– 544 –


Athos regarda ses amis avec un sourire mélancolique. Porthos chercha à son côté son épée, qui était pendue à la muraille ; Aramis saisit son couteau, d’Artagnan se leva.

– Que veux-tu dire, Grimaud ? s’écria ce dernier.

– Que le fils de Milady a quitté l’Angleterre, qu’il est en France, qu’il vient à Paris, s’il n’y est déjà.

– Diable ! dit Porthos, tu es sûr ?


– Sûr, dit Grimaud.


Un long silence accueillit cette déclaration. Grimaud était si haletant, si fatigué, qu’il tomba sur une chaise.


Athos remplit un verre de Champagne et le lui porta.


– Eh bien ! après tout, dit d’Artagnan, quand il vivrait, quand il viendrait à Paris, nous en avons vu bien d’autres ! Qu’il vienne !


– Oui, dit Porthos, caressant du regard son épée pendue à la muraille, nous l’attendons : qu’il vienne !


– D’ailleurs ce n’est qu’un enfant, dit Aramis.


Grimaud se leva.


– Un enfant ! dit-il. Savez-vous ce qu’il a fait, cet enfant ?

Déguisé en moine, il a découvert toute l’histoire en confessant le bourreau de Béthune, et après l’avoir confessé, après avoir tout appris de lui, il lui a, pour absolution, planté dans le cœur le poignard que voilà. Tenez, il est encore rouge et humide, car il n’y a pas plus de trente heures qu’il est sorti de la plaie.


– 545 –


Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublié par le moine dans la blessure du bourreau.

D’Artagnan, Porthos et Aramis se levèrent, et d’un mouvement spontané coururent à leurs épées.

Athos seul demeura sur sa chaise calme et rêveur.

– Et tu dis qu’il est vêtu en moine, Grimaud ?

– Oui, en moine augustin.

– Quel homme est-ce ?


– De ma taille, à ce que m’a dit l’hôte, maigre, pâle, avec des yeux bleu clair, et des cheveux blonds !


– Et… il n’a pas vu Raoul ? dit Athos.


– Au contraire, ils se sont rencontrés, et c’est le vicomte lui-même qui l’a conduit au lit du mourant.


Athos se leva sans dire une parole et alla à son tour décrocher son épée.


– Ah çà, messieurs, dit d’Artagnan essayant de rire, savez-vous que nous avons l’air de femmelettes ! Comment, nous, quatre hommes, qui avons sans sourciller tenu tête à des ar-mées, voilà que nous tremblons devant un enfant !


– Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom de Dieu.


Et ils sortirent empressés de l’hôtellerie.


– 546 –


XXXIX. La lettre de Charles Ier

Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine, et nous suive jusqu’à la porte du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques.


Il est onze heures du matin, et les pieuses sœurs viennent de dire une messe pour le succès des armes de Charles Ier. En sortant de l’église, une femme et une jeune fille vêtues de noir, l’une comme une veuve, l’autre comme une orpheline, sont rentrées dans leur cellule.


La femme s’est agenouillée sur un prie-Dieu de bois peint, et à quelques pas d’elle la jeune fille, appuyée sur une chaise, se tient debout et pleure.


La femme a dû être belle, mais on voit que ses larmes l’ont vieillie. La jeune fille est charmante, et ses pleurs l’embellissent encore. La femme paraît avoir quarante ans, la jeune fille en a quatorze.


– Mon Dieu ! disait la suppliante agenouillée, conservez mon époux, conservez mon fils, et prenez ma vie si triste et si misérable.


– Mon Dieu ! disait la jeune fille, conservez-moi ma mère !


– Votre mère ne peut plus rien pour vous en ce monde,

Henriette, dit en se retournant la femme affligée qui priait. Votre mère n’a plus ni trône, ni époux, ni fils, ni argent, ni amis ; votre mère, ma pauvre enfant, est abandonnée de tout l’univers.


– 547 –


Et la femme, se renversant aux bras de sa fille qui se préci-pitait pour la soutenir, se laissa aller elle-même aux sanglots.

– Ma mère, prenez courage ! dit la jeune fille.


– Ah ! les rois sont malheureux cette année, dit la mère en posant sa tête sur l’épaule de l’enfant ; et personne ne songe à nous dans ce pays, car chacun songe à ses propres affaires. Tant que votre frère a été avec nous, il m’a soutenue ; mais votre frère est parti : il est à présent sans pouvoir donner de ses nouvelles à moi ni à son père. J’ai engagé mes derniers bijoux, vendu toutes mes hardes et les vôtres pour payer les gages de ses serviteurs, qui refusaient de l’accompagner si je n’eusse fait ce sacrifice.

Maintenant nous en sommes réduites de vivre aux dépens des filles du Seigneur. Nous sommes des pauvres secourues par Dieu.


– Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à la reine votre sœur ? demanda la jeune fille.


– Hélas ! dit l’affligée, la reine ma sœur n’est plus reine, mon enfant, et c’est un autre qui règne en son nom. Un jour vous pourrez comprendre cela.


– Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-vous que je lui parle ? Vous savez comme il m’aime, ma mère.


– Hélas ! le roi, mon neveu, n’est pas encore roi, et lui-même, vous le savez bien, Laporte nous l’a dit vingt fois, lui-même manque de tout.


– Alors adressons-nous à Dieu, dit la jeune fille.


Et elle s’agenouilla près de sa mère.


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Ces deux femmes qui priaient ainsi au même prie-Dieu,

c’étaient la fille et la petite-fille de Henri IV, la femme et la fille de Charles Ier.


Elles achevaient leur double prière lorsqu’une religieuse gratta doucement à la porte de la cellule.

– Entrez, ma sœur, dit la plus âgée des deux femmes en essuyant ses pleurs et en se relevant.

La religieuse entrouvrit respectueusement la porte.

– Que Votre Majesté veuille bien m’excuser si je trouble ses méditations, dit-elle ; mais il y a au parloir un seigneur étranger qui arrive d’Angleterre, et qui demande l’honneur de présenter une lettre à Votre Majesté.


– Oh ! une lettre ! une lettre du roi peut-être ! des nouvelles de votre père, sans doute ! Entendez-vous, Henriette ?


– Oui, Madame, j’entends et j’espère.


– Et quel est ce seigneur, dites ?


– Un gentilhomme de quarante-cinq à cinquante ans.


– Son nom ? a-t-il dit son nom ?


– Milord de Winter.


– Milord de Winter ! s’écria la reine ; l’ami de mon époux !

Eh ! faites entrer, faites entrer !


Et la reine courut au-devant du messager, dont elle saisit la main avec empressement.


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Lord de Winter, en entrant dans la cellule, s’agenouilla et présenta à la reine une lettre roulée dans un étui d’or.

– Ah ! milord, dit la reine, vous nous apportez trois choses que nous n’avions pas vues depuis bien longtemps : de l’or, un ami dévoué et une lettre du roi notre époux et maître.

De Winter salua de nouveau ; mais il ne put répondre, tant il était profondément ému.

– Milord, dit la reine montrant la lettre, vous comprenez que je suis pressée de savoir ce que contient ce papier.


– Je me retire, madame, dit de Winter.


– Non, restez, dit la reine, nous lirons devant vous. Ne comprenez-vous pas que j’ai mille questions à vous faire ?


De Winter recula de quelques pas, et demeura debout en silence.


La mère et la fille, de leur côté, s’étaient retirées dans l’embrasure d’une fenêtre, et lisaient avidement, la fille appuyée au bras de la mère, la lettre suivante :


« Madame et chère épouse,


« Nous voici arrivés au terme. Toutes les ressources que Dieu m’a laissées sont concentrées en ce camp de Naseby, d’où je vous écris à la hâte. Là j’attends l’armée de mes sujets rebelles, et je vais lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, j’éternise la lutte ; vaincu, je suis perdu complètement. Je veux, dans ce dernier cas (hélas ! quand on en est où nous en sommes, il faut tout prévoir), je veux essayer de gagner les côtes de France. Mais pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui apportera un si funeste exemple dans un pays déjà

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soulevé par les discordes civiles ? Votre sagesse et votre affection me serviront de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, Madame, ce que je ne puis confier au risque d’un accident. Il vous expliquera quelle démarche j’attends de vous. Je le charge aussi de ma bénédiction pour mes enfants et de tous les sentiments de mon cœur pour vous, Madame et chère épouse. »

La lettre était signée, au lieu de « Charles, roi », « Charles, encore roi. »

Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un éclair d’espérance.


– Qu’il ne soit plus roi ! s’écria-t-elle, qu’il soit vaincu, exilé, proscrit, mais qu’il vive ! Hélas ! le trône est un poste trop périlleux aujourd’hui pour que je désire qu’il y reste. Mais, dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien, où en est le roi ? Sa position est-elle donc aussi désespérée qu’il le pense ?


– Hélas ! Madame, plus désespérée qu’il ne le pense lui-même. Sa Majesté a le cœur si bon, qu’elle ne comprend pas la haine ; si loyal, qu’elle ne devine pas la trahison. L’Angleterre est atteinte d’un esprit de vertige qui, j’en ai bien peur, ne s’éteindra que dans le sang.


– Mais lord Montrose ? répondit la reine. J’avais entendu parler de grands et rapides succès, de batailles gagnées à Inver-lochy, à Auldearn, à Alford et à Kilsyth. J’avais entendu dire qu’il marchait à la frontière pour se joindre à son roi.


– Oui, Madame ; mais à la frontière il a rencontré Lesley. Il avait lassé la victoire à force d’entreprises surhumaines : la victoire l’a abandonné. Montrose, battu à Philiphaugh, a été forcé de congédier les restes de son armée et de fuir déguisé en laquais. Il est à Bergen en Norvège.

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– Dieu le garde ! dit la reine. C’est au moins une consolation de savoir que ceux qui ont tant de fois risqué leur vie pour nous sont en sûreté. Et maintenant, milord, que je vois la position du roi telle qu’elle est, c’est-à-dire désespérée, dites-moi ce que vous avez à me dire de la part de mon royal époux.

– Eh bien ! Madame, dit de Winter, le roi désire que vous tâchiez de pénétrer les dispositions du roi et de la reine à son égard.


– Hélas ! vous le savez, répondit la reine, le roi n’est encore qu’un enfant, et la reine est une femme, bien faible même : c’est M. de Mazarin qui est tout.


– Voudrait-il donc jouer en France le rôle que Cromwell joue en Angleterre ?


– Oh ! non. C’est un Italien souple et rusé, qui peut-être rêve le crime mais n’osera jamais le commettre ; et, tout au contraire de Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin n’a pour appui que la reine dans sa lutte avec le parlement.


– Raison de plus alors pour qu’il protège un roi que les parlements poursuivent.


La reine hocha la tête avec amertume.


– Si j’en juge par moi-même, milord, dit-elle, le cardinal ne fera rien, ou peut-être même sera contre nous. Ma présence et celle de ma fille en France lui pèsent déjà : à plus forte raison, celle du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec mélancolie, c’est triste et presque honteux à dire, mais nous avons passé l’hiver au Louvre sans argent, sans linge, presque sans pain, et souvent ne nous levant pas faute de feu.


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– Horreur ! s’écria de Winter. La fille de Henri IV, la femme du roi Charles ! Que ne vous adressiez-vous donc, Madame, au premier venu de nous ?

– Voilà l’hospitalité que donne à une reine le ministre auquel un roi veut la demander.

– Mais j’avais entendu parler d’un mariage entre monseigneur le prince de Galles et mademoiselle d’Orléans dit de Winter.

– Oui, j’en ai eu un instant l’espoir. Les enfants s’aimaient ; mais la reine, qui avait d’abord donné les mains à cet amour, a changé d’avis ; mais M. le duc d’Orléans, qui avait encouragé le commencement de leur familiarité, a défendu à sa fille de songer davantage à cette union. Ah ! milord, continua la reine sans songer même à essuyer ses larmes, mieux vaut combattre comme a fait le roi, et mourir comme il va faire peut-être, que de vivre en mendiant comme je le fais.


– Du courage, Madame, dit de Winter, du courage. Ne dé-

sespérez pas. Les intérêts de la couronne de France, si ébranlée en ce moment, sont de combattre la rébellion chez le peuple le plus voisin. Mazarin est homme d’État et il comprendra cette nécessité.


– Mais êtes-vous sûr, dit la reine d’un air de doute, que vous ne soyez pas prévenu ?


– Par qui ? demanda de Winter.


– Mais par les Joyce, par les Pride, par les Cromwell.


– Par un tailleur ! par un charretier par un brasseur ! Ah !

je l’espère, Madame, le cardinal n’entrerait pas en alliance avec de pareils hommes.

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– Eh ! qu’est-il lui-même ? demanda Madame Henriette.

– Mais, pour l’honneur du roi, pour celui de la reine…


– Allons, espérons qu’il fera quelque chose pour cet honneur, dit Madame Henriette. Un ami possède une si bonne éloquence, milord, que vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et allons chez le ministre.

– Madame, dit de Winter en s’inclinant, je suis confus de cet honneur.


– Mais enfin, s’il refusait, dit Madame Henriette s’arrêtant, et que le roi perdît la bataille ?


– Sa Majesté alors se réfugierait en Hollande, où j’ai entendu dire qu’était monseigneur le prince de Galles.


– Et Sa Majesté pourrait-elle compter pour sa fuite sur beaucoup de serviteurs comme vous ?


– Hélas ! non, madame, dit de Winter ; mais le cas est pré-

vu, et je viens chercher des alliés en France.


– Des alliés ! dit la reine en secouant la tête.


– Madame, répondit de Winter, que je retrouve d’anciens amis que j’ai eus autrefois, et je réponds de tout.


– Allons donc, milord, dit la reine avec ce doute poignant des gens qui ont été longtemps malheureux, allons donc, et que Dieu vous entende !


La reine monta dans sa voiture, et de Winter, à cheval, suivi de deux laquais, l’accompagna à la portière.

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XL. La lettre de Cromwell

Au moment où Madame Henriette quittait les Carmélites

pour se rendre au Palais-Royal, un cavalier descendait de cheval à la porte de cette demeure royale, et annonçait aux gardes qu’il avait quelque chose de conséquence à dire au cardinal Mazarin.

Bien que le cardinal eût souvent peur, comme il avait encore plus souvent besoin d’avis et de renseignements, il était assez accessible. Ce n’était point à la première porte qu’on trouvait la difficulté véritable, la seconde même se franchissait assez facilement, mais à la troisième veillait, outre le garde et les huissiers, le fidèle Bernouin, cerbère qu’aucune parole ne pouvait fléchir, qu’aucun rameau, fût-il d’or, ne pouvait charmer.

C’était donc à la troisième porte que celui qui sollicitait ou réclamait une audience devait subir un interrogatoire formel.


Le cavalier, ayant laissé son cheval attaché aux grilles de la cour, monta le grand escalier, et s’adressant aux gardes dans la première salle :


– M. le cardinal Mazarin ? dit-il.


– Passez, répondirent les gardes sans lever le nez, les uns de dessus leurs cartes et les autres de dessus leurs dés, enchantés d’ailleurs de faire comprendre que ce n’était pas à eux de remplir l’office de laquais.


Le cavalier entra dans la seconde salle. Celle-ci était gardée par les mousquetaires et les huissiers.


– 556 –


Le cavalier répéta sa demande.

– Avez-vous une lettre d’audience ? demanda un huissier s’avançant au-devant du solliciteur.


– J’en ai une, mais pas du cardinal Mazarin.

– Entrez et demandez M. Bernouin, dit l’huissier. Et il ouvrit la porte de la troisième chambre. Soit par hasard, soit qu’il se tînt à son poste habituel, Bernouin était debout derrière cette porte et avait tout entendu.

– C’est moi, monsieur, que vous cherchez, dit-il. De qui est la lettre que vous apportez à Son Éminence ?


– Du général Olivier Cromwell, dit le nouveau venu ; veuillez dire ce nom à Son Éminence, et venir rapporter s’il peut me recevoir oui ou non.


Et il se tint debout dans l’attitude sombre et fière qui était particulière aux puritains.


Bernouin, après avoir promené sur toute la personne du jeune homme un regard inquisiteur, rentra dans le cabinet du cardinal, auquel il transmet les paroles du messager.


– Un homme porteur d’une lettre d’Olivier Cromwell ? dit Mazarin ; et quelle espèce d’homme ?


– Un vrai Anglais, monseigneur ; cheveux blond roux, plutôt roux que blonds ; œil gris bleu, plutôt gris que bleu ; pour le reste, orgueil et raideur.


– Qu’il donne sa lettre.


– 557 –


– Monseigneur demande la lettre, dit Bernouin en repassant du cabinet dans l’antichambre.

– Monseigneur ne verra pas la lettre sans le porteur, ré-

pondit le jeune homme ; mais pour vous convaincre que je suis réellement porteur d’une lettre, regardez, la voici.

Bernouin regarda le cachet ; et, voyant que la lettre venait véritablement du général Olivier Cromwell, il s’apprêta à retourner près de Mazarin.


– Ajoutez, dit le jeune homme, que je suis non pas un simple messager, mais un envoyé extraordinaire.


Bernouin rentrant dans le cabinet, et sortant après quelques secondes :


– Entrez, monsieur, dit-il en tenant la porte ouverte.


Mazarin avait eu besoin de toutes ces allées et venues pour se remettre de l’émotion que lui avait causée l’annonce de cette lettre, mais quelque perspicace que fût son esprit, il cherchait en vain quel motif avait pu porter Cromwell à entrer avec lui en communication.


Le jeune homme parut sur le seuil de son cabinet ; il tenait son chapeau d’une main et la lettre de l’autre.


Mazarin se leva.


– Vous avez, monsieur, dit-il, une lettre de créance pour moi ?


– La voici, Monseigneur, dit le jeune homme.


Mazarin prit la lettre, la décacheta et lut :

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« M. Mordaunt, un de mes secrétaires, remettra cette lettre d’introduction à Son Éminence le cardinal Mazarini, à Paris ; il est porteur, en outre, pour Son Éminence, d’une seconde lettre confidentielle.

« OLIVIER CROMWELL. »

– Fort bien, monsieur Mordaunt, dit Mazarin, donnez-moi cette seconde lettre et asseyez-vous.


Le jeune homme tira de sa poche une seconde lettre, la donna au cardinal et s’assit.


Cependant, tout à ses réflexions, le cardinal avait pris la lettre, et, sans la décacheter, la tournait et la retournait dans sa main ; mais pour donner le change au messager, il se mit à l’interroger selon son habitude, et convaincu qu’il était, par l’expérience, que peu d’hommes parvenaient à lui cacher quelque chose lorsqu’il interrogeait et regardait à la fois :


– Vous êtes bien jeune, monsieur Mordaunt, pour ce rude métier d’ambassadeur où échouent parfois les plus vieux diplomates.


– Monseigneur, j’ai vingt-trois ans ; mais Votre Éminence se trompe en me disant que je suis jeune. J’ai plus d’âge qu’elle, quoique je n’aie point sa sagesse.


– Comment cela, monsieur ? dit Mazarin, je ne vous comprends pas.


– Je dis, Monseigneur, que les années de souffrance comptent double, et que depuis vingt ans je souffre.


– 559 –


– Ah ! oui, je comprends, dit Mazarin, défaut de fortune ; vous êtes pauvre, n’est-ce pas ?

Puis il ajouta en lui-même :


– Ces révolutionnaires anglais sont tous des gueux et des manants.

– Monseigneur, je devais avoir un jour une fortune de six millions ; mais on me l’a prise.


– Vous n’êtes donc pas un homme du peuple ? dit Mazarin étonné.


– Si je portais mon titre je serais lord ; si je portais mon nom, vous eussiez entendu un des noms les plus illustres de l’Angleterre.


– Comment vous appelez-vous donc ? demanda Mazarin.


– Je m’appelle M. Mordaunt, dit le jeune homme en

s’inclinant.


Mazarin comprit que l’envoyé de Cromwell désirait garder son incognito.


Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il le regarda avec une attention plus grande encore qu’il n’avait fait la première fois.


Le jeune homme était impassible.


– Au diable ces puritains ! dit tout bas Mazarin, ils sont taillés dans le marbre.


Et tout haut :

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– Mais il vous reste des parents ? dit-il.

– Il m’en reste un, oui, Monseigneur.


– Alors il vous aide ?

– Je me suis présenté trois fois pour implorer son appui, et trois fois il m’a fait chasser par ses valets.

– Oh ! mon Dieu ! mon cher monsieur Mordaunt, dit Ma-

zarin, espérant faire tomber le jeune homme dans quelque piège par sa fausse pitié, mon Dieu ! que votre récit m’intéresse donc !

Vous ne connaissez donc pas votre naissance ?


– Je ne la connais que depuis peu de temps.


– Et jusqu’au moment où vous l’avez connue ?…


– Je me considérais comme un enfant abandonné.


– Alors vous n’avez jamais vu votre mère ?


– Si fait, Monseigneur ; quand j’étais enfant, elle vint trois fois chez ma nourrice ; je me rappelle la dernière fois qu’elle vint comme si c’était aujourd’hui.


– Vous avez bonne mémoire, dit Mazarin.


– Oh, oui, Monseigneur, dit le jeune homme, avec un si singulier accent, que le cardinal sentit un frisson lui courir par les veines.


– Et qui vous élevait ? demanda Mazarin.


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– Une nourrice française, qui me renvoya quand j’eus cinq ans, parce que personne ne la payait plus, en me nommant ce parent dont souvent ma mère lui avait parlé.

