– Mais si nous n’en rencontrions point, par exemple, et que le vent tournât au nord !


– Alors, dit Athos, c’est autre chose, nous ne retrouverions la terre que de l’autre côté de l’Atlantique.


– 1106 –


– Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit

Aramis.

– C’est plus que probable, dit le comte de La Fère.


Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux en-

core que le premier.

– Ah ! çà ! Mouston, demanda Porthos, qu’avez-vous donc à gémir toujours ainsi ? cela devient fastidieux !


– J’ai que j’ai froid, monsieur, dit Mousqueton.


– C’est impossible, dit Porthos.


– Impossible ? dit Mousqueton étonné.


– Certainement. Vous avez le corps couvert d’une couche de graisse qui le rend impénétrable à l’air. Il y a autre chose, parlez franchement.


– Eh bien, oui, monsieur, et c’est même cette couche de graisse, dont vous me glorifiez, qui m’épouvante, moi !


– Et pourquoi cela, Mouston ? parlez hardiment, ces messieurs vous le permettent.


– Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliothèque du château de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux voyageur du roi Henri IV.


– Après ?


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– Eh bien ! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort parlé d’aventures maritimes et d’événements semblables à celui qui nous menace en ce moment !

– Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est

pleine d’intérêt.

– Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affamés, dit Jean Mocquet, ont l’habitude affreuse de se manger les uns les autres et de commencer par…


– Par le plus gras

! s’écria d’Artagnan ne pouvant

s’empêcher de rire, malgré la gravité de la situation.


– Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de risible là-dedans.


– C’est le dévouement personnifié que ce brave Mousqueton ! reprit Porthos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton maître ?


– Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne soit pas, je vous l’avoue, sans quelque mélange de tristesse. Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant j’avais la certitude de vous être utile encore.


– Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon château de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété, pour vous et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme.


– Et vous le nommerez la vigne du Dévouement, Mouston, dit Aramis, pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice.


– 1108 –


– Chevalier, dit d’Artagnan en riant à son tour, vous eussiez mangé du Mouston sans trop de répugnance, n’est-ce pas, surtout après deux ou trois jours de diète ?

– Oh ! ma foi, non, reprit Aramis, j’eusse mieux aimé Blaisois : il y a moins longtemps que nous le connaissons.

On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient pour but surtout d’écarter de l’esprit d’Athos la scène qui venait de se passer, à l’exception de Grimaud, qui savait qu’en tout cas le danger, quel qu’il fût, passerait au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles.


Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversa-

tion, et muet, selon son habitude, s’escrimait-il de son mieux, un aviron de chaque main.


– Tu rames donc, toi ? dit Athos.


Grimaud fit signe que oui.


– Pourquoi rames-tu ?


– Pour avoir chaud.


En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes.


Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus de sa tête sa main armée d’une bouteille.


– Oh ! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh ! monsieur, nous sommes sauvés ! la barque est garnie de vivres.


– 1109 –


Et fouillant vivement sous le banc d’où il avait déjà tiré le précieux spécimen, il amena successivement une douzaine de bouteilles pareilles, du pain et un morceau de bœuf salé.

Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaieté à tous, excepté à Athos.

– Mordieu ! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait déjà faim en mettant le pied sur la felouque, c’est étonnant comme les émotions creusent l’estomac !


Et il avala une bouteille d’un coup et mangea à lui seul un bon tiers du pain et du bœuf salé.


– Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de dormir,

messieurs ; moi, je veillerai.


Pour d’autres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient mouillés jusqu’aux os, il faisait un vent glacial, et les émotions qu’ils venaient d’éprouver semblaient leur défendre de fermer l’œil ; mais pour ces natures d’élite, pour ces tempéraments de fer, pour ces corps brisés à toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes les circonstances, arrivait à son heure sans jamais manquer à l’appel.


Aussi au bout d’un instant chacun, plein de confiance dans le pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de profiter du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non seulement le chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul, comme il l’avait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite barque dans la voie qu’elle devait suivre.


Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent réveillés par Athos.

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Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuâtre, et à dix portées de mousquet à peu près vers l’avant on apercevait une masse noire au-dessus de laquelle se déployait une voile triangulaire fine et allongée comme l’aile d’une hirondelle. – Une barque ! dirent d’une même voix les quatre amis, tandis que les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur joie sur des tons différents.


C’était en effet une flûte dunkerquoise qui faisait voile vers Boulogne.


Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton unirent leurs voix en un seul cri qui vibra sur la surface élastique des flots, tandis que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa rame pour attirer les regards de ceux qu’allait frapper le son de la voix.


Un quart d’heure après, le canot de cette flûte les remor-quait ; ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Grimaud offrait vingt guinées au patron de la part de son maître, et à neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français mettaient le pied sur le sol de la patrie.


– Mordieu ! qu’on est fort là-dessus ! dit Porthos en enfon-

çant ses larges pieds dans le sable. Qu’on vienne me chercher noise maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et l’on verra à qui l’on a affaire ! Morbleu ! je défierais tout un royaume !


– Et moi, dit d’Artagnan, je vous engage à ne pas faire sonner ce défi trop haut, Porthos ; car il me semble qu’on nous regarde beaucoup par ici.


– 1111 –


– Pardieu ! dit Porthos, on nous admire.

– Eh bien, moi, répondit d’Artagnan, je n’y mets point d’amour-propre, je vous jure, Porthos ! Seulement j’aperçois des hommes en robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire m’épouvantent, je l’avoue.

– Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis. – Sous l’autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût plus fait attention à nous qu’aux marchandises. Mais sous celui-ci, tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises qu’à nous.


– Je ne m’y fie pas, dit d’Artagnan, et je gagne les dunes.


– Pourquoi pas la ville ? dit Porthos. J’aimerais mieux une bonne auberge que ces affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les lapins seulement. D’ailleurs j’ai faim, moi.


– Faites comme vous voudrez, Porthos ! dit d’Artagnan ; mais, quant à moi, je suis convaincu que ce qu’il y a de plus sûr pour des hommes dans notre situation, c’est la rase campagne.


Et d’Artagnan, certain de réunir la majorité, s’enfonça dans les dunes sans attendre la réponse de Porthos.


La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui derrière les monticules de sable, sans avoir attiré sur elle l’attention publique.


– Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue à peu près, causons.


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– Non pas, dit d’Artagnan, fuyons. Nous avons échappé à Cromwell, à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui voulaient nous dévorer ; nous n’échapperons pas au sieur Mazarin.

– Vous avez raison, d’Artagnan, dit Aramis, et mon avis est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions.

– Oui, oui, Aramis, dit d’Artagnan, séparons-nous.

Porthos voulut parler pour s’opposer à cette résolution, mais d’Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, qu’il devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes de son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la supériorité intellectuelle. Il renfonça donc les paroles qui allaient sortir de sa bouche.


– Mais pourquoi nous séparer ? dit Athos.


– Parce que, dit d’Artagnan, nous avons été envoyés à

Cromwell par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu’au lieu de servir Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui n’est pas du tout la même chose. En revenant avec messieurs de La Fère et d’Herblay, notre crime est avéré ; en revenant seuls, notre crime demeure à l’état de doute, et avec le doute on mène les hommes très loin. Or, je veux faire voir du pays à

M. de Mazarin, moi.


– Tiens, dit Porthos, c’est vrai !


– Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prison-

niers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dégagés de notre parole envers vous, et qu’en nous ramenant prisonniers à Paris…


– En vérité, Athos, interrompit d’Artagnan, je suis fâché qu’un homme d’esprit comme vous dise toujours des pauvretés

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dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, continua d’Artagnan en s’adressant à Aramis, qui, campé fièrement sur son épée, semblait, quoiqu’il eût d’abord émis une opinion contraire, s’être au premier mot rallié à celle de son compagnon, chevalier, comprenez donc qu’ici comme toujours mon caractère défiant exagère. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cependant on essayait de nous arrê-

ter devant vous, eh bien ! on n’arrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois ; les épées verraient le soleil, et l’affaire, mauvaise pour tout le monde, deviendrait une énormité qui nous perdrait tous quatre. D’ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer ceux-là d’affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer enfin ? Et puis, qui sait si nous n’obtiendrons pas séparément, vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon qu’on nous refuserait réunis ? Allons, Athos et Aramis, tirez à droite ; vous, Porthos, venez à gauche avec moi ; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous, par la route la plus courte, gagnons Paris.


– Mais si l’on nous enlève en route, comment nous prévenir mutuellement de cette catastrophe ? demanda Aramis.


– Rien de plus facile, répondit d’Artagnan ; convenons d’un itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez Saint-Valery, puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à Paris ; nous, nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la vitre avec le tranchant d’un diamant, un renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres.


– Ah ! mon ami, dit Athos, comme j’admirerais les ressources de votre tête, si je ne m’arrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre cœur.

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Et il tendit la main à d’Artagnan.

– Est-ce que le renard a du génie, Athos ? dit le Gascon avec un mouvement d’épaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit ?

– C’est dit.

– Alors, partageons l’argent, reprit d’Artagnan, il doit rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud ?


– Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur.


– C’est cela. Ah ! vivat ! voilà le soleil ! Bonjour, ami soleil !

Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gascogne, je te reconnais ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il y avait bien longtemps que je ne t’avais vu.


– Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, ne faites pas l’esprit fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre nous, cette franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités.


– Eh mais, dit d’Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos, qu’on quitte de sang-froid et dans un moment qui n’est pas sans danger deux amis comme vous et Aramis ?


– Non, dit Athos ; aussi venez dans mes bras, mon fils !


– Mordieu ! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure ; comme c’est bête !


Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les bras les uns des autres. Ces quatre hommes, réunis par l’étreinte fraternelle, n’eurent certes qu’une âme en ce moment.

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Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis.

Mousqueton suffisait à Porthos et à d’Artagnan.


On partagea, comme on avait toujours fait, l’argent avec une fraternelle régularité ; puis après s’être individuellement serré la main et s’être mutuellement réitéré l’assurance d’une amitié éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent pour prendre chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se renvoyer encore d’affectueuses paroles que répétaient les échos de la dune.


Enfin ils se perdirent de vue.


– Sacrebleu ! d’Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le cœur quelque chose contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette circonstance !


– Pourquoi ? demanda d’Artagnan avec son fin sourire.


– Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un véritable danger, ce n’est pas le moment de les abandonner. Moi, je vous avoue que j’étais tout prêt à les suivre et que je le suis encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins de la terre.


– Vous auriez raison, Porthos, s’il en était ainsi, dit d’Artagnan ; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant, toute petite qu’elle est, va changer le cours de vos idées : c’est que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger, c’est nous ; c’est que ce n’est point pour les abandonner que nous les quittons, mais pour ne pas les compromettre.


– Vrai ? dit Porthos en ouvrant de grands yeux étonnés.

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– Eh ! sans doute : qu’ils soient arrêtés, il y va pour eux de la Bastille tout simplement ; que nous le soyons, nous, il y va de la place de Grève.


– Oh ! oh ! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne de baron que vous me promettiez, d’Artagnan !

– Bah ! pas si loin que vous le croyez, peut-être, Porthos, vous connaissez le proverbe : « Tout chemin mène à Rome. »


– Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands

que ceux que courent Athos et Aramis ? demanda Porthos.


– Parce qu’ils n’ont fait, eux, que de suivre la mission qu’ils avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons trahi, nous, celle que nous avons reçue de Mazarin ; parce que, partis comme messagers à Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi Charles ; parce que, au lieu de concourir à faire tomber sa tête royale condamnée par ces cuistres qu’on appelle

MM. Mazarin, Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc., nous avons failli le sauver.


– C’est, ma foi, vrai, dit Porthos ; mais comment voulez-vous, mon cher ami, qu’au milieu de ces grandes préoccupations le général Cromwell ait eu le temps de penser…


– Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout ; et, croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est précieux.

Nous ne serons en sûreté qu’après avoir vu Mazarin, et encore…


– Diable ! dit Porthos, et que lui dirons-nous à Mazarin ?


– Laissez-moi faire, j’ai mon plan ; rira bien qui rira le dernier. M. Cromwell est bien fort ; M. Mazarin est bien rusé, mais

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j’aime encore mieux faire de la diplomatie contre eux que contre feu M. Mordaunt.

– Tiens ! dit Porthos, c’est agréable de dire feu monsieur Mordaunt.

– Ma foi, oui ! dit d’Artagnan ; mais en route !

Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigèrent à vue de pays vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui, après avoir eu trop froid toute la nuit, avait déjà trop chaud au bout d’un quart d’heure.


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LXXX. Retour

Athos et Aramis avaient pris l’itinéraire que leur avait indiqué d’Artagnan et avaient cheminé aussi vite qu’ils avaient pu. Il leur semblait qu’il serait plus avantageux pour eux d’être arrêtés près de Paris que loin.

Tous les soirs, dans la crainte d’être arrêtés pendant la nuit, ils traçaient soit sur la muraille, soit sur les vitres, le signe de reconnaissance convenu ; mais tous les matins ils se réveillaient libres, à leur grand étonnement.


À mesure qu’ils avançaient vers Paris, les grands événements auxquels ils avaient assisté et qui venaient de bouleverser l’Angleterre s’évanouissaient comme des songes ; tandis qu’au contraire ceux qui pendant leur absence avaient remué Paris et la province venaient au-devant d’eux.


Pendant ces six semaines d’absence, il s’était passé en France tant de petites choses qu’elles avaient presque composé un grand événement. Les Parisiens, en se réveillant le matin sans reine, sans roi, furent fort tourmentés de cet abandon ; et l’absence de Mazarin, si vivement désirée, ne compensa point celle des deux augustes fugitifs.


Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu’il apprit la fuite à Saint-Germain, fuite à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, fut donc cette espèce d’effroi qui saisit les enfants lorsqu’ils se réveillent dans la nuit ou dans la solitude. Le parlement s’émut, et il fut décidé qu’une députation irait trouver la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps priver Paris de sa royale présence.

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Mais la reine était encore sous la double impression du triomphe de Lens et de l’orgueil de sa fuite si heureusement exécutée. Les députés non seulement n’eurent pas l’honneur d’être reçus par elle, mais encore on les fit attendre sur le grand chemin, où le chancelier, ce même chancelier Séguier que nous avons vu dans la première partie de cet ouvrage poursuivre si obstinément une lettre jusque dans le corset de la reine, vint leur remettre l’ultimatum de la cour, portant que si le parlement ne s’humiliait pas devant la majesté royale en passant condamnation sur toutes les questions qui avaient amené la querelle qui les divisait, Paris serait assiégé le lendemain ; que même déjà, dans la prévision de ce siège, le duc d’Orléans occupait le pont de Saint-Cloud, et que M. le Prince, tout resplendissant encore de sa victoire de Lens, tenait Charenton et Saint-Denis.


Malheureusement pour la cour, à qui une réponse modérée eût rendu peut-être bon nombre de partisans, cette réponse menaçante produisit un effet contraire de celui qui était attendu. Elle blessa l’orgueil du parlement, qui, se sentant vigoureusement appuyé par la bourgeoisie, à qui la grâce de Broussel avait donné la mesure de sa force, répondit à ces lettres patentes en déclarant que le cardinal Mazarin étant notoirement l’auteur de tous les désordres, il le déclarait ennemi du roi et de l’État, et lui ordonnait de se retirer de la cour le jour même, et de la France sous huit jours, et, après ce délai expiré, s’il n’obéissait pas, enjoignait à tous les sujets du roi de lui courir sus.


Cette réponse énergique, à laquelle la cour avait été loin de s’attendre, mettait à la fois Paris et Mazarin hors la loi. Restait à savoir seulement qui l’emporterait du parlement ou de la cour.


La cour fit alors ses préparatifs d’attaque, et Paris ses pré-

paratifs de défense. Les bourgeois étaient donc occupés à l’œuvre ordinaire des bourgeois en temps d’émeute, c’est-à-dire à tendre des chaînes et à dépaver les rues, lorsqu’ils virent arri-

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ver à leur aide, conduits par le coadjuteur, M. le prince de Conti, frère de M. le prince de Condé, et M. le duc de Longueville, son beau-frère. Dès lors ils furent rassurés, car ils avaient pour eux deux princes du sang, et de plus l’avantage du nombre. C’était le 10 janvier que ce secours inespéré était venu aux Parisiens.

Après une discussion orageuse, M. le prince de Conti fut nommé généralissime des armées du roi hors Paris, avec MM. les ducs d’Elbeuf et de Bouillon et le maréchal de La Mothe pour lieutenants généraux. Le duc de Longueville, sans charge et sans titre, se contentait de l’emploi d’assister son beau-frère.

Quant à M. de Beaufort, il était arrivé, lui, du Vendômois apportant, dit la chronique, sa haute mine, de beaux et longs cheveux et cette popularité qui lui valut la royauté des Halles.


L’armée parisienne s’était alors organisée avec cette

promptitude que les bourgeois mettent à se déguiser en soldats, lorsqu’ils sont poussés à cette transformation par un sentiment quelconque. Le 19, l’armée improvisée avait tenté une sortie, plutôt pour s’assurer et assurer les autres de sa propre existence que pour tenter quelque chose de sérieux, faisant flotter au-dessus de sa tête un drapeau, sur lequel on lisait cette singulière devise : Nous cherchons notre roi.


Les jours suivants furent occupés à quelques petites opérations partielles qui n’eurent d’autre résultat que l’enlèvement de quelques troupeaux et l’incendie de deux ou trois maisons.


On gagna ainsi les premiers jours de février, et c’était le 1er de ce mois que nos quatre compagnons avaient abordé à Boulogne et avaient pris leur course vers Paris chacun de son côté.


