuait le duc ; mais comme bien certainement ces braves gens-là ne viendraient ici qu’après avoir un peu pendu M. Giulio Mazarini, vous vous garderiez bien de porter la main sur moi et vous me laisseriez vivre, de peur d’être tiré à quatre chevaux par les Parisiens, ce qui est bien plus désagréable encore que d’être pendu, allez.
Ces plaisanteries aigres-douces allaient ainsi dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes au plus, mais elles finissaient toujours ainsi :
M. de Chavigny, se retournant vers la porte :
– Holà ! La Ramée, criait-il.
La Ramée entrait.
– La Ramée, continuait M. de Chavigny, je vous recom-
mande tout particulièrement M. de Beaufort : traitez-le avec tous les égards dus à son nom et à son rang, et à cet effet ne le perdez pas un instant de vue.
Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort avec une politesse ironique qui mettait celui-ci dans des colères bleues.
La Ramée était donc devenu le commensal obligé du prince, son gardien éternel, l’ombre de son corps ; mais, il faut le dire, la compagnie de La Ramée, joyeux vivant, franc convive, buveur reconnu, grand joueur de paume, bon diable au fond, et n’ayant pour M. de Beaufort qu’un défaut, celui d’être incorruptible, était devenu pour le prince plutôt une distraction qu’une fatigue.
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Malheureusement il n’en était point de même pour maître La Ramée, et quoiqu’il estimât à un certain prix l’honneur d’être enfermé avec un prisonnier de si haute importance, le plaisir de vivre dans la familiarité du petit-fils d’Henri IV ne compensait pas celui qu’il eût éprouvé à aller faire de temps en temps visite à sa famille.
On peut être excellent exempt du roi, en même temps que bon père et bon époux. Or maître La Ramée adorait sa femme et ses enfants, qu’il ne faisait plus qu’entrevoir du haut de la muraille, lorsque pour lui donner cette consolation paternelle et conjugale ils se venaient promener de l’autre côté des fossés ; décidément c’était trop peu pour lui, et La Ramée sentait que sa joyeuse humeur, qu’il avait considérée comme la cause de sa bonne santé, sans calculer qu’au contraire elle n’en était probablement que le résultat, ne tiendrait pas longtemps à un pareil régime. Cette conviction ne fit que croître dans son esprit, lorsque, peu à peu, les relations de M.
de
Beaufort et de
M. de Chavigny s’étant aigries de plus en plus, ils cessèrent tout à fait de se voir. La Ramée sentit alors la responsabilité peser plus forte sur sa tête, et comme justement, par ces raisons que nous venons d’expliquer, il cherchait du soulagement, il accueillit très chaudement l’ouverture que lui avait faite son ami, l’intendant du maréchal de Grammont, de lui donner un acolyte : il en avait aussitôt parlé à M. de Chavigny, lequel avait ré-
pondu qu’il ne s’y opposait en aucune manière, à la condition toutefois que le sujet lui convînt.
Nous regardons comme parfaitement inutile de faire à nos lecteurs le portrait physique et moral de Grimaud : si, comme nous l’espérons, ils n’ont pas tout à fait oublié la première partie de cet ouvrage, ils doivent avoir conservé un souvenir assez net de cet estimable personnage, chez lequel il ne s’était fait d’autre changement que d’avoir pris vingt ans de plus : acquisition qui n’avait fait que le rendre plus taciturne et plus silencieux, quoi-
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que, depuis le changement qui s’était opéré en lui, Athos lui eût rendu toute permission de parler.
Mais à cette époque il y avait déjà douze ou quinze ans que Grimaud se taisait, et une habitude de douze ou quinze ans est devenue une seconde nature.
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XX. Grimaud entre en fonctions
Grimaud se présenta donc avec ses dehors favorables au donjon de Vincennes. M. de Chavigny se piquait d’avoir l’œil infaillible ; ce qui pourrait faire croire qu’il était véritablement le fils du cardinal de Richelieu, dont c’était aussi la prétention éternelle. Il examina donc avec attention le postulant, et conjec-tura que les sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez crochu et les pommettes saillantes de Grimaud étaient des indices parfaits. Il ne lui adressa que douze paroles ; Grimaud en répondit quatre.
– Voilà un garçon distingué, et je l’avais jugé tel, dit M. de Chavigny ; allez vous faire agréer de M. La Ramée, et dites-lui que vous me convenez sur tous les points.
Grimaud tourna sur ses talons et s’en alla passer
l’inspection beaucoup plus rigoureuse de La Ramée. Ce qui le rendait plus difficile, c’est que M. de Chavigny savait qu’il pouvait se reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur Grimaud.
Grimaud avait juste les qualités qui peuvent séduire un exempt qui désire un sous-exempt ; aussi, après mille questions qui n’obtinrent chacune qu’un quart de réponse, La Ramée, fasciné par cette sobriété de paroles, se frotta les mains et enrôla Grimaud.
– La consigne ? demanda Grimaud.
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– La voici : Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui ôter tout instrument piquant ou tranchant, l’empêcher de faire signe aux gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens.
– C’est tout ? demanda Grimaud.
– Tout pour le moment, répondit La Ramée. Des circons-
tances nouvelles, s’il y en a, amèneront de nouvelles consignes.
– Bon, répondit Grimaud.
Et il entra chez M. le duc de Beaufort.
Celui-ci était en train de se peigner la barbe qu’il laissait pousser ainsi que ses cheveux, pour faire pièce au Mazarin en étalant sa misère et en faisant parade de sa mauvaise mine.
Mais comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon, reconnaître au fond d’un carrosse la belle madame de Montbazon, dont le souvenir lui était toujours cher, il n’avait pas voulu être pour elle ce qu’il était pour Mazarin ; il avait donc, dans l’espérance de la revoir, demandé un peigne de plomb qui lui avait été accordé.
M. de Beaufort avait demandé un peigne de plomb, parce que comme tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge : il se la teignait en se la peignant.
Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de déposer sur la table ; il le prit en faisant une révérence.
Le duc regarda cette étrange figure avec étonnement.
La figure mit le peigne dans sa poche.
– Holà, hé ! qu’est-ce que cela ? s’écria le duc, et quel est ce drôle ?
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Grimaud ne répondit point, mais salua une seconde fois.
– Es-tu muet ? s’écria le duc.
Grimaud fit signe que non.
– Qu’es-tu alors ? réponds, je te l’ordonne, dit le duc.
– Gardien, répondit Grimaud.
– Gardien ! s’écria le duc. Bien, il ne manquait que cette figure patibulaire à ma collection. Holà ! La Ramée, quelqu’un !
La Ramée appelé accourut ; malheureusement pour le
prince il allait, se reposant sur Grimaud, se rendre à Paris, il était déjà dans la cour et remonta mécontent.
– Qu’est-ce, mon prince ? demanda-t-il.
– Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa poche ? demanda M. de Beaufort.
– C’est un de vos gardes, Monseigneur, un garçon plein de mérite et que vous apprécierez comme M. de Chavigny et moi, j’en suis sûr.
– Pourquoi me prend-il mon peigne ?
– En effet, dit La Ramée, pourquoi prenez-vous le peigne de Monseigneur ?
Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus, et, en regardant et montrant la grosse dent, se contenta de prononcer un seul mot :