– Que devîntes-vous ?

– Comme je pleurais et mendiais sur les grands chemins, un ministre de Kingston me recueillit, m’instruisit dans la religion calviniste, me donna toute la science qu’il avait lui-même, et m’aida dans les recherches que je fis de ma famille.


– Et ces recherches ?


– Furent infructueuses ; le hasard fit tout.


– Vous découvrîtes ce qu’était devenue votre mère ?


– J’appris qu’elle avait été assassinée par ce parent aidé de quatre de ses amis, mais je savais déjà que j’avais été dégradé de la noblesse et dépouillé de tous mes biens par le roi Charles Ier.


– Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous servez

M. Cromwell. Vous haïssez le roi.


– Oui, Monseigneur, je le hais ! dit le jeune homme.


Mazarin vit avec étonnement l’expression diabolique avec laquelle le jeune homme prononça ces paroles : comme les visages ordinaires se colorent de sang, son visage, à lui, se colora de fiel et devint livide.


– Votre histoire est terrible, monsieur Mordaunt, et me touche vivement ; mais, par bonheur pour vous, vous servez un maître tout-puissant. Il doit vous aider dans vos recherches.

Nous avons tant de renseignements, nous autres.


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– Monseigneur, à un bon chien de race il ne faut montrer que le bout d’une piste pour qu’il arrive sûrement à l’autre bout.

– Mais ce parent dont vous m’avez entretenu, voulez-vous que je lui parle ? dit Mazarin qui tenait à se faire un ami près de Cromwell.

– Merci, Monseigneur, je lui parlerai moi-même.

– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il vous maltraitait ?


– Il me traitera mieux la première fois que je le verrai.


– Vous avez donc un moyen de l’attendrir ?


– J’ai un moyen de me faire craindre.


Mazarin regardait le jeune homme, mais à l’éclair qui jaillit de ses yeux il baissa la tête, et embarrassé de continuer une semblable conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell.


Peu à peu les yeux du jeune homme redevinrent ternes et vitreux comme d’habitude, et il tomba dans une rêverie profonde. Après avoir lu les premières lignes, Mazarin se hasarda à regarder en dessous si Mordaunt n’épiait pas sa physionomie ; et remarquant son indifférence :


– Faites donc faire vos affaires, dit-il en haussant imperceptiblement les épaules, par des gens qui font en même temps les leurs ! Voyons ce que veut cette lettre.


Nous la reproduisons textuellement :


« À Son Éminence


« Monseigneur le cardinal Mazarini.

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« J’ai voulu, Monseigneur, connaître vos intentions au sujet des affaires présentes de l’Angleterre. Les deux royaumes sont trop voisins pour que la France ne s’occupe pas de notre situation, comme nous nous occupons de celle de la France. Les Anglais sont presque tous unanimes pour combattre la tyrannie du roi Charles et de ses partisans. Placé à la tête de ce mouvement par la confiance publique, j’en apprécie mieux que personne la nature et les conséquences. Aujourd’hui je fais la guerre et je vais livrer au roi Charles une bataille décisive. Je la gagnerai, car l’espoir de la nation et l’esprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille gagnée, le roi n’a plus de ressources en Angleterre ni en Écosse ; et s’il n’est pas pris ou tué, il va essayer de passer en France pour recruter des soldats et se refaire des armes et de l’argent. Déjà la France a reçu la reine Henriette, et, involontairement sans doute, a entretenu un foyer de guerre civile inextinguible dans mon pays ; mais Madame Henriette est fille de France et l’hospitalité de la France lui était due. Quant au roi Charles, la question change de face : en le recevant et en le secourant, la France improuverait les actes du peuple anglais et nuirait si essentiellement à l’Angleterre et surtout à la marche du gouvernement qu’elle compte se donner, qu’un pareil état équivaudrait à des hostilités flagrantes… »


À ce moment, Mazarin, fort inquiet de la tournure que prenait la lettre, cessa de lire de nouveau et regarda le jeune homme en dessous.


Il rêvait toujours.


Mazarin continua :


« Il est donc urgent, Monseigneur, que je sache à quoi m’en tenir sur les vues de la France : les intérêts de ce royaume et ceux de l’Angleterre, quoique dirigés en sens inverse, se rapprochent cependant plus qu’on ne saurait le croire. L’Angleterre a

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besoin de tranquillité intérieure pour consommer l’expulsion de son roi, la France a besoin de cette tranquillité pour consolider le trône de son jeune monarque ; vous avez autant que nous besoin de cette paix intérieure, à laquelle nous touchons, nous, grâce à l’énergie de notre gouvernement.

« Vos querelles avec le parlement, vos dissensions bruyantes avec les princes qui aujourd’hui combattent pour vous et demain combattront contre vous, la ténacité populaire dirigée par le coadjuteur, le président Blancmesnil et le conseiller Broussel ; tout ce désordre enfin qui parcourt les différents de-grés de l’État doit vous faire envisager avec inquiétude l’éventualité d’une guerre étrangère : car alors l’Angleterre, surexcitée par l’enthousiasme des idées nouvelles, s’allierait avec l’Espagne qui déjà convoite cette alliance. J’ai donc pensé, Monseigneur, connaissant votre prudence et la position toute personnelle que les événements vous font aujourd’hui, j’ai pensé que vous aimeriez mieux concentrer vos forces dans l’intérieur du royaume de France et abandonner aux siennes le gouvernement nouveau de l’Angleterre. Cette neutralité consiste seulement à éloigner le roi Charles du territoire de France, et à ne secourir ni par armes, ni par argent, ni par troupes, ce roi entiè-

rement étranger à votre pays.


« Ma lettre est donc toute confidentielle, et c’est pour cela que je vous l’envoie par un homme de mon intime confiance ; elle précédera, par un sentiment que Votre Éminence appréciera, les mesures que je prendrai d’après les événements. Olivier Cromwell a pensé qu’il ferait mieux entendre la raison à un esprit intelligent comme celui de Mazarini, qu’à une reine admirable de fermeté sans doute, mais trop soumise aux vains préju-gés de la naissance et du pouvoir divin.


« Adieu, Monseigneur, si je n’ai pas de réponse dans quinze jours, je regarderai ma lettre comme non avenue.


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« OLIVIER CROMWELL »

– Monsieur Mordaunt, dit le cardinal en élevant la voix comme pour éveiller le songeur, ma réponse à cette lettre sera d’autant plus satisfaisante pour le général Cromwell, que je serai plus sûr qu’on ignorera que je la lui aurai faite. Allez donc l’attendre à Boulogne-sur-Mer, et promettez-moi de partir demain matin.

– Je vous le promets, Monseigneur, répondit Mordaunt,

mais combien de jours Votre Éminence me fera-t-elle attendre cette réponse ?


– Si vous ne l’avez pas reçue dans dix jours, vous pouvez partir.


Mordaunt s’inclina.


– Ce n’est pas tout, monsieur, continua Mazarin, vos aventures particulières m’ont vivement touché ; en outre, la lettre de M. Cromwell vous rend important à mes yeux comme ambassadeur. Voyons, je vous le répète, dites-moi, que puis-je faire pour vous ?


Mordaunt réfléchit un instant, et, après une visible hésitation, il allait ouvrir la bouche pour parler, quand Bernouin entra précipitamment, se pencha vers l’oreille du cardinal et lui parla tout bas.


– Monseigneur, lui dit-il, la reine Henriette accompagnée d’un gentilhomme anglais entre en ce moment au Palais-Royal.


Mazarin fit sur sa chaise un bond qui n’échappa point au jeune homme et réprima la confidence qu’il allait sans doute faire.


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– Monsieur, dit le cardinal, vous avez entendu, n’est-ce pas ? Je vous fixe Boulogne parce que je pense que toute ville de France vous est indifférente ; si vous en préférez une autre, nommez-là ; mais vous concevez facilement qu’entouré comme je le suis d’influences auxquelles je n’échappe qu’à force de discrétion, je désire qu’on ignore votre présence à Paris.

– Je partirai, monsieur, dit Mordaunt en faisant quelques pas vers la porte par laquelle il était entré.

– Non, point par là, monsieur, je vous prie ! s’écria vivement le cardinal : veuillez passer par cette galerie d’où vous ga-gnerez le vestibule. Je désire qu’on ne vous voie pas sortir, notre entrevue doit être secrète.


Mordaunt suivit Bernouin, qui le fit passer dans une salle voisine et le remit à un huissier en lui indiquant une porte de sortie.


Puis il revint à la hâte vers son maître pour introduire près de lui la reine Henriette, qui traversait déjà la galerie vitrée.


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XLI. Mazarin et Madame Henriette

Le cardinal se leva et alla recevoir en hâte la reine d’Angleterre. Il la joignit au milieu de la galerie qui précédait son cabinet.


Il témoignait d’autant plus de respect à cette reine sans suite et sans parure, qu’il sentait lui-même qu’il avait bien quelque reproche à se faire sur son avarice et son manque de cœur.

Mais les suppliants savent contraindre leur visage à prendre toutes les expressions, et la fille de Henri IV souriait en venant au-devant de celui qu’elle haïssait et méprisait.


– Ah ! se dit à lui-même Mazarin, quel doux visage ! Viendrait-elle pour m’emprunter de l’argent ?


Et il jeta un regard inquiet sur le panneau de son coffre-fort ; il tourna même en dedans le chaton du diamant magnifique dont l’éclat attirait les yeux sur sa main, qu’il avait d’ailleurs blanche et belle. Malheureusement cette bague n’avait pas la vertu de celle de Gygès, qui rendait son maître invisible lorsqu’il faisait ce que venait de faire Mazarin.


Or, Mazarin eût bien désiré être invisible en ce moment, car il devinait que Madame Henriette venait lui demander quelque chose ; du moment où une reine qu’il avait traitée ainsi apparaissait avec le sourire sur les lèvres, au lieu d’avoir la menace sur la bouche, elle venait en suppliante.


– Monsieur le cardinal, dit l’auguste visiteuse, j’avais d’abord eu l’idée de parler de l’affaire qui m’amène avec la reine

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ma sœur, mais j’ai réfléchi que les choses politiques regardent avant tout les hommes.

– Madame, dit Mazarin, croyez que Votre Majesté me

confond avec cette distinction flatteuse.

– Il est bien gracieux, pensa la reine, m’aurait-il donc devinée ? On était arrivé au cabinet du cardinal. Il fit asseoir la reine, et lorsqu’elle fut accommodée dans son fauteuil :

– Donnez, dit-il, vos ordres au plus respectueux de vos serviteurs.


– Hélas ! monsieur, répondit la reine, j’ai perdu l’habitude de donner des ordres, et pris celle de faire des prières. Je viens vous prier, trop heureuse si ma prière est exaucée par vous.


– Je vous écoute, Madame, dit Mazarin.


– Monsieur le cardinal, il s’agit de la guerre que le roi mon mari soutient contre ses sujets rebelles. Vous ignorez peut-être qu’on se bat en Angleterre, dit la reine avec un sourire triste, et que dans peu l’on se battra d’une façon bien plus décisive encore qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.


– Je l’ignore complètement, madame, dit le cardinal en accompagnant ces paroles d’un léger mouvement d’épaule. Hélas !

nos guerres à nous absorbent le temps et l’esprit d’un pauvre ministre incapable et infirme comme je le suis.


– Eh bien ! monsieur le cardinal, dit la reine, je vous apprendrai donc que Charles Ier, mon époux, est à la veille d’engager une action décisive. En cas d’échec… Mazarin fit un mouvement… Il faut tout prévoir, continua la reine ; en cas

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d’échec, il désire se retirer en France et y vivre comme un simple particulier. Que dites-vous de ce projet ?

Le cardinal avait écouté sans qu’une fibre de son visage trahit l’impression qu’il éprouvait ; en écoutant, son sourire resta ce qu’il était toujours, faux et câlin, et quand la reine eut fini :

– Croyez-vous, Madame, dit-il de sa voix la plus soyeuse, que la France, tout agitée et toute bouillante comme elle est ellemême, soit un port bien salutaire pour un roi détrôné ? La couronne est déjà peu solide sur la tête du roi Louis XIV, comment supporterait-il un double poids ?


– Ce poids n’a pas été bien lourd, quant à ce qui me regarde, interrompit la reine avec un douloureux sourire, et je ne demande pas qu’on fasse plus pour mon époux qu’on n’a fait pour moi. Vous voyez que nous sommes des rois bien modestes, monsieur.


– Oh ! vous, Madame, vous, se hâta de dire le cardinal pour couper court aux explications qu’il voyait arriver, vous, c’est autre chose, une fille de Henri IV, de ce grand, de ce sublime roi…


– Ce qui ne vous empêche pas de refuser l’hospitalité à son gendre, n’est-ce pas, monsieur ? Vous devriez pourtant vous souvenir que ce grand, ce sublime roi, proscrit un jour comme va l’être mon mari, a été demander du secours à l’Angleterre, et que l’Angleterre lui en a donné ; il est vrai de dire que la reine Élisabeth n’était pas sa nièce.


Peccato ! dit Mazarin se débattant sous cette logique si simple, Votre Majesté ne me comprend pas ; elle juge mal mes intentions, et cela sans doute parce que je m’explique mal en français.


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– Parlez italien, monsieur ; la reine Marie de Médicis, notre mère, nous a appris cette langue avant que le cardinal votre prédécesseur l’ait envoyée mourir en exil. S’il est resté quelque chose de ce grand, de ce sublime roi Henri dont vous parliez tout à l’heure, il doit bien s’étonner de cette profonde admiration pour lui jointe à si peu de pitié pour sa famille.

La sueur coulait à grosses gouttes sur le front de Mazarin.

– Cette admiration est, au contraire, si grande et si réelle, Madame, dit Mazarin sans accepter l’offre que lui faisait la reine de changer d’idiome, que, si le roi Charles Ier – que Dieu le garde de tout malheur ! – venait en France, je lui offrirais ma maison, ma propre maison ; mais, hélas ! ce serait une retraite peu sûre. Quelque jour le peuple brûlera cette maison comme il a brûlé celle du maréchal d’Ancre. Pauvre Concino Concini ! il ne voulait cependant que le bien de la France.


– Oui, Monseigneur, comme vous, dit ironiquement la

reine.


Mazarin fit semblant de ne pas comprendre le double sens de la phrase qu’il avait dite lui-même, et continua de s’apitoyer sur le sort de Concino Concini.


– Mais enfin, monseigneur le cardinal, dit la reine impatientée, que me répondez-vous ?


– Madame, s’écria Mazarin de plus en plus attendri, Madame, Votre Majesté me permettrait-elle de lui donner un conseil ? Bien entendu qu’avant de prendre cette hardiesse, je commence à me mettre aux pieds de Votre Majesté pour tout ce qui lui fera plaisir.


– Dites, monsieur, répondit la reine. Le conseil d’un

homme aussi prudent que vous doit être assurément bon.

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– Madame, croyez-moi, le roi doit se défendre jusqu’au bout. – Il l’a fait, monsieur, et cette dernière bataille, qu’il va livrer avec des ressources bien inférieures à celles de ses ennemis, prouve qu’il ne compte pas se rendre sans combattre ; mais enfin, dans le cas où il serait vaincu ?

– Eh bien, Madame, dans ce cas, mon avis, je sais que je suis bien hardi de donner un avis à Votre Majesté, mais mon avis est que le roi ne doit pas quitter son royaume. On oublie vite les rois absents : s’il passe en France, sa cause est perdue.


– Mais alors, dit la reine, si c’est votre avis et que vous lui portiez vraiment intérêt, envoyez-lui quelque secours d’hommes et d’argent ; car, moi, je ne puis plus rien pour lui, j’ai vendu pour l’aider jusqu’à mon dernier diamant. Il ne me reste rien, vous le savez, vous le savez mieux que personne, monsieur. S’il m’était resté quelque bijou, j’en aurais acheté du bois pour me chauffer, moi et ma fille, cet hiver.


– Ah ! Madame, dit Mazarin, Votre Majesté ne sait guère ce qu’elle me demande. Du jour où un secours d’étrangers entre à la suite d’un roi pour le replacer sur le trône, c’est avouer qu’il n’a plus d’aide dans l’amour de ses sujets.


– Au fait, monsieur le cardinal, dit la reine impatientée de suivre cet esprit subtil dans le labyrinthe de mots où il s’égarait, au fait, et répondez-moi oui ou non : si le roi persiste à rester en Angleterre, lui enverrez-vous des secours ? S’il vient en France, lui donnerez-vous l’hospitalité ?


– Madame, dit le cardinal en affectant la plus grande franchise, je vais montrer à Votre Majesté, je l’espère, combien je lui suis dévoué et le désir que j’ai de terminer une affaire qu’elle a

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tant à cœur. Après quoi Votre Majesté, je pense, ne doutera plus de mon zèle à la servir.

La reine se mordait les lèvres et s’agitait d’impatience sur son fauteuil.

– Eh bien ! qu’allez-vous faire ? dit-elle enfin ; voyons, parlez. – Je vais à l’instant même aller consulter la reine, et nous déférerons de suite la chose au parlement.

– Avec lequel vous êtes en guerre, n’est-ce pas ? Vous chargerez Broussel d’en être rapporteur. Assez, monsieur le cardinal, assez. Je vous comprends, ou plutôt j’ai tort. Allez en effet au parlement ; car c’est de ce parlement, ennemi des rois, que sont venus à la fille de ce grand, de ce sublime Henri IV, que vous admirez tant, les seuls secours qui l’aient empêchée de mourir de faim et de froid cet hiver.


Et, sur ces paroles, la reine se leva avec une majestueuse indignation.


Le cardinal étendit vers elle ses mains jointes.


– Ah ! Madame, Madame, que vous me connaissez mal,

mon Dieu !


Mais la reine Henriette, sans même se retourner du côté de celui qui versait ces hypocrites larmes, traversa le cabinet, ouvrit la porte elle-même, et, au milieu des gardes nombreuses de Éminence, des courtisans empressés à lui faire leur cour, du luxe d’une royauté rivale, elle alla prendre la main de Winter, seul, isolé et debout. Pauvre reine déjà déchue, devant laquelle tous s’inclinaient encore par étiquette, mais qui n’avait plus, de fait, qu’un seul bras sur lequel elle pût s’appuyer.

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– C’est égal, dit Mazarin quand il fut seul, cela m’a donné de la peine, et c’est un rude rôle à jouer. Mais je n’ai rien dit ni à l’un ni à l’autre. Hum ! le Cromwell est un rude chasseur de rois, je plains ses ministres, s’il en prend jamais. Bernouin !

Bernouin entra.

– Qu’on voie si le jeune homme au pourpoint noir et aux cheveux courts, que vous avez tantôt introduit près de moi, est encore au palais.

Bernouin sortit. Le cardinal occupa le temps de son absence à retourner en dehors le chaton de sa bague, à en frotter le diamant, à en admirer l’eau, et comme une larme roulait encore dans ses yeux et lui rendait la vue trouble, il secoua la tête pour la faire tomber.


Bernouin rentra avec Comminges, qui était de garde.


– Monseigneur, dit Comminges, comme je reconduisais le jeune homme que Votre Éminence demande, il s’est approché de la porte vitrée de la galerie et a regardé quelque chose avec étonnement, sans doute le tableau de Raphaël, qui est vis-à-vis cette porte. Ensuite il a rêvé un instant, et a descendu l’escalier.

Je crois l’avoir vu monter sur un cheval gris et sortir de la cour du palais. Mais Monseigneur ne va-t-il point chez la reine ?


– Pourquoi faire ?


– M. de Guitaut, mon oncle, vient de me dire que Sa Majesté avait reçu des nouvelles de l’armée.


– C’est bien, j’y cours.


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En ce moment, M. de Villequier apparut. Il venait en effet chercher le cardinal de la part de la reine.

Comminges avait bien vu, et Mordaunt avait réellement agi comme il l’avait raconté. En traversant la galerie parallèle à la grande galerie vitrée, il aperçut de Winter qui attendait que la reine eût terminé sa négociation.

À cette vue, le jeune homme s’arrêta court, non point en admiration devant le tableau de Raphaël, mais comme fasciné par la vue d’un objet terrible. Ses yeux se dilatèrent ; un frisson courut par tout son corps. On eût dit qu’il voulait franchir le rempart de verre qui le séparait de son ennemi ; car si Comminges avait vu avec quelle expression de haine les yeux de ce jeune homme s’étaient fixés sur de Winter, il n’eût point douté un instant que ce seigneur anglais ne fût son ennemi mortel.


Mais il s’arrêta.


Ce fut pour réfléchir sans doute ; car au lieu de se laisser entraîner à son premier mouvement, qui avait été d’aller droit à milord de Winter, il descendit lentement l’escalier, sortit du palais la tête baissée, se mit en selle, fit ranger son cheval à l’angle de la rue Richelieu et, les yeux fixés sur la grille, il attendit que le carrosse de la reine sortît de la cour.


Il ne fut pas longtemps à attendre, car à peine la reine était-elle restée un quart d’heure chez Mazarin ; mais ce quart d’heure d’attente parut un siècle à celui qui attendait.


Enfin la lourde machine qu’on appelait alors un carrosse sortit, en grondant, des grilles, et de Winter, toujours à cheval, se pencha de nouveau à la portière pour causer avec Sa Majesté.


Les chevaux partirent au trot et prirent le chemin du Louvre, où ils entrèrent. Avant de partir du couvent des Carmélites,

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Madame Henriette avait dit à sa fille de venir l’attendre au Palais qu’elle avait habité longtemps et qu’elle n’avait quitté que parce que leur misère leur semblait plus lourde encore dans les salles dorées.