Vers la fin du quatrième jour de marche ils évitaient Nan-terre avec précaution, afin de ne pas tomber dans quelque parti de la reine.

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C’était bien à contre-cœur qu’Athos prenait toutes ces pré-

cautions, mais Aramis lui avait très judicieusement fait observer qu’ils n’avaient pas le droit d’être imprudents, qu’ils étaient chargés, de la part du roi Charles, d’une mission suprême et sa-crée, et que cette mission reçue au pied de l’échafaud ne s’achèverait qu’aux pieds de la reine.

Athos céda donc.

Aux faubourgs, nos voyageurs trouvèrent bonne garde, tout Paris était armé. La sentinelle refusa de laisser passer les deux gentilshommes, et appela son sergent.


Le sergent sortit aussitôt, et prenant toute l’importance qu’ont l’habitude de prendre les bourgeois lorsqu’ils ont le bonheur d’être revêtus d’une dignité militaire :


– Qui êtes-vous, messieurs ? demanda-t-il.


– Deux gentilshommes, répondit Athos.


– D’où venez-vous ?


– De Londres.


– Que venez-vous faire à Paris ?


– Accomplir une mission près de Sa Majesté la reine

d’Angleterre.


– Ah çà ! tout le monde va donc aujourd’hui chez la reine d’Angleterre ! répliqua le sergent. Nous avons déjà au poste trois gentilshommes dont on visite les passes et qui vont chez Sa Majesté. Où sont les vôtres ?


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– Nous n’en avons point.

– Comment ! vous n’en avez point ?

– Non, nous arrivons d’Angleterre, comme nous vous

l’avons dit ; nous ignorons complètement où en sont les affaires politiques, ayant quitté Paris avant le départ du roi.

– Ah ! dit le sergent d’un air fin, vous êtes des mazarins qui voudriez bien entrer chez nous pour nous espionner.


– Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-là laissé à Aramis le soin de répondre, si nous étions des mazarins, nous aurions au contraire tous les passes possibles. Dans la situation où vous êtes, défiez-vous avant tout, croyez-moi, de ceux qui sont parfaitement en règle.


– Entrez au corps de garde, dit le sergent ; vous exposerez vos raisons au chef du poste.


Il fit un signe à la sentinelle, elle se rangea ; le sergent passa le premier, les deux gentilshommes le suivirent au corps de garde.


Ce corps de garde était entièrement occupé par des bourgeois et des gens du peuple ; les uns jouaient, les autres buvaient, les autres péroraient.


Dans un coin et presque gardés à vue, étaient les trois gentilshommes arrivés les premiers et dont l’officier visitait les passes. Cet officier était dans la chambre voisine, l’importance de son grade lui concédant l’honneur d’un logement particulier.


Le premier mouvement des nouveaux venus et des pre-

miers arrivés fut, des deux extrémités du corps de garde, de jeter un regard rapide et investigateur les uns sur les autres. Les

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premiers venus étaient couverts de longs manteaux dans les plis desquels ils étaient soigneusement enveloppés. L’un d’eux, moins grand que ses compagnons, se tenait en arrière dans l’ombre.


À l’annonce que fit en entrant le sergent, que selon, toute probabilité, il amenait deux mazarins, les trois gentilshommes dressèrent l’oreille et prêtèrent attention. Le plus petit des trois, qui avait fait deux pas en avant, en fit un en arrière et se retrouva dans l’ombre.


Sur l’annonce que les nouveaux venus n’avaient point de passes, l’avis unanime du corps de garde parut être qu’ils n’entreraient pas.


– Si fait, dit Athos, il est probable au contraire que nous entrerons, car nous paraissons avoir affaire à des gens raisonnables. Or, il y aura une chose bien simple à faire : ce sera de faire passer nos noms à Sa Majesté la reine d’Angleterre ; et si elle répond de nous, j’espère que vous ne verrez plus aucun inconvénient à nous laisser le passage libre.


À ces mots l’attention du gentilhomme caché dans l’ombre redoubla et fut même accompagnée d’un mouvement de surprise tel, que son chapeau, repoussé par le manteau dont il s’enveloppait plus soigneusement encore qu’auparavant, tomba ; il se baissa et le ramassa vivement.


– Oh ! mon Dieu ! dit Aramis poussant Athos du coude,

avez-vous vu ?


– Quoi ? demanda Athos.


– La figure du plus petit des trois gentilshommes ?


– Non.

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– C’est qu’il m’a semblé… mais c’est chose impossible…

En ce moment le sergent, qui était allé dans la chambre particulière prendre des ordres de l’officier du poste, sortit, et désignant les trois gentilshommes, auxquels il remit un papier :

– Les passes sont en règle, dit-il, laissez passer ces trois messieurs.

Les trois gentilshommes firent un signe de tête et

s’empressèrent de profiter de la permission et du chemin qui, sur l’ordre du sergent, s’ouvrait devant eux.


Aramis les suivit des yeux ; et au moment où le plus petit passait devant lui, il serra vivement la main d’Athos.


– Qu’avez-vous, mon cher ? demanda celui-ci.


– J’ai… c’est une vision sans doute.


Puis, s’adressant au sergent :


– Dites-moi, monsieur, ajouta-t-il, connaissez-vous les trois gentilshommes qui viennent de sortir d’ici ?


– Je les connais d’après leur passe

: ce sont

MM. de Flamarens, de Châtillon et de Bruy, trois gentilshommes frondeurs qui vont rejoindre M. le duc de Longueville.


– C’est étrange, dit Aramis répondant à sa propre pensée plutôt qu’au sergent, j’avais cru reconnaître le Mazarin lui-même.


Le sergent éclata de rire.


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– Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour être pendu ; pas si bête !

– Ah ! murmura Aramis, je puis bien m’être trompé, je n’ai pas l’œil infaillible de d’Artagnan.

– Qui parle ici de d’Artagnan ? demanda l’officier, qui, en ce moment même, apparaissait sur le seuil de sa chambre.

– Oh ! fit Grimaud en écarquillant les yeux.


– Quoi ? demandèrent à la fois Aramis et Athos.


– Planchet ! reprit Grimaud ; Planchet avec le hausse-col !


– Messieurs de La Fère et d’Herblay, s’écria l’officier, de retour à Paris ! Oh ! quelle joie pour moi, messieurs ! car sans doute vous venez vous joindre à MM. les princes !


– Comme tu vois, mon cher Planchet, dit Aramis, tandis qu’Athos souriait en voyant le grade important qu’occupait dans la milice bourgeoise l’ancien camarade de Mousqueton, de Bazin et de Grimaud.


– Et M. d’Artagnan dont vous parliez tout à l’heure, monsieur d’Herblay, oserai-je vous demander si vous avez de ses nouvelles ?


– Nous l’avons quitté il y a quatre jours, mon cher ami, et tout nous portait à croire qu’il nous avait précédés à Paris.


– Non, monsieur, j’ai la certitude qu’il n’est point rentré dans la capitale ; après cela, peut-être est-il resté à Saint-Germain.


– Je ne crois pas, nous avons rendez-vous à La Chevrette.

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– J’y suis passé aujourd’hui même.

– Et la belle Madeleine n’avait pas de ses nouvelles ? demanda Aramis en souriant.

– Non, monsieur, je ne vous cacherai même point qu’elle paraissait fort inquiète.

Au fait, dit Aramis, il n’y a point de temps de perdu, et nous avons fait grande diligence. Permettez donc, mon cher Athos, sans que je m’informe davantage de notre ami, que je fasse mes compliments à M. Planchet.


– Ah ! monsieur le chevalier ! dit Planchet en s’inclinant.


– Lieutenant ! dit Aramis.


– Lieutenant, et promesse pour être capitaine.


– C’est fort beau, dit Aramis ; et comment tous ces honneurs sont-ils venus à vous ?


– D’abord vous savez, messieurs, que c’est moi qui ai fait sauver M. de Rochefort ?


– Oui, pardieu ! il nous a conté cela.


– J’ai à cette occasion failli être pendu par le Mazarin, ce qui m’a rendu naturellement plus populaire encore que je n’étais.


– Et grâce à cette popularité…


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– Non, grâce à quelque chose de mieux. Vous savez

d’ailleurs, messieurs, que j’ai servi dans le régiment de Piémont, où j’avais l’honneur d’être sergent.

– Oui.

– Eh bien ! un jour que personne ne pouvait mettre en rang une foule de bourgeois armés qui partaient les uns du pied gauche et les autres du pied droit, je suis parvenu, moi, à les faire partir tous du même pied, et l’on m’a fait lieutenant sur le champ de… manœuvre.

– Voilà l’explication, dit Aramis.


– De sorte, dit Athos, que vous avez une foule de noblesse avec vous ?


– Certes ! Nous avons d’abord, comme vous le savez sans doute, M. le prince de Conti, M. le duc de Longueville, M. le duc de Beaufort, M. le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de Chevreuse, M. de Brissac, le maréchal de La Mothe, M. de Luynes, le marquis de Vitry, le prince de Marcillac, le marquis de Noirmoutiers, le comte de Fiesque, le marquis de Laigues, le comte de Montrésor, le marquis de Sévigné, que sais-je encore, moi.


– Et M. Raoul de Bragelonne ? demanda Athos d’une voix émue ; d’Artagnan m’a dit qu’il vous l’avait recommandé en par-tant, mon bon Planchet.


– Oui, monsieur le comte, comme si c’était son propre fils, et je dois dire que je ne l’ai pas perdu de vue un seul instant.


– Alors, reprit Athos d’une voix altérée par la joie, il se porte bien ? aucun accident ne lui est arrivé ?


– 1128 –


– Aucun, monsieur.

– Et il demeure ?

– Au Grand-Charlemagne toujours.

– Il passe ses journées ?…

– Tantôt chez la reine d’Angleterre, tantôt chez madame de Chevreuse. Lui et le comte de Guiche ne se quittent point.


– Merci, Planchet, merci ! dit Athos en lui tendant la main.


– Oh ! monsieur le comte, dit Planchet en touchant cette main du bout des doigts.


– Eh bien ! que faites-vous donc, comte ? à un ancien laquais ! dit Aramis.


– Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles de Raoul.


– Et maintenant, messieurs, demanda Planchet qui n’avait point entendu l’observation, que comptez-vous faire ?


– Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en donnez la permission, mon cher monsieur Planchet, dit Athos.


– Comment ! si je vous en donnerai la permission ! vous vous moquez de moi, monsieur le comte ; je ne suis pas autre chose que votre serviteur.


Et il s’inclina.


Puis, se retournant vers ses hommes :


– 1129 –


– Laissez passer ces messieurs, dit-il, je les connais, ce sont des amis de M. de Beaufort.

– Vive M. de Beaufort ! cria tout le poste d’une seule voix en ouvrant un chemin à Athos et à Aramis.

Le sergent seul s’approcha de Planchet :

– Quoi ! sans passeport ? murmura-t-il.

– Sans passeport, dit Planchet.

– Faites attention, capitaine, continua-t-il en donnant d’avance à Planchet le titre qui lui était promis, faites attention qu’un des trois hommes qui sont sortis tout à l’heure m’a dit tout bas de me défier de ces messieurs.


– Et moi, dit Planchet avec majesté, je les connais et j’en réponds.


Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut fort honoré de cette distinction.


– Au revoir donc, capitaine, reprit Aramis de son ton goguenard ; s’il nous arrivait quelque chose, nous nous réclamerions de vous.


– Monsieur, dit Planchet, en cela comme en toutes choses, je suis bien votre valet.


– Le drôle a de l’esprit, et beaucoup, dit Aramis en montant à cheval.


– Et comment n’en aurait-il pas, dit Athos en se mettant en selle à son tour, après avoir si longtemps brossé les chapeaux de son maître ?

– 1130 –


– 1131 –


LXXXI. Les ambassadeurs

Les deux amis se mirent aussitôt en route, descendant la pente rapide du faubourg ; mais arrivés au bas de cette pente, ils virent avec un grand étonnement que les rues de Paris étaient changées en rivières et les places en lacs. À la suite de grandes pluies qui avaient eu lieu pendant le mois de janvier, la Seine avait débordé et la rivière avait fini par envahir la moitié de la capitale.

Athos et Aramis entrèrent bravement dans cette inonda-

tion avec leurs chevaux ; mais bientôt les pauvres animaux en eurent jusqu’au poitrail, et il fallut que les deux gentilshommes se décidassent à les quitter et à prendre une barque : ce qu’ils firent après avoir recommandé aux laquais d’aller les attendre aux Halles.


Ce fut donc en bateau qu’ils abordèrent le Louvre. Il était nuit close, et Paris, vu ainsi à la lueur de quelques pâles falots tremblotants parmi tous ces étangs, avec ses barques chargées de patrouilles aux armes étincelantes, avec tous ces cris de veille échangés la nuit entre les postes, Paris présentait un aspect dont fut ébloui Aramis, l’homme le plus accessible aux sentiments belliqueux qu’il fût possible de rencontrer.


On arriva chez la reine ; mais force fut de faire antichambre, Sa Majesté donnant en ce moment même audience à des gentilshommes qui apportaient des nouvelles d’Angleterre.


– Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait cette réponse, nous aussi, non seulement nous apportons des nouvelles d’Angleterre, mais encore nous en arrivons.

– 1132 –


– Comment donc vous nommez-vous, messieurs ? deman-

da le serviteur.

– M. le comte de La Fère et M. le chevalier d’Herblay, dit Aramis.

– Ah ! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en entendant ces noms que tant de fois la reine avait prononcés dans son espoir, en ce cas c’est autre chose, et je crois que Sa Majesté ne me pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seul instant.

Suivez-moi, je vous prie.


Et il marcha devant, suivi d’Athos et d’Aramis.


Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il leur fit signe d’attendre ; et ouvrant la porte :


– Madame, dit-il, j’espère que Votre Majesté me pardonnera d’avoir désobéi à ses ordres, quand elle saura que ceux que je viens lui annoncer sont messieurs le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.


À ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les deux gentilshommes entendirent de l’endroit où ils s’étaient arrêtés.


– Pauvre reine ! murmura Athos.


– Oh ! qu’ils entrent ! qu’ils entrent ! s’écria à son tour la jeune princesse en s’élançant vers la porte.


La pauvre enfant ne quittait point sa mère et essayait de lui faire oublier par ses soins filiaux l’absence de ses deux frères et de sa sœur.


– 1133 –


– Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant elle-même la porte.

Athos et Aramis se présentèrent. La reine était assise dans un fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux des trois gentilshommes qu’ils avaient rencontrés dans le corps de garde.

C’étaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, frère de celui qui avait été tué sept ou huit ans auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu lieu à propos de madame de Longueville.

À l’annonce des deux amis, ils reculèrent d’un pas et

échangèrent avec inquiétude quelques paroles à voix basse.


– Eh bien ! messieurs ? s’écria la reine d’Angleterre en apercevant Athos et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les courriers d’État vont encore plus vite que vous. La cour a été instruite des affaires de Londres au moment où vous touchiez les portes de Paris, et voilà messieurs de Flamarens et de Châtillon qui m’apportent de la part de Sa Majesté la reine Anne d’Autriche les plus récentes informations.


Aramis et Athos se regardèrent ; cette tranquillité, cette joie même, qui brillaient dans les regards de la reine, les com-blaient de stupéfaction.


– Veuillez continuer, dit-elle, en s’adressant à

MM. de Flamarens et de Châtillon ; vous disiez donc que Sa Majesté Charles Ier, mon auguste maître, avait été condamné à mort malgré le vœu de la majorité des sujets anglais ?


– Oui, madame, balbutia Châtillon.


Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés.


– 1134 –


– Et que, conduit à l’échafaud, continua la reine, à

l’échafaud ! ô mon seigneur ! ô mon roi !… et que, conduit à l’échafaud, il avait été sauvé par le peuple indigné ?

– Oui, madame, répondit Châtillon d’une voix si basse, que ce fut à peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs, purent entendre cette affirmation.

La reine joignit les mains avec une généreuse reconnaissance, tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mère et l’embrassait les yeux baignés de larmes de joie.

– Maintenant, il ne nous reste plus qu’à présenter à Votre Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôle semblait peser et qui rougissait à vue d’œil sous le regard fixe et per-

çant d’Athos.


– Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant d’un signe. Un moment, de grâce ! car voici messieurs de La Fère et d’Herblay qui, ainsi que vous avez pu l’entendre, arrivent de Londres et qui vous donneront peut-être, comme té-

moins oculaires, des détails que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces détails à la reine, ma bonne sœur. Parlez, messieurs, parlez, je vous écoute. Ne me cachez rien ; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit encore et que l’honneur royal est sauf, tout le reste m’est indifférent.


Athos pâlit et porta la main sur son cœur.


– Eh bien ! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette pâ-

leur, parlez donc, monsieur, je vous en prie.


– Pardon, madame, dit Athos ; mais je ne veux rien ajouter au récit de ces messieurs avant qu’ils aient reconnu que peut-

être ils se sont trompés.


– 1135 –


– Trompés ! s’écria la reine presque suffoquée ; trompés !…

Qu’y a-t-il donc ? ô mon Dieu !

– Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous

sommes trompés, c’est de la part de la reine que vient l’erreur, et vous n’avez pas, je suppose, la prétention de la rectifier, car ce serait donner un démenti à Sa Majesté.

– De la reine, monsieur ? reprit Athos de sa voix calme et vibrante.


– Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.


Athos soupira tristement.


– Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de la barrière du Roule, que viendrait cette erreur ? dit Aramis avec sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez trois en entrant dans Paris.


Châtillon et Flamarens tressaillirent.