Mordaunt suivit la voiture, et lorsqu’il l’eut vue entrer sous l’arcade sombre, il alla, lui et son cheval, s’appliquer contre une muraille sur laquelle l’ombre s’étendait, et demeura immobile au milieu des moulures de Jean Goujon, pareil à un bas-relief représentant une statue équestre.


Il attendait comme il avait déjà fait au Palais-Royal.


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XLII. Comment les malheureux prennent

parfois le hasard pour la providence

– Eh bien ! Madame ? dit de Winter quand la reine eut

éloigné ses serviteurs.

– Eh bien, ce que j’avais prévu arrive, milord.

– Il refuse ?


– Ne vous l’avais-je pas dit d’avance ?


– Le cardinal refuse de recevoir le roi, la France refuse l’hospitalité à un prince malheureux ? mais c’est la première fois, Madame !

– Je n’ai pas dit la France, milord, j’ai dit le cardinal, et le cardinal n’est pas même français.


– Mais la reine, l’avez-vous vue ?


– Inutile, dit Madame Henriette en secouant la tête tristement ; ce n’est pas la reine qui dira jamais oui quand le cardinal a dit non. Ignorez-vous que cet Italien mène tout, au-dedans comme au-dehors ? Il y a plus, et j’en reviens à ce que je vous ai dit, je ne serais pas étonnée que nous eussions été prévenus par Cromwell ; il était embarrassé en me parlant, et cependant ferme dans sa volonté de refuser. Puis, avez-vous remarqué cette agitation au Palais-Royal, ces allées, ces venues de gens affairés ! Auraient-ils reçu quelques nouvelles, milord ?


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– Ce n’est point d’Angleterre, Madame ; j’ai fait si grande diligence que je suis sûr de n’avoir point été prévenu : je suis parti il y a trois jours, j’ai passé par miracle au milieu de l’armée puritaine, j’ai pris la poste avec mon laquais Tony, et les chevaux que nous montons, nous les avons achetés à Paris.

D’ailleurs, avant de rien risquer, le roi, j’en suis sûr, attendra la réponse de Votre Majesté.

– Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine au désespoir, que je ne puis rien, que j’ai souffert autant que lui, plus que lui, obligée que je suis de manger le pain de l’exil, et de demander l’hospitalité à de faux amis qui rient de mes larmes, et que, quant à sa personne royale, il faut qu’il se sacrifie généreusement et meure en roi. J’irai mourir à ses côtés.


– Madame ! Madame ! s’écria de Winter, Votre Majesté

s’abandonne au découragement, et peut-être nous reste-t-il encore quelque espoir.


– Plus d’amis, milord ! plus d’amis dans le monde entier que vous ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Madame Henriette en levant les bras au ciel, avez-vous donc repris tous les cœurs généreux qui existaient sur la terre !


– J’espère que non, Madame, répondit de Winter rêveur ; je vous ai parlé de quatre hommes.


– Que voulez-vous faire avec quatre hommes ?


– Quatre hommes dévoués, quatre hommes résolus à mou-

rir peuvent beaucoup, croyez-moi, Madame, et ceux dont je vous parle ont beaucoup fait dans un temps.


– Et ces quatre hommes, où sont-ils ?


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– Ah ! voilà ce que j’ignore. Depuis près de vingt ans je les ai perdus de vue, et cependant dans toutes les occasions où j’ai vu le roi en péril j’ai songé à eux.

– Et ces hommes étaient vos amis ?

– L’un d’eux a tenu ma vie entre ses mains et me l’a rendue ; je ne sais pas s’il est resté mon ami, mais depuis ce temps au moins, moi, je suis demeuré le sien.

– Et ces hommes sont en France, milord ?

– Je le crois.


– Dites leurs noms ; peut-être les ai-je entendu nommer et pourrais-je vous aider dans votre recherche.


– L’un d’eux se nommait le chevalier d’Artagnan.


– Oh ! milord ! si je ne me trompe, ce chevalier d’Artagnan est lieutenant aux gardes, j’ai entendu prononcer son nom ; mais, faites-y attention, cet homme, j’en ai peur, est tout au cardinal.


– En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit de Winter, et je commencerais à croire que nous sommes véritablement maudits.


– Mais les autres, dit la reine, qui s’accrochait à ce dernier espoir comme un naufragé aux débris de son vaisseau, les autres, milord !


– Le second, j’ai entendu son nom par hasard, car avant de se battre contre nous ces quatre gentilshommes nous avaient dit leurs noms, le second s’appelait le comte de La Fère. Quant aux

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deux autres, l’habitude que j’avais de les appeler de noms empruntés m’a fait oublier leurs noms véritables.

– Oh ! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent de les retrouver, dit la reine, puisque vous pensez que ces dignes gentilshommes pourraient être si utiles au roi.

– Oh ! oui, dit de Winter, car ce sont les mêmes ; écoutez bien ceci, Madame, et rappelez tous vos souvenirs : n’avez-vous pas entendu raconter que la reine Anne d’Autriche avait été autrefois sauvée du plus grand danger que jamais reine ait couru ?

– Oui, lors de ses amours avec M. de Buckingham, et je ne sais à propos de quels ferrets de diamants.


– Eh bien ! c’est cela, Madame ; ces hommes, ce sont ceux qui la sauvèrent, et je souris de pitié en songeant que si les noms de ces gentilshommes ne vous sont pas connus, c’est que la reine les a oubliés, tandis qu’elle aurait dû les faire les premiers seigneurs du royaume.


– Eh bien ! milord, il faut les chercher ; mais que pourront faire quatre hommes, ou plutôt trois hommes ? car, je vous le dis, il ne faut pas compter sur M. d’Artagnan.


– Ce serait une vaillante épée de moins, Madame, mais il en resterait toujours trois autres sans compter la mienne ; or, quatre hommes dévoués autour du roi pour le garder de ses ennemis, l’entourer dans la bataille, l’aider dans le conseil l’escorter dans sa fuite, ce serait assez, non pas pour faire le roi vainqueur, mais pour le sauver s’il était vaincu, pour l’aider à traverser la mer, et quoi qu’en dise Mazarin, une fois sur les cô-

tes de France, votre royal époux y trouverait autant de retraites et d’asiles que l’oiseau de mer en trouve dans les tempêtes.


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– Cherchez, milord, cherchez ces gentilshommes, et si vous les retrouvez, s’ils consentent à passer avec vous en Angleterre, je leur donnerai à chacun un duché le jour où nous remonterons sur le trône, et en outre autant d’or qu’il en faudrait pour paver le palais de White-Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en conjure.

– Je chercherais bien, Madame, dit de Winter, et je les trouverais sans doute, mais le temps me manque : Votre Majesté oublie-t-elle que le roi attend sa réponse et l’attend avec angoisse ?

– Alors nous sommes donc perdus ! s’écria la reine avec l’expansion d’un cœur brisé.


En ce moment la porte s’ouvrit, la jeune Henriette parut, et la reine, avec cette sublime force qui est l’héroïsme des mères, renfonça ses larmes au fond de son cœur en faisant signe à de Winter de changer de conversation.


Mais cette réaction, si puissante qu’elle fût, n’échappa point aux yeux de la jeune princesse ; elle s’arrêta sur le seuil, poussa un soupir, et s’adressant à la reine :


– Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans moi, ma

mère ? lui dit-elle.


La reine sourit, et au lieu de lui répondre :


– Tenez, de Winter, lui dit-elle, j’ai au moins gagné une chose à n’être plus qu’à moitié reine, c’est que mes enfants m’appellent ma mère au lieu de m’appeler Madame.


Puis se tournant vers sa fille :


– Que voulez-vous, Henriette ? continua-t-elle.

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– Ma mère, dit la jeune princesse, un cavalier vient d’entrer au Louvre et demande à présenter ses respects à Votre Majesté ; il arrive de l’armée, et a, dit-il, une lettre à vous remettre de la part du maréchal de Grammont, je crois.

– Ah ! dit la reine à de Winter, c’est un de mes fidèles ; mais ne remarquez-vous pas, mon cher lord, que nous sommes si pauvrement servis, que c’est ma fille qui fait les fonctions d’introductrice ?


– Madame, ayez pitié de moi, dit de Winter, vous me brisez l’âme.


– Et quel est ce cavalier, Henriette ? demanda la reine.


– Je l’ai vu par la fenêtre, Madame ; c’est un jeune homme qui paraît à peine seize ans et qu’on nomme le vicomte de Bragelonne.


La reine fit en souriant un signe de la tête, la jeune princesse rouvrit la porte et Raoul apparut sur le seuil.


Il fit trois pas vers la reine et s’agenouilla.


– Madame, dit-il, j’apporte à Votre Majesté une lettre de mon ami, M. le comte de Guiche, qui m’a dit avoir l’honneur d’être de vos serviteurs ; cette lettre contient une nouvelle importante et l’expression de ses respects.


Au nom du comte de Guiche, une rougeur se répandit sur les joues de la jeune princesse ; la reine la regarda avec une certaine sévérité.


– Mais vous m’aviez dit que la lettre était du maréchal de Grammont, Henriette ! dit la reine.

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– Je le croyais, Madame… balbutia la jeune fille.

– C’est ma faute, Madame, dit Raoul, je me suis annoncé effectivement comme venant de la part du maréchal de Grammont ; mais blessé au bras droit, il n’a pu écrire, et c’est le comte de Guiche qui lui a servi de secrétaire.

– On s’est donc battu ? dit la reine faisant signe à Raoul de se relever.


– Oui, Madame, dit le jeune homme remettant la lettre à de Winter, qui s’était avancé pour la recevoir et qui la transmit à la reine.


À cette nouvelle d’une bataille livrée, la jeune princesse ouvrit la bouche pour faire une question qui l’intéressait sans doute ; mais sa bouche se referma sans avoir prononcé une parole, tandis que les roses de ses joues disparaissaient graduellement.


La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son cœur maternel les traduisit ; car s’adressant de nouveau à Raoul :


– Et il n’est rien arrivé de mal au jeune comte de Guiche ?

demanda-t-elle ; car non seulement il est de nos serviteurs, comme il vous l’a dit, monsieur, mais encore de nos amis.


– Non, Madame, répondit Raoul ; mais au contraire, il a gagné dans cette journée une grande gloire, et il a eu l’honneur d’être embrassé par M. le Prince sur le champ de bataille.


La jeune princesse frappa ses mains l’une contre l’autre, mais toute honteuse de s’être laissé entraîner à une pareille dé-

monstration de joie, elle se tourna à demi et se pencha vers un vase plein de roses comme pour en respirer l’odeur.

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– Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine.

– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il écrivait au nom de son père.

– Oui, monsieur.

La reine décacheta la lettre et lut :

« Madame et reine,

« Ne pouvant avoir l’honneur de vous écrire moi-même

pour cause d’une blessure que j’ai reçue dans la main droite, je vous fais écrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez être votre serviteur à l’égal de son père, pour vous dire que nous venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à la reine sur les affaires de l’Europe. Que Votre Majesté, si elle veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour insister en faveur de son auguste époux auprès du gouvernement du roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre, est l’ami de mon fils, auquel il a, selon toute probabilité, sauvé la vie ; c’est un gentilhomme auquel Votre Majesté peut entièrement se confier, dans le cas où elle aurait quelque ordre verbal ou écrit à me faire parvenir.


« J’ai l’honneur d’être avec respect…


« Maréchal DE GRAMMONT. »


Au moment où il avait été question du service qu’il avait rendu au comte, Raoul n’avait pu s’empêcher de tourner la tête vers la jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une expression de reconnaissance infinie pour Raoul ; il n’y avait plus de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami.

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– La bataille de Lens est gagnée ! dit la reine. Ils sont heureux ici, ils gagnent des batailles ! Oui, le maréchal de Grammont a raison, cela va changer la face de leurs affaires ; mais j’ai bien peur qu’elle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois elle ne leur nuit pas. Cette nouvelle est récente, monsieur, continua la reine, je vous sais gré d’avoir mis cette diligence à me l’apporter ; sans vous, sans cette lettre, je ne l’eusse apprise que demain, après-demain peut-être, la dernière de tout Paris.

– Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais où cette nouvelle soit arrivée ; personne encore ne la connaît ; et j’avais juré à M. le comte de Guiche de remettre cette lettre à Votre Majesté avant même d’avoir embrassé mon tuteur.


– Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous ? deman-da lord de Winter. J’ai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours ?


– Non, monsieur, il est mort, et c’est de lui que mon tuteur, dont il était parent assez proche, je crois, a hérité cette terre dont il porte le nom.


– Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à ce beau jeune homme, comment se nomme-t-il ?


– M. le comte de La Fère, Madame, répondit le jeune

homme en s’inclinant.


De Winter fit un mouvement de surprise, la reine le regarda en éclatant de joie.


– Le comte de La Fère ! s’écria-t-elle ; n’est-ce point ce nom que vous m’avez dit ?


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Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce qu’il avait entendu.

– M. le comte de La Fère ! s’écria-t-il à son tour. Oh ! monsieur, répondez-moi, je vous en supplie : le comte de La Fère n’est-il point un seigneur que j’ai connu beau et brave, qui fut mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante-sept à quarante-huit ans ?

– Oui, monsieur, c’est cela en tous points.


– Et qui servait sous un nom d’emprunt ?


– Sous le nom d’Athos. Dernièrement encore j’ai, entendu son ami, M. d’Artagnan, lui donner ce nom.


– C’est cela, Madame, c’est cela. Dieu soit loué ! Et il est à Paris ? continua le comte en s’adressant à Raoul.


Puis revenant à la reine :


– Espérez encore, espérez, lui dit-il, la Providence se dé-

clare pour nous, puisqu’elle fait que je retrouve ce brave gentilhomme d’une façon si miraculeuse. Et où loge-t-il, monsieur, je vous prie ?


– M. le comte de La Fère loge rue Guénégaud, hôtel du

Grand-Roi-Charlemagne.


– Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin qu’il reste chez lui, je vais aller l’embrasser tout à l’heure.


– Monsieur, j’obéis avec grand plaisir, si Sa Majesté veut me donner mon congé.


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– Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez, et soyez assuré de notre affection.

Raoul s’inclina respectueusement devant les deux princesses, salua de Winter et partit.

De Winter et la reine continuèrent à s’entretenir quelque temps à voix basse pour que la jeune princesse ne les entendît pas ; mais cette précaution était inutile, celle-ci s’entretenait avec ses pensées.


Puis comme de Winter allait prendre congé :


– Écoutez, milord, dit la reine, j’avais conservé cette croix de diamants, qui vient de ma mère, et cette plaque de saint Michel, qui vient de mon époux ; ils valent à peu près cinquante mille livres. J’avais juré de mourir de faim près de ces gages précieux plutôt que de m’en défaire ; mais aujourd’hui que ces deux bijoux peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il faut sacrifier tout à cette espérance. Prenez-les ; et s’il est besoin d’argent pour votre expédition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je vous tiens comme m’ayant rendu le plus grand service qu’un gentilhomme puisse rendre à une reine, et qu’au jour de ma prospérité celui qui me rapportera cette plaque et cette croix sera béni par moi et mes enfants.


– Madame, dit le Winter, Votre Majesté sera servie par un homme dévoué. Je cours déposer en lieu sûr ces deux objets, que je n’accepterais pas s’il nous restait les ressources de notre ancienne fortune ; mais nos biens sont confisqués, notre argent comptant est tari, et nous sommes arrivés aussi à faire ressources de tout ce que nous possédons. Dans une heure je me rends chez le comte de La Fère, et demain Votre Majesté aura une ré-

ponse définitive.


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La reine tendit la main à lord de Winter, qui la baisa respectueusement ; et se tournant vers sa fille :

– Milord, dit-elle, vous étiez chargé de remettre à cette enfant quelque chose de la part de son père.

De Winter demeura étonné ; il ne savait pas ce que la reine voulait dire.

La jeune Henriette s’avança alors souriant et rougissant, et tendit son front au gentilhomme.

– Dites à mon père que, roi ou fugitif, vainqueur ou vaincu, puissant ou pauvre, dit la jeune princesse, il a en moi la fille la plus soumise et la plus affectionnée.


– Je le sais, Madame, répondit de Winter, en touchant de ses lèvres le front d’Henriette.


Puis il partit, traversant, sans être reconduit, ces grands appartements déserts et obscurs, essuyant les larmes que, tout blasé qu’il était par cinquante années de vie de cour, il ne pouvait s’empêcher de verser à la vue de cette royale infortune, si digne et si profonde à la fois.


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XLIII. L’oncle et le neveu

Le cheval et le laquais de Winter l’attendaient à la porte. Il s’achemina alors vers son logis tout pensif et regardant derrière lui de temps en temps pour contempler la façade silencieuse et noire du Louvre. Ce fut alors qu’il vit un cavalier se détacher pour ainsi dire de la muraille et le suivre à quelque distance ; il se rappela avoir vu, en sortant du Palais-Royal, une ombre à peu près pareille.

Le laquais de lord de Winter, qui le suivait à quelques pas, suivait aussi de l’œil ce cavalier avec inquiétude.

– Tony, dit le gentilhomme en faisant signe au valet de s’approcher.


– Me voici, Monseigneur.


Et le valet se plaça côte à côte avec son maître.


– Avez-vous remarqué cet homme qui nous suit ?


– Oui, milord.


– Qui est-il ?


– Je n’en sais rien ; seulement il suit Votre Grâce depuis le Palais-Royal, s’est arrêté au Louvre pour attendre sa sortie, et repart du Louvre avec elle.


– Quelque espion du cardinal, dit de Winter à part lui ; fei-gnons de ne pas nous apercevoir de sa surveillance.

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Et, piquant des deux, il s’enfonça dans le dédale des rues qui conduisaient à son hôtel situé du côté du Marais : ayant habité longtemps la place Royale, lord de Winter était revenu tout naturellement se loger près de son ancienne demeure.

L’inconnu mit son cheval au galop.

De Winter descendit à son hôtellerie et monta chez lui, se promettant de faire observer l’espion ; mais comme il déposait ses gants et son chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur le seuil de la chambre.


Il se retourna, Mordaunt était devant lui.


De Winter pâlit et resta debout et immobile ; quant à Mordaunt, il se tenait sur la porte, froid, menaçant, et pareil à la statue du Commandeur.


Il y eut un instant de silence glacé entre ces deux hommes.


– Monsieur, dit de Winter, je croyais déjà vous avoir fait comprendre que cette persécution me fatiguait, retirez-vous donc ou je vais appeler pour vous faire chasser comme à Londres. Je ne suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.


– Mon oncle, répliqua Mordaunt de sa voix rauque et railleuse, vous vous trompez ; vous ne me ferez pas chasser cette fois comme vous l’avez fait à Londres, vous n’oserez. Quant à nier que je suis votre neveu, vous y songerez à deux fois, maintenant que j’ai appris bien des choses que j’ignorais il y a un an.


– Et que m’importe ce que vous avez appris ! dit de Winter.


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– Oh ! il vous importe beaucoup, mon oncle, j’en suis sûr, et vous allez être de mon avis tout à l’heure, ajouta-t-il avec un sourire qui fit passer un frisson dans les veines de celui auquel il s’adressait. Quand je me suis présenté chez vous la première fois, à Londres, c’était pour vous demander ce qu’était devenu mon bien ; quand je me suis présenté la seconde fois, c’était pour vous demander ce qui avait souillé mon nom. Cette fois je me présente devant vous pour vous faire une question bien autrement terrible que toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu dit au premier meurtrier : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ? »

– Milord, qu’avez-vous fait de votre sœur, de votre sœur qui était ma mère ?


De Winter recula sous le feu de ces yeux ardents.


– De votre mère ? dit-il.


– Oui, de ma mère, milord, répondit le jeune homme en jetant la tête de haut en bas.


De Winter fit un effort violent sur lui-même, et, plongeant dans ses souvenirs pour y chercher une haine nouvelle, il s’écria :


– Cherchez ce qu’elle est devenue, malheureux, et demandez-le à l’enfer, peut-être que l’enfer vous répondra.


Le jeune homme s’avança alors dans la chambre jusqu’à ce qu’il se trouvât face à face avec lord de Winter, et croisant les bras :


– Je l’ai demandé au bourreau de Béthune, dit Mordaunt d’une voix sourde et le visage livide de douleur et de colère, et le bourreau de Béthune m’a répondu.

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De Winter tomba sur une chaise comme si la foudre l’avait frappé, et tenta vainement de répondre.

– Oui, n’est-ce pas ? continua le jeune homme, avec ce mot tout s’explique, avec cette clef l’abîme s’ouvre. Ma mère avait hérité de son mari, et vous avez assassiné ma mère ! mon nom m’assurait le bien paternel, et vous m’avez dégradé de mon nom ; puis, quand vous m’avez eu dégradé de mon nom, vous m’avez dépouillé de ma fortune. Je ne m’étonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas ; je ne m’étonne plus que vous refusiez de me reconnaître. Il est malséant d’appeler son neveu, quand on est spoliateur, l’homme qu’on a fait pauvre ; quand on est meurtrier, l’homme qu’on a fait orphelin !


Ces paroles produisirent l’effet contraire qu’en attendait Mordaunt : de Winter se rappela quel monstre était Milady ; il se releva calme et grave, contenant par son regard sévère le regard exalté du jeune homme.


– Vous voulez pénétrer dans cet horrible secret, monsieur ?

dit de Winter. Eh bien, soit !… Sachez donc quelle était cette femme dont vous venez aujourd’hui me demander compte ; cette femme avait, selon toute probabilité, empoisonné mon frère, et, pour hériter de moi, elle allait m’assassiner à mon tour ; j’en ai la preuve. Que direz-vous à cela ?


– Je dirai que c’était ma mère !


– Elle a fait poignarder, par un homme autrefois juste, bon et pur, le malheureux duc de Buckingham. Que direz-vous à ce crime, dont j’ai la preuve ?


– C’était ma mère !


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– Revenue en France, elle a empoisonné dans le couvent des Augustines de Béthune une jeune femme qu’aimait un de ses ennemis. Ce crime vous persuadera-t-il de la justice du châ-

timent ? Ce crime, j’en ai la preuve !


– C’était ma mère ! s’écria le jeune homme, qui avait donné à ces trois exclamations une force toujours progressive.

– Enfin, chargée de meurtres, de débauches, odieuse à

tous, menaçante encore comme une panthère altérée de sang, elle a succombé sous les coups d’hommes qu’elle avait désespé-

rés et qui jamais ne lui avaient causé le moindre dommage ; elle a trouvé des juges que ses attentats hideux ont évoqués : et ce bourreau que vous avez vu, ce bourreau qui vous a tout raconté, prétendez-vous, ce bourreau, s’il vous a tout raconté, a dû vous dire qu’il avait tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de son frère. Fille pervertie, épouse adultère, sœur dénaturée, homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les gens qui l’avaient connue, à toutes les nations qui l’avaient reçue dans leur sein, elle est morte maudite du ciel et de la terre ; voilà ce qu’était cette femme.


Un sanglot plus fort que la volonté de Mordaunt lui déchira la gorge et fit remonter le sang à son visage livide ; il crispa ses poings, et le visage ruisselant de sueur, les cheveux hérissés sur son front comme ceux d’Hamlet, il s’écria dévoré de fureur :


– Taisez-vous, monsieur ! c’était ma mère ! Ses désordres, je ne les connais pas ; ses vices, je ne les connais pas ; ses crimes, je ne les connais pas ! Mais ce que je sais, c’est que j’avais une mère, c’est que cinq hommes, ligués contre une femme, l’ont tuée clandestinement, nuitamment, silencieusement, comme des lâches ! Ce que je sais, c’est que vous en étiez, monsieur ; c’est que vous en étiez, mon oncle, et que vous avez dit comme les autres, et plus haut que les autres : Il faut qu’elle meure ! Donc, je vous en préviens, écoutez bien ces paroles et

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qu’elles se gravent dans votre mémoire de manière que vous ne les oubliez jamais : ce meurtre qui m’a tout ravi, ce meurtre qui m’a fait sans nom, ce meurtre qui m’a fait pauvre, ce meurtre qui m’a fait corrompu, méchant, implacable, j’en demanderai compte à vous d’abord, puis à ceux qui furent vos complices, quand je les connaîtrai.

La haine dans les yeux, l’écume à la bouche, le poing tendu, Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menaçant vers de Winter.


Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le sourire de l’homme qui depuis trente ans joue avec la mort :


– Voulez-vous m’assassiner, monsieur ? alors je vous reconnaîtrai pour mon neveu, car vous êtes bien le fils de votre mère.


– Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les fibres de son visage, tous les muscles de son corps à reprendre leur place et à s’effacer ; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins : car sans vous je ne découvrirais pas les autres. Mais quand je les connaîtrai, tremblez, monsieur ; j’ai poignardé le bourreau de Béthune, je l’ai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et c’était le moins coupable de vous tous.


À ces mots, le jeune homme sortit, et descendit l’escalier avec assez de calme pour n’être pas remarqué ; puis sur le palier inférieur il passa devant Tony, penché sur la rampe et n’attendant qu’un cri de son maître pour monter près de lui.


Mais de Winter n’appela point : écrasé, défaillant, il resta debout et l’oreille tendue ; puis seulement lorsqu’il eut entendu le pas du cheval qui s’éloignait, il tomba sur une chaise en disant :


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– Mon Dieu ! je vous remercie qu’il ne connaisse que moi.


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XLIV. Paternité

Pendant que cette scène terrible se passait chez lord de Winter, Athos, assis près de la fenêtre de sa chambre, le coude appuyé sur une table, la tête inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son voyage et les détails de la bataille.

La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible bonheur au récit de ces premières émotions si fraîches et si pures ; il aspirait les sons de cette voix juvénile qui se passion-nait déjà aux beaux sentiments, comme on fait d’une musique harmonieuse. Il avait oublié ce qu’il y avait de sombre dans le passé, de nuageux dans l’avenir. On eût dit que le retour de cet enfant bien-aimé avait fait de ces craintes mêmes des espérances. Athos était heureux, heureux comme jamais il ne l’avait été.


– Et vous avez assisté et pris part à cette grande bataille, Bragelonne ? disait l’ancien mousquetaire.


– Oui, monsieur.


– Et elle a été rude, dites-vous ?


– M. le Prince a chargé onze fois en personne.


– C’est un grand homme de guerre, Bragelonne.


– C’est un héros, monsieur ; je ne l’ai pas perdu de vue un instant. Oh ! que c’est beau, monsieur, de s’appeler Condé… et de porter ainsi son nom !


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– Calme et brillant, n’est-ce pas ?

– Calme comme à une parade, brillant comme dans une

fête. Lorsque nous abordâmes l’ennemi, c’était au pas ; on nous avait défendu de tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la cuisse. Arrivé à trente pas d’eux, le prince se retourna vers les soldats : « Enfants, dit-il, vous allez avoir à souffrir une furieuse décharge ; mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon marché de tous ces gens. » Il se faisait un tel silence, qu’amis et ennemis entendirent ces paroles. Puis levant son épée : « Sonnez, trompettes » dit-il.


– Bien, bien !… Dans l’occasion, vous feriez ainsi, Raoul, n’est-ce pas ?


– J’en doute, monsieur, car j’ai trouvé cela bien beau et bien grand. Lorsque nous fûmes arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces mousquetons s’abaisser comme une ligne brillante ; car le soleil resplendissait sur les canons. « Au pas, enfants, au pas, dit le prince, voici le moment. »


– Eûtes-vous peur, Raoul ? demanda le comte.


– Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune homme, je me sentis comme un grand froid au cœur, et au mot de :

« Feu ! » qui retentit en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je pensai à vous.


– Bien vrai, Raoul ? dit Athos en lui serrant la main.


– Oui, monsieur. Au même instant il se fit une telle détonation, qu’on eût dit que l’enfer s’ouvrait et ceux qui ne furent pas tués sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, étonné de n’être pas mort, ou tout au moins blessé ; le tiers de l’escadron était couché à terre, mutilé et sanglant. En ce mo-

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ment je rencontrai l’œil du prince ; je ne pensai plus qu’à une chose, c’est qu’il me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au milieu des rangs ennemis.

– Et le prince fut content de vous ?

– Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu’il me chargea d’accompagner à Paris M. de Châtillon, qui est venu donner cette nouvelle à la reine et apporter les drapeaux pris. « Allez, me dit le prince, l’ennemi ne sera pas rallié de quinze jours.

D’ici là je n’ai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et qui vous aiment, et dites à ma sœur de Longueville que je la remercie du cadeau qu’elle m’a fait en vous donnant à moi. » Et je suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un sourire de profond amour, car j’ai pensé que vous seriez bien aise de me revoir.


Athos attira le jeune homme à lui et l’embrassa au front comme il eût fait à une jeune fille.


– Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul ; vous avez des ducs pour amis, un maréchal de France pour parrain, un prince du sang pour capitaine, et dans une même journée de retour vous avez été reçu par deux reines : c’est beau pour un novice.


– Ah ! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous me rappelez une chose que j’oubliais, dans mon empressement à vous raconter mes exploits : c’est qu’il se trouvait chez Sa Majesté la reine d’Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j’ai prononcé votre nom, a poussé un cri de surprise et de joie ; il s’est dit de vos amis, m’a demandé votre adresse et va venir vous voir.


– Comment s’appelle-t-il ?


– Je n’ai pas osé le lui demander, monsieur ; mais quoiqu’il s’exprime élégamment, à son accent j’ai jugé qu’il était Anglais.

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– Ah ! fit Athos.

Et sa tête se pencha comme pour chercher un souvenir.

Puis, lorsqu’il releva son front, ses yeux furent frappés de la pré-

sence d’un homme qui se tenait debout devant la porte entrou-verte et le regardait d’un air attendri.

– Lord de Winter ! s’écria le comte.

– Athos, mon ami !

Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embras-sés ; puis Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant :


– Qu’avez-vous, milord ? vous paraissez aussi triste que je suis joyeux.


– Oui, cher ami, c’est vrai ; et je dirai même plus, c’est que votre vue redouble ma crainte.


Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient à causer, et sortit sans affectation.


– Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit Athos, parlons de vous.


– Pendant que nous voilà seuls, parlons de nous, répondit lord de Winter. Il est ici.


– Qui ?


– Le fils de Milady.


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Athos, encore une fois frappé par ce nom qui semblait le poursuivre comme un écho fatal, hésita un moment, fronça lé-

gèrement le sourcil, puis d’un ton calme :

– Je le sais, dit-il.

– Vous le savez ?

– Oui. Grimaud l’a rencontré entre Béthune et Arras, et est revenu à franc étrier pour me prévenir de sa présence.


– Grimaud le connaissait donc ?


– Non, mais il a assisté à son lit de mort un homme qui le connaissait.


– Le bourreau de Béthune ! s’écria de Winter.


– Vous savez cela ? dit Athos étonné.


– Il me quitte à l’instant, répondit de Winter, il m’a tout dit. Ah ! mon ami, quelle horrible scène ! que n’avons-nous étouffé l’enfant avec la mère !


Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas à autrui les impressions fâcheuses qu’il ressentait ; mais, au contraire, il les absorbait toujours en lui-même et renvoyait en leur place des espérances et des consolations. On eût dit que ses douleurs personnelles sortaient de son âme transformées en joies pour les autres.


– Que craignez-vous ? dit-il revenant par le raisonnement sur la terreur instinctive qu’il avait éprouvée d’abord, ne sommes-nous pas là pour nous défendre ? Ce jeune homme s’est-il fait assassin de profession, meurtrier de sang-froid ? Il a pu tuer

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le bourreau de Béthune dans un mouvement de rage, mais maintenant sa fureur est assouvie.

De Winter sourit tristement et secoua la tête.


– Vous ne connaissez donc plus ce sang ? dit-il.

– Bah ! dit Athos en essayant de sourire à son tour, il aura perdu de sa férocité à la deuxième génération. D’ailleurs, ami, la Providence nous a prévenus que nous nous mettions sur nos gardes. Nous ne pouvons rien autre chose qu’attendre. Attendons. Mais, comme je le disais d’abord, parlons de vous. Qui vous amène à Paris ?


– Quelques affaires d’importance que vous connaîtrez plus tard. Mais qu’ai-je ouï dire chez Sa Majesté la reine

d’Angleterre, M. d’Artagnan est à Mazarin ! Pardonnez-moi ma franchise, mon ami, je ne hais ni ne blâme le cardinal, et vos opinions me seront toujours sacrées ; seriez-vous par hasard à cet homme ?


– M. d’Artagnan est au service, dit Athos, il est soldat, il obéit au pouvoir constitué. M. d’Artagnan n’est pas riche et a besoin pour vivre de son grade de lieutenant. Les millionnaires comme vous, milord, sont rares en France.


– Hélas ! dit de Winter, je suis aujourd’hui aussi pauvre et plus pauvre que lui. Mais revenons à vous.


– Eh bien ! vous voulez savoir si je suis mazarin ? Non, mille fois non. Pardonnez-moi aussi ma franchise, milord.


De Winter se leva et serra Athos dans ses bras.


– Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse nouvelle.

Vous me voyez heureux et rajeuni. Ah ! vous n’êtes pas mazarin,

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vous ! à la bonne heure ! d’ailleurs, ce ne pouvait pas être. Mais, pardonnez encore, êtes-vous libre ?

– Qu’entendez-vous par libre ?


– Je vous demande si vous n’êtes point marié.

– Ah ! pour cela, non, dit Athos en souriant.

– C’est que ce jeune homme, si beau, si élégant, si gracieux…

– C’est un enfant que j’élève et qui ne connaît pas même son père.


– Fort bien ; vous êtes toujours le même, Athos, grand et généreux.


– Voyons, milord, que me demandez-vous ?


– Vous avez encore pour amis MM. Porthos et Aramis ?


– Et ajoutez d’Artagnan, milord. Nous sommes toujours

quatre amis dévoués l’un à l’autre comme autrefois, mais lorsqu’il s’agit de servir le cardinal ou de le combattre, d’être mazarins ou frondeurs, nous ne sommes plus que deux.


– M. Aramis est avec d’Artagnan ? demanda lord de Win-

ter.


– Non, dit Athos, M. Aramis me fait l’honneur de partager mes convictions.


– Pouvez-vous me mettre en relation avec cet ami si charmant et si spirituel ?


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– Sans doute, dès que cela vous sera agréable.

– Est-il changé ?

– Il s’est fait abbé, voilà tout.

– Vous m’effrayez. Son état a dû le faire renoncer alors aux grandes entreprises.

– Au contraire, dit Athos en souriant, il n’a jamais été si mousquetaire que depuis qu’il est abbé, et vous retrouverez un véritable Galaor. Voulez-vous que je l’envoie chercher par Raoul ?


– Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver à cette heure chez lui. Mais puisque vous croyez pouvoir répondre de lui…


– Comme de moi-même.


– Pouvez-vous vous engager à me l’amener demain à dix

heures sur le pont du Louvre ?


– Ah ! ah ! dit Athos en souriant, vous avez un duel ?


– Oui, comte, et un beau duel, un duel dont vous serez, j’espère.


– Où irons-nous, milord ?


– Chez Sa Majesté la reine d’Angleterre, qui m’a chargé de vous présenter à elle, comte.


– Sa Majesté me connaît donc ?


– Je vous connais, moi.


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– Énigme, dit Athos ; mais n’importe, du moment où vous en avez le mot, je n’en demande pas davantage. Me ferez-vous l’honneur de souper avec moi, milord ?

– Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce jeune homme, je vous l’avoue, m’a ôté l’appétit et m’ôtera probablement le sommeil. Quelle entreprise vient-il accomplir à Paris ? Ce n’est pas pour m’y rencontrer qu’il est venu, car il ignorait mon voyage. Ce jeune homme m’épouvante, comte ; il y a en lui un avenir de sang.


– Que fait-il en Angleterre ?


– C’est un des sectateurs les plus ardents d’Olivier Cromwell.


– Qui l’a donc rallié à cette cause ? Sa mère et son père étaient catholiques, je crois ?


– La haine qu’il a contre le roi.


– Contre le roi ?


– Oui, le roi l’a déclaré bâtard, l’a dépouillé de ses biens, lui a défendu de porter le nom de Winter.


– Et comment s’appelle-t-il maintenant ?


– Mordaunt.


– Puritain et déguisé en moine, voyageant seul sur les routes de France.


– En moine, dites-vous ?


– Oui, ne le saviez-vous pas ?

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– Je ne sais rien que ce qu’il m’a dit.

– C’est ainsi et que par hasard, j’en demande pardon à Dieu si je blasphème, c’est ainsi qu’il a entendu la confession du bourreau de Béthune.

– Alors je devine tout : il vient envoyé par Cromwell.

– À qui ?


– À Mazarin ; et la reine avait deviné juste, nous avons été prévenus : tout s’explique pour moi maintenant. Adieu, comte, à demain.


– Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant lord de Winter agité d’une inquiétude plus grande que celle qu’il voulait laisser paraître, et vous n’avez peut-être pas de laquais ?


– J’ai Tony, un bon, mais naïf garçon.


– Holà ! Olivain, Grimaud, Blaisois, qu’on prenne le mousqueton et qu’on appelle M. le vicomte.


Blaisois était ce grand garçon, moitié laquais, moitié paysan, que nous avons entrevu au château de Bragelonne, venant annoncer que le dîner était servi et qu’Athos avait baptisé du nom de sa province.


Cinq minutes après cet ordre donné, Raoul entra.


– Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord jusqu’à son hô-

tellerie et ne le laisserez approcher par personne.


– Ah ! comte, dit de Winter, pour qui donc me prenez-

vous ?

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– Pour un étranger qui ne connaît point Paris, dit Athos, et à qui le vicomte montrera le chemin.

De Winter lui serra la main.

– Grimaud, dit Athos, mets-toi à la tête de la troupe, et gare au moine.

Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tête et attendit le départ en caressant avec une éloquence silencieuse la crosse de son mousqueton.


– À demain, comte, dit de Winter.


– Oui, milord.


La petite troupe s’achemina vers la rue Saint-Louis, Olivain tremblant comme Sosie à chaque reflet de lumière équivoque ; Blaisois assez ferme parce qu’il ignorait qu’on courût un danger quelconque ; Tony regardant à droite et à gauche, mais ne pouvant dire une parole, attendu qu’il ne parlait pas français.


De Winter et Raoul marchaient côte à côte et causaient ensemble.


Grimaud, qui, selon l’ordre d’Athos, avait précédé le cortège le flambeau d’une main et le mousqueton de l’autre, arriva devant l’hôtellerie de de Winter, frappa du poing à la porte, et, lorsqu’on fut venu ouvrir, salua milord sans rien dire.


Il en fut de même pour le retour ; les yeux perçants de Grimaud ne virent rien de suspect qu’une espèce d’ombre embusquée au coin de la rue Guénégaud et du quai ; il lui sembla qu’en passant il avait déjà remarqué ce guetteur de nuit qui attirait ses yeux. Il piqua vers lui ; mais, avant qu’il pût l’atteindre,

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l’ombre avait disparu dans une ruelle où Grimaud ne pensa point qu’il était prudent de s’engager.

On rendit compte à Athos du succès de l’expédition ; et comme il était dix heures du soir, chacun se retira dans son appartement.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le comte à son tour qui aperçut Raoul à son chevet. Le jeune homme était tout habillé et lisait un livre nouveau de M. Chapelain.


– Déjà levé, Raoul ? dit le comte.


– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec une légère hésitation, j’ai mal dormi.


– Vous, Raoul ! vous avez mal dormi ? quelque chose vous préoccupait donc ? demanda Athos.


– Monsieur, vous allez dire que j’ai bien grande hâte de vous quitter quand je viens d’arriver à peine, mais…


– Vous n’aviez donc que deux jours de congé, Raoul ?


– Au contraire, monsieur, j’en ai dix, aussi n’est-ce point au camp que je désirerais aller.


Athos sourit.


– Où donc, dit-il, à moins que ce ne soit un secret, vicomte ? Vous voilà presque un homme, puisque vous avez fait vos premières armes, et vous avez conquis le droit d’aller où vous voulez sans me le dire.


– Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que j’aurai le bonheur de vous avoir pour protecteur, je ne croirai avoir le droit de

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m’affranchir d’une tutelle qui m’est si chère. J’aurais donc le désir d’aller passer un jour à Blois seulement. Vous me regardez et vous allez rire de moi ?

– Non, au contraire, dit Athos en étouffant un soupir, non, je ne ris pas, vicomte. Vous avez envie de revoir Blois, mais c’est tout naturel !

– Ainsi, vous me le permettez ? s’écria Raoul tout joyeux.

– Assurément, Raoul.

– Au fond du cœur, monsieur, vous n’êtes point fâché ?


– Pas du tout. Pourquoi serais-je fâché de ce qui vous fait plaisir ?


– Ah ! monsieur, que vous êtes bon ! s’écria le jeune

homme faisant un mouvement pour sauter au cou d’Athos, mais le respect l’arrêta.


Athos lui ouvrit ses bras.


– Ainsi je puis partir tout de suite ?


– Quand vous voudrez, Raoul.


Raoul fit trois pas pour sortir.


– Monsieur, dit-il, j’ai pensé à une chose, c’est que c’est à madame la duchesse de Chevreuse, si bonne pour moi, que j’ai dû mon introduction près de M. le Prince.


– Et que vous lui devez un remerciement, n’est-ce pas, Raoul ?


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– Mais il me semble, monsieur ; cependant c’est à vous de décider.

– Passez par l’hôtel de Luynes, Raoul, et faites demander si madame la duchesse peut vous recevoir. Je vois avec plaisir que vous n’oubliez pas les convenances. Vous prendrez Grimaud et Olivain.

– Tous deux, monsieur ? demanda Raoul avec étonnement.

Raoul salua et sortit.

En lui regardant fermer la porte et en l’écoutant appeler de sa voix joyeuse et vibrante Grimaud et Olivain, Athos soupira.


– C’est bien vite me quitter, pensa-t-il en secouant la tête ; mais il obéit à la loi commune. La nature est ainsi faite, elle regarde en avant. Décidément il aime cette enfant ; mais m’aimera-t-il moins pour en aimer d’autres ?


Et Athos s’avoua qu’il ne s’attendait point à ce prompt dé-

part ; mais Raoul était si heureux que tout s’effaça dans l’esprit d’Athos devant cette considération.


À dix heures tout était prêt pour le départ. Comme Athos regardait Raoul monter à cheval, un laquais le vint saluer de la part de madame de Chevreuse. Il était chargé de dire au comte de La Fère qu’elle avait appris le retour de son jeune protégé, ainsi que la conduite qu’il avait tenue à la bataille et qu’elle serait fort aise de lui faire ses félicitations.