– Mais expliquez-vous, comte ! s’écria la reine dont

l’angoisse croissait de moment en moment ; sur votre front je lis le désespoir, votre bouche hésite à m’annoncer quelque nouvelle terrible, vos mains tremblent… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

qu’est-il donc arrivé ?


– Seigneur ! dit la jeune princesse en tombant à genoux près de sa mère, ayez pitié de nous !


– Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une nouvelle funeste, vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle à la reine.

– 1136 –


Aramis s’approcha de Châtillon presque à le toucher.

– Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard étincelant, vous n’avez pas, je le suppose, la prétention d’apprendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous avons à dire ici ?

Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son cœur et la tête inclinée, s’était approché de la reine, et d’une voix émue :


– Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au-dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un cœur fait pour supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire ; car leur cœur participe de leur supériorité. On ne doit donc pas, ce me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majesté de la même façon qu’avec une femme de notre état. Reine, destinée à tous les martyres sur cette terre, voici le résultat de la mission dont vous nous avez honorés.


Et Athos, s’agenouillant devant la reine palpitante et glacée, tira de son sein, enfermés dans la même boîte, l’ordre en diamants qu’avant son départ la reine avait remis à lord de Winter, et l’anneau nuptial qu’avant sa mort Charles avait remis à Aramis ; depuis qu’il les avait reçus, ces deux objets n’avaient point quitté Athos.


Il ouvrit la boîte et les tendit à la reine avec une muette et profonde douleur.


La reine avança la main, saisit l’anneau, le porta convulsi-vement à ses lèvres, et sans pouvoir pousser un soupir, sans pouvoir articuler un sanglot, elle étendit les bras, pâlit et tomba sans connaissance dans ceux de ses femmes et de sa fille.


– 1137 –


Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et se relevant avec une majesté qui fit sur les assistants une impression profonde :

– Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme qui n’a jamais menti, je jure devant Dieu d’abord, et ensuite devant cette pauvre reine, que tout ce qu’il était possible de faire pour sauver le roi, nous l’avons fait sur le sol d’Angleterre. Maintenant, chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers d’Herblay, partons, notre devoir est accompli.


– Pas encore, dit Aramis ; il nous reste un mot à dire à ces messieurs.


Et se retournant vers Châtillon :


– Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne fût-ce qu’un instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire devant la reine ?


Châtillon s’inclina sans répondre en signe d’assentiment ; Athos et Aramis passèrent les premiers, Châtillon et Flamarens les suivirent ; ils traversèrent sans mot dire le vestibule ; mais arrivés à une terrasse de plain-pied avec une fenêtre, Aramis prit le chemin de cette terrasse, tout à fait solitaire ; à la fenêtre il s’arrêta, et se retournant vers le duc de Châtillon :


– Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis tout à l’heure, ce me semble, de nous traiter bien cavalièrement. Cela n’était point convenable en aucun cas, moins encore de la part de gens qui venaient apporter à la reine le message d’un menteur.


– Monsieur ! s’écria Châtillon.


– Qu’avez-vous donc fait de M. de Bruy ? demanda ironiquement Aramis. Ne serait-il point par hasard allé changer sa

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figure qui ressemble trop à celle de M. Mazarin ? On sait qu’il y a au Palais-Royal bon nombre de masques italiens de rechange, depuis celui d’Arlequin jusqu’à celui de Pantalon.

– Mais vous nous provoquez, je crois ! dit Flamarens.

– Ah ! vous ne faites que le croire, messieurs ?

– Chevalier ! chevalier ! dit Athos.

– Eh ! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur, vous savez bien que je n’aime pas les choses qui restent en chemin.


– Achevez donc, monsieur, dit Châtillon avec une hauteur qui ne le cédait en rien à celle d’Aramis.


Aramis s’inclina.


– Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le comte de La Fère vous ferait arrêter, car nous avons quelques amis à Paris ; mais nous vous offrons un moyen de partir sans être inquiétés.

Venez causer cinq minutes l’épée à la main avec nous sur cette terrasse abandonnée.


– Volontiers, dit Châtillon.


– Un moment, messieurs, s’écria Flamarens. Je sais bien que la proposition est tentante, mais à cette heure il est impossible de l’accepter.


– Et pourquoi cela ? dit Aramis de son ton goguenard ; est-ce donc le voisinage de Mazarin qui vous rend si prudents ?


– Oh ! vous entendez, Flamarens, dit Châtillon, ne pas ré-

pondre serait une tache à mon nom et à mon honneur.


– 1139 –


– C’est mon avis, dit Aramis.

– Vous ne répondrez pas, cependant, et ces messieurs tout à l’heure seront, j’en suis sûr, de mon avis.


Aramis secoua la tête avec un geste d’incroyable insolence.

Châtillon vit ce geste et porta la main à son épée.

– Duc, dit Flamarens, vous oubliez que demain vous commandez une expédition de la plus haute importance, et que, dé-

signé par M. le Prince, agréé par la reine, jusqu’à demain soir vous ne vous appartenez pas.


– Soit. À après-demain matin donc, dit Aramis.


– À après-demain matin, dit Châtillon, c’est bien long, messieurs.


– Ce n’est pas moi, dit Aramis, qui fixe ce terme, et qui demande ce délai, d’autant plus, ce me semble, ajouta-t-il, qu’on pourrait se retrouver à cette expédition.


– Oui, monsieur, vous avez raison, s’écria Châtillon, et avec grand plaisir, si vous voulez prendre la peine de venir jusqu’aux portes de Charenton.


– Comment donc, monsieur ! pour avoir l’honneur de vous rencontrer j’irais au bout du monde, à plus forte raison ferai-je dans ce but une ou deux lieues.


– Eh bien ! à demain, monsieur.


– J’y compte. Allez-vous-en donc rejoindre votre cardinal.

Mais auparavant jurez sur l’honneur que vous ne le préviendrez pas de notre retour.

– 1140 –


– Des conditions !

– Pourquoi pas ?


– Parce que c’est aux vainqueurs à en faire, et que vous ne l’êtes pas, messieurs.

– Alors, dégainons sur-le-champ. Cela nous est égal, à nous qui ne commandons pas l’expédition de demain.


Châtillon et Flamarens se regardèrent ; il y avait tant d’ironie dans la parole et dans le geste d’Aramis, que Châtillon surtout avait grand’peine de tenir en bride sa colère. Mais sur un mot de Flamarens il se contint.


– Eh bien ! soit, dit-il, notre compagnon, quel qu’il soit, ne saura rien de ce qui s’est passé. Mais vous me promettez bien, monsieur, de vous trouver demain à Charenton, n’est-ce pas ?


– Ah ! dit Aramis, soyez tranquilles, messieurs.


Les quatre gentilshommes se saluèrent, mais cette fois ce furent Châtillon et Flamarens qui sortirent du Louvre les premiers, et Athos en Aramis qui les suivirent.


– À qui donc en avez-vous avec toute cette fureur, Aramis ?

demanda Athos.


– Eh pardieu ! j’en ai à ceux à qui je m’en suis pris.


– Que vous ont-il fait ?


– Ils m’ont fait… Vous n’avez donc pas vu ?


– Non.

– 1141 –


– Ils ont ricané quand nous avons juré que nous avions fait notre devoir en Angleterre. Or, ils l’ont cru ou ne l’ont pas cru ; s’ils l’ont cru, c’était pour nous insulter qu’ils ricanaient ; s’ils ne l’ont pas cru, ils nous insultaient encore, et il est urgent de leur prouver que nous sommes bons à quelque chose. Au reste, je ne suis pas fâché qu’ils aient remis la chose à demain, je crois que nous avons ce soir quelque chose de mieux à faire que de tirer l’épée.

– Qu’avons-nous à faire ?

– Eh pardieu ! nous avons à faire prendre le Mazarin.


Athos allongea dédaigneusement les lèvres.


– Ces expéditions ne me vont pas, vous le savez, Aramis.


– Pourquoi cela ?


– Parce qu’elles ressemblent à des surprises.


– En vérité, Athos, vous seriez un singulier général

d’armée ; vous ne vous battriez qu’au grand jour ; vous feriez prévenir votre adversaire de l’heure à laquelle vous

l’attaqueriez, et vous vous garderiez bien de rien tenter la nuit contre lui, de peur qu’il ne vous accusât d’avoir profité de l’obscurité.


Athos sourit.


– Vous savez qu’on ne peut pas changer sa nature, dit-il ; d’ailleurs, savez-vous où nous en sommes, et si l’arrestation du Mazarin ne serait pas plutôt un mal qu’un bien, un embarras qu’un triomphe ?


– 1142 –


– Dites, Athos, que vous désapprouvez ma proposition.

– Non pas, je crois au contraire qu’elle est de bonne

guerre ; cependant…


– Cependant, quoi ?

– Je crois que vous n’auriez pas dû faire jurer à ces messieurs de ne rien dire au Mazarin ; car en leur faisant jurer cela, vous avez presque pris l’engagement de ne rien faire.


– Je n’ai pris aucun engagement, je vous jure ; je me regarde comme parfaitement libre. Allons, allons, Athos ! allons !


– Où ?


– Chez M. de Beaufort ou chez M. de Bouillon ; nous leur dirons ce qu’il en est.


– Oui, mais à une condition : c’est que nous commencerons par le coadjuteur. C’est un prêtre ; il est savant sur les cas de conscience, et nous lui conterons le nôtre.


– Ah ! fit Aramis, il va tout gâter, tout s’approprier ; finis-sons par lui au lieu de commencer.


Athos sourit. On voyait qu’il avait au fond du cœur une pensée qu’il ne disait pas.


– Eh bien ! soit, dit-il ; par lequel commençons-nous ?


– Par M. de Bouillon, si vous voulez bien ; c’est celui qui se présente le premier sur notre chemin.


– Maintenant vous me permettrez une chose, n’est-ce pas ?


– 1143 –


– Laquelle ?

– C’est que je passe à l’hôtel du Grand-Roi-Charlemagne pour embrasser Raoul.


– Comment donc ! j’y vais avec vous, nous l’embrasserons ensemble.

Tous deux avaient repris le bateau qui les avait amenés et s’étaient fait conduire aux Halles. Ils y trouvèrent Grimaud et Blaisois, qui leur tenaient leurs chevaux, et tous quatre s’acheminèrent vers la rue Guénégaud.


Mais Raoul n’était point à l’hôtel du Grand-Roi ; il avait re-

çu dans la journée un message de M. le Prince et était parti avec Olivain aussitôt après l’avoir reçu.


– 1144 –


LXXXII. Les trois lieutenants du

généralissime

Selon qu’il avait été convenu et dans l’ordre arrêté entre eux, Athos et Aramis, en sortant de l’auberge du Grand-Roi-Charlemagne, s’acheminèrent vers l’hôtel de M. le duc de Bouillon.

La nuit était noire, et, quoique s’avançant vers les heures silencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces mille bruits qui réveillent en sursaut une ville assiégée. À chaque pas on rencontrait des barricades, à chaque détour des rues des chaînes tendues, à chaque carrefour des bivouacs ; les patrouilles se croisaient, échangeant les mots d’ordre ; les messagers expédiés par les différents chefs sillonnaient les places ; enfin, des dialogues animés, et qui indiquaient l’agitation des esprits, s’établissaient entre les habitants pacifiques qui se tenaient aux fenêtres et leurs concitoyens plus belliqueux qui couraient les rues la pertuisane sur l’épaule ou l’arquebuse au bras.


Athos et Aramis n’avaient pas fait cent pas sans être arrêtés par les sentinelles placées aux barricades, qui leur avaient demandé le mot d’ordre ; mais ils avaient répondu qu’ils allaient chez M.

de

Bouillon pour lui annoncer une nouvelle

d’importance, et l’on s’était contenté de leur donner un guide qui, sous prétexte de les accompagner et de leur faciliter les passages, était chargé de veiller sur eux. Celui-ci était parti les pré-

cédant et chantant :


Ce brave monsieur de Bouillon

Est incommodé de la goutte.


– 1145 –


C’était un triolet des plus nouveaux et qui se composait de je ne sais combien de couplets où chacun avait sa part.

En arrivant aux environs de l’hôtel de Bouillon, on croisa une petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en arrivant aux barricades n’avaient qu’à échanger avec ceux qui les gardaient quelques paroles pour qu’on les laissât passer avec toutes les déférences qui sans doute étaient dues à leur rang. À

leur aspect, Athos et Aramis s’arrêtèrent.


– Oh ! oh ! dit Aramis, voyez-vous, comte ?


– Oui, dit Athos.


– Que vous semble de ces trois cavaliers ?


– Et à vous Aramis ?


– Mais que ce sont nos hommes.


– Vous ne vous êtes pas trompé, j’ai parfaitement reconnu M. de Flamarens.


– Et moi, M. de Châtillon.


– Quant au cavalier au manteau brun…


– C’est le cardinal.


– En personne.


– Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de l’hôtel de Bouillon ? demanda Aramis.


– 1146 –


Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après ils frappaient à la porte du prince.

La porte était gardée par une sentinelle, comme c’est

l’habitude pour les gens revêtus de grades supérieurs ; un petit poste se tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant de M. le prince de Conti.

Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte et se tenait au lit ; mais malgré cette grave indisposition, qui l’empêchait de monter à cheval depuis un mois, c’est-à-dire depuis que Paris était assiégé, il n’en fit pas moins dire qu’il était prêt à recevoir MM. le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.


Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouillon. Le malade était dans sa chambre, couché, mais entouré de l’appareil le plus militaire qui se pût voir. Ce n’étaient partout, pendus aux murailles, qu’épées, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il était facile de voir que, dès qu’il n’aurait plus la goutte, M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil à retordre aux ennemis du parlement. En attendant, à son grand regret, disait-il, il était forcé de se tenir au lit.


– Ah ! messieurs, s’écria-t-il en apercevant les deux visi-teurs et en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha une grimace de douleur, vous êtes bien heureux, vous ; vous pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez, je suis cloué sur mon lit. Ah ! diable de goutte ! fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte !


– Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d’Angleterre, et notre premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre des nouvelles de votre santé.


– 1147 –


– Grand merci, messieurs, grand merci ! reprit le duc.

Mauvaise, comme vous le voyez, ma santé… Diable de goutte !

Ah ! vous arrivez d’Angleterre ? et le roi Charles se porte bien, à ce que je viens d’apprendre ?


– Il est mort, Monseigneur, dit Aramis.

– Bah ! fit le duc étonné.

– Mort sur un échafaud, condamné par le parlement.


– Impossible !


– Et exécuté en notre présence.


– Que me disait donc M. de Flamarens ?


– M. de Flamarens ? fit Aramis.


– Oui, il sort d’ici.


Athos sourit.


– Avec deux compagnons ? dit-il.


– Avec deux compagnons, oui, reprit le duc ; puis il ajouta avec quelque inquiétude : Les auriez-vous rencontrés ?


– Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos.


Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le regarda d’un air quelque peu étonné.


– Diable de goutte ! s’écria M. de Bouillon évidemment mal à son aise.


– 1148 –


– Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dé-

vouement à la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous l’êtes, à la tête des armées, et cette persévérance cause en vérité notre admiration, à M. d’Herblay et à moi.


– Que voulez-vous, messieurs ! il faut bien, et vous en êtes un exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui mon cher collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-être la vie, il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous le voyez, je me sacrifie ; mais, je l’avoue, je suis au bout de ma force. Le cœur est bon, la tête est bonne ; mais cette diable de goutte me tue, et j’avoue que si la cour faisait droit à mes demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander une indemnité promise par l’ancien cardinal lui-même lorsqu’on m’a enlevé ma principauté de Sedan, oui, je l’avoue, si l’on me donnait des domaines de la même valeur, si l’on m’indemnisait de la non-jouissance de cette propriété depuis qu’elle m’a été enlevée, c’est-à-dire depuis huit ans ; si le titre de prince était accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de Turenne était réinté-

gré dans son commandement, je me retirerais immédiatement dans mes terres et laisserais la cour et le parlement s’arranger entre eux comme ils l’entendraient.


– Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.


– C’est votre avis, n’est-ce pas, monsieur le comte de La Fère ?


– Tout à fait.


– Et à vous aussi, monsieur le chevalier d’Herblay ?


– Parfaitement.


– Eh bien ! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon toute probabilité, c’est celui que j’adopterai. La cour me fait

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des ouvertures en ce moment ; il ne tient qu’à moi de les accepter. Je les avais repoussées jusqu’à cette heure, mais puisque des hommes comme vous me disent que j’ai tort, mais puisque surtout cette diable de goutte me met dans l’impossibilité de rendre aucun service à la cause parisienne, ma foi, j’ai bien envie de suivre votre conseil et d’accepter la proposition que vient de me faire M. de Châtillon.

– Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.

– Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de l’avoir presque repoussée… mais il y a conférence demain, et nous verrons.


Les deux amis saluèrent le duc.


– Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles ! Mais enfin, il y a bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous consoler c’est que la France n’a rien à se reprocher dans cette occasion, et qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu pour le sauver.


– Oh ! quant à cela, dit Aramis, nous en sommes témoins, M. de Mazarin surtout….


– Eh bien ! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce témoignage ; il a du bon au fond, le cardinal, et s’il n’était pas étranger… eh bien ! on lui rendrait justice. Aïe ! diable de goutte !


Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l’antichambre les cris de M. de Bouillon les accompagnèrent ; il était évident que le pauvre prince souffrait comme un damné.


Arrivés à la porte de la rue :


– Eh bien ! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous ?

– 1150 –


– De qui ?

– De M. de Bouillon, pardieu !


– Mon ami, j’en pense ce qu’en pense le triolet de notre guide, reprit Athos :


Ce pauvre monsieur de Bouillon

Est incommodé de la goutte.


– Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas soufflé mot de l’objet qui nous amenait.


– Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonné un accès. Allons chez M. de Beaufort.


Et les deux amis s’acheminèrent vers l’hôtel de Vendôme.


Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.


L’hôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présentait un aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis entraient, furent obligés de faire faire un pas en arrière à leurs montures pour laisser passer ceux-ci.


– Ah ! ah ! messieurs, dit Aramis, c’est décidément la nuit aux rencontres, j’avoue que nous serions bien malheureux, après nous être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne point parvenir à nous rencontrer demain.


– Oh ! quant à cela, monsieur, repartit Châtillon (car c’était lui-même qui sortait avec Flamarens de chez le duc de Beaufort), vous pouvez être tranquille ; si nous nous rencontrons la

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nuit sans nous chercher, à plus forte raison nous rencontrerons-nous le jour en nous cherchant.

– Je l’espère, monsieur, dit Aramis.


– Et moi, j’en suis sûr, dit le duc.

MM. de Flamarens et de Châtillon continuèrent leur chemin, et Athos et Aramis mirent pied à terre.

À peine avaient-ils passé la bride de leurs chevaux aux bras de leurs laquais et s’étaient-ils débarrassés de leurs manteaux, qu’un homme s’approcha d’eux, et après les avoir regardés un instant à la douteuse clarté d’une lanterne suspendue au milieu de la cour, poussa un cri de surprise et vint se jeter dans leurs bras.


– Comte de La Fère, s’écria cet homme, chevalier

d’Herblay ! comment êtes-vous ici, à Paris ?


– Rochefort ! dirent ensemble les deux amis.


– Oui, sans doute. Nous sommes arrivés, comme vous

l’avez su, du Vendômois, il y a quatre ou cinq jours, et nous nous apprêtons à donner de la besogne au Mazarin. Vous êtes toujours des nôtres, je présume ?


– Plus que jamais. Et le duc ?


– Il est enragé contre le cardinal. Vous savez ses succès, à notre cher duc ! c’est le véritable roi de Paris, il ne peut pas sortir sans risquer qu’on l’étouffe.


– Ah ! tant mieux, dit Aramis ; mais dites-moi, n’est-ce pas MM. de Flamarens et de Châtillon qui sortent d’ici ?


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– Oui, ils viennent d’avoir audience du duc ; ils venaient de la part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouvé à qui parler, je vous en réponds.

– À la bonne heure ! dit Athos. Et ne pourrait-on avoir l’honneur de voir Son Altesse ?

– Comment donc ! à l’instant même. Vous savez que pour vous elle est toujours visible. Suivez-moi, je réclame l’honneur de vous présenter.


Rochefort marcha devant. Toutes les portes s’ouvrirent devant lui et devant les deux amis. Ils trouvèrent M. de Beaufort près de se mettre à table. Les mille occupations de la soirée avaient retardé son souper jusqu’à ce moment-là ; mais, malgré la gravité de la circonstance, le prince n’eut pas plus tôt entendu les deux noms que lui annonçait Rochefort, qu’il se leva de la chaise qu’il était en train d’approcher de la table, et que s’avançant vivement au-devant des deux amis :


– Ah ! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus, messieurs. Vous venez prendre votre part de mon souper, n’est-ce pas ? Boisjoli, préviens Noirmont que j’ai deux convives. Vous connaissez Noirmont, n’est-ce pas, messieurs ? c’est mon maître d’hôtel, le successeur du père Marteau, qui confectionne les excellents pâ-

tés que vous savez. Boisjoli, qu’il envoie un de sa façon, mais pas dans le genre de celui qu’il avait fait pour La Ramée. Dieu merci ! nous n’avons plus besoin d’échelles de corde, de poignards ni de poires d’angoisse.


– Monseigneur, dit Athos, ne dérangez pas pour nous votre illustre maître d’hôtel, dont nous connaissons les talents nombreux et variés. Ce soir, avec la permission de Votre Altesse, nous aurons seulement l’honneur de lui demander des nouvelles de sa santé et de prendre ses ordres.


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– Oh ! quant à ma santé, vous voyez, messieurs, excellente.

Une santé qui a résisté à cinq ans de Vincennes accompagnés de M. de Chavigny est capable de tout. Quant à mes ordres, ma foi, j’avoue que je serais fort embarrassé de vous en donner, attendu que chacun donne les siens de son côté, et que je finirai, si cela continue, par n’en pas donner du tout.

– Vraiment ? dit Athos, je croyais cependant que c’était sur votre union que le parlement comptait.

– Ah ! oui, notre union ! elle est belle ! Avec le duc de Bouillon, ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a moyen de s’entendre ; mais avec M. d’Elbeuf et ses éléphants de fils… Vous connaissez le triolet sur le duc d’Elbeuf, messieurs ?


– Non, Monseigneur.


– Vraiment !


Le duc se mit à chanter :


Monsieur d’Elbeuf et ses enfants

Font rage à la place Royale.

Ils vont tous quatre piaffant,

Monsieur d’Elbeuf et ses enfants.

Mais sitôt qu’il faut battre aux champs,

Adieu leur humeur martiale.

Monsieur d’Elbeuf et ses enfants

Font rage à la place Royale


– Mais, reprit Athos, il n’en est pas ainsi avec le coadjuteur, j’espère ?


– Ah ! bien oui ! avec le coadjuteur, c’est pis encore. Dieu vous garde des prélats brouillons, surtout quand ils portent une cuirasse sous leur simarre ! Au lieu de se tenir tranquille dans

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son évêché à chanter des Te Deum pour les victoires que nous ne remportons pas, ou pour les victoires où nous sommes battus, savez-vous ce qu’il fait ?

– Non.

– Il lève un régiment auquel il donne son nom, le régiment de Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni moins qu’un maréchal de France, et des colonels comme le roi.

– Oui, dit Aramis ; mais lorsqu’il faut se battre, j’espère qu’il se tient à son archevêché ?


– Eh bien ! pas du tout, voilà ce qui vous trompe, mon cher d’Herblay ! Lorsqu’il faut se battre, il se bat ; de sorte que comme la mort de son oncle lui a donné siège au parlement, maintenant on l’a sans cesse dans les jambes ; au parlement, au conseil, au combat. Le prince de Conti est général en peinture, et quelle peinture ! Un prince bossu ! Ah ! tout cela va bien mal, messieurs, tout cela va bien mal !


– De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mé-

contente ? dit Athos en échangeant un regard avec Aramis.


– Mécontente, comte ! dites que Mon Altesse est furieuse.

C’est au point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais point à d’autres, c’est au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la survivance de l’amirauté, qui est à monsieur mon père et qui m’a été promise à sa mort, eh bien ! je ne serais pas bien éloigné de dresser des chiens à qui j’apprendrais à dire qu’il y a encore en France de plus grands voleurs que M. de Mazarin.


Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un sourire qu’échangèrent Athos et Aramis ; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de

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Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de M. de Mazarin.

– Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous

n’avions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, d’autre but que de faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs.

– Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes

plus fidèles amis ! vous l’avez prouvé ; et si jamais je me raccommode avec la cour, je vous prouverai, je l’espère, que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces messieurs ; comment diable les appelez-vous, d’Artagnan et Porthos ?


– D’Artagnan et Porthos.


– Ah ! oui, c’est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La Fère, vous comprenez, chevalier d’Herblay, tout et toujours à vous.


Athos et Aramis s’inclinèrent et sortirent.


– Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n’avez consenti à m’accompagner, Dieu me pardonne ! que pour me donner une leçon ?


– Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.


– Allons donc à l’archevêché, dit Aramis.


Et tous deux s’acheminèrent vers la Cité.


En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une barque.


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Il était onze heures passées, mais on savait qu’il n’y avait pas d’heure pour se présenter chez le coadjuteur ; son incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la nuit.


Le palais archiépiscopal sortait du sein de l’eau, et on eût dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais, qu’on était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, s’enfonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou s’éloignant dans la direction de l’Arsenal ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissè-

rent au milieu de ce monde d’embarcations et abordèrent à leur tour.


Tout le rez-de-chaussée de l’archevêché était inondé, mais des espèces d’escaliers avaient été adaptés aux murailles ; et tout le changement qui était résulté de l’inondation, c’est qu’au lieu d’entrer par les portes on entrait par les fenêtres.


Ce fut ainsi qu’Athos et Aramis abordèrent dans

l’antichambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon d’attente.


– Mon Dieu ! dit Aramis, regardez donc, Athos ! est-ce que ce fat de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire antichambre ?


Athos sourit.


– Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous les inconvénients de leur position ; le coadjuteur est en ce moment un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.


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– Oui, dit Aramis ; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.

– Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s’il ne fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien ! nous le lais-serons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s’agit que d’appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la main.

– Eh ! justement, s’écria Aramis, je ne me trompe pas…

oui… non… si fait, Bazin ; venez ici, drôle !

Bazin, qui dans ce moment traversait l’antichambre, majestueusement revêtu de ses habits d’église, se retourna, le sourcil froncé, pour voir quel était l’impertinent qui l’apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s’approchant des deux gentilshommes :


– Comment ! dit-il, c’est vous, monsieur le chevalier ! c’est vous, monsieur le comte ! Vous voilà tous deux au moment où nous étions si inquiets de vous ! Oh ! que je suis heureux de vous revoir !


– C’est bien, c’est bien, maître Bazin, dit Aramis ; trêve de compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à l’instant même.


– Comment donc ! dit Bazin, à l’instant même, sans doute ; ce n’est point à des seigneurs de votre sorte qu’on fait faire antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un M. de Bruy.


– De Bruy ! s’écrièrent ensemble Athos et Aramis.


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– Oui ! c’est moi qui l’ai annoncé, et je me rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-vous, monsieur ? ajouta Bazin en se retournant vers Aramis.

– Je crois le connaître.

– Je n’en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si bien enveloppé dans son manteau, que, quelque persistance que j’y aie mise, je n’ai pas pu voir le plus petit coin de son visage.

Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-être serai-je plus heureux.

– Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir M. le coadjuteur pour ce soir, n’est-ce pas, Athos ?


– Comme vous voudrez, dit le comte.


– Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce M. de Bruy.


– Et lui annoncerai-je que ces messieurs étaient venus à l’archevêché ?


– Non, ce n’est pas la peine, dit Aramis ; venez, Athos.


Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de l’archevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur importance en leur prodiguant les salutations.


– Eh bien ! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la barque, commencez-vous à croire, mon ami, que nous aurions joué un bien mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de Mazarin ?


– Vous êtes la sagesse incarnée, Athos, répondit Aramis.


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Ce qui avait surtout frappé les deux amis, c’était le peu d’importance qu’avaient pris à la cour de France les événements terribles qui s’étaient passés en Angleterre et qui leur semblaient, à eux, devoir occuper l’attention de toute l’Europe.


En effet, à part une pauvre veuve et une orpheline royale qui pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir qu’il eût existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir sur un échafaud.

Les deux amis s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancée lorsqu’ils étaient arrivés à la porte de l’hôtel, Aramis avait pré-

tendu qu’il avait encore quelques visites d’importance à faire et avait laissé Athos entrer seul.


Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis. Depuis six heures du matin Athos était sorti de son côté.


– Eh bien ! avez-vous eu quelques nouvelles ? demanda

Athos.


– Aucune ; on n’a vu d’Artagnan nulle part, et Porthos n’a pas encore paru. Et chez vous ?


– Rien.


– Diable ! fit Aramis.


– En effet, dit Athos, ce retard n’est point naturel ; ils ont pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient dû arriver avant nous.


– Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons

d’Artagnan pour la rapidité de ses manœuvres, et qu’il n’est pas homme à avoir perdu une heure, sachant que nous l’attendons…

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– Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq.

– Et nous voilà au neuf. C’est ce soir qu’expire le délai.


– Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous n’avons pas de nouvelles ?

– Pardieu ! nous mettre à sa recherche.

– Bien, dit Athos.

– Mais Raoul ? demanda Aramis.


Un léger nuage passa sur le front du comte.


– Raoul me donne beaucoup d’inquiétude, dit-il, il a reçu hier un message du prince de Condé, il est allé le rejoindre à Saint-Cloud et n’est pas revenu.


– N’avez-vous point vu madame de Chevreuse ?


– Elle n’était point chez elle. Et vous, Aramis, vous deviez passer, je crois, chez madame de Longueville ?


– J’y ai passé en effet.


– Eh bien ?


– Elle n’était point chez elle non plus, mais au moins elle avait laissé l’adresse de son nouveau logement.


– Où était-elle ?


– Devinez, je vous le donne en mille.


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– Comment voulez-vous que je devine où est à minuit, car je présume que c’est en me quittant que vous vous êtes présenté chez elle, comment, dis-je, voulez-vous que je devine où est à minuit la plus belle et la plus active de toutes les frondeuses ?


– À l’Hôtel de Ville ! mon cher !

– Comment, à l’Hôtel de Ville ! Est-elle donc nommée pré-

vôt des marchands ?

– Non, mais elle s’est faite reine de Paris par intérim, et comme elle n’a pas osé de prime abord aller s’établir au Palais-Royal ou aux Tuileries, elle s’est installée à l’Hôtel de Ville, où elle va donner incessamment un héritier ou une héritière à ce cher duc.


– Vous ne m’aviez pas fait part de cette circonstance, Aramis, dit Athos.


– Bah ! vraiment ! C’est un oubli alors, excusez-moi.


– Maintenant, demanda Athos, qu’allons-nous faire d’ici à ce soir ? Nous voici fort désœuvrés, ce me semble.


– Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne

toute taillée.


– Où cela ?


– Du côté de Charenton, morbleu ! J’ai l’espérance, d’après sa promesse, de rencontrer là un certain M. de Châtillon que je déteste depuis longtemps.


– Et pourquoi cela ?


– Parce qu’il est frère d’un certain M. de Coligny.

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– Ah ! c’est vrai, j’oubliais… lequel a prétendu à l’honneur d’être votre rival. Il a été bien cruellement puni de cette audace, mon cher, et, en vérité, cela devrait vous suffire.


– Oui ; mais que voulez-vous ! cela ne me suffit point. Je suis rancunier ; c’est le seul point par lequel je tienne à l’Église Après cela, vous comprenez, Athos, vous n’êtes aucunement forcé de me suivre.

– Allons donc, dit Athos, vous plaisantez !

– En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à

m’accompagner, il n’y a point de temps à perdre. Le tambour a battu, j’ai rencontré les canons qui partaient, j’ai vu les bourgeois qui se rangeaient en bataille sur la place de l’Hôtel-deVille ; on va bien certainement se battre vers Charenton, comme l’a dit hier le duc de Châtillon.


– J’aurais cru, dit Athos, que les conférences de cette nuit avaient changé quelque chose à ces dispositions belliqueuses.


– Oui sans doute, mais on ne s’en battra pas moins, ne fût-ce que pour mieux masquer ces conférences.


– Pauvres gens ! dit Athos, qui vont se faire tuer pour qu’on rende Sedan à M. de Bouillon, pour qu’on donne la survivance de l’amirauté à M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit cardinal !


– Allons ! allons ! mon cher, dit Aramis, convenez que vous ne seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait point trouver à toute cette bagarre.


– Peut-être dites-vous vrai, Aramis.


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– Eh bien ! allons donc où l’on se bat, c’est un moyen sûr de retrouver d’Artagnan, Porthos, et peut-être même Raoul.

– Hélas ! dit Athos.


– Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes

à Paris, il vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de soupirer sans cesse. À la, guerre, morbleu ! comme à la guerre, Athos ! N’êtes-vous plus homme d’épée, et vous êtes-vous fait d’Église, voyons ! Tenez, voilà de beaux bourgeois qui passent ; c’est engageant, tudieu ! Et ce capitaine, voyez donc, ça vous a presque une tournure militaire !


– Ils sortent de la rue du Mouton.


– Tambour en tête, comme de vrais soldats ! Mais voyez donc ce gaillard-là, comme il se balance, comme il se cambre !


– Heu ! fit Grimaud.


– Quoi ? demanda Athos.


– Planchet, monsieur.


– Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine aujourd’hui, colonel sans doute demain ; dans huit jours le gaillard sera maréchal de France.


– Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos.


Et les deux amis s’approchèrent de Planchet, qui, plus fier que jamais d’être vu en fonctions, daigna expliquer aux deux gentilshommes qu’il avait ordre de prendre position sur la place Royale avec deux cents hommes formant l’arrière-garde de l’armée parisienne, et de se diriger de là vers Charenton quand besoin serait.

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Comme Athos et Aramis allaient du même côté, ils escortè-

rent Planchet jusque sur son terrain.

Planchet fit assez adroitement manœuvrer ses hommes sur la place Royale, et les échelonna derrière une longue file de bourgeois placée rue et faubourg Saint-Antoine, en attendant le signal du combat.

– La journée sera chaude, dit Planchet d’un ton belliqueux.


– Oui, sans doute, répondit Aramis ; mais il y a loin d’ici à l’ennemi.


– Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un dizainier.


Aramis salua, puis se retournant vers Athos :


– Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens-là, dit-il ; voulez-vous que nous marchions en avant ? nous verrons mieux les choses.


– Et puis M. de Châtillon ne viendrait point vous chercher place Royale, n’est-ce pas ? Allons donc en avant, mon ami.


– N’avez-vous pas deux mots à dire de votre côté à

M. de Flamarens ?


– Ami, dit Athos, j’ai pris une résolution, c’est de ne plus tirer l’épée que je n’y sois forcé absolument.


– Et depuis quand cela ?


– Depuis que j’ai tiré le poignard.


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– Ah bon ! encore un souvenir de M. Mordaunt ! Eh bien !

mon cher, il ne vous manquerait plus que d’éprouver des remords d’avoir tué celui-là !