– Dites à madame la duchesse, répondit Athos, que M. le vicomte montait à cheval pour se rendre à l’hôtel de Luynes.


Puis, après avoir fait de nouvelles recommandations à

Grimaud, Athos fit de la main signe à Raoul qu’il pouvait partir.

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Au reste, en y réfléchissant, Athos songeait qu’il n’y avait point de mal peut-être à ce que Raoul s’éloignât de Paris en ce moment.


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XLV. Encore une reine qui demande secours

Athos avait envoyé prévenir Aramis dès le matin et avait donné sa lettre à Blaisois, seul serviteur qui lui fût resté. Blaisois trouva Bazin revêtant sa robe de bedeau ; il était ce jour-là de service à Notre-Dame.

Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher de parler à Aramis lui-même. Blaisois, grand et naïf garçon, qui ne connaissait que sa consigne, avait donc demandé l’abbé d’Herblay, et, malgré les assurances de Bazin qu’il n’était pas chez lui, il avait insisté de telle façon que Bazin s’était mis fort en colère. Blaisois, voyant Bazin en costume d’église, s’était peu inquiété de ses dénégations et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il avait affaire doué de toutes les vertus de son habit, c’est-à-dire de la patience et de la charité chrétiennes.


Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait à ses gros yeux, saisit un manche à balai et rossa Blaisois en lui disant :


– Vous avez insulté l’Église ; mon ami, vous avez insulté l’Église.


En ce moment et à ce bruit inaccoutumé, Aramis était apparu entr’ouvrant avec précaution la porte de sa chambre à coucher. Alors Bazin avait posé respectueusement son balai sur un des deux bouts, comme il avait vu à Notre-Dame le suisse faire de sa hallebarde ; et, Blaisois, avec un regard de reproche adressé au cerbère, avait tiré sa lettre de sa poche et l’avait présentée à Aramis.


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– Du comte de La Fère ? dit Aramis, c’est bien.

Puis il était rentré sans même demander la cause de tout ce bruit.


Blaisois revint tristement à l’hôtel du Grand-Roi-

Charlemagne. Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta son aventure.

– Imbécile ! dit Athos en riant, tu n’as donc pas annoncé que tu venais de ma part ?

– Non, monsieur.


– Et qu’a dit Bazin quand il a su que vous étiez à moi ?


– Ah ! monsieur, il m’a fait toute sorte d’excuses et m’a forcé à boire deux verres d’un très bon vin muscat, dans lequel il m’a fait tremper trois ou quatre biscuits excellents ; mais c’est égal, il est brutal en diable. Un bedeau ! fi donc !


– Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a reçu ma let-

tre, si empêché qu’il soit, Aramis viendra.


À dix heures, Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait à l’instant même.


Ils attendirent dix minutes à peu près.


Milord de Winter commençait à craindre qu’Aramis ne vînt pas.


– Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés dans la direction de la rue du Bac, patience, voici un abbé qui donne une

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gourmade à un homme et qui salue une femme, ce doit être Aramis.

C’était lui en effet : un jeune bourgeois qui bayait aux cor-neilles s’était trouvé sur son chemin, et d’un coup de poing Aramis, qu’il avait éclaboussé, l’avait envoyé à dix pas. En même temps une de ses pénitentes avait passé ; et comme elle était jeune et jolie, Aramis l’avait saluée de son plus gracieux sourire.

En un instant Aramis fut près d’eux.

Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes em-

brassades entre lui et lord de Winter.


– Où allons-nous ? dit Aramis ; est-ce qu’on se bat par là, sacrebleu ? Je n’ai pas d’épée ce matin, et il faut que je repasse chez moi pour en prendre une.


– Non, dit de Winter, nous allons faire visite à Sa Majesté la reine d’Angleterre.


– Ah ! fort bien, dit Aramis ; et dans quel but cette visite ?

continua-t-il en se penchant à l’oreille d’Athos.


– Ma foi, je n’en sais rien ; quelque témoignage qu’on ré-

clame de nous, peut-être ?


– Ne serait-ce point pour cette maudite affaire ? dit Aramis. Dans ce cas je ne me soucierais pas trop d’y aller, car ce serait pour empocher quelque semonce ; et depuis que j’en donne aux autres, je n’aime pas à en recevoir.


– Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits à Sa Majesté par lord de Winter, car il en aurait sa part : il était des nôtres.


– Ah ! oui, c’est vrai. Allons donc.

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Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le premier ; au reste, un seul concierge tenait la porte. À la lumière du jour, Athos, Aramis et l’Anglais lui-même purent remarquer le dé-

nûment affreux de l’habitation qu’une avare charité concédait à la malheureuse reine. De grandes salles toutes dépouillées de meubles, des murs dégradés sur lesquels reposaient par places d’anciennes moulures d’or qui avaient résisté à l’abandon, des fenêtres qui ne fermaient plus et qui manquaient de vitres ; pas de tapis, pas de gardes, pas de valets ; voilà ce qui frappa tout d’abord les yeux d’Athos, et ce qu’il fit silencieusement remarquer à son compagnon en le poussant du coude et en lui montrant cette misère des yeux.


– Mazarin est mieux logé, dit Aramis.


– Mazarin est presque roi, dit Athos, et Madame Henriette n’est presque plus reine.


– Si vous daigniez avoir de l’esprit, Athos, dit Aramis, je crois véritablement que vous en auriez plus que n’en avait ce pauvre M. de Voiture.


Athos sourit.


La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier mouvement qu’elle entendit dans la salle qui précédait sa chambre, elle vint elle-même sur le seuil pour y recevoir les courtisans de son infortune.


– Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle.


Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent d’abord de-

bout ; mais sur un geste de la reine qui leur faisait signe de s’asseoir, Athos donna l’exemple de l’obéissance. Il était grave et calme ; mais Aramis était furieux : cette détresse royale l’avait

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exaspéré, ses yeux étudiaient chaque nouvelle trace de misère qu’il apercevait.

– Vous examinez mon luxe ? dit Madame Henriette avec

un triste regard jeté autour d’elle.

– Madame, dit Aramis, j’en demande pardon à Votre Ma-

jesté, mais je ne saurais cacher mon indignation de voir qu’à la cour de France on traite ainsi la fille de Henri IV.

– Monsieur n’est point cavalier ? dit la reine à lord de Winter.

– Monsieur est l’abbé d’Herblay, répondit celui-ci.


Aramis rougit.


– Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais c’est contre mon gré ; jamais je n’eus de vocation pour le petit collet : ma soutane ne tient qu’à un bouton, et je suis toujours prêt à rede-venir mousquetaire. Ce matin, ignorant que j’aurais l’honneur de voir Votre Majesté, je me suis affublé de ces habits, mais je n’en suis pas moins l’homme que Votre Majesté trouvera le plus dévoué à son service, quelque chose qu’elle veuille ordonner.


– Monsieur le chevalier d’Herblay, reprit de Winter, est l’un de ces vaillants mousquetaires de Sa Majesté le roi Louis XIII dont je vous ai parlé, Madame… Puis, se retournant vers Athos : Quant à monsieur, continua-t-il, c’est ce noble comte de La Fère dont la haute réputation est si bien connue de Votre Majesté.


– Messieurs, dit la reine, j’avais autour de moi, il y a quelques années, des gentilshommes, des trésors, des armées ; à un signe de ma main tout cela s’employait pour mon service. Aujourd’hui, regardez autour de moi, cela vous surprendra sans

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doute ; mais pour accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je n’ai que lord de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois pour la première fois, et que je ne connais que comme mes compatriotes.


– C’est assez, Madame, dit Athos en saluant profondément, si la vie de trois hommes peut racheter la vôtre.

– Merci, messieurs. Mais écoutez-moi, poursuivit-elle, je suis non seulement la plus misérable des reines, mais la plus malheureuse des mères, la plus désespérée des épouses : mes enfants, deux du moins, le duc d’York et la princesse Charlotte, sont loin de moi, exposés aux coups des ambitieux et des ennemis ; le roi mon mari traîne en Angleterre une existence si douloureuse, que c’est peu dire en vous affirmant qu’il cherche la mort comme une chose désirable. Tenez, messieurs, voici la lettre qu’il me fit tenir par milord de Winter. Lisez.


Athos et Aramis s’excusèrent.


– Lisez, dit la reine.


Athos lut à haute voix la lettre que nous connaissons, et dans laquelle le roi Charles demandait si l’hospitalité lui serait accordée en France.


– Eh bien ? demanda Athos lorsqu’il eut fini cette lecture.


– Eh bien ! dit la reine, il a refusé.


Les deux amis échangèrent un sourire de mépris.


– Et maintenant, Madame, que faut-il faire ? dit Athos.


– Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur ?

dit la reine émue.

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– J’ai eu l’honneur de demander à Votre Majesté ce qu’elle désirait que M. d’Herblay et moi fissions pour son service ; nous sommes prêts.


– Ah ! monsieur, vous êtes en effet un noble cœur ! s’écria la reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord de Winter la regardait en ayant l’air de lui dire : Ne vous avais-je pas répondu d’eux ?

– Mais vous, monsieur ? demanda la reine à Aramis.

– Moi, Madame, répondit celui-ci, partout où va M. le

comte, fût-ce à la mort, je le suis sans demander pourquoi ; mais quand il s’agit du service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant la reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors je précède M. le comte.


– Eh bien ! messieurs, dit la reine, puisqu’il en est ainsi, puisque vous voulez bien vous dévouer au service d’une pauvre princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu’il s’agit de faire pour moi. Le roi est seul avec quelques gentilshommes qu’il craint de perdre chaque jour, au milieu d’Écossais dont il se défie, quoiqu’il soit Écossais lui-même. Depuis que lord de Winter l’a quitté, je ne vis plus, messieurs. Eh bien ! je demande beaucoup trop peut-être, car je n’ai aucun titre pour demander ; passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez près de lui dans l’intérieur de sa maison, où des embûches se pressent chaque jour, bien plus périlleuses que tous les risques de la guerre ; et en échange de ce sacrifice que vous me ferez, messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, je crois que ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une sœur et de vous préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et mes enfants, je le jure devant Dieu !


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Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel. – Madame, dit Athos, quand faut-il partir ?


– Vous consentez donc ? s’écria la reine avec joie.

– Oui, Madame. Seulement Votre Majesté va trop loin, ce me semble, en s’engageant à nous combler d’une amitié si fort au-dessus de nos mérites. Nous servons Dieu, Madame, en servant un prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous sommes à vous corps et âme.


– Ah ! messieurs, dit la reine attendrie jusqu’aux larmes, voici le premier instant de joie et d’espoir que j’ai éprouvé depuis cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop borné pour reconnaître un pareil sacrifice, c’est lui qui vous récompensera, lui qui lit dans mon cœur tout ce que j’ai de reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon époux, sauvez le roi ; et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi l’espoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-même. En attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation à me faire ? Je suis dès à présent votre amie ; et puisque vous faites mes affaires, je dois m’occuper des vôtres.


– Madame, dit Athos, je n’ai rien à demander à Votre Majesté que ses prières.


– Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et n’ai que Votre Majesté à servir.


La reine leur tendit sa main, qu’ils baisèrent, et elle dit tout bas à de Winter :


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– Si vous manquez d’argent, milord, n’hésitez pas un instant, brisez les joyaux que je vous ai donnés, détachez-en les diamants et vendez-les à un juif : vous en tirerez cinquante à soixante mille livres ; dépensez-les s’il est nécessaire, mais que ces gentilshommes soient traités comme ils le méritent, c’est-à-

dire en rois.

La reine avait préparé deux lettres : une écrite par elle, une écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire reconnaître au roi ; puis ils se retirèrent.


Au bas de l’escalier, de Winter s’arrêta :


– Allez de votre côté et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que nous n’éveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-nous à la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux tant qu’ils pourront aller, puis ensuite nous prendrons la poste. Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au nom de la reine.


Les trois gentilshommes se serrèrent la main ; le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurè-

rent ensemble.


– Eh bien ! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de cette affaire, mon cher comte ?


– Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.


– Mais vous l’avez accueillie avec enthousiasme ?


– Comme j’accueillerai toujours la défense d’un grand

principe, mon cher d’Herblay. Les rois ne peuvent être forts que par la noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les

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rois. Soutenons donc les monarchies, c’est nous soutenir nous-mêmes.

– Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boi-vent de la bière.

– Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller faire un tour à la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant favorisé l’évasion de M. de Beaufort ? Ah ! ma foi, Aramis, croyez-moi, il n’y a point de regret à avoir. Nous évitons la prison et nous agissons en héros, le choix est facile.


– C’est vrai ; mais, en toute chose, mon cher, il faut en revenir à cette première question, fort sotte, je le sais, mais fort nécessaire : Avez-vous de l’argent ?


– Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier m’avait envoyées la veille de mon départ de Bragelonne ; mais là-dessus je dois en laisser une cinquantaine à Raoul : il faut qu’un jeune gentilhomme vive dignement. Je n’ai donc que cinquante pistoles à peu près : et vous ?


– Moi, je suis sûr qu’en retournant toutes mes poches et en ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi.

Heureusement que lord de Winter est riche.


– Lord de Winter est momentanément ruiné, car c’est

Cromwell qui touche ses revenus.


– Voilà où le baron Porthos serait bon, dit Aramis.


– Voilà où je regrette d’Artagnan, dit Athos.


– Quelle bourse ronde !


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– Quelle fière épée !

– Débauchons-les.

– Ce secret n’est pas le nôtre, Aramis ; croyez-moi donc, ne mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une pareille démarche, nous paraîtrions douter de nous-mêmes.

Regrettons à part nous, mais ne parlons pas.

– Vous avez raison. Que ferez-vous d’ici à ce soir ? Moi je suis forcé de remettre deux choses.

– Est-ce choses qui puissent se remettre ?


– Dame ! il le faudra bien.


– Et quelles étaient-elles ?


– D’abord un coup d’épée au coadjuteur, que j’ai rencontré hier soir chez madame de Rambouillet, et que j’ai trouvé monté sur un singulier ton à mon égard.


– Fi donc ! une querelle entre prêtres ! un duel entre alliés !


– Que voulez-vous, mon cher ! il est ferrailleur, et moi aussi ; il court les ruelles, et moi aussi ; sa soutane lui pèse, et j’ai, je crois, assez de la mienne ; je crois parfois qu’il est Aramis et que je suis le coadjuteur, tant nous avons d’analogie l’un avec l’autre. Cette espèce de Sosie m’ennuie et me fait ombre ; d’ailleurs, c’est un brouillon qui perdra notre parti. Je suis convaincu que si je lui donnais un soufflet, comme j’ai fait ce matin à ce petit bourgeois qui m’avait éclaboussé, cela changerait la face des affaires.


– Et moi, mon cher Aramis, répondit tranquillement

Athos, je crois que cela ne changerait que la face de M. de Retz.

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Ainsi, croyez-moi, laissons les choses comme elles sont : d’ailleurs, vous ne vous appartenez plus ni l’un ni l’autre : vous êtes à la reine d’Angleterre et lui à la Fronde ; donc, si la seconde chose que vous regrettez de ne pouvoir accomplir n’est pas plus importante que la première…

– Oh ! celle-là était fort importante.

– Alors faites-la tout de suite.

– Malheureusement je ne suis pas libre de la faire à l’heure que je veux. C’était au soir, tout à fait au soir.


– Je comprends, dit Athos en souriant, à minuit ?


– À peu près.


– Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses qui se remettent, que ces choses-là, et vous la remettrez, ayant surtout une pareille excuse à donner à votre retour…


– Oui, si je reviens.


– Si vous ne revenez pas, que vous importe ? Soyez donc un peu raisonnable. Voyons, Aramis, vous n’avez plus vingt ans, mon cher ami.


– À mon grand regret, mordieu ! Ah ! si je les avais !


– Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de bonnes folies !

Mais il faut que nous nous quittions : j’ai, moi, une ou deux visites à faire et une lettre à écrire ; revenez donc me prendre à huit heures, ou plutôt voulez-vous que je vous attende à souper à sept ?


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– Fort bien ; j’ai, moi, dit Aramis, vingt visites à faire et autant de lettres à écrire.

Et sur ce ils se quittèrent. Athos alla faire une visite à madame de Vendôme, déposa son nom chez madame de Che-

vreuse, et écrivit à d’Artagnan la lettre suivante :

« Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire

d’importance. Je voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. N’oubliez pas que je vous écris pour vous répéter combien je vous aime.

« Raoul est allé à Blois, et il ignore mon départ ; veillez sur lui en mon absence du mieux qu’il vous sera possible, et si par hasard vous n’avez pas de mes nouvelles d’ici à trois mois, dites-lui qu’il ouvre un paquet cacheté à son adresse, qu’il trouvera à Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clef.


« Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-être adieu. »


Et il fit porter la lettre par Blaisois.


À l’heure convenue, Aramis arriva : il était en cavalier et avait au côté cette ancienne épée qu’il avait tirée si souvent et qu’il était plus que jamais prêt à tirer.


– Ah çà ! dit-il, je crois que décidément nous avons tort de partir ainsi, sans laisser un petit mot d’adieu à Porthos et à d’Artagnan.


– C’est chose faite, cher ami, dit Athos, et j’y ai pourvu ; je les ai embrassés tous deux pour vous et pour moi.


– Vous êtes un homme admirable, mon cher comte, dit

Aramis, et vous pensez à tout.

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– Eh bien ! avez-vous pris votre parti de ce voyage ?

– Tout à fait ; et maintenant que j’y ai réfléchi, je suis aise de quitter Paris en ce moment.

– Et moi aussi, répondit Athos ; seulement je regrette de ne pas avoir embrassé d’Artagnan, mais le démon est si fin qu’il eût deviné nos projets.

À la fin du souper, Blaisois rentra.

– Monsieur, voilà la réponse de M. d’Artagnan.


– Mais je ne t’ai pas dit qu’il y eût réponse, imbécile ! dit Athos.


– Aussi étais-je parti sans l’attendre, mais il m’a fait rappeler et il m’a donné ceci.


Et il présenta un petit sac de peau tout arrondi et tout sonnant.


Athos l’ouvrit et commença par en tirer un petit billet conçu en ces termes :


« Mon cher comte,


« Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on n’a jamais assez d’argent ; or, je me rappelle nos temps de détresse, et je vous envoie la moitié de ma bourse : c’est de l’argent que je suis parvenu à faire suer au Mazarin. N’en faites donc pas un trop mauvais usage, je vous en supplie.


« Quant à ce qui est de ne plus vous revoir, je n’en crois pas un mot ; quand on a votre cœur et votre épée, on passe-partout.

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« Au revoir donc, et pas adieu.

« Il va sans dire que du jour où j’ai vu Raoul je l’ai aimé comme mon enfant ; cependant croyez que je demande bien sincèrement à Dieu de ne pas devenir son père, quoique je fusse fier d’un fils comme lui.


« VOTRE D’ARTAGNAN. »

« P.-S. – Bien entendu que les cinquante louis que je vous envoie sont à vous comme à Aramis, à Aramis comme à vous. »


Athos sourit, et son beau regard se voila d’une larme.

D’Artagnan, qu’il avait toujours tendrement aimé, l’aimait donc toujours, tout mazarin qu’il était.


– Voilà, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis en versant la bourse sur une table, tous à l’effigie du roi Louis XIII. Eh bien, que faites-vous de cet argent, comte, le gardez-vous ou le renvoyez-vous ?


– Je le garde, Aramis, et je n’en aurais pas besoin que je le garderais encore. Ce qui est offert de grand cœur doit être accepté de grand cœur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez-moi les vingt-cinq autres.


– À la bonne heure, je suis heureux de voir que vous êtes de mon avis. Là, maintenant, partons-nous ?


– Quand vous voudrez ; mais n’avez-vous donc point de laquais ?


– Non, cet imbécile de Bazin a eu la sottise de se faire bedeau, comme vous savez, de sorte qu’il ne peut pas quitter Notre-Dame.

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– C’est bien, vous Prendrez Blaisois, dont je ne saurais que faire, puisque j’ai déjà Grimaud.

– Volontiers, dit Aramis.

En ce moment, Grimaud parut sur le seuil.

– Prêts, dit-il avec son laconisme ordinaire.

– Partons donc, dit Athos.

En effet, les chevaux attendaient tout sellés. Les deux laquais en firent autant.


Au coin du quai ils rencontrèrent Bazin qui accourait tout essoufflé.


– Ah ! monsieur, dit Bazin, Dieu merci ! j’arrive à temps.


– Qu’y a-t-il ?


– M. Porthos sort de la maison et a laissé ceci pour vous, en disant que la chose était fort pressée et devait vous être remise avant votre départ.


– Bon, dit Aramis en prenant une bourse que lui tendait Bazin, qu’est ceci ?


– Attendez, monsieur l’abbé, il y a une lettre.


– Tu sais que je t’ai déjà dit que si tu m’appelais autrement que chevalier, je te briserais les os. Voyons la lettre.


– Comment allez-vous lire ? demanda Athos, il fait noir comme dans un four.

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– Attendez, dit Bazin.

Bazin battit le briquet et alluma une bougie roulée avec laquelle il allumait ses cierges. À la lueur de cette bougie, Aramis lut : « Mon cher d’Herblay,

« J’apprends par d’Artagnan, qui m’embrasse de votre part et de celle du comte de La Fère, que vous partez pour une expé-

dition qui durera peut-être deux ou trois mois ; comme je sais que vous n’aimez pas demander à vos amis, moi je vous offre : voici deux cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez quand l’occasion s’en présentera. Ne craignez pas de me gêner : si j’ai besoin d’argent, j’en ferai venir de l’un de mes châteaux ; rien qu’à Bracieux j’ai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne vous envoie pas plus, c’est que je crains que vous n’acceptiez pas une somme trop forte.


« Je m’adresse à vous parce que vous savez que le comte de La Fère m’impose toujours un peu malgré moi, quoique je l’aime de tout mon cœur ; mais il est bien entendu que ce que j’offre à vous, je l’offre en même temps à lui.


« Je suis, comme vous n’en doutez pas, j’espère, votre bien dévoué.


« DU VALLON DE BRACIEUX DE PIERREFONDS. »


– Eh bien ! dit Aramis, que dites-vous de cela ?


– Je dis, mon cher d’Herblay, que c’est presque un sacrilège de douter de la Providence quand on a de tels amis.


– Ainsi donc ?

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– Ainsi donc nous partageons les pistoles de Porthos

comme nous avons partagé les louis de d’Artagnan.

Le partage fait à la lueur du rat-de-cave de Bazin, les deux amis se remirent en route.

Un quart d’heure après, ils étaient à la porte Saint-Denis où de Winter les attendait.


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XLVI. Où il est prouvé que le premier

mouvement est toujours le bon

Les trois gentilshommes prirent la route de Picardie, cette route si connue d’eux, et qui rappelait à Athos et à Aramis quelques-uns des souvenirs les plus pittoresques de leur jeunesse.


– Si Mousqueton était avec nous, dit Athos en arrivant à l’endroit où ils avaient eu dispute avec des paveurs, comme il frémirait en passant ici ; vous rappelez-vous, Aramis ? c’est ici que lui arriva cette fameuse balle.


– Ma foi, je le lui permettrais, dit Aramis, car moi je me sens frissonner à ce souvenir ; tenez, voici au-delà de cet arbre un petit endroit où j’ai bien cru que j’étais mort.

On continua le chemin. Bientôt ce fut à Grimaud à redescendre dans sa mémoire. Arrivés en face de l’auberge où son maître et lui avaient fait autrefois une si énorme ripaille, il s’approcha d’Athos, et, lui montrant le soupirail de la cave, il lui dit :


– Saucissons !


Athos se mit à rire, et cette folie de son jeune âge lui parut aussi amusante que si quelqu’un la lui eût racontée comme d’un autre.


Enfin, après deux jours et une nuit de marche, ils arrivè-

rent vers le soir, par un temps magnifique, à Boulogne, ville alors presque déserte, bâtie entièrement sur la hauteur ; ce

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qu’on appelle la basse ville n’existait pas. Boulogne était une position formidable.

En arrivant aux portes de la ville :


– Messieurs, dit de Winter, faisons ici comme à Paris : sé-

parons-nous pour éviter les soupçons ; j’ai une auberge peu fré-

quentée, mais dont le patron m’est entièrement dévoué. Je vais y aller, car des lettres doivent m’y attendre ; vous, allez à la première hôtellerie de la ville, à l’ Épée du Grand Henri, par exemple ; rafraîchissez-vous, et dans deux heures trouvez-vous sur la jetée, notre barque doit nous y attendre.


La chose fut arrêtée ainsi. Lord de Winter continua son chemin le long des boulevards extérieurs pour entrer par une autre porte, tandis que les deux amis entrèrent par celle devant laquelle ils se trouvaient ; au bout de deux cents pas ils rencontrèrent l’hôtel indiqué.


On fit rafraîchir les chevaux, mais sans les desseller ; les laquais soupèrent, car il commençait à se faire tard, et les deux maîtres, fort impatients de s’embarquer, leur donnèrent rendez-vous sur la jetée, avec ordre de n’échanger aucune parole avec qui que ce fût. On comprend bien que cette recommandation ne regardait que Blaisois ; pour Grimaud, il y avait longtemps qu’elle était devenue inutile.


Athos et Aramis descendirent vers le port.


Par leurs habits couverts de poussière, par certain air dé-

gagé qui fait toujours reconnaître un homme habitué aux voyages, les deux amis excitèrent l’attention de quelques promeneurs.


Ils en virent un surtout à qui leur arrivée avait produit une certaine impression. Cet homme, qu’ils avaient remarqué les

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premiers, par les mêmes causes qui les avaient fait, eux, remarquer des autres, allait et venait tristement sur la jetée. Dès qu’il les vit, il ne cessa de les regarder à son tour et parut brûler d’envie de leur adresser la parole.


Cet homme était jeune et pâle ; il avait les yeux d’un bleu si incertain, qu’ils paraissaient s’irriter comme ceux du tigre, selon les couleurs qu’ils reflétaient ; sa démarche, malgré la lenteur et l’incertitude de ses détours, était raide et hardie ; il était vêtu de noir et portait une longue épée avec assez de grâce.


Arrivés sur la jetée, Athos et Aramis s’arrêtèrent à regarder un petit bateau amarré à un pieu et tout équipé comme s’il attendait.


– C’est sans doute le nôtre, dit Athos.


– Oui, répondit Aramis, et le sloop qui appareille là-bas a bien l’air d’être celui qui doit nous conduire à notre destination ; maintenant, continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse pas attendre. Ce n’est point amusant de demeurer ici : il n’y passe pas une seule femme.


– Chut ! dit Athos : on nous écoutait.


En effet, le promeneur, qui, pendant l’examen des deux amis, avait passé et repassé plusieurs fois derrière eux, s’était arrêté au nom de Winter ; mais comme sa figure n’avait exprimé aucune émotion en entendant ce nom, ce pouvait être aussi bien le hasard qui l’avait fait s’arrêter.


– Messieurs, dit le jeune homme en saluant avec beaucoup d’aisance et de politesse, pardonnez à ma curiosité, mais je vois que vous venez de Paris, ou du moins que vous êtes étrangers à Boulogne.


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– Nous venons de Paris, oui, monsieur, répondit Athos

avec la même courtoisie, qu’y a-t-il pour votre service ?

– Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous assez bon

pour me dire s’il est vrai que monsieur le cardinal Mazarin ne soit plus ministre ?

– Voilà une question étrange, dit Aramis.

– Il l’est et ne l’est pas, répondit Athos ; c’est-à-dire que la moitié de la France le chasse, et qu’à force d’intrigues et de promesses, il se fait maintenir par l’autre moitié : cela peut durer ainsi fort longtemps, comme vous voyez.


– Enfin, monsieur, dit l’étranger, il n’est pas en fuite ni en prison ?


– Non, monsieur, pas pour le moment du moins.


– Messieurs, agréez mes remerciements pour votre com-

plaisance, dit le jeune homme en s’éloignant.


– Que dites-vous de ce questionneur ? dit Aramis.


– Je dis que c’est un provincial qui s’ennuie ou un espion qui s’informe.


– Et vous lui avez répondu ainsi ?


– Rien ne m’autorisait à lui répondre autrement. Il était poli avec moi, je l’ai été avec lui.


– Mais cependant si c’est un espion…


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– Que voulez-vous que fasse un espion ? nous ne sommes plus au temps du cardinal de Richelieu, qui, sur un simple soupçon, faisait fermer les ports.

– N’importe, vous avez eu tort de lui répondre comme vous avez fait, dit Aramis, en suivant des yeux le jeune homme qui disparaissait derrière les dunes.

– Et vous, dit Athos, vous oubliez que vous avez commis une bien autre imprudence, c’était celle de prononcer le nom de lord de Winter. Oubliez-vous que c’est à ce nom que le jeune homme s’est arrêté ?


– Raison de plus, quand il vous a parlé, de l’inviter à passer son chemin.


– Une querelle, dit Athos.


– Et depuis quand une querelle vous fait-elle peur ?


– Une querelle me fait toujours peur lorsqu’on m’attend quelque part et que cette querelle peut m’empêcher d’arriver.

D’ailleurs, voulez-vous que je vous avoue une chose ? moi aussi je suis curieux de voir ce jeune homme de près.


– Et pourquoi cela ?


– Aramis, vous allez vous moquer de moi ; Aramis, vous allez dire que je répète toujours la même chose ; vous allez m’appeler le plus peureux des visionnaires.


– Après ?


– À qui trouvez-vous que cet homme ressemble ?


– En laid ou en beau ? demanda en riant Aramis.

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– En laid, et autant qu’un homme peut ressembler à une femme.

– Ah ! pardieu ! s’écria Aramis, vous m’y faites penser.

Non, certes, vous n’êtes pas visionnaire, mon cher ami, et, à présent que je réfléchis, oui, vous avez ma foi raison : cette bouche fine et rentrée, ces yeux qui semblent toujours aux ordres de l’esprit et jamais à ceux du cœur. C’est quelque bâtard de Milady.

– Vous riez, Aramis !


– Par habitude, voilà tout ; car, je vous le jure, je n’aimerais pas plus que vous à rencontrer ce serpenteau sur mon chemin.


– Ah ! voici de Winter qui vient, dit Athos.


– Bon, il ne manquerait plus qu’une chose, dit Aramis, c’est que ce fussent maintenant nos laquais qui se fissent attendre.


– Non, dit Athos, je les aperçois, ils viennent à vingt pas derrière milord. Je reconnais Grimaud à sa tête raide et à ses longues jambes. Tony porte nos carabines.


– Alors nous allons nous embarquer de nuit ? demanda

Aramis en jetant un coup d’œil sur l’occident, où le soleil ne laissait plus qu’un nuage d’or qui semblait s’éteindre peu à peu en se trempant dans la mer.


– C’est probable, dit Athos.


– Diable ! reprit Aramis, j’aime peu la mer le jour, mais encore moins la nuit ; le bruit des flots, le bruit des vents, le mouvement affreux du bâtiment, j’avoue que je préférerais le couvent de Noisy.

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Athos sourit de son sourire triste, car il écoutait ce que lui disait son ami tout en pensant évidemment à autre chose, et s’achemina vers de Winter.


Aramis le suivit.

– Qu’a donc notre ami ? dit Aramis, il ressemble aux damnés de Dante, à qui Satan a disloqué le cou et qui regardent leurs talons. Que diable a-t-il donc à regarder ainsi derrière lui ?


En les apercevant à son tour, de Winter doubla le pas et vint à eux avec une rapidité surprenante.


– Qu’avez-vous donc, milord, dit Athos, et qui vous essouf-fle ainsi ?


– Rien, dit de Winter, rien. Cependant, en passant près des dunes, il m’a semblé…


Et il se retourna de nouveau.


Athos regarda Aramis.


– Mais partons, continua de Winter, partons, le bateau doit nous attendre, et voici notre sloop à l’ancre, le voyez-vous d’ici ?

Je voudrais déjà être dessus.


Et il se retourna encore.


– Ah çà ! dit Aramis, vous oubliez donc quelque chose ?


– Non, c’est une préoccupation.


– Il l’a vu, dit tout bas Athos à Aramis.


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On était arrivé à l’escalier qui conduisait à la barque. De Winter fit descendre les premiers les laquais qui portaient les armes, les crocheteurs qui portaient les malles, et commença à descendre après eux.


En ce moment, Athos aperçut un homme qui suivait le

bord de la mer parallèle à la jetée, et qui hâtant sa marche comme pour assister de l’autre côté du port, séparé de vingt pas à peine, à leur embarquement.

Il crut, au milieu de l’ombre qui commençait à descendre, reconnaître le jeune homme qui les avait questionnés.


– Oh ! oh ! se dit-il, serait-ce décidément un espion et voudrait-il s’opposer à notre embarquement ?


Mais comme, dans le cas où l’étranger aurait eu ce projet, il était déjà un peu tard pour qu’il fût mis à exécution, Athos, à son tour, descendit l’escalier, mais sans perdre de vue le jeune homme. Celui-ci, pour couper court, avait paru sur une écluse.


– Il nous en veut assurément, dit Athos, mais embarquons-nous toujours, et, une fois en pleine mer, qu’il y vienne.


Et Athos sauta dans la barque, qui se détacha aussitôt du rivage et qui commença de s’éloigner sous l’effort de quatre vigoureux rameurs.


Mais le jeune homme se mit à suivre ou plutôt à devancer la barque. Elle devait passer entre la pointe de la jetée, dominée par le fanal qui venait de s’allumer, et un rocher qui surplom-bait. On le vit de loin gravir le rocher de manière à dominer la barque lorsqu’elle passerait.


– Ah çà ! dit Aramis à Athos, ce jeune homme est décidé-

ment un espion.

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– Quel est ce jeune homme ? demanda de Winter en se retournant.

– Mais celui qui nous a suivis, qui nous a parlé et qui nous a attendus là-bas : voyez.

De Winter se retourna et suivit la direction du doigt d’Aramis. Le phare inondait de clarté le petit détroit où l’on allait passer et le rocher où se tenait debout le jeune homme, qui attendait la tête nue et les bras croisés.

– C’est lui ! s’écria lord de Winter en saisissant le bras d’Athos, c’est lui ; j’avais bien cru le reconnaître et je ne m’étais pas trompé.


– Qui, lui ? demanda Aramis.


– Le fils de Milady, répondit Athos.


– Le moine ! s’écria Grimaud.


Le jeune homme entendit ces paroles ; on eût dit qu’il allait se précipiter, tant il se tenait à l’extrémité du rocher, penché sur la mer.


– Oui, c’est moi, mon oncle ; moi, le fils de Milady ; moi, le moine ; moi, le secrétaire et l’ami de Cromwell, et je vous connais, vous et vos compagnons.


Il y avait dans cette barque trois hommes qui étaient braves, certes, et desquels nul homme n’eût osé contester le courage ; eh bien, à cette voix, à cet accent, à ce geste, ils sentirent le frisson de la terreur courir dans leurs veines.


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Quant à Grimaud, ses cheveux étaient hérissés sur sa tête, et la sueur lui coulait du front.

– Ah ! dit Aramis, c’est là le neveu, c’est le moine, c’est là le fils de Milady, comme il le dit lui-même ?

– Hélas ! oui, murmura de Winter.

– Alors, attendez ! dit Aramis.

Et il prit, avec le sang-froid terrible qu’il avait dans les su-prêmes occasions, un des deux mousquets que tenait Tony, l’arma et coucha en joue cet homme qui se tenait debout sur ce rocher comme l’ange des malédictions.


– Feu ! cria Grimaud hors de lui.


Athos se jeta sur le canon de la carabine et arrêta le coup qui allait partir.


– Que le diable vous emporte ! s’écria Aramis, je le tenais si bien au bout de mon mousquet ; je lui eusse mis la balle en pleine poitrine.


– C’est bien assez d’avoir tué la mère, dit sourdement Athos.


– La mère était une scélérate, qui nous avait tous frappés en nous ou dans ceux qui nous étaient chers.


– Oui, mais le fils ne nous a rien fait, lui.


Grimaud, qui s’était soulevé pour voir l’effet du coup, retomba découragé en frappant des mains.


Le jeune homme éclata de rire.

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– Ah ! c’est bien vous, dit-il, c’est bien vous, et je vous connais maintenant.

Son rire strident et ses paroles menaçantes passèrent au-dessus de la barque, emportés par la brise et allèrent se perdre dans les profondeurs de l’horizon.

Aramis frémit.

– Du calme, dit Athos. Que diable ! ne sommes-nous donc plus des hommes ?


– Si fait, dit Aramis ; mais celui-là est un démon. Et, tenez, demandez à l’oncle si j’avais tort de le débarrasser de son cher neveu.


De Winter ne répondit que par un soupir.


– Tout était fini, continua Aramis. Ah ! j’ai bien peur, Athos, que vous ne m’ayez fait faire une folie avec votre sagesse.


Athos prit la main de de Winter, et, essayant de détourner la conversation :


– Quand aborderons-nous en Angleterre ? demanda-t-il au gentilhomme.


Mais celui-ci n’entendit point ces paroles et ne répondit pas.


– Tenez, Athos, dit Aramis, peut-être serait-il encore temps. Voyez, il est toujours à la même place.


Athos se retourna avec effort, la vue de ce jeune homme lui était évidemment pénible.

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En effet, il était toujours debout sur son rocher, le phare faisant autour de lui comme une auréole de lumière.

– Mais que fait-il à Boulogne ? demanda Athos, qui, étant la raison même, cherchait en tout la cause, peu soucieux de l’effet.

– Il me suivait, il me suivait, dit de Winter, qui, cette fois, avait entendu la voix d’Athos ; car la voix d’Athos correspondait à ses pensées.

– Pour vous suivre, mon ami, dit Athos, il aurait fallu qu’il sût notre départ ; et, d’ailleurs, selon toute probabilité, au contraire, il nous avait précédés.


– Alors je n’y comprends rien ! dit l’Anglais en secouant la tête comme un homme qui pense qu’il est inutile d’essayer de lutter contre une force surnaturelle.


– Décidément, Aramis, dit Athos, je crois que j’ai eu tort de ne pas vous laisser faire.


– Taisez-vous, répondit Aramis ; vous me feriez pleurer si je pouvais.


Grimaud poussa un grognement sourd qui ressemblait à un rugissement.


En ce moment, une voix les héla du sloop. Le pilote, qui était assis au gouvernail, répondit, et la barque aborda le bâtiment.


En un instant, hommes, valets et bagages furent à bord. Le patron n’attendait que les passagers pour partir ; et, à peine eu-

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rent-ils le pied sur le pont que l’on mit le cap vers Hastings où on devait débarquer.

En ce moment les trois amis, malgré eux, jetèrent un dernier regard vers le rocher, où se détachait visible encore l’ombre menaçante qui les poursuivait.

Puis une voix arriva jusqu’à eux, qui leur envoyait cette dernière menace :

– Au revoir, messieurs, en Angleterre !


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XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens

Tout ce mouvement que Madame Henriette avait remarqué

et dont elle avait cherché vainement le motif était occasionné par la victoire de Lens, dont M. le Prince avait fait messager M. le duc de Châtillon, qui y avait eu une noble part ; il était, en outre, chargé de suspendre aux voûtes de Notre-Dame vingt-deux drapeaux, pris tant aux Lorrains qu’aux Espagnols.


Cette nouvelle était décisive : elle tranchait le procès entamé avec le parlement en faveur de la cour. Tous les impôts en-registrés sommairement, et auxquels le parlement faisait opposition, étaient toujours motivés sur la nécessité de soutenir l’honneur de la France et sur l’espérance hasardeuse de battre l’ennemi. Or, comme depuis Nordlingen on n’avait éprouvé que des revers, le parlement avait beau jeu pour interpeller M. de Mazarin sur les victoires toujours promises et toujours ajournées ; mais cette fois on en était enfin venu aux mains, il y avait eu triomphe et triomphe complet : aussi tout le monde avait-il compris qu’il y avait double victoire pour la cour, victoire à l’extérieur, victoire à l’intérieur, si bien qu’il n’y avait pas jusqu’au jeune roi, qui, en apprenant cette nouvelle, ne se fût écrié :


– Ah ! messieurs du parlement, nous allons voir ce que vous allez dire.


Sur quoi la reine avait pressé sur son cœur l’enfant royal, dont les sentiments hautains et indomptés s’harmonisaient si bien avec les siens. Un conseil eut lieu le même soir, auquel avaient été appelés le maréchal de La Meilleraie et

M. de Villeroy, parce qu’ils étaient mazarins ; Chavigny et Sé-

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guier, parce qu’ils haïssaient le parlement, et Guitaut et Comminges, parce qu’ils étaient dévoués à la reine.

Rien ne transpira de ce qui avait été décidé dans ce conseil.

On sut seulement que le dimanche suivant il y aurait un Te Deum chanté à Notre-Dame en l’honneur de la victoire de Lens.

Le dimanche suivant, les Parisiens s’éveillèrent donc dans l’allégresse : c’était une grande affaire, à cette époque, qu’un Te Deum. On n’avait pas encore fait abus de ce genre de cérémonie, et elle produisait son effet. Le soleil, qui, de son côté, semblait prendre part à la fête, s’était levé radieux et dorait les sombres tours de la métropole, déjà remplie d’une immense quantité de peuple ; les rues les plus obscures de la Cité avaient pris un air de fête, et tout le long des quais on voyait de longues files de bourgeois, d’artisans, de femmes et d’enfants se rendant à Notre-Dame, semblables à un fleuve qui remonterait vers sa source.


Les boutiques étaient désertes, les maisons fermées ; chacun avait voulu voir le jeune roi avec sa mère et le fameux cardinal de Mazarin, que l’on haïssait tant que personne ne voulait se priver de sa présence.


La plus grande liberté, au reste, régnait parmi ce peuple immense ; toutes les opinions s’exprimaient ouvertement et sonnaient, pour ainsi dire, l’émeute, comme les mille cloches de toutes les églises de Paris sonnaient le Te Deum. La police de la ville était faite par la ville elle-même, rien de menaçant ne venait troubler le concert de la haine générale et glacer les paroles dans ces bouches médisantes.


Cependant, dès huit heures du matin, le régiment des gardes de la reine, commandé par Guitaut, et en second par Comminges, son neveu, était venu, tambours et trompettes en tête, s’échelonner depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, man-

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œuvre que les Parisiens avaient vue avec tranquillité, toujours curieux qu’ils sont de musique militaire et d’uniformes éclatants.

Friquet était endimanché, et sous prétexte d’une fluxion qu’il s’était momentanément procurée en introduisant un nombre infini de noyaux de cerise dans un des côtés de sa bouche, il avait obtenu de Bazin son supérieur un congé pour toute la journée.