– Chut ! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce sourire triste qui n’appartenait qu’à lui, ne parlons plus de Mordaunt, cela nous porterait malheur.

Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la vallée de Fécamp, toute noire de bourgeois armés. Il va sans dire qu’Aramis le suivait d’une demi-longueur de cheval.


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LXXXIII. Le combat de Charenton

À mesure qu’Athos et Aramis avançaient, et qu’en avançant ils dépassaient les différents corps échelonnés sur la route, ils voyaient les cuirasses fourbies et éclatantes succéder aux armes rouillées, et les mousquets étincelants aux pertuisanes bigar-rées. – Je crois que c’est ici le vrai champ de bataille, dit Aramis ; voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant du pont, le pistolet au poing ? Eh ! prenez garde, voici du canon qui arrive.

– Ah ça ! mon cher, dit Athos, où nous avez-vous menés ? Il me semble que je vois tout autour de nous des figures apparte-nant à des officiers de l’armée royale. N’est-ce pas

M. de Châtillon lui-même qui s’avance avec ces deux briga-diers ?


Et Athos mit l’épée à la main, tandis qu’Aramis, croyant qu’en effet il avait dépassé les limites du camp parisien, portait la main à ses fontes.


– Bonjour, messieurs, dit le duc en s’approchant, je vois que vous ne comprenez rien à ce qui se passe, mais un mot vous expliquera tout. Nous sommes pour le moment en trêve ; il y a conférence : M. le Prince, M. de Retz, M. de Beaufort et M. de Bouillon causent en ce moment politique. Or, de deux choses l’une : ou les affaires ne s’arrangeront pas, et nous nous retrouverons, chevalier ; ou elles s’arrangeront, et, comme je serai débarrassé de mon commandement, nous nous retrouverons encore.

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– Monsieur, dit Aramis, vous parlez à merveille. Permettez-moi donc de vous adresser une question.

– Faites, monsieur.

– Où sont les plénipotentiaires ?

– À Charenton même, dans la seconde maison à droite en entrant du côté de Paris.


– Et cette conférence n’était pas prévue !


– Non, messieurs. Elle est, à ce qu’il paraît, le résultat de nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier soir aux Parisiens.


Athos et Aramis se regardèrent en riant ; ils savaient mieux que personne quelles étaient ces propositions, à qui elles avaient été faites et qui les avait faites.


– Et cette maison où sont les plénipotentiaires, demanda Athos, appartient… ?


– À M. de Chanleu, qui commande vos troupes à Charen-

ton. Je dis vos troupes, parce que je présume que ces messieurs sont frondeurs.


– Mais… à peu près, dit Aramis.


– Comment à peu près ?


– Eh ! sans doute, monsieur ; vous le savez mieux que personne, dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien précisément ce qu’on est.


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– Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Athos.

– Il faut cependant nous entendre, dit Châtillon : le roi est avec nous, et il a pour généralissimes MM. d’Orléans et de Condé.

– Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avec MM. de Conti, de Beaufort, d’Elbeuf et de Bouillon.

– Cela peut être, dit Châtillon, et l’on sait que pour mon compte j’ai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin ; mes intérêts mêmes sont à Paris : j’ai là un grand procès d’où dé-

pend toute ma fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de consulter mon avocat…


– À Paris ?


– Non pas, à Charenton… M. Viole, que vous connaissez de nom, un excellent homme, un peu têtu ; mais il n’est pas du parlement pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais notre rencontre m’a empêché de m’occuper de mes affaires. Or, comme il faut que les affaires se fassent, j’ai profité de la trêve, et voilà comment je me trouve au milieu de vous.


– M. Viole donne donc ses consultations en plein vent ?

demanda Aramis en riant.


– Oui, monsieur, et à cheval même. Il commande cinq

cents pistoliers pour aujourd’hui, et je lui ai rendu visite accompagné, pour lui faire honneur, de ces deux petites pièces de canon, en tête desquelles vous avez paru si étonnés de me voir. Je ne le reconnaissais pas d’abord, je dois l’avouer ; il a une longue épée sur sa robe et des pistolets à sa ceinture, ce qui lui donne un air formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le bonheur de le rencontrer.


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– S’il est si curieux à voir, on peut se donner la peine de le chercher tout exprès, dit Aramis.

– Il faudrait vous hâter, monsieur, car les conférences ne peuvent durer longtemps encore.

– Et si elles sont rompues sans amener de résultat, dit Athos, vous allez tenter d’enlever Charenton ?

– C’est mon ordre ; je commande les troupes d’attaque, et je ferai de mon mieux pour réussir.

– Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la cavalerie…


– Pardon ! je commande en chef.


– Mieux encore !… Vous devez connaître tous vos officiers, j’entends tous ceux qui sont de distinction.


– Mais oui, à peu près.


– Soyez assez bon pour me dire alors si vous n’avez pas sous vos ordres M. le chevalier d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires.


– Non, monsieur, il n’est pas avec nous ; depuis plus de six semaines il a quitté Paris, et il est, dit-on, en mission en Angleterre.


– Je savais cela, mais je le croyais de retour.


– Non, monsieur, et je ne sache point que personne l’ait re-vu. Je puis d’autant mieux vous répondre à ce sujet que les mousquetaires sont des nôtres, et que c’est M. de Cambon qui, par intérim, tient la place de M. d’Artagnan.

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Les deux amis se regardèrent.

– Vous voyez, dit Athos.


– C’est étrange, dit Aramis.

– Il faut absolument qu’il leur soit arrivé malheur en route.

– Nous sommes aujourd’hui le huit, c’est ce soir qu’expire le délai fixé. Si ce soir nous n’avons point de nouvelles, demain matin nous partirons.


Athos fit de la tête un signe affirmatif, puis se retournant :


– Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans, attaché à M. le Prince, demanda Athos presque embarrassé de laisser percer ainsi devant le sceptique Aramis ses préoccupations paternelles, a-t-il l’honneur d’être connu de vous, monsieur le duc ?


– Oui, certainement, répondit Châtillon, il nous est arrivé ce matin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme ! il est de vos amis, monsieur le comte ?


– Oui, monsieur, répliqua Athos doucement ému ; à telle enseigne, que j’aurais même le désir de le voir. Est-ce possible ?


– Très possible, monsieur. Veuillez m’accompagner et je vous conduirai au quartier général.


– Holà ! dit Aramis en se retournant, voilà bien du bruit derrière nous, ce me semble.


– En effet, un gros de cavaliers vient à nous ! fit Châtillon.


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– Je reconnais M. le coadjuteur à son chapeau de la fronde.

– Et moi, M. de Beaufort à ses plumes blanches.

– Ils viennent au galop. M. le Prince est avec eux. Ah ! voilà qu’il les quitte.

– On bat le rappel, s’écria Châtillon. Entendez-vous ? Il faut nous informer.

En effet, on voyait les soldats courir à leurs armes, les cavaliers qui étaient à pied se remettre en selle, les trompettes sonnaient, les tambours battaient ; M. de Beaufort tira l’épée.


De son côté, M. le Prince fit un signe de rappel, et tous les officiers de l’armée royale, mêlés momentanément aux troupes parisiennes, coururent à lui.


– Messieurs, dit Châtillon, la trêve est rompue, c’est évident ; on va se battre. Rentrez donc dans Charenton, car j’attaquerai sous peu. Voilà le signal que M. le Prince me donne.


En effet, une cornette élevait par trois fois en l’air le guidon de M. le Prince.


– Au revoir, monsieur le chevalier ! cria Châtillon.


Et il partit au galop pour rejoindre son escorte.


Athos et Aramis tournèrent bride de leur côté et vinrent saluer le coadjuteur et M. de Beaufort. Quant à M. de Bouillon, il avait eu vers la fin de la conférence un si terrible accès de goutte, qu’on avait été obligé de le reconduire à Paris en litière.


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En échange, M. le duc d’Elbeuf, entouré de ses quatre fils comme d’un état-major, parcourait les rangs de l’armée parisienne.

Pendant ce temps, entre Charenton et l’armée royale se formait un long espace blanc qui semblait se préparer pour servir de dernière couche aux cadavres.

– Ce Mazarin est véritablement une honte pour la France, dit le coadjuteur en resserrant le ceinturon de son épée qu’il portait, à la mode des anciens prélats militaires, sur sa simarre archiépiscopale. C’est un cuistre qui voudrait gouverner la France comme une métairie. Aussi la France ne peut-elle espé-

rer de bonheur et de tranquillité que lorsqu’il en sera sorti.


– Il paraît que l’on ne s’est pas entendu sur la couleur du chapeau, dit Aramis.


Au même instant, M. de Beaufort leva son épée.


– Messieurs, dit-il, nous avons fait de la diplomatie inutile ; nous voulions nous débarrasser de ce pleutre de Mazarini ; mais la reine, qui en est embéguinée, le veut absolument garder pour ministre, de sorte qu’il ne nous reste plus qu’une ressource, c’est de le battre congrûment.


– Bon ! dit le coadjuteur, voilà l’éloquence accoutumée de M. de Beaufort.


– Heureusement, dit Aramis, qu’il corrige ses fautes de français avec la pointe de son épée.


– Peuh ! fit le coadjuteur avec mépris, je vous jure que dans toute cette guerre il est bien pâle.


Et il tira son épée à son tour.

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– Messieurs, dit-il, voilà l’ennemi qui vient à nous ; nous lui épargnerons bien, je l’espère, la moitié du chemin.

Et sans s’inquiéter s’il était suivi ou non, il partit. Son ré-

giment, qui portait le nom de régiment de Corinthe, du nom de son archevêché, s’ébranla derrière lui et commença la mêlée.

De son côté, M. de Beaufort lançait sa cavalerie, sous la conduite de M. de Noirmoutiers, vers Étampes, où elle devait rencontrer un convoi de vivres impatiemment attendu par les Parisiens. M. de Beaufort s’apprêtait à le soutenir.


M. de Clanleu, qui commandait la place, se tenait, avec le plus fort de ses troupes, prêt à résister à l’assaut, et même, au cas où l’ennemi serait repoussé, à tenter une sortie.


Au bout d’une demi-heure le combat était engagé sur tous les points. Le coadjuteur, que la réputation de courage de M. de Beaufort exaspérait, s’était jeté en avant et faisait personnellement des merveilles de courage. Sa vocation, on le sait, était l’épée, et il était heureux chaque fois qu’il la pouvait tirer du fourreau, n’importe pour qui ou pour quoi. Mais dans cette circonstance, s’il avait bien fait son métier de soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec sept ou huit cents hommes il était allé heurter trois mille hommes, lesquels, à leur tour, s’étaient ébranlés tout d’une masse et ramenaient tambour battant les soldats du coadjuteur, qui arrivèrent en désordre aux remparts.

Mais le feu de l’artillerie de Clanleu arrêta court l’armée royale, qui parut un instant ébranlée. Cependant cela dura peu, et elle alla se reformer derrière un groupe de maisons et un petit bois.


Clanleu crut que le moment était venu ; il s’élança à la tête de deux régiments pour poursuivre l’armée royale ; mais, comme nous l’avons dit, elle s’était reformée et revenait à la charge, guidée par M. de Châtillon en personne. La charge fut si

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rude et si habilement conduite, que Clanleu et ses hommes se trouvèrent presque entourés. Clanleu ordonna la retraite, qui commença de s’exécuter pied à pied, pas à pas. Malheureusement, au bout d’un instant, Clanleu tomba mortellement frappé.


M. de Châtillon le vit tomber et annonça tout haut cette mort, qui redoubla le courage de l’armée royale et démoralisa complètement les deux régiments avec lesquels Clanleu avait fait sa sortie. En conséquence, chacun songea à son salut et ne s’occupa plus que de regagner les retranchements, au pied desquels le coadjuteur essayait de reformer son régiment écharpé.

Tout à coup un escadron de cavalerie vint à la rencontre des vainqueurs, qui entraient pêle-mêle avec les fugitifs dans les retranchements. Athos et Aramis chargeaient en tête, Aramis l’épée et le pistolet à la main, Athos l’épée au fourreau, le pistolet aux fontes. Athos était calme et froid comme dans une parade, seulement son beau et noble regard s’attristait en voyant s’entr’égorger tant d’hommes que sacrifiaient d’un côté l’entêtement royal, et de l’autre côté la rancune des princes.

Aramis, au contraire, tuait et s’enivrait peu à peu, selon son habitude. Ses yeux vifs devenaient ardents ; sa bouche, si finement découpée, souriait d’un sourire lugubre ; ses narines ouvertes aspiraient l’odeur du sang ; chacun de ses coups d’épée frappait juste, et le pommeau de son pistolet achevait, assommait le blessé qui essayait de se relever.


Du côté opposé, et dans les rangs de l’armée royale, deux cavaliers, l’un couvert d’une cuirasse dorée, l’autre d’un simple buffle duquel sortaient les manches d’un justaucorps de velours bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier à la cuirasse do-rée vint heurter Aramis et lui porta un coup d’épée qu’Aramis para avec son habileté ordinaire.


– Ah ! c’est vous, monsieur de Châtillon ! s’écria le chevalier ; soyez le bienvenu, je vous attendais !

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– J’espère ne vous avoir pas trop fait attendre, monsieur, dit le duc ; en tout cas, me voici.

– Monsieur de Châtillon, dit Aramis en tirant de ses fontes un second pistolet qu’il avait réservé pour cette occasion, je crois que si votre pistolet est déchargé vous êtes un homme mort. – Dieu merci, dit Châtillon, il ne l’est pas !


Et le duc, levant son pistolet sur Aramis, l’ajusta et fit feu.

Mais Aramis courba la tête au moment où il vit le duc appuyer le doigt sur la gâchette, et la balle passa, sans l’atteindre, au-dessus de lui.


– Oh ! vous m’avez manqué, dit Aramis. Mais moi, j’en jure Dieu, je ne vous manquerai pas.


– Si je vous en laisse le temps ! s’écria M. de Châtillon en piquant son cheval et en bondissant sur lui l’épée haute.


Aramis l’attendit avec ce sourire terrible qui lui était propre en pareille occasion ; et Athos, qui voyait M. de Châtillon s’avancer sur Aramis avec la rapidité de l’éclair, ouvrait la bouche pour crier : « Tirez ! mais tirez donc ! » quand le coup partit. M. de Châtillon ouvrit les bras et se renversa sur la croupe de son cheval.


La balle lui était entrée dans la poitrine par l’échancrure de la cuirasse.


– Je suis mort ! murmura le duc.


Et il glissa de son cheval à terre.


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– Je vous l’avais dit, monsieur, et je suis fâché maintenant d’avoir si bien tenu ma parole. Puis-je vous être bon à quelque chose ?

Châtillon fit un signe de la main ; et Aramis s’apprêtait à descendre, quand tout à coup il reçut un choc violent dans le côté : c’était un coup d’épée, mais la cuirasse para le coup.

Il se tourna vivement, saisit ce nouvel antagoniste par le poignet, quand deux cris partirent en même temps, l’un poussé par lui, l’autre par Athos :

– Raoul !


Le jeune homme reconnut à la fois la figure du chevalier d’Herblay et la voix de son père, et laissa tomber son épée. Plusieurs cavaliers de l’armée parisienne s’élancèrent en ce moment sur Raoul, mais Aramis le couvrit de son épée.


– Prisonnier à moi ! Passez donc au large ! cria-t-il.


Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de son fils par la bride et l’entraînait hors de la mêlée.


En ce moment M. le Prince, qui soutenait M. de Châtillon en seconde ligne, apparut au milieu de la mêlée ; on vit briller son œil d’aigle et on le reconnut à ses coups.


À sa vue, le régiment de l’archevêque de Corinthe, que le coadjuteur, malgré tous ses efforts, n’avait pu réorganiser, se jeta au milieu des troupes parisiennes, renversa tout et rentra en fuyant dans Charenton, qu’il traversa sans s’arrêter. Le coadjuteur, entraîné par lui, repassa près du groupe formé par Athos, par Aramis et Raoul.


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– Ah ! ah ! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa jalousie, ne pas se réjouir de l’échec arrivé au coadjuteur, en votre qualité d’archevêque, Monseigneur, vous devez connaître les Écritures.

– Et qu’ont de commun les Écritures avec ce qui m’arrive ?

demanda le coadjuteur.

– Que M. le Prince vous traite aujourd’hui comme saint Paul, la première aux Corinthiens.

– Allons ! allons ! dit Athos, le mot est joli, mais il ne faut pas attendre ici les compliments. En avant, en avant, ou plutôt en arrière, car la bataille m’a bien l’air d’être perdue pour les frondeurs.


– Cela m’est bien égal ! dit Aramis, je ne venais ici que pour rencontrer M. de Châtillon. Je l’ai rencontré, je suis content ; un duel avec un Châtillon, c’est flatteur !


– Et de plus un prisonnier, dit Athos en montrant Raoul.


Les trois cavaliers continuèrent la route au galop.


Le jeune homme avait ressenti un frisson de joie en retrouvant son père. Ils galopaient l’un à côté de l’autre, la main gauche du jeune homme dans la main droite d’Athos.


Quand ils furent loin du champ de bataille :


– Qu’alliez-vous donc faire si avant dans la mêlée, mon ami ? demanda Athos au jeune homme ; ce n’était point là votre place, ce me semble, n’étant pas mieux armé pour le combat.


– Aussi ne devais-je point me battre aujourd’hui, mon-

sieur. J’étais chargé d’une mission pour le cardinal, et je partais pour Rueil, quand, voyant charger M. de Châtillon, l’envie me

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prit de charger à ses côtés. C’est alors qu’il me dit que deux cavaliers de l’armée parisienne me cherchaient, et qu’il me nomma le comte de La Fère.

– Comment ! vous saviez que nous étions là, et vous avez voulu tuer votre ami le chevalier ?

– Je n’avais point reconnu M. le chevalier sous son armure, dit en rougissant Raoul, mais j’aurais dû le reconnaître à son adresse et à son sang-froid.


– Merci du compliment, mon jeune ami, dit Aramis, et l’on voit qui vous a donné des leçons de courtoisie. Mais vous allez à Rueil, dites-vous ?


– Oui.


– Chez le cardinal ?


– Sans doute. J’ai une dépêche de M. le Prince pour Son Éminence.


– Il faut la porter, dit Athos.


– Oh ! pour cela, un instant, pas de fausse générosité, comte. Que diable ! notre sort, et, ce qui est plus important, le sort de nos amis, est peut-être dans cette dépêche.


– Mais il ne faut pas que ce jeune homme manque à son devoir, dit Athos.


– D’abord, comte, ce jeune homme est prisonnier, vous

l’oubliez. Ce que nous faisons là est de bonne guerre. D’ailleurs, des vaincus ne doivent pas être difficiles sur le choix des moyens. Donnez cette dépêche, Raoul.


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Raoul hésita, regardant Athos comme pour chercher une

règle de conduite dans ses yeux.

– Donnez la dépêche, Raoul, dit Athos, vous êtes le prisonnier du chevalier d’Herblay.

Raoul céda avec répugnance, mais Aramis, moins scrupu-

leux que le comte de La Fère, saisit la dépêche avec empressement, la parcourut, et la rendant à Athos :

– Vous, dit-il, qui êtes croyant, lisez et voyez, en y réflé-

chissant, dans cette lettre, quelque chose que la Providence juge important que nous sachions.


Athos prit la lettre tout en fronçant son beau sourcil, mais l’idée qu’il était question, dans la lettre, de d’Artagnan l’aida à vaincre le dégoût qu’il éprouvait à la lire.


Voici ce qu’il y avait dans la lettre :


« Monseigneur, j’enverrai ce soir à Votre Éminence, pour renforcer la troupe de M. de Comminges, les dix hommes que vous demandez. Ce sont de bons soldats, propres à maintenir les deux rudes adversaires dont Votre Éminence craint l’adresse et la résolution. »


– Oh ! oh ! dit Athos.


– Eh bien ! demanda Aramis, que vous semble de deux adversaires qu’il faut, outre la troupe de Comminges, dix bons soldats pour garder ? cela ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes d’eau à d’Artagnan et à Porthos ?


– Nous allons battre Paris toute la journée, dit Athos, et si nous n’avons pas de nouvelles ce soir, nous reprendrons le chemin de la Picardie, et je réponds, grâce à l’imagination de

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d’Artagnan, que nous ne tarderons pas à trouver quelque indication qui nous enlèvera tous nos doutes.

– Battons donc Paris, et informons-nous, à Planchet surtout, s’il n’aura point entendu parler de son ancien maître.

– Ce pauvre Planchet ! vous en parlez bien à votre aise, Aramis, il est massacré sans doute. Tous ces belliqueux bourgeois seront sortis, et l’on aura fait un massacre.

Comme c’était assez probable, ce fut avec un sentiment d’inquiétude que les deux amis rentrèrent à Paris par la porte du Temple, et qu’ils se dirigèrent vers la place Royale où ils comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres bourgeois. Mais l’étonnement des deux amis fut grand lorsqu’ils les trouvèrent buvant et goguenardant, eux et leur capitaine, toujours campés place Royale et pleurés sans doute par leurs familles qui entendaient le bruit du canon de Charenton et les croyaient au feu.


Athos et Aramis s’informèrent de nouveau à Planchet ;

mais il n’avait rien su de d’Artagnan., Ils voulurent l’emmener, il leur déclara qu’il ne pouvait quitter son poste sans ordre supé-

rieur.


À cinq heures seulement ils rentrèrent chez eux en disant qu’ils revenaient de la bataille ; ils n’avaient pas perdu de vue le cheval de bronze de Louis XIII.


– Mille tonnerres ! dit Planchet en rentrant dans sa boutique de la rue des Lombards, nous avons été battus à plate couture. Je ne m’en consolerai jamais !


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LXXXIV. La route de Picardie

Athos et Aramis, fort en sûreté dans Paris, ne se dissimu-laient pas qu’à peine auraient-ils mis le pied dehors ils courraient les plus grands dangers ; mais on sait ce qu’était la question de danger pour de pareils hommes. D’ailleurs ils sentaient que le dénouement de cette seconde odyssée approchait, et qu’il n’y avait plus, comme on dit, qu’un coup de collier à donner.


Au reste, Paris lui-même n’était pas tranquille ; les vivres commençaient à manquer, et selon que quelqu’un des généraux de M. le prince de Conti avait besoin de reprendre son influence, il se faisait une petite émeute qu’il calmait et qui lui donnait un instant la supériorité sur ses collègues.

Dans une de ces émeutes, M. de Beaufort avait fait piller la maison et la bibliothèque de M. de Mazarin pour donner, disait-il, quelque chose à ronger à ce pauvre peuple.


Athos et Aramis quittèrent Paris sur ce coup d’État, qui avait eu lieu dans la soirée même du jour où les Parisiens avaient été battus à Charenton.


Tous deux laissaient Paris dans la misère et touchant presque à la famine, agité par la crainte, déchiré par les factions.

Parisiens et frondeurs, ils s’attendaient à trouver même misère, mêmes craintes, mêmes intrigues dans le camp ennemi. Leur surprise fut donc grande lorsque, en passant à Saint-Denis, ils apprirent qu’à Saint-Germain on riait, on chansonnait et l’on menait joyeuse vie.


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Les deux gentilshommes prirent des chemins détournés,

d’abord pour ne pas tomber aux mains des mazarins épars dans l’Île-de-France, ensuite, pour échapper aux frondeurs qui tenaient la Normandie, et qui n’eussent pas manqué de les conduire à M. de Longueville pour que M. de Longueville reconnût en eux des amis ou des ennemis. Une fois échappés à ces deux dangers, ils rejoignirent le chemin de Boulogne à Abbeville, et le suivirent pas à pas, trace à trace.

Cependant ils furent quelque temps indécis ; deux ou trois aubergistes avaient été interrogés, sans qu’un seul indice vînt éclairer leurs doutes ou guider leurs recherches, lorsqu’à Montreuil Athos sentit sur la table quelque chose de rude au toucher de ses doigts délicats. Il leva la nappe, et lut sur le bois ces hié-

roglyphes creusés profondément avec la lame d’un couteau : Port… – d’Art… – 2 février.


– À merveille, dit Athos en faisant voir l’inscription à Aramis ; nous voulions coucher ici, mais c’est inutile. Allons plus loin.


Ils remontèrent à cheval et gagnèrent Abbeville. Là ils s’arrêtèrent fort perplexes à cause de la grande quantité d’hôtelleries. On ne pouvait pas les visiter toutes. Comment deviner dans laquelle avaient logé ceux que l’on cherchait ?


– Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons pas à rien trouver à Abbeville. Si nous sommes embarrassés, nos amis l’ont été aussi. S’il n’y avait que Porthos, Porthos eût été loger à la plus magnifique hôtellerie, et, nous la faisant indiquer, nous serions sûrs de retrouver trace de son passage. Mais d’Artagnan n’a point de ces faiblesses-là ; Porthos aura eu beau lui faire observer qu’il mourait de faim, il aura continué sa route, inexora-ble comme le destin, et c’est ailleurs qu’il faut le chercher.


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Ils continuèrent donc leur route, mais rien ne se présenta.

C’était une tâche des plus pénibles et surtout des plus fastidieu-ses qu’avaient entreprise là Athos et Aramis, et sans ce triple mobile de l’honneur, de l’amitié et de la reconnaissance incrusté dans leur âme, nos deux voyageurs eussent cent fois renoncé à fouiller le sable, à interroger les passants, à commenter les signes, à épier les visages.

Ils allèrent ainsi jusqu’à Péronne.

Athos commençait à désespérer. Cette noble et intéressante nature se reprochait cette obscurité dans laquelle Aramis et lui se trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherché ; sans doute ils n’avaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans leurs investigations assez de perspicacité. Ils étaient prêts à retourner sur leurs pas, lorsqu’en traversant le faubourg qui conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait l’angle d’une rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux sur un dessin de pierre noire qui représentait, avec la naï-

veté des premières tentatives d’un enfant, deux cavaliers galopant avec frénésie ; l’un des deux cavaliers tenait à la main une pancarte où étaient écrits en espagnol ces mots :


« On nous suit. »


– Oh ! oh ! dit Athos, voilà qui est clair comme le jour. Tout suivi qu’il était, d’Artagnan se sera arrêté cinq minutes ici ; cela prouve au reste qu’il n’était pas suivi de bien près ; peut-être sera-t-il parvenu à s’échapper.


Aramis secoua la tête.


– S’il était échappé, nous l’aurions revu ou nous en aurions au moins entendu parler.


– Vous avez raison, Aramis, continuons.

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Dire l’inquiétude et l’impatience des deux gentilshommes serait chose impossible. L’inquiétude était pour le cœur tendre et amical d’Athos ; l’impatience était pour l’esprit nerveux et si facile à égarer d’Aramis. Aussi galopèrent-ils tous deux pendant trois ou quatre heures avec la frénésie des deux cavaliers de la muraille. Tout à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre deux talus, ils virent la route à moitié barrée par une énorme pierre. Sa place primitive était indiquée sur un des côtés du talus, et l’espèce d’alvéole qu’elle y avait laissé, par suite de l’extraction, prouvait qu’elle n’avait pu rouler toute seule, tandis que sa pesanteur indiquait qu’il avait fallu, pour la faire mouvoir, le bras d’un Encelade ou d’un Briarée.


Aramis s’arrêta.


– Oh ! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de l’Ajax de Télamon ou du Porthos. Descendons, s’il vous plaît, comte, et examinons ce rocher.


Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans le but évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait donc été placée d’abord en travers ; puis les cavaliers avaient trouvé cet obstacle, étaient descendus et l’avaient écarté.


Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés exposés à la lumière : elle n’offrait rien d’extraordinaire. Ils appelè-

rent alors Blaisois et Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à retourner le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était écrit :


« Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons jusqu’à Compiègne, nous nous arrêterons au Paon-Couronné ; l’hôte est de nos amis. »


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– Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et dans l’un ou l’autre cas nous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc au

Paon-Couronné.

– Oui, dit Aramis ; mais si nous voulons y arriver, donnons quelque relâche à nos chevaux ; ils sont presque fourbus.

Aramis disait vrai. On s’arrêta au premier bouchon ; on fit avaler à chaque cheval double mesure d’avoine détrempée dans du vin, on leur donna trois heures de repos et l’on se remit en route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de fatigue, mais l’espérance les soutenait.


Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne et s’informaient du Paon-Couronné. On leur montra une enseigne représentant le dieu Pan avec une couronne sur la tête.


Les deux amis descendirent de cheval sans s’arrêter autrement à la prétention de l’enseigne, que, dans un autre temps, Aramis eût fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme d’hôtelier, chauve et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demandèrent s’il n’avait pas logé plus ou moins longtemps deux gentilshommes poursuivis par des chevau-légers.

L’hôte, sans rien répondre, alla chercher dans un bahut une moitié de lame de rapière.


– Connaissez-vous cela ? dit-il.


Athos ne fit que jeter un coup d’œil sur cette lame.


– C’est l’épée de d’Artagnan, dit-il.


– Du grand ou du petit ? demanda l’hôte.


– Du petit, répondit Athos.


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– Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs.

– Eh bien ! que leur est-il arrivé ?

– Qu’ils sont entrés dans ma cour avec des chevaux fourbus, et qu’avant qu’ils aient eu le temps de refermer la grande porte huit chevau-légers qui les poursuivaient sont entrés après eux. – Huit ! dit Aramis, cela m’étonne bien que d’Artagnan et Porthos, deux vaillants de cette nature, se soient laissé arrêter par huit hommes.


– Sans doute, monsieur, et les huit hommes n’en seraient pas venus à bout s’ils n’eussent recruté par la ville une vingtaine de soldats du régiment de Royal-Italien, en garnison dans cette ville, de sorte que vos deux amis ont été littéralement accablés par le nombre.


– Arrêtés ! dit Athos, et sait-on pourquoi ?


– Non, monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils n’ont eu le temps de me rien dire ; seulement, quand ils ont été partis, j’ai trouvé ce fragment d’épée sur le champ de bataille en aidant à ramasser deux morts et cinq ou six blessés.


– Et à eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrivé ?


– Non, monsieur, je ne crois pas.


– Allons, dit Aramis, c’est toujours une consolation.


– Et savez-vous où on les a conduits ? demanda Athos.


– Du côté de Louvres.


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– Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils reviendront demain à Paris avec les chevaux, qui aujourd’hui nous laisseraient en route, et prenons la poste.

– Prenons la poste, dit Aramis.

On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les

deux amis dînèrent à la hâte ; ils voulaient, s’ils trouvaient à Louvres quelques renseignements, pouvoir continuer leur route.

Ils arrivèrent à Louvres. Il n’y avait qu’une auberge. On y buvait une liqueur qui a conservé de nos jours sa réputation, et qui s’y fabriquait déjà à cette époque.


– Descendons ici, dit Athos, d’Artagnan n’aura pas manqué cette occasion, non pas de boire un verre de liqueur, mais de nous laisser un indice.


Ils entrèrent et demandèrent deux verres de liqueur sur le comptoir, comme avaient dû les demander d’Artagnan et Porthos. Le comptoir sur lequel on buvait d’habitude était recouvert d’une plaque d’étain. Sur cette plaque on avait écrit avec la pointe d’une grosse épingle : « Rueil, D. »


– Ils sont à Rueil ! dit Aramis, que cette inscription frappa le premier.


– Allons donc à Rueil, dit Athos.


– C’est nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis.


– Si j’eusse été l’ami de Jonas comme je suis celui de d’Artagnan, dit Athos, je l’eusse suivi jusque dans le ventre de la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis.


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– Décidément, mon cher comte, je crois que vous me faites meilleur que je ne suis. Si j’étais seul, je ne sais pas si j’irais ainsi à Rueil sans de grandes précautions ; mais où vous irez, j’irai.

Ils prirent des chevaux et partirent pour Rueil.

Athos, sans s’en douter, avait donné à Aramis le meilleur conseil qui pût être suivi. Les députés du parlement venaient d’arriver à Rueil pour ces fameuses conférences qui devaient durer trois semaines et amener cette paix boiteuse à la suite de laquelle M. le Prince fut arrêté. Rueil était encombré, de la part des Parisiens, d’avocats, de présidents, de conseillers, de robins de toute espèce ; et enfin, de la part de la cour, de gentilshommes, d’officiers et de gardes ; il était donc facile, au milieu de cette confusion, de demeurer aussi inconnu qu’on désirait l’être.

D’ailleurs, les conférences avaient amené une trêve, et arrêter deux gentilshommes en ce moment, fussent-ils frondeurs au premier chef, c’était porter atteinte au droit des gens.


Les deux amis croyaient tout le monde occupé de la pensée qui les tourmentait. Ils se mêlèrent aux groupes, croyant qu’ils entendraient dire quelque chose de d’Artagnan et de Porthos ; mais chacun n’était occupé que d’articles et d’amendements.

Athos opinait pour qu’on allât droit au ministre.


– Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites là est bien beau, mais, prenez-y garde, notre sécurité vient de notre obscurité. Si nous nous faisons connaître d’une façon ou d’une autre, nous irons immédiatement rejoindre nos amis dans quelque cul-de-basse-fosse d’où le diable ne nous tirera pas. Tâchons de ne pas les retrouver par accident, mais bien à notre fantaisie.

Arrêtés à Compiègne, ils ont été amenés à Rueil, comme nous en avons acquis la certitude à Louvres ; conduits à Rueil, ils ont été interrogés par le cardinal, qui, après cet interrogatoire, les a gardés près de lui ou les a envoyés à Saint-Germain. Quant à la Bastille ils n’y sont point, puisque la Bastille est aux frondeurs

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et que le fils de Broussel y commande. Ils ne sont pas morts, car la mort de d’Artagnan serait bruyante. Quant à Porthos, je le crois éternel comme Dieu, quoiqu’il soit moins patient. Ne dé-

sespérons pas, attendons, et restons à Rueil, car ma conviction est qu’ils sont à Rueil. Mais qu’avez-vous donc ? vous pâlissez !

– J’ai, dit Athos d’une voix presque tremblante, que je me souviens qu’au château de Rueil M. de Richelieu avait fait fabriquer une affreuse oubliette…

– Oh ! soyez tranquille, dit Aramis, M. de Richelieu était un gentilhomme, notre égal à tous par la naissance, notre supérieur par la position. Il pouvait, comme un roi, toucher les plus grands de nous à la tête et, en les touchant, faire vaciller cette tête sur les épaules. Mais M. de Mazarin est un cuistre qui peut tout au plus nous prendre au collet comme un archer. Rassurez-vous donc, ami, je persiste à dire que d’Artagnan et Porthos sont à Rueil, vivants et bien vivants.


– N’importe, dit Athos, il nous faudrait obtenir du coadjuteur d’être des conférences, et ainsi nous entrerions à Rueil.


– Avec tous ces affreux robins ! y pensez-vous, mon cher ?

et croyez-vous qu’il y sera le moins du monde discuté de la liberté et de la prison de d’Artagnan et de Porthos ? Non, je suis d’avis que nous cherchions quelque autre moyen.