Bazin avait commencé par refuser, car Bazin était de mauvaise humeur, d’abord du départ d’Aramis, qui était parti sans lui dire où il allait, ensuite de servir une messe dite en faveur d’une victoire qui n’était pas selon ses opinions, Bazin était frondeur, on se le rappelle ; et s’il y avait eu moyen que, dans une pareille solennité, le bedeau s’absentât comme un simple enfant de chœur, Bazin eût certainement adressé à l’archevêque la même demande que celle qu’on venait de lui faire. Il avait donc commencé par refuser, comme nous avons dit, tout congé ; mais en la présence même de Bazin la fluxion de Friquet avait tellement augmenté de volume, que pour l’honneur du corps des enfants de chœur, qui aurait été compromis par une pareille difformité, il avait fini par céder en grommelant. À la porte de l’église, Friquet avait craché sa fluxion et envoyé du côté de Bazin un de ces gestes qui assurent au gamin de Paris sa supériorité sur les autres gamins de l’univers ; et, quant à son hôtellerie, il s’en était naturellement débarrassé en disant qu’il servait la messe à Notre-Dame.


Friquet était donc libre, et, ainsi que nous l’avons vu, avait revêtu sa plus somptueuse toilette ; il avait surtout, comme ornement remarquable de sa personne, un de ces bonnets indes-criptibles qui tiennent le milieu entre la barrette du moyen âge et le chapeau du temps de Louis XIII. Sa mère lui avait fabriqué ce curieux couvre-chef, et, soit caprice, soit manque d’étoffe uniforme, s’était montrée en le fabriquant peu soucieuse d’assortir

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les couleurs ; de sorte que le chef-d’œuvre de la chapellerie du dix-septième siècle était jaune et vert d’un côté, blanc et rouge de l’autre. Mais Friquet, qui avait toujours aimé la variété dans les tons, n’en était que plus fier et plus triomphant.


En sortant de chez Bazin, Friquet était parti tout courant pour le Palais-Royal ; il y arriva au moment où en sortait le ré-

giment des gardes, et, comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tête, battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice à celui de la trompette, qu’il contrefaisait naturellement avec la bouche d’une façon qui lui avait plus d’une fois valu les éloges des amateurs de l’harmonie imitative.


Cet amusement dura de la barrière des Sergents jusqu’à la place Notre-Dame ; et Friquet y prit un véritable plaisir ; mais lorsque le régiment s’arrêta et que les compagnies, en se développant, pénétrèrent jusqu’au cœur de la Cité, se posant à l’extrémité de la rue Saint-Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait Broussel, alors Friquet, se rappelant qu’il n’avait pas déjeuné, chercha de quel côté il pourrait tourner ses pas pour accomplir cet acte important de la journée, et après avoir mûrement réfléchi, décida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait les frais de son repas.


En conséquence il prit son élan, arriva tout essoufflé devant la porte du conseiller et heurta rudement.


Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir.


– Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et pourquoi n’es-tu pas à Notre-Dame ?


– J’y étais, mère Nanette, dit Friquet, mais j’ai vu qu’il s’y passait des choses dont maître Broussel devait être averti, et

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avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette, M. Bazin le bedeau ? je suis venu pour parler à M. Broussel.

– Et que veux-tu lui dire, magot, à M. Broussel ?


– Je veux lui parler à lui-même.

– Cela ne se peut pas, il travaille.

– Alors j’attendrai, dit Friquet, que cela arrangeait d’autant mieux qu’il trouverait bien moyen d’utiliser le temps.

Et il monta rapidement l’escalier, que dame Nanette monta plus lentement derrière lui.


– Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M. Broussel ?


– Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de toutes ses forces, qu’il y a le régiment des gardes tout entier qui vient de ce côté-ci. Or, comme j’ai entendu dire partout qu’il y avait à la cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prévenir afin qu’il se tienne sur ses gardes.


Broussel entendit le cri du jeune drôle, et, charmé de son excès de zèle, descendit au premier étage ; car il travaillait en effet dans son cabinet au second.


– Eh ! dit-il, mon ami, que nous importe le régiment des gardes, et n’es-tu pas fou de faire un pareil esclandre ? Ne sais-tu pas que c’est l’usage d’agir comme ces messieurs le font, et que c’est l’habitude de ce régiment de se mettre en haie sur le passage du roi ?


Friquet contrefit l’étonné, et tournant son bonnet neuf entre ses doigts :


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– Ce n’est pas étonnant que vous le sachiez, dit-il, vous, monsieur Broussel, qui savez tout ; mais moi, en vérité du bon Dieu, je ne le savais pas, et j’ai cru vous donner un bon avis. Il ne faut pas m’en vouloir pour cela, monsieur Broussel.


– Au contraire, mon garçon, au contraire, et ton zèle me plaît. Dame Nanette, voyez donc un peu à ces abricots que madame de Longueville nous a envoyés hier de Noisy ; et donnez-en donc une demi-douzaine à votre fils avec un croûton de pain tendre.


– Ah ! merci, monsieur Broussel, dit Friquet ; merci, j’aime justement beaucoup les abricots.


Broussel alors passa chez sa femme et demanda son déjeuner. Il était neuf heures et demie. Le conseiller se mit à la fenê-

tre. La rue était complètement déserte, mais au loin on entendait, comme le bruit d’une marée qui monte, l’immense mugissement des ondes populaires qui grossissaient déjà autour de Notre-Dame.


Ce bruit redoubla lorsque d’Artagnan vint avec une compagnie de mousquetaires se poser aux portes de Notre-Dame pour faire faire le service de l’église. Il avait dit à Porthos de profiter de l’occasion pour voir la cérémonie, et Porthos, en grande tenue, monta sur son plus beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire, comme jadis si souvent d’Artagnan l’avait fait. Le sergent de cette compagnie, vieux soldat des guerres d’Espagne, avait reconnu Porthos, son ancien compagnon, et bientôt il avait mis au courant chacun de ceux qui servaient sous ses ordres des hauts faits de ce géant, l’honneur des anciens mousquetaires de Tréville. Porthos non seulement avait été bien accueilli dans la compagnie mais encore il y était regardé avec admiration.


À dix heures, le canon du Louvre annonça la sortie du roi.

Un mouvement pareil à celui des arbres dont un vent d’orage

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courbe et tourmente les cimes courut dans la multitude, qui s’agita derrière les mousquets immobiles des gardes. Enfin le roi parut avec la reine dans un carrosse tout doré. Dix autres carrosses suivaient, renfermant les dames d’honneur, les officiers de la maison royale et toute la cour.

– Vive le roi ! cria-t-on de toutes parts.

Le jeune roi mit gravement la tête à la portière, fit une petite mine assez reconnaissante, et salua même légèrement, ce qui fit redoubler les cris de la multitude.

Le cortège s’avança lentement et mit près d’une demi-

heure pour franchir l’intervalle qui sépare le Louvre de la place Notre-Dame. Arrivé là, il se rendit peu à peu sous la voûte immense de la sombre métropole, et le service divin commença.


Au moment où la cour prenait place, un carrosse aux armes de Comminges quitta la file des carrosses de la cour, et vint lentement se placer au bout de la rue Saint-Christophe, entièrement déserte. Arrivé là, quatre gardes et un exempt qui l’escortaient montèrent dans la lourde machine et en fermèrent les mantelets ; puis à travers un jour prudemment ménagé, l’exempt se mit à guetter le long de la rue Cocatrix, comme s’il attendait l’arrivée de quelqu’un.


Tout le monde était occupé de la cérémonie, de sorte que ni le carrosse ni les précautions dont s’entouraient ceux qui étaient dedans ne furent remarqués. Friquet, dont l’œil toujours au guet eût pu seul les pénétrer, s’en était allé savourer ses abricots sur l’entablement d’une maison du parvis Notre-Dame. De là il voyait le roi, la reine et M. de Mazarin et entendait la messe comme s’il l’avait servie.


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Vers la fin de l’office, la reine, voyant que Comminges attendait debout auprès d’elle une confirmation de l’ordre qu’elle lui avait déjà donné avant de quitter le Louvre, dit à demi-voix :

– Allez Comminges, et que Dieu vous assiste !

Comminges partit aussitôt, sortit de l’église, et entra dans la rue Saint-Christophe.

Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de deux gardes, s’amusa à le suivre, et cela avec d’autant plus d’allégresse que la cérémonie finissait à l’instant même et que le roi remontait dans son carrosse.


À peine l’exempt vit-il apparaître Comminges au bout de la rue Cocatrix, qu’il dit un mot au cocher, lequel mit aussitôt sa machine en mouvement et la conduisit devant la porte de Broussel.


Comminges frappait à cette porte en même temps que la

voiture s’y arrêtait.


Friquet attendait derrière Comminges que cette porte fût ouverte.


– Que fais-tu là, drôle ? demanda Comminges.


– J’attends pour entrer chez maître Broussel, monsieur l’officier ! dit Friquet de ce ton câlin que sait si bien prendre dans l’occasion le gamin de Paris.


– C’est donc bien là qu’il demeure ? demanda Comminges.


– Oui, monsieur.


– Et quel étage occupe-t-il ?

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– Toute la maison, dit Friquet ; la maison est à lui.

– Mais où se tient-il ordinairement ?


– Pour travailler, il se tient au second, mais pour prendre ses repas, il descend au premier ; dans ce moment il doit dîner, car il est midi.

– Bien, dit Comminges.


En ce moment on ouvrit. L’officier interrogea le laquais, et apprit que maître Broussel était chez lui, et dînait effectivement.

Comminges monta derrière le laquais, et Friquet monta derrière Comminges.


Broussel était assis à table avec sa famille, ayant devant lui sa femme, à ses côtés ses deux filles, et au bout de la table son fils, Louvières, que nous avons vu déjà apparaître lors de l’accident arrivé au conseiller, accident dont au reste il était parfaitement remis. Le bonhomme, revenu en pleine santé, goûtait donc les beaux fruits que lui avait envoyés madame de Longueville.


Comminges, qui avait arrêté le bras du laquais au moment où celui-ci allait ouvrir la porte pour l’annoncer, ouvrit la porte lui-même et se trouva en face de ce tableau de famille.


À la vue de l’officier, Broussel se sentit quelque peu ému ; mais, voyant qu’il saluait poliment, il se leva et salua aussi.


Cependant, malgré cette politesse réciproque, l’inquiétude se peignit sur le visage des femmes ; Louvières devint fort pâle et attendait impatiemment que l’officier s’expliquât.


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– Monsieur, dit Comminges, je suis porteur d’un ordre du roi. – Fort bien, monsieur, répondit Broussel. Quel est cet ordre ?

Et il tendit la main.

– J’ai commission de me saisir de votre personne, mon-

sieur, dit Comminges, toujours sur le même ton, avec la même politesse, et si vous voulez bien m’en croire, vous vous épargne-rez la peine de lire cette longue lettre et vous me suivrez.


La foudre tombée au milieu de ces bonnes gens si paisiblement assemblés n’eût pas produit un effet plus terrible.

Broussel recula tout tremblant. C’était une terrible chose à cette époque que d’être emprisonné par l’inimitié du roi. Louvières fit un mouvement pour sauter sur son épée, qui était sur une chaise dans l’angle de la salle ; mais un coup d’œil du bonhomme Broussel, qui au milieu de tout cela ne perdait pas la tête, contint ce mouvement désespéré. Madame Broussel, sépa-rée de son mari par la largeur de la table, fondait en larmes, les deux jeunes filles tenaient leur père embrassé.


– Allons, monsieur, dit Comminges, hâtons-nous, il faut obéir au roi.


– Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise santé et ne puis me rendre prisonnier en cet état ; je demande du temps.


– C’est impossible, répondit Comminges, l’ordre est formel et doit être exécuté à l’instant même.


– Impossible ! dit Louvières ; monsieur, prenez garde de nous pousser au désespoir.


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– Impossible ! dit une voix criarde au fond de la chambre.

Comminges se retourna et vit dame Nanette son balai à la main et dont les yeux brillaient de tous les feux de la colère.


– Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit Broussel, je vous en prie.

– Moi, me tenir tranquille quand on arrête mon maître, le soutien, le libérateur, le père du pauvre peuple ! Ah bien oui !

vous me connaissez encore… Voulez-vous vous en aller ! dit-elle à Comminges.


Comminges sourit.


– Voyons, monsieur, dit-il en se retournant vers Broussel, faites-moi taire cette femme et suivez-moi.


– Me faire taire, moi ! moi ! dit Nanette ; ah bien oui ! il en faudrait encore un autre que vous, mon bel oiseau du roi ! Vous allez voir.


Et dame Nanette s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit, et d’une voix si perçante qu’on put l’entendre du parvis Notre-Dame :


– Au secours ! cria-t-elle, on arrête mon maître ! on arrête le conseiller Broussel ! au secours !


– Monsieur, dit Comminges, déclarez-vous tout de suite : obéirez-vous ou comptez-vous faire rébellion au roi ?


– J’obéis, j’obéis, monsieur, s’écria Broussel essayant de se dégager de l’étreinte de ses deux filles et de contenir du regard son fils toujours prêt à lui échapper.


– En ce cas, dit Comminges, imposez silence à cette vieille.

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– Ah ! vieille ! dit Nanette.

Et elle se mit à crier de plus belle en se cramponnant aux barres de la fenêtre :

– Au secours ! au secours ! pour maître Broussel, qu’on ar-rête parce qu’il a défendu le peuple ; au secours !

Comminges saisit la servante à bras-le-corps, et voulut l’arracher de son poste ; mais au même instant une autre voix, sortant d’une espèce d’entresol, hurla d’un ton de fausset :


– Au meurtre ! au feu ! à l’assassin ! On tue M. Broussel !

on égorge M. Broussel !


C’était la voix de Friquet. Dame Nanette, se sentant soutenue, reprit alors avec plus de force et fit chorus.


Déjà des têtes curieuses apparaissaient aux fenêtres. Le peuple, attiré au bout de la rue, accourait, des hommes, puis des groupes, puis une foule : on entendait les cris ; on voyait un carrosse, mais on ne comprenait pas. Friquet sauta de l’entresol sur l’impériale de la voiture.


– Ils veulent arrêter M. Broussel ! cria-t-il ; il y a des gardes dans le carrosse, et l’officier est là-haut.


La foule se mit à gronder et s’approcha des chevaux. Les deux gardes qui étaient restés dans l’allée montèrent au secours de Comminges ; ceux qui étaient dans le carrosse ouvrirent les portières et croisèrent la pique.


– Les voyez-vous ? criait Friquet. Les voyez-vous ? les voilà.


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Le cocher se retourna et envoya à Friquet un coup de fouet qui le fit hurler de douleur.

– Ah ! cocher du diable ! s’écria Friquet, tu t’en mêles ? attends !

Et il regagna son entresol, d’où il accabla le cocher de tous les projectiles qu’il put trouver.

Malgré la démonstration hostile des gardes, et peut-être même à cause de cette démonstration, la foule se mit à gronder et s’approcher des chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins à grands coups de pique.


Cependant le tumulte allait toujours croissant ; la rue ne pouvait plus contenir les spectateurs qui affluaient de toutes parts ; la presse envahissait l’espace que formaient encore entre eux et le carrosse les redoutables piques des gardes. Les soldats, repoussés comme par des murailles vivantes, allaient être écrasés contre les moyeux des roues et les panneaux de la voiture.

Les cris : « Au nom du roi ! » vingt fois répétés par l’exempt, ne pouvaient rien contre cette redoutable multitude, et semblaient l’exaspérer encore, quand, à ces cris : « Au nom du roi ! », un cavalier accourut, et, voyant des uniformes fort maltraités, s’élança dans la mêlée l’épée à la main et apporta un secours inespéré aux gardes.


Ce cavalier était un jeune homme de quinze à seize ans à peine, que la colère rendait pâle. Il mit pied à terre comme les autres gardes, s’adossa au timon de la voiture, se fit un rempart de son cheval, tira de ses fontes les pistolets, qu’il passa à sa ceinture et commença à espadonner en homme à qui le manie-ment de l’épée est chose familière.


Pendant dix minutes, à lui seul le jeune homme soutint l’effort de toute la foule.

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Alors on vit paraître Comminges poussant Broussel devant lui. – Rompons le carrosse ! criait le peuple.

– Au secours ! criait la vieille.

– Au meurtre ! criait Friquet en continuant de faire pleuvoir sur les gardes tout ce qui se trouvait sous sa main.


– Au nom du roi ! criait Comminges.


– Le premier qui avance est mort ! cria Raoul qui, se

voyant pressé, fit sentir la pointe de son épée à une espèce de géant qui était prêt à l’écraser, et qui, se sentant blessé, recula en hurlant.


Car c’était Raoul qui, revenant de Blois, selon qu’il l’avait promis au comte de La Fère, après cinq jours d’absence, avait voulu jouir du coup d’œil de la cérémonie, et avait pris par les rues qui le conduiraient plus directement à Notre-Dame. Arrivé aux environs de la rue Cocatrix, il s’était trouvé entraîné par le flot du populaire, et à ce mot : « Au nom du roi ! » il s’était rappelé le mot d’Athos : « Servez le roi » et il était accouru combattre pour le roi, dont on maltraitait les gardes.


Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans le carrosse et s’élança derrière lui. En ce moment un coup d’arquebuse retentit, une balle traversa du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa le bras d’un garde. Comminges releva la tête et vit, au milieu de la fumée, la figure menaçante de Louvières qui apparaissait à la fenêtre du second étage.


– C’est bien, monsieur, dit Comminges, vous entendrez

parler de moi.

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– Et vous aussi, monsieur, dit Louvières, et nous verrons lequel parlera plus haut.

Friquet et Nanette hurlaient toujours ; les cris, le bruit du coup, l’odeur de la poudre toujours si enivrante, faisaient leur effet. – À mort l’officier ! à mort ! hurla la foule.

Et il se fit un grand mouvement.

– Un pas de plus, cria Comminges en abattant les mantelets pour qu’on pût bien voir dans la voiture et en appuyant son épée sur la poitrine de Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier ; j’ai ordre de l’amener mort ou vif, je l’amènerai mort, voilà tout.


Un cri terrible retentit : la femme et les filles de Broussel tendaient au peuple des mains suppliantes.


Le peuple comprit que cet officier si pâle, mais qui paraissait si résolu, ferait comme il disait : on continua de menacer, mais on s’écarta.


Comminges fit monter avec lui dans la voiture le garde blessé, et ordonna aux autres de fermer la portière.


– Touche au palais, dit-il au cocher plus mort que vif.


Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un large chemin dans la foule ; mais en arrivant au quai, il fallut s’arrêter. Le carrosse versa, les chevaux étaient portés, étouffés, broyés par la foule, Raoul, à pied, car il n’avait pas eu le temps de remonter à cheval, las de distribuer des coups de plat d’épée, comme les gardes las de distribuer des coups de plat de lame, commençait

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à recourir à la pointe. Mais ce terrible et dernier recours ne faisait qu’exaspérer la multitude. On commençait de temps en temps à voir reluire aussi au milieu de la foule le canon d’un mousquet ou la lame d’une rapière ; quelques coups de feu retentissaient, tirés en l’air sans doute, mais dont l’écho ne faisait pas moins vibrer les cœurs ; les projectiles continuaient de pleuvoir des fenêtres. On entendait des voix que l’on n’entend que les jours d’émeute ; on voyait des visages qu’on ne voit que les jours sanglants. Les cris : « À mort ! à mort les gardes ! à la Seine l’officier ! » dominaient tout ce bruit, si immense qu’il fût.

Raoul, son chapeau broyé, le visage sanglant, sentait que non seulement ses forces, mais encore sa raison, commençaient à l’abandonner ; ses yeux nageaient dans un brouillard rougeâtre, et à travers ce brouillard il voyait cent bras menaçants s’étendre sur lui, prêts à le saisir quand il tomberait. Comminges s’arrachait les cheveux de rage dans le carrosse renversé. Les gardes ne pouvaient porter secours à personne, occupés qu’ils étaient chacun à se défendre personnellement. Tout était fini : carrosse, chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-être, tout allait être dispersé par lambeaux, quand tout à coup une voix bien connue de Raoul retentit, quand soudain une large épée brilla en l’air ; au même instant la foule s’ouvrit, trouée, renversée, écrasée : un officier de mousquetaires, frappant et taillant de droite et de gauche, courut à Raoul et le prit dans ses bras au moment où il allait tomber.


– Sangdieu ! cria l’officier, l’ont-ils donc assassiné ? En ce cas, malheur à eux !


Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colère et de menace, que les plus enragés rebelles se ruèrent les uns sur les autres pour s’enfuir et que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine.


– Monsieur d’Artagnan, murmura Raoul.


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– Oui, sangdieu ! en personne, et heureusement pour vous, à ce qu’il paraît, mon jeune ami. Voyons ! ici, vous autres, s’écria-t-il en se redressant sur ses étriers et élevant son épée, appelant de la voix et du geste les mousquetaires qui n’avaient pu le suivre tant sa course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout cela ! Aux mousquets ! Portez armes ! Apprêtez armes ! En joue…

À cet ordre les montagnes du populaire s’affaissèrent si subitement, que d’Artagnan ne put retenir un éclat de rire homé-

rique.

– Merci, d’Artagnan, dit Comminges, montrant la moitié de son corps par la portière du carrosse renversé ; merci, mon jeune gentilhomme ! Votre nom ? que je le dise à la reine.


Raoul allait répondre, lorsque d’Artagnan se pencha à son oreille :


– Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre.