– Eh bien ! reprit Athos, j’en reviens à ma première pensée ; je ne connais point de meilleur moyen que d’agir franchement et loyalement. J’irai trouver non pas Mazarin, mais la reine, et je lui dirai : « Madame, rendez-nous vos deux serviteurs et nos deux amis. »


Aramis secoua la tête.


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– C’est une dernière ressource dont vous serez toujours libre d’user, Athos ; mais croyez-moi, n’en usez qu’à l’extrémité ; il sera toujours temps d’en venir là. En attendant, continuons nos recherches.


Ils continuèrent donc de chercher, et prirent tant

d’informations, firent, sous mille prétextes plus ingénieux les uns que les autres, causer tant de personnes, qu’ils finirent par trouver un chevau-léger qui leur avoua avoir fait partie de l’escorte qui avait amené d’Artagnan et Porthos de Compiègne à Rueil. Sans les chevau-légers, on n’aurait pas même su qu’ils y étaient rentrés.


Athos en revenait éternellement à son idée de voir la reine.


– Pour voir la reine, disait Aramis, il faut d’abord voir le cardinal, et à peine aurons-nous vu le cardinal, rappelez-vous ce que je vous dis, Athos, que nous serons réunis à nos amis, mais point de la façon que nous l’entendons. Or, cette façon d’être réunis à eux me sourit assez peu, je l’avoue. Agissons en liberté pour agir bien et vite.


– Je verrai la reine, dit Athos.


– Eh bien, mon ami, si vous êtes décidé à faire cette folie, prévenez-moi, je vous prie, un jour à l’avance.


– Pourquoi cela ?


– Parce que je profiterai de la circonstance pour aller faire une visite à Paris.


– À qui ?


– Dame ? que sais-je ! peut-être bien à madame de Lon-

gueville. Elle est toute-puissante là-bas ; elle m’aidera. Seule-

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ment faites-moi dire par quelqu’un si vous êtes arrêté, alors je me retournerai de mon mieux.

– Pourquoi ne risquez-vous point l’arrestation avec moi, Aramis ? dit Athos.

– Non merci.

– Arrêtés à quatre et réunis, je crois que nous ne risquons plus rien. Au bout de vingt-quatre heures nous sommes tous quatre dehors.

– Mon cher, depuis que j’ai tué Châtillon, l’adoration des dames de Saint-Germain, j’ai trop d’éclat autour de ma personne pour ne pas craindre doublement la prison. La reine serait capable de suivre les conseils de Mazarin en cette occasion, et le conseil que lui donnerait Mazarin serait de me faire juger.


– Mais pensez-vous donc, Aramis, qu’elle aime cet Italien au point qu’on le dit ?


– Elle a bien aimé un Anglais.


– Eh ! mon cher, elle est femme !


– Non pas ; vous vous trompez, Athos, elle est reine !


– Cher ami, je me dévoue et vais demander audience à

Anne d’Autriche.


– Adieu, Athos, je vais lever une armée.


– Pour quoi faire ?


– Pour revenir assiéger Rueil.


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– Où nous retrouverons-nous ?

– Au pied de la potence du cardinal.

Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour retourner à Paris, Athos pour s’ouvrir par quelques démarches préparatoires un chemin jusqu’à la reine.


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LXXXV. La reconnaissance d’Anne d’Autriche

Athos éprouva beaucoup moins de difficulté qu’il ne s’y était attendu à pénétrer près d’Anne d’Autriche ; à la première démarche, tout s’aplanit, au contraire, et l’audience qu’il désirait lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du lever, auquel sa naissance lui donnait le droit d’assister.

Une grande foule emplissait les appartements de Saint-

Germain ; jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d’Autriche n’avait eu plus grand nombre de courtisans ; seulement, un mouvement s’était fait parmi cette foule qui appartenait à la noblesse secondaire, tandis que tous les premiers gentilshommes de France étaient près de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur.


Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le caractère particulier de cette guerre fut qu’il y eut plus de couplets faits que de coups de canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens, qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour n’être pas mortelles, n’en étaient pas moins douloureuses, faites qu’elles étaient avec l’arme du ridicule.


Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes les pensées, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu du Midi comme un nuage, s’en irait-il emporté par le vent qui l’avait apporté ? Tout le monde l’espérait, tout le monde le désirait ; de sorte que le ministre sentait qu’autour de lui tous les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de haine mal déguisée sous la crainte et sous l’intérêt. Il se sentait

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mal à l’aise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui s’appuyer.

M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne manquait jamais une occasion ou de le railler ou de l’humilier ; et, à deux ou trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui-ci l’avait regardé de ma-nière à lui faire comprendre que, s’il le défendait, ce n’était ni par conviction ni par enthousiasme.

Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui.

Mais à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet appui vaciller sous sa main.


L’heure de l’audience arrivée, on annonça au comte de La Fère qu’elle aurait toujours lieu, mais qu’il devait attendre quelques instants, la reine ayant conseil à tenir avec le ministre.


C’était la vérité. Paris venait d’envoyer une nouvelle députation qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure aux affaires, et la reine se consultait avec Mazarin sur l’accueil à faire à ces députés.


La préoccupation était grande parmi les hauts personnages de l’État Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon déchaîné.


Mais Athos était un homme inflexible qui ne marchandait pas avec une décision prise, quand cette décision lui paraissait émanée de sa conscience et dictée par son devoir ; il insista pour être introduit, en disant que, quoiqu’il ne fût député ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de M. d’Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de Broussel, ni du parlement, et qu’il vînt pour son propre

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compte il n’en avait pas moins les choses les plus importantes à dire à Sa Majesté.

La conférence finie, la reine le fit appeler dans son cabinet.


Athos fut introduit et se nomma. C’était un nom qui avait trop de fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois vi-bré dans son cœur, pour qu’Anne d’Autriche ne le reconnût point ; cependant elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme avec cette fixité qui n’est permise qu’aux femmes reines soit par la beauté, soit par le sang.

– C’est donc un service que vous offrez de nous rendre, comte ? demanda Anne d’Autriche après un instant de silence.


– Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choqué de ce que la reine ne paraissait point le reconnaître.


C’était un grand cœur qu’Athos, et par conséquent un bien pauvre courtisan.


Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table, feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple secré-

taire d’État, leva la tête.


– Parlez, dit la reine.


Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.


– Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. d’Artagnan et M. du Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout à coup au moment où ils mettaient le pied sur la terre de France, et l’on ne sait ce qu’ils sont devenus.


– Eh bien ? dit la reine.

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– Eh bien ! dit Athos, je m’adresse à la bienveillance de Votre Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me réservant, s’il le faut ensuite, de m’adresser à sa justice.

– Monsieur, répondit Anne d’Autriche avec cette hauteur qui, vis-à-vis de certains hommes, devenait de l’impertinence, voilà donc pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes préoccupations qui nous agitent ? Une affaire de police ! Eh !

monsieur, vous savez bien, ou vous devez bien le savoir, que nous n’avons plus de police depuis que nous ne sommes plus à Paris.


– Je crois que Votre Majesté, dit Athos en s’inclinant avec un froid respect, n’aurait pas besoin de s’informer à la police pour savoir ce que sont devenus MM. d’Artagnan et du Vallon ; et que si elle voulait bien interroger M. le cardinal à l’endroit de ces deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui répondre sans interroger autre chose que ses propres souvenirs.


– Mais, Dieu me pardonne ! dit Anne d’Autriche avec ce dédaigneux mouvement des lèvres qui lui était particulier, je crois que vous interrogez vous-même.


– Oui, Madame, et j’en ai presque le droit, car il s’agit de M. d’Artagnan, de M. d’Artagnan, entendez-vous bien, Madame ? dit-il de manière à courber sous les souvenirs de la femme le front de la reine.


Mazarin comprit qu’il était temps de venir au secours

d’Anne d’Autriche.


Monsou le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une chose qu’ignore Sa Majesté, c’est ce que sont devenus ces deux gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux arrêts.

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– Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours impassible et sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en faveur de MM. d’Artagnan et du Vallon.


– Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me regarde point, monsieur, répondit la reine.

– M. d’Artagnan n’a jamais répondu cela lorsqu’il s’est agi du service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec dignité.


Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte, Mazarin l’arrêta.


– Vous venez aussi d’Angleterre, monsieur ? dit-il en faisant un signe à la reine, qui pâlissait visiblement et s’apprêtait à donner un ordre rigoureux.


– Et j’ai assisté aux derniers moments du roi Charles Ier, dit Athos. Pauvre roi ! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses sujets ont puni bien sévèrement ; car les trônes sont bien ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les cœurs dévoués, de servir les intérêts des princes. C’était la seconde fois que M. d’Artagnan allait en Angleterre : la première, c’était pour l’honneur d’une grande reine ; la seconde, c’était pour la vie d’un grand roi.


– Monsieur, dit Anne d’Autriche à Mazarin avec un accent dont toute son habitude de dissimuler n’avait pu chasser la véritable expression, voyez si l’on peut faire quelque chose pour ces gentilshommes.


– Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce qu’il plaira à Votre Majesté.


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– Faites ce que demande M. le comte de La Fère. N’est-ce pas comme cela que vous vous appelez, monsieur ?

– J’ai encore un autre nom, Madame ; je me nomme Athos.


– Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec quelle facilité il comprenait à demi-mot, vous pouvez être tranquille, vos désirs seront accomplis.

– Vous avez entendu, monsieur ? dit la reine.


– Oui, Madame, et je n’attendais rien moins de la justice de Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir mes amis ; n’est-ce pas, Madame ? c’est bien ainsi que Votre Majesté l’entend ?


– Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, à propos, vous êtes de la Fronde, n’est-ce pas ?


– Madame, je sers le roi.


– Oui, à votre manière.


– Ma manière est celle de tous les vrais gentilshommes, et je n’en connais pas deux, répondit Athos avec hauteur.


– Allez donc, monsieur, dit la reine en congédiant Athos du geste ; vous avez obtenu ce que vous désiriez obtenir, et nous savons tout ce que nous désirions savoir.


Puis s’adressant à Mazarin, quand la portière fut retombée derrière lui :


– Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent gentilhomme avant qu’il soit sorti de la cour.


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– J’y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre Majesté me donne un ordre que j’allais solliciter d’elle. Ces casse-bras qui apportent dans notre époque les traditions de l’autre règne nous gênent fort ; et puisqu’il y en a déjà deux de pris, joignons-y le troisième.

Athos n’avait pas été entièrement dupe de la reine. Il y avait dans son accent quelque chose qui l’avait frappé et qui lui semblait menacer tout en promettant. Mais il n’était pas homme à s’éloigner sur un simple soupçon, surtout quand on lui avait dit clairement qu’il allait revoir ses amis. Il attendit donc, dans une des chambres attenantes au cabinet où il avait eu audience, qu’on amenât vers lui d’Artagnan et Porthos, ou qu’on le vînt chercher pour le conduire vers eux.


Dans cette attente, il s’était approché de la fenêtre et regardait machinalement dans la cour. Il y vit entrer la députation des Parisiens, qui venait pour régler le lieu définitif des confé-

rences et saluer la reine. Il y avait des conseillers au parlement, des présidents, des avocats, parmi lesquels étaient perdus quelques hommes d’épée. Une escorte imposante les attendait hors des grilles.


Athos regardait avec plus d’attention, car au milieu de cette foule il avait cru reconnaître quelqu’un, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule.


Il se retourna.


– Ah ! monsieur de Comminges ! dit-il.


– Oui, monsieur le comte, moi-même, et chargé d’une mission pour laquelle je vous prie d’agréer toutes mes excuses.


– Laquelle, monsieur ? demanda Athos.


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– Veuillez me rendre votre épée, comte.

Athos sourit, et ouvrant la fenêtre :

– Aramis ! cria-t-il.

Un gentilhomme se retourna : c’était celui qu’avait cru reconnaître Athos. Ce gentilhomme, C’était Aramis. Il salua amicalement le comte.

– Aramis, dit Athos, on m’arrête.

– Bien, répondit flegmatiquement Aramis.


– Monsieur, dit Athos en se retournant vers Comminges et en lui présentant avec politesse son épée par la poignée, voici mon épée ; veuillez me la garder avec soin pour me la rendre quand je sortirai de prison. J’y tiens, elle a été donnée par le roi François Ier à mon aïeul. Dans son temps on armait les gentilshommes, on ne les désarmait pas. Maintenant, où me conduisez-vous ?


– Mais… dans ma chambre d’abord, dit Comminges. La

reine fixera le lieu de votre domicile ultérieurement.


Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot.


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LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin

L’arrestation n’avait fait aucun bruit, causé aucun scandale et était même restée à peu près inconnue. Elle n’avait donc en rien entravé la marche des événements, et la députation envoyée par la ville de Paris fut avertie solennellement qu’elle allait paraître devant la reine.

La reine la reçut, muette et superbe comme toujours ; elle écouta les doléances et les supplications des députés ; mais, lorsqu’ils eurent fini leurs discours, nul n’aurait pu dire, tant le visage d’Anne d’Autriche était resté indifférent, si elle les avait entendus.


En revanche, Mazarin, présent à cette audience entendait très bien ce que ces députés demandaient : c’était son renvoi en termes clairs et précis, purement et simplement.


Les discours finis, la reine restant muette :


– Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour supplier la reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique, dites-vous, est qu’ils viennent de moi, pauvre étranger qui n’ai pu réussir à plaire aux Français. Hélas ! on ne m’a point compris, et c’était raison : je succédais à l’homme le plus sublime qui eût encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de M. de Richelieu m’écrasent. En vain, si j’étais ambitieux, lutterais-je contre ces souvenirs ; mais je ne le suis pas, et j’en veux donner une preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui n’en a pas, messieurs ? Paris est assez puni ; assez de sang a

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coulé, assez de misère accable une ville privée de son roi et de la justice. Ce n’est pas à moi, simple particulier, de prendre tant d’importance que de diviser une reine avec son royaume. Puisque vous exigez que je me retire, eh bien ! je me retirerai.


– Alors, dit Aramis à l’oreille de son voisin, la paix est faite et les conférences sont inutiles. Il n’y a plus qu’à envoyer sous bonne garde M. Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à veiller à ce qu’il ne rentre ni par celle-là, ni par les autres.

– Un instant, monsieur, un instant, dit l’homme de robe auquel Aramis s’adressait. Peste ! comme vous y allez ! On voit bien que vous êtes des hommes d’épée. Il y a le chapitre des ré-

munérations et des indemnités à mettre au net.


– Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce même Séguier, notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les conférences ; elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des choses qui m’ont fort émue. Voilà pourquoi je ne vous réponds pas plus longuement. Quant à ce qui est de rester ou de partir, j’ai trop de reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le laisser libre en tous points de ses actions. M. le cardinal fera ce qu’il voudra.


Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du premier ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son visage était tellement impassible, qu’il en était, comme les autres, à ne pouvoir lire ce qui se passait dans son cœur.


– Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de

M. de Mazarin, qu’il ne soit, je vous prie, question que du roi.


Les députés s’inclinèrent et sortirent.


– Eh quoi ! dit la reine quand le dernier d’entre eux eut quitté la chambre, vous céderiez à ces robins et à ces avocats !

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– Pour le bonheur de Votre Majesté, Madame, dit Mazarin en fixant sur la reine son œil perçant, il n’y a point de sacrifice que je ne sois prêt à m’imposer.


Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui lui étaient si habituelles. Le souvenir d’Athos lui revint à l’esprit.

La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la fois, les fantômes qu’il avait évoqués d’un mot, lui rappelaient tout un passé d’une poésie enivrante : la jeunesse, la beauté, l’éclat des amours de vingt ans, et les rudes combats de ses soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme qu’elle eût aimé réellement, et l’héroïsme de ses obscurs défenseurs qui l’avaient sauvée de la double haine de Richelieu et du roi.


Mazarin la regardait, et maintenant qu’elle se croyait seule et qu’elle n’avait plus tout un monde d’ennemis pour l’épier, il suivait ses pensées sur son visage, comme on voit dans les lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensées.


– Il faudrait donc, murmura Anne d’Autriche, céder à

l’orage, acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps meilleurs ?


Mazarin sourit amèrement à cette proposition, qui annon-

çait qu’elle avait pris la proposition du ministre au sérieux.


Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire ; mais remarquant que sa demande n’obtenait aucune réponse, elle releva le front.


– Eh bien ! vous ne me répondez point, cardinal ; que pensez-vous ?


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– Je pense, Madame, que cet insolent gentilhomme que

nous avons fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de Buckingham, que vous laissâtes assassiner ; à madame de Chevreuse, que vous laissâtes exiler ; à M. de Beaufort, que vous fîtes emprisonner. Mais s’il a fait allusion à moi, c’est qu’il ne sait pas ce que je suis pour vous.

Anne d’Autriche tressaillit comme elle faisait lorsqu’on la frappait dans son orgueil ; elle rougit et enfonça, pour ne pas répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains.


– Il est homme de bon conseil, d’honneur et d’esprit, sans compter qu’il est homme de résolution. Vous en savez quelque chose, n’est-ce pas, Madame ? Je veux donc lui dire, c’est une grâce personnelle que je lui fais, en quoi il s’est trompé à mon égard. C’est que, vraiment, ce qu’on me propose, c’est presque une abdication, et une abdication mérite qu’on y réfléchisse.


– Une abdication ! dit Anne ; je croyais, monsieur, qu’il n’y avait que les rois qui abdiquaient.


– Eh bien ! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de France même ? Jetée sur le pied d’un lit royal, je vous assure, Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à un manteau royal.


C’était là une des humiliations que lui faisait le plus souvent subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment la tête. Il n’y eut qu’Élisabeth et Catherine II qui restèrent à la fois maîtresses et reines pour leurs amants.