Puis, se retournant vers Comminges :


– Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre.


– Mais lequel ?


– Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui le montent seront trop heureux, je l’espère, de prêter leur carrosse pour le service du roi.


– Mais, dit Comminges, je ne sais.


– Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont revenir avec des épées et des mousquets. Vous serez tué et votre

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prisonnier délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse qui vient là-bas.

Puis se penchant de nouveau vers Raoul :


– Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il.

Le jeune homme le regardait d’un air étonné.

– C’est bien, j’y cours, dit Comminges, et s’ils reviennent faites feu.

– Non pas, non pas, répondit d’Artagnan, que personne ne bouge, au contraire : un coup de feu tiré en ce moment serait payé trop cher demain.


Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousque-

taires et courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui s’y trouvaient et le ramena près du carrosse versé.


Mais lorsqu’il fallut transporter Broussel du char brisé dans l’autre, le peuple, qui aperçut celui qu’il appelait son libé-

rateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de nouveau vers le carrosse.


– Partez, dit d’Artagnan. Voici dix mousquetaires pour vous accompagner, j’en garde vingt pour contenir le peuple ; partez et ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges !


Dix hommes se séparèrent de la troupe, entourèrent le

nouveau carrosse et partirent au galop.


Au départ du carrosse les cris redoublèrent ; plus de dix mille hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les rues adjacentes.

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Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blessé. – En avant, cria d’Artagnan poussé à bout et mordant sa moustache.

Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui se renversa épouvanté. Un seul homme demeura à sa place l’arquebuse à la main.


– Ah ! dit cet homme, c’est toi qui déjà as voulu

l’assassiner ! attends !


Et il abaissa son arquebuse sur d’Artagnan, qui arrivait sur lui au triple galop.


D’Artagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit feu ; la balle coupa la plume de son chapeau.


Le cheval emporté heurta l’imprudent qui, à lui seul, essayait d’arrêter une tempête, et l’envoya tomber contre la muraille.


D’Artagnan arrêta son cheval tout court, et tandis que ses mousquetaires continuaient de charger, il revint l’épée haute sur celui qu’il avait renversé.


– Ah ! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour l’avoir vu rue Cocatrix, monsieur, épargnez-le, c’est son fils.


D’Artagnan retint son bras prêt à frapper.


– Ah ! vous êtes son fils, dit-il ; c’est autre chose.


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– Monsieur, je me rends ! dit Louvières tendant à l’officier son arquebuse déchargée.

– Eh non ! ne vous rendez pas, mordieu ! filez au contraire, et promptement ; si je vous prends, vous serez pendu.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le cou du cheval et disparut au coin de la rue Guénégaud.

– Ma foi, dit d’Artagnan à Raoul, il était temps que vous m’arrêtiez la main, c’était un homme mort, et, ma foi, quand j’aurais su qui il était, j’eusse eu regret de l’avoir tué.


– Ah ! monsieur, dit Raoul, permettez qu’après vous avoir remercié pour ce pauvre garçon, je vous remercie pour moi ; moi aussi, monsieur, j’allais mourir quand vous êtes arrivé.


– Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas à parler.


Puis tirant d’une de ses fontes un flacon plein de vin d’Espagne :


– Buvez deux gorgées de ceci, dit-il.


Raoul but et voulut renouveler ses remerciements.


– Cher, dit d’Artagnan, nous parlerons de cela plus tard.


Puis, voyant que les mousquetaires avaient balayé le quai depuis le Pont-Neuf jusqu’au quai Saint-Michel et qu’ils revenaient, il leva son épée pour qu’ils doublassent le pas.


Les mousquetaires arrivèrent au trot ; en même temps, de l’autre côté du quai, arrivaient les dix hommes d’escorte que d’Artagnan avait donnés à Comminges.

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– Holà ! dit d’Artagnan s’adressant à ceux-ci, est-il arrivé quelque chose de nouveau ?

– Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse s’est encore brisé une fois ; c’est une véritable malédiction.

D’Artagnan haussa les épaules.

– Ce sont des maladroits, dit-il ; quand on choisit un carrosse, il faut qu’il soit solide : le carrosse avec lequel on arrête un Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes.


– Qu’ordonnez-vous, mon lieutenant ?


– Prenez le détachement et conduisez-le au quartier.


– Mais vous vous retirez donc seul ?


– Certainement. Croyez-vous pas que j’aie besoin

d’escorte ?


– Cependant…


– Allez donc.


Les mousquetaires partirent et d’Artagnan demeura seul avec Raoul.


– Maintenant, souffrez-vous ? lui dit-il.


– Oui, monsieur, j’ai la tête lourde et brûlante.


– Qu’y a-t-il donc à cette tête ? dit d’Artagnan levant le chapeau. Ah ! ah ! une contusion.


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– Oui, j’ai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la tête.

– Canaille ! dit d’Artagnan. Mais vous avez des éperons, étiez-vous donc à cheval ?


– Oui

; mais j’en suis descendu pour défendre

M. de Comminges, et mon cheval a été pris. Et tenez, le voici.

En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre couleurs et criant.

– Broussel ! Broussel !


– Holà ! arrête, drôle ! cria d’Artagnan, amène ici ce cheval.


Friquet entendit bien ; mais il fit semblant de ne pas entendre, et essaya de continuer son chemin.


D’Artagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet, mais il ne voulut point laisser Raoul seul ; il se contenta donc de prendre un pistolet dans ses fontes et de l’armer.


Friquet avait l’œil vif et l’oreille fine, il vit le mouvement de d’Artagnan, entendit le bruit du chien ; il arrêta son cheval tout court.


– Ah ! c’est vous, monsieur l’officier, s’écria-t-il en venant à d’Artagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer.


D’Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit garçon de la rue de la Calandre.


– Ah ! c’est toi, drôle, dit-il ; viens ici.


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– Oui, c’est moi, monsieur l’officier, dit Friquet de son air câlin. – Tu as donc changé de métier ? tu n’es donc plus enfant de chœur ? tu n’es donc plus garçon de taverne ? tu es donc voleur de chevaux ?

– Ah ! monsieur l’officier, peut-on dire ! s’écria Friquet, je cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau cavalier brave comme un César… Il fit semblant d’apercevoir Raoul pour la première fois… Ah ! mais je ne me trompe pas, continua-t-il, le voici. Monsieur, vous n’oublierez pas le garçon, n’est-ce pas ?


Raoul mit la main à sa poche.


– Qu’allez-vous faire ? dit d’Artagnan.


– Donner dix livres à ce brave garçon, répondit Raoul en tirant une pistole de sa poche.


– Dix coups de pied dans le ventre, dit d’Artagnan. Va-t’en, drôle ! et n’oublie pas que j’ai ton adresse.


Friquet, qui ne s’attendait pas à en être quitte à si bon marché, ne fit qu’un bond du quai à la rue Dauphine, où il disparut.

Raoul remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, d’Artagnan gardant le jeune homme comme si c’était son fils, prirent le chemin de la rue Tiquetonne.


Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de lointaines menaces ; mais, à l’aspect de cet officier à la tournure si militaire, à la vue de cette puissante épée qui pendait à son poignet soutenue par sa dragonne, on s’écarta constamment, et aucune tentative sérieuse ne fut faite contre les deux cavaliers.

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On arriva donc sans accident à l’hôte de La Chevrette.

La belle Madeleine annonça à d’Artagnan que Planchet

était de retour et avait amené Mousqueton, lequel avait supporté héroïquement l’extraction de la balle et se trouvait aussi bien que le comportait son état.

D’Artagnan ordonna alors d’appeler Planchet ; mais, si bien qu’on l’appelât, Planchet ne répondit point : il avait disparu.

– Alors, du vin ! dit d’Artagnan.


Puis quand le vin fut apporté et que d’Artagnan fut seul avec Raoul :


– Vous êtes bien content de vous, n’est-ce pas ? dit-il en le regardant entre les deux yeux.


– Mais oui, dit Raoul ; il me semble que j’ai fait mon devoir. N’ai-je pas défendu le roi ?


– Et qui vous dit de défendre le roi ?


– Mais M. le comte de La Fère lui-même.


– Oui, le roi ; mais aujourd’hui vous n’avez pas défendu le roi, vous avez défendu Mazarin, ce qui n’est pas la même chose.


– Mais, monsieur…


– Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous

êtes mêlé de choses qui ne vous regardent pas.


– Cependant vous-même…

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– Oh ! moi, c’est autre chose ; moi, j’ai dû obéir aux ordres de mon capitaine. Votre capitaine, à vous, c’est M. le Prince.

Entendez bien cela, vous n’en avez pas d’autre. Mais a-t-on vu, continua d’Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin, et qui aide à arrêter Broussel ! Ne soufflez pas un mot de cela, au moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux.

– Vous croyez que M. le comte de La Fère se fâcherait contre moi ?


– Si je le crois ! j’en suis sûr ; sans cela je vous remercierais, car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en son lieu et place ; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis, ajouta d’Artagnan, j’use, mon cher enfant, du privilège que votre tuteur m’a concédé.


– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.


D’Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la présenta à Raoul.


Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent.


– Oh ! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de larmes sur d’Artagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me voir ?


– Il est parti il y a quatre jours, dit d’Artagnan.


– Mais sa lettre semble indiquer qu’il court un danger de mort.


– Ah bien oui ; lui, courir un danger de mort ! soyez tranquille : non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt ; vous

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n’avez pas de répugnance, je l’espère, à m’accepter pour tuteur par intérim ?

– Oh ! non, monsieur d’Artagnan, dit Raoul, vous êtes si brave gentilhomme et M. le comte de La Fère vous aime tant !

– Eh ! mon Dieu ! aimez-moi aussi ; je ne vous tourmenterai guère, mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et très frondeur même.

– Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse ?

– Je le crois mordieu bien ! et M. le coadjuteur aussi, et madame de Longueville aussi ; et si le bonhomme Broussel était là, que vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous dirais : Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le sur les deux joues.


– Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne pas.


– C’est inutile que vous compreniez. Tenez, continua

d’Artagnan en se tournant vers la porte qu’on venait d’ouvrir, voici M. du Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés.


– Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout souillé de poussière, en échange j’ai déchiré bien des peaux.

Ces croquants ne voulaient-ils pas m’ôter mon épée ! Peste !

quelle émotion populaire ! continua le géant avec son air tranquille ; mais j’en ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde… Un doigt de vin, d’Artagnan.


– Oh ! je m’en rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le verre de Porthos jusqu’au bord ; mais quand vous aurez bu, dites-moi votre opinion.


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Porthos avala le verre d’un trait ; puis, quand il l’eut posé sur la table et qu’il eut sucé sa moustache :

– Sur quoi ? dit-il.


– Tenez, reprit d’Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui voulait à toute force aider à l’arrestation de Broussel et que j’ai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges !

– Peste ! dit Porthos ; et le tuteur, qu’aurait-il dit s’il eût appris cela ?

– Voyez-vous, interrompit d’Artagnan ; frondez, mon ami, frondez et songez que je remplace M. le comte en tout.


Et il fit sonner sa bourse.


Puis, se retournant vers son compagnon :


– Venez-vous, Porthos ? dit-il.


– Où cela ? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.


– Présenter nos hommages au cardinal.


Porthos avala le second verre avec la même tranquillité qu’il avait bu le premier, reprit son feutre, qu’il avait déposé sur une chaise, et suivit d’Artagnan.


Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu’il voyait, d’Artagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute cette émotion se fût calmée.


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XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

D’Artagnan avait calculé ce qu’il faisait en ne se rendant pas immédiatement au Palais-Royal : il avait donné le temps à Comminges de s’y rendre avant lui, et par conséquent de faire part au cardinal des services éminents que lui, d’Artagnan, et son ami avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine.

Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun d’eux était à plus de moitié chemin de ce qu’il désirait : c’est-à-dire d’Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.


D’Artagnan aurait mieux aimé de l’argent que tout cela, car il savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand-peine : il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes creuses ; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos, qu’il ne voulait pas décourager.


Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le fit demander. Le cardinal pensa que c’était un moyen de redoubler le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les remerciements de la reine elle-même ; il leur fit signe de le suivre. D’Artagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête.


– Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des costumes de bataille.


D’Artagnan et Porthos obéirent.

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La cour d’Anne d’Autriche était nombreuse et joyeusement bruyante, car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur l’Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple. Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain ; et Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont l’arrestation s’était opérée sans bruit et sans difficulté, était écroué au château de Vincennes.

Comminges était près de la reine, qui l’interrogeait sur les détails de son expédition ; et chacun écoutait son récit, lorsqu’il aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, d’Artagnan et Porthos.


– Eh ! Madame, dit-il courant à d’Artagnan, voici quel-qu’un qui peut vous dire cela mieux que moi, car c’est mon sauveur. Sans lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de Saint-Cloud ; car il ne s’agissait de rien moins que de me jeter à la rivière. Parlez, d’Artagnan, parlez.


Depuis qu’il était lieutenant aux mousquetaires,

d’Artagnan s’était trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.


– Eh bien, monsieur, après m’avoir rendu un pareil service, vous vous taisez ? dit Anne d’Autriche.


– Madame, répondit d’Artagnan, je n’ai rien à dire, sinon que ma vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux que le jour où je la perdrai pour elle.


– Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.


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– Permettez-moi, Madame, dit d’Artagnan, d’en reverser une part sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville, comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles, ajouta-t-il.


– Le nom de monsieur ? demanda la reine.

– Aux mousquetaires, dit d’Artagnan, il s’appelait Porthos (la reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du Vallon.


– De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.


– Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rap-

pelle tous, et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la reine.


Porthos salua. D’Artagnan fit deux pas en arrière.


Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait qu’il penchait fort du côté de la Fronde ; et Mazarin, en demandant à M. l’archevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu évidemment l’intention de porter à M. de Retz une de ces bottes à l’italienne qui le réjouissaient si fort.


En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris l’événement. Quoique à peu près engagé avec les principaux frondeurs, il ne l’était point assez pour qu’il ne pût faire retraite si la cour lui offrait les avantages qu’il ambitionnait et auxquels la coadjutorerie n’était qu’un acheminement. M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle, et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la bataille de Lens, déter-

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miné d’avance à agir pour ou contre la cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu.

Le coadjuteur fut donc annoncé ; il entra, et, à son aspect, toute cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses paroles.

Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant d’esprit que tous ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que les assistants eussent d’en rire, ils n’y trouvaient point prise. Il termina en disant qu’il mettait sa faible puissance au service de Sa Majesté.


La reine parut, tout le temps qu’elle dura, goûter fort la harangue de M. le coadjuteur ; mais cette harangue terminée par cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se retourna, et un coup d’œil décoché vers ses favoris leur annonça qu’elle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de la maison, s’écria que la reine était bien heureuse de trouver les secours de la religion dans un pareil moment.


Chacun éclata de rire.


Le comte de Villeroy dit qu’il ne savait pas comment on avait pu craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d’un signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux.


Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où l’on en viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu, il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV l’avait été à sa plume blanche à la bataille d’Ivry.

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Gondy, devant cet orage qu’il pouvait rendre mortel pour les railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors s’il avait quelque chose à ajouter au beau discours qu’il venait de lui faire.

– Oui, Madame, dit le coadjuteur, j’ai à vous prier d’y réflé-

chir à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.

La reine tourna le dos et les rires recommencèrent.


Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal, qui le regardait, un de ces regards qu’on comprend entre ennemis mortels. Ce regard était si acéré, qu’il pénétra jusqu’au fond du cœur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c’était une déclaration de guerre, saisit le bras de d’Artagnan et lui dit :


– Dans l’occasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme, qui vient de sortir, n’est-ce pas ?


– Oui, Monseigneur, dit-il.


Puis, se tournant à son tour vers Porthos :


– Diable ! dit-il, cela se gâte ; je n’aime pas les querelles entre les gens d’Église.


Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusqu’aux serviteurs de ses ennemis.


– Oh ! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour ingrate, cour perfide, cour lâche ! je t’apprendrai demain à rire, mais sur un autre ton.


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Mais tandis que l’on faisait des extravagances de joie au Palais-Royal pour renchérir sur l’hilarité de la reine, Mazarin, homme de sens, et qui d’ailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries : il était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des cachettes dans ses murailles.

En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu’un jeune homme était venu après son départ et l’attendait ; il demanda le nom de ce jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu’il s’appelait Louvières.


Il courut aussitôt à son cabinet ; en effet le fils de Broussel, encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens du roi, était là. La seule précaution qu’il eût prise pour venir à l’archevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami.


Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le regarda comme s’il eût voulu lire au fond de son cœur.


– Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive.


– Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement ? dit Louvières.


– Du fond du cœur, dit de Gondy.


– En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et l’heure d’agir est venue ; Monseigneur, si vous le voulez, mon père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous serez cardinal.


Le coadjuteur tressaillit.


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– Oh ! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table. on ne sème pas pour trente mille écus d’aumônes comme vous l’avez fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop beau. Vous êtes ambitieux, c’est tout simple : vous êtes homme de génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n’ai, en ce moment-ci, qu’un seul désir, la vengeance.

Donnez-nous le clergé et le peuple, dont vous disposez ; moi, je vous donne la bourgeoisie et le parlement ; avec ces quatre élé-

ments, dans huit jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la cour donnera par crainte ce qu’elle ne donnerait pas par bienveillance.

Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son œil per-

çant.


– Mais, monsieur Louvières, savez-vous que c’est tout bonnement la guerre civile que vous me proposez là ?


– Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour qu’elle soit la bienvenue de vous.


– N’importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande réflexion ?


– Et combien d’heures demandez-vous ?


– Douze heures, monsieur. Est-ce trop ?


– Il est midi ; à minuit je serai chez vous.


– Si je n’étais pas rentré, attendez-moi.


– À merveille. À minuit, Monseigneur.


– À minuit, mon cher monsieur Louvières.


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Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent les plus remuantes de Paris.


Gondy leur raconta l’insulte qu’on venait de lui faire au Palais-Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui demandèrent ce qu’il y avait à faire.

– C’est tout simple, dit le coadjuteur ; vous dirigez les consciences, eh bien ! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte et du respect des rois ; apprenez à vos ouailles que la reine est un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son corrupteur ; commencez l’œuvre aujourd’hui, à l’instant même, et dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si quelqu’un de vous a un bon conseil à me donner, qu’il reste, je l’écouterai avec plaisir.


Trois curés restèrent : celui de Saint-Merri, celui de Saint-Sulpice et celui de Saint-Eustache.


Les autres se retirèrent.


– Vous croyez donc pouvoir m’aider encore plus efficacement que vos confrères ? dit de Gondy.


– Nous l’espérons, reprirent les curés.


– Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, com-

mencez.


– Monseigneur, j’ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous être de la plus grande utilité.


– 676 –


– Quel est cet homme ?

– Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus

grande influence sur le petit commerce de son quartier.


– Comment l’appelez-vous ?

– C’est un nommé Planchet : il avait fait à lui seul une émeute il y a six semaines à peu près ; mais, à la suite de cette émeute, comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.


– Et le retrouverez-vous ?


– Je l’espère, je ne crois pas qu’il ait été arrêté ; et comme je suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai.


– Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous me le trouvez, amenez-le-moi.


– À quelle heure, Monseigneur ?


– À six heures, voulez-vous ?


– Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur.


– Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde !


Le curé sortit.


– Et vous, monsieur ? dit Gondy en se retournant vers le curé de Saint-Sulpice.


– Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu de grands services à un prince très populaire, qui ferait un excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre disposition.

– 677 –


– Comment nommez-vous cet homme ?

– M. le comte de Rochefort.


– Je le connais aussi ; malheureusement il n’est pas à Paris.

– Monseigneur, il est rue Cassette.

– Depuis quand ?


– Depuis trois jours déjà.


– Et pourquoi n’est-il pas venu me voir ?


– On lui a dit… Monseigneur me pardonnera…


– Sans doute ; dites.


– Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour.


Gondy se mordit les lèvres.


– On l’a trompé ; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé, et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis !


Le second curé s’inclina et sortit.


– À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers le dernier restant. Avez-vous aussi bien à m’offrir que ces deux messieurs qui nous quittent ?


– Mieux, Monseigneur.


– 678 –


– Diable ! faites attention que vous prenez là un terrible engagement : l’un m’a offert un marchand, l’autre m’a offert un comte ; vous allez donc m’offrir un prince, vous ?

– Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.

– Ah ! ah ! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le curé ; quelqu’un qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire crier, assez haut pour que toute la France l’entendît, que c’est le Mazarin qui les a réduits à la besace.

– Justement j’ai votre homme.


– Bravo ! et quel est cet homme ?


– Un simple mendiant comme je vous l’ai dit, Monseigneur, qui demande l’aumône en donnant de l’eau bénite sur les marches de l’église Saint-Eustache depuis six ans à peu près.


– Et vous dites qu’il a une grande influence sur ses pareils ?


– Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une espèce d’association de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part, et qui relève d’un chef ?


– Oui, j’ai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur.


– Eh bien ! cet homme que je vous offre est un syndic géné-

ral.


– Et que savez-vous de cet homme ?


– Rien, Monseigneur, sinon qu’il me paraît tourmenté de quelque remords.

– 679 –


– Qui vous le fait croire ?

– Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le repos de l’âme d’une personne morte de mort violente ; hier encore j’ai dit cette messe.

– Et vous l’appelez ?

– Maillard ; mais je ne pense pas que ce soit son véritable nom.

– Et croyez-vous qu’à cette heure nous le trouvions à son poste ?

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