Anne d’Autriche regarda donc avec une sorte de terreur la physionomie menaçante du cardinal, qui, dans ces moments-là, ne manquait pas d’une certaine grandeur.


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– Monsieur, dit-elle, n’ai-je point dit, et n’avez-vous point entendu que j’ai dit à ces gens-là que vous feriez ce qu’il vous plairait ?

– En ce cas, dit Mazarin, je crois qu’il doit me plaire de demeurer. C’est non seulement mon intérêt, mais encore j’ose dire que c’est votre salut.

– Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas autre chose, mais alors ne me laissez pas insulter.


– Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du ton dont ils les expriment ? Patience ! Ils ont choisi un terrain sur lequel je suis général plus habile qu’eux, les conférences. Nous les battrons rien qu’en temporisant. Ils ont déjà faim ; ce sera bien pis dans huit jours.


– Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur, je sais que nous finirons par là. Mais ce n’est pas d’eux seulement qu’il s’agit ; ce n’est pas eux qui m’adressent les injures les plus blessantes pour moi.


– Ah ! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs qu’évoquent perpétuellement ces trois ou quatre gentilshommes. Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez coupables pour que nous les laissions en captivité tout le temps qu’il nous conviendra ; un seul est encore hors de notre pouvoir et nous brave. Mais, que diable ! nous parviendrons bien à le joindre à ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que cela, ce me semble. J’ai d’abord et par précaution fait enfermer à Rueil, c’est-à-dire près de moi, c’est-à-dire sous mes yeux, à la portée de ma main, les deux plus intraitables. Aujourd’hui même le troisième les y rejoindra.


– Tant qu’ils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne d’Autriche, mais ils sortiront un jour.


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– Oui, si Votre Majesté les met en liberté.

– Ah ! continua Anne d’Autriche répondant à sa propre

pensée, c’est ici qu’on regrette Paris !


– Et pourquoi donc ?

– Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrète.

– Madame, avec les conférences nous avons la paix ; avec la paix nous avons Paris ; avec Paris nous avons la Bastille ! nos quatre matamores y pourriront.


Anne d’Autriche fronça légèrement le sourcil, tandis que Mazarin lui baisait la main pour prendre congé d’elle.


Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant.

Anne d’Autriche le suivit du regard, et à mesure qu’il s’éloignait on eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses lèvres.


– J’ai méprisé, murmura-t-elle, l’amour d’un cardinal qui ne disait jamais « Je ferai », mais « J’ai fait ». Celui-là connaissait des retraites plus sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes encore que la Bastille. Oh ! le monde dégénère !


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LXXXVII. Précautions

Après avoir quitté Anne d’Autriche, Mazarin reprit le chemin de Rueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort accompagné, par ces temps de trouble, et souvent même il marchait déguisé. Le cardinal, nous l’avons déjà, dit, sous les habits d’un homme d’épée, était un fort beau gentilhomme.

Dans la cour du vieux château, il monta en carrosse et gagna la Seine à Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau-légers d’escorte, non pas tant pour le garder encore que pour montrer aux députés combien les généraux de la reine disposaient facilement de leurs troupes et les pouvaient disséminer selon leur caprice.

Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval et sans épée, suivait le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à la porte du château par son maître, avait entendu la nouvelle de son arrestation quand Athos l’avait criée à Aramis, et, sur un signe du comte, il était allé, sans dire un seul mot, prendre rang près d’Aramis, comme s’il ne se fût rien passé.


Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu’il servait son maître, avait vu celui-ci se tirer de tant d’aventures, que rien ne l’inquiétait plus.


Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris le chemin de Paris, c’est-à-dire qu’ils précédaient le cardinal d’environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant lui, voir le dos d’Aramis, dont le ceinturon doré et la tournure fière fixèrent ses regards parmi cette foule, tout autant que

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l’espoir de la délivrance qu’il avait mis en lui, l’habitude, la fré-

quentation et l’espèce d’attraction qui résulte de toute amitié.

Aramis, au contraire, ne paraissait pas s’inquiéter le moins du monde s’il était suivi par Athos. Une seule fois il se retourna ; il est vrai que ce fut en arrivant au château. Il supposait que Mazarin laisserait peut-être là son nouveau prisonnier dans le petit château fort, sentinelle qui gardait le pont et qu’un capitaine gouvernait pour la reine. Mais il n’en fut point ainsi. Athos passa Chatou à la suite du cardinal.


À l’embranchement du chemin de Paris à Rueil, Aramis se retourna. Cette fois ses prévisions ne l’avaient pas trompé. Mazarin prit à droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître au tournant des arbres. Athos, au même instant, mû par une pensée identique, regarda aussi en arrière. Les deux amis échangèrent un simple signe de tête, et Aramis porta son doigt à son chapeau comme pour saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe qu’il avait une pensée.


Dix minutes après, Mazarin rentrait dans la cour du châ-

teau, que le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour lui à Rueil.


Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron, Comminges s’approcha de lui.


– Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à Votre Éminence que nous logions M. de La Fère ?


– Mais au pavillon de l’orangerie, en face du pavillon où est le poste. Je veux qu’on fasse honneur à M. le comte de La Fère, bien qu’il soit prisonnier de Sa Majesté la reine.


– Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur d’être conduit près de M. d’Artagnan, qui occupe, ainsi que Vo-

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tre Éminence l’a ordonné, le pavillon de chasse en face de l’orangerie.

Mazarin réfléchit un instant.


Comminges vit qu’il se consultait.

– C’est un poste très fort, ajouta-t-il ; quarante hommes sûrs, des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par conséquent n’ayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans la Fronde.

– Si nous mettions ces trois hommes ensemble, monsou de Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire de ces prodigalités-là.


Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.


– Vous ne les connaissez pas, monsou Comminges, mais moi je les connais, par eux-mêmes d’abord, puis par tradition.

Je les avais chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le sauver des choses miraculeuses ; il a fallu que la destinée s’en mêlât pour que ce cher roi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au milieu de nous.


– Mais s’ils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi donc Votre Éminence les tient-elle en prison ?


– En prison ! dit Mazarin ; et depuis quand Rueil est-il une prison ?


– Depuis qu’il y a des prisonniers, dit Comminges.


– Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit Mazarin en souriant de son sourire narquois, ce sont mes

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hôtes ; hôtes si précieux, que j’ai fait griller les fenêtres et mettre des verrous aux portes des appartements qu’ils habitent, tant je crains qu’ils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y a que, tout prisonniers qu’ils semblent être au premier abord, je les estime grandement ; et la preuve, c’est que je désire rendre visite à M. de La Fère pour causer avec lui en tête à tête.

Donc, pour que nous ne soyons pas dérangés dans cette cause-rie, vous le conduirez, comme je vous l’ai déjà dit, dans le pavillon de l’orangerie ; vous savez que c’est ma promenade habituelle ; eh bien ! en faisant ma promenade, j’entrerai chez lui et nous causerons. Tout mon ennemi qu’on prétend qu’il est, j’ai de la sympathie pour lui, et, s’il est raisonnable, peut-être en ferons-nous quelque chose.


Comminges s’inclina et revint vers Athos, qui attendait, avec un calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le ré-

sultat de la conférence.


– Eh bien ? demanda-t-il au lieutenant des gardes.


– Monsieur, répondit Comminges, il paraît que c’est impossible.


– Monsieur de Comminges, dit Athos, j’ai toute ma vie été soldat, je sais donc ce que c’est qu’une consigne ; mais en dehors de cette consigne vous pourriez me rendre un service.


– Je le veux de grand cœur, monsieur, répondit Commin-

ges, depuis que je sais qui vous êtes et quels services vous avez rendus autrefois à Sa Majesté ; depuis que je sais combien vous touche ce jeune homme qui est si vaillamment venu à mon secours le jour de l’arrestation de ce vieux drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf cependant la consigne.


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– Merci, monsieur, je n’en désire pas davantage et je vais vous demander une chose qui ne vous compromettra aucunement.

– Si elle ne me compromet qu’un peu, monsieur, dit en

souriant M. de Comminges, demandez toujours. Je n’aime pas beaucoup plus que vous M. Mazarini : je sers la reine, ce qui m’entraîne tout naturellement à servir le cardinal ; mais je sers l’une avec joie et l’autre à contrecœur. Parlez donc, je vous prie ; j’attends et j’écoute.


– Puisqu’il n’y a aucun inconvénient, dit Athos, que je sache que M. d’Artagnan est ici, il n’y en a pas davantage, je pré-

sume, à ce qu’il sache que j’y suis moi-même ?


– Je n’ai reçu aucun ordre à cet endroit, monsieur.


– Eh bien ! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mes civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui annoncerez en même temps ce que vous m’annonciez tout à l’heure, c’est-à-

dire que M. de Mazarin m’a placé dans le pavillon de l’orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je profiterai de cet honneur qu’il me veut bien accorder, pour obtenir quelque adoucissement à notre captivité.


– Qui ne peut durer, ajouta Comminges ; M. le cardinal me le disait lui-même, il n’y a point ici de prison.


– Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos.


– Oh ! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais qu’il y a des traditions à ce sujet ; mais un homme de petite naissance comme l’est le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en France, n’oserait se porter à de pareils excès envers des hommes comme vous ; ce serait une énormité. C’était bon du temps de l’autre cardinal, qui était un grand seigneur ; mais

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mons Mazarin ! allons donc ! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles ne doit pas toucher un pleutre comme lui.

On sait votre arrestation, on saura bientôt celle de vos amis, monsieur, et toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil sont devenues, depuis dix ans, des traditions à l’usage des enfants. Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté, je préviendrai M. d’Artagnan de votre arrivée ici. Qui sait si dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue !


– Moi, monsieur ?


– Eh ! sans doute ; ne puis-je pas à mon tour être prisonnier de M. le coadjuteur ?


– Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en s’inclinant, je m’efforcerais de vous plaire.


– Me ferez-vous l’honneur de souper avec moi, monsieur le comte ? demanda Comminges.


– Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais passer la soirée triste. Merci.


Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de-chaussée d’un pavillon faisant suite à l’orangerie et de plain-pied avec elle. On arrivait à cette orangerie par une grande cour peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le fer à cheval, avait à son centre les appartements habités par M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le pavillon de chasse, où était d’Artagnan, et le pavillon de l’orangerie, où venait d’entrer Athos. Derrière l’extrémité de ces deux ailes s’étendait le parc.


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Athos, en arrivant dans la chambre qu’il devait habiter, aperçut à travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs et des toits.

– Qu’est-ce que ce bâtiment ? dit-il.

– Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont détenus, dit Comminges. Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce côté ont été bouchées du temps de l’autre cardinal, car plus d’une fois les bâtiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y enfermant, ne fait que les rendre à leur destination première. Si ces fenêtres n’étaient pas bouchées, vous auriez eu la consolation de correspondre par signes avec vos amis.


– Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges, dit Athos, que le cardinal me fera l’honneur de me visiter ?


– Il me l’a assuré, du moins, monsieur.


Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées.


– Oui, c’est vrai, dit Comminges, c’est presque une prison, rien n’y manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelle singulière idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de noblesse, d’aller épanouir votre bravoure et votre loyauté parmi tous ces champignons de la Fronde ! Vraiment, comte, si j’eusse jamais cru avoir quelque ami dans les rangs de l’armée royale, c’est à vous que j’eusse pensé. Un frondeur, vous, le comte de La Fère, du parti d’un Broussel, d’un Blancmesnil, d’un Viole ! Fi donc ! cela ferait croire que madame votre mère était quelque petite robine. Vous êtes un frondeur !


– Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il fallait être mazarin ou frondeur. J’ai longtemps fait résonner ces deux noms à mon oreille, et je me suis prononcé pour le dernier ; c’est un

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nom français, au moins. Et puis, je suis frondeur, non pas avec M. Broussel, avec M. Blancmesnil et avec M. Viole, mais avec M. de Beaufort, M. de Bouillon et M. d’Elbeuf, avec des princes et non avec des présidents, des conseillers, des robins.

D’ailleurs, l’agréable résultat que de servir M. le cardinal ! Regardez ce mur sans fenêtres, monsieur de Comminges, il vous en dira de belles sur la reconnaissance mazarine.

– Oui, reprit en riant Comminges, et surtout s’il répète ce que M. d’Artagnan lui lance depuis huit jours de malédictions.


– Pauvre d’Artagnan ! dit Athos avec cette mélancolie

charmante qui faisait une des faces de son caractère, un homme si brave, si bon, si terrible à ceux qui n’aiment pas ceux qu’il aime ! Vous avez là deux rudes prisonniers, monsieur de Comminges, et je vous plains si l’on a mis sous votre responsabilité ces deux hommes indomptables.


– Indomptables ! dit en souriant à son tour Comminges, eh ! monsieur, vous voulez me faire peur.


Le premier jour de son emprisonnement, M. d’Artagnan a provoqué tous les soldats et tous les bas officiers, sans doute afin d’avoir une épée ; cela a duré le lendemain, s’est étendu même jusqu’au surlendemain, mais ensuite il est devenu calme et doux comme un agneau. À présent il chante des chansons gasconnes qui nous font mourir de rire.


– Et M. du Vallon ? demanda Athos.


– Ah ! celui-là, c’est autre chose. J’avoue que c’est un gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfoncé toutes les portes d’un seul coup d’épaule, et je m’attendais à le voir sortir de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son humeur a suivi la même marche que celle de M. d’Artagnan. Maintenant, non

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seulement il s’accoutume à sa captivité, mais encore il en plaisante.

– Tant mieux, dit Athos, tant mieux.


– En attendiez-vous donc autre chose ? demanda Commin-

ges, qui, rapprochant ce qu’avait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce qu’en disait le comte de La Fère, commençait à concevoir quelques inquiétudes.

De son côté, Athos réfléchissait que très certainement cette amélioration dans le moral de ses amis naissait de quelque plan formé par d’Artagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour trop les exalter.


– Eux ? dit-il, ce sont des têtes inflammables ; l’un est Gascon, l’autre Picard ; tous deux s’allument facilement, mais s’éteignent vite. Vous en avez la preuve, et ce que vous venez de me raconter tout à l’heure fait foi de ce que je vous dis maintenant.


C’était l’opinion de Comminges ; aussi se retira-t-il plus rassuré, et Athos demeura seul dans la vaste chambre, où, suivant l’ordre du cardinal, il fut traité avec les égards dus à un gentilhomme.


Il attendait, au reste, pour se faire une idée précise de sa situation, cette fameuse visite promise par Mazarin lui-même.


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LXXXVIII. L’esprit et le bras

Maintenant passons de l’orangerie au pavillon de chasse.


Au fond de la cour, où, par un portique fermé de colonnes ioniennes, on découvrait les chenils, s’élevait un bâtiment oblong qui semblait s’étendre comme un bras au-devant de cet autre bras, le pavillon de l’orangerie, demi-cercle enserrant la cour d’honneur.

C’est dans ce pavillon, au rez-de-chaussée, qu’étaient renfermés Porthos et d’Artagnan, partageant les longues heures d’une captivité antipathique à ces deux tempéraments.


D’Artagnan se promenait comme un tigre, l’œil fixe, et ru-gissant parfois sourdement le long des barreaux d’une large fe-nêtre donnant sur la cour de service.


Porthos ruminait en silence un excellent dîner dont on venait de desservir les restes.


L’un semblait privé de raison, et il méditait ; l’autre semblait méditer profondément, et il dormait. Seulement, son sommeil était un cauchemar, ce qui pouvait se deviner à la ma-nière incohérente et entrecoupée dont il ronflait.


– Voilà, dit d’Artagnan, le jour qui baisse. Il doit être quatre heures à peu près. Il y a tantôt cent quatre-vingt-trois heures que nous sommes là-dedans.


– Hum ! fit Porthos pour avoir l’air de répondre.


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– Entendez-vous, éternel dormeur ? dit d’Artagnan, impatienté qu’un autre pût se livrer au sommeil le jour, quand il avait, lui, toutes les peines du monde à dormir la nuit.

– Quoi ? dit Porthos.

– Ce que je dis ?

– Que dites-vous ?

– Je dis, reprit d’Artagnan, que voilà tantôt cent quatre-vingt-trois heures que nous sommes ici.


– C’est votre faute, dit Porthos.


– Comment ! c’est ma faute ?…


– Oui, je vous ai offert de nous en aller.


– En descellant un barreau ou en enfonçant une porte ?


– Sans doute.


– Porthos, des gens comme nous ne s’en vont pas pure-

ment et simplement.


– Ma foi, dit Porthos, moi je m’en irais avec cette pureté et cette simplicité que vous me semblez dédaigner par trop.


D’Artagnan haussa les épaules.


– Et puis, dit-il, ce n’est pas le tout que de sortir de cette chambre.


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– Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourd’hui d’un peu meilleure humeur qu’hier. Expliquez-moi comment ce n’est pas le tout que de sortir de cette chambre.

– Ce n’est pas le tout, parce que n’ayant ni armes ni mot de passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans heurter une sentinelle.

– Eh bien ! dit Porthos, nous assommerons la sentinelle et nous aurons ses armes.


– Oui, mais avant d’être assommée tout à fait, cela a la vie dure, un Suisse, elle poussera un cri ou tout au moins un gémissement qui fera sortir le poste ; nous serons traqués et pris comme des renards, nous qui sommes des lions, et l’on nous jettera dans quelque cul-de-basse-fosse où nous n’aurons pas même la consolation de voir cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne ressemble pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne ressemble au soleil. Mordioux ! si nous avions quelqu’un au dehors, quelqu’un qui pût nous donner des renseignements sur la topogra-phie morale et physique de ce château, sur ce que César appelait les mœurs et les lieux, à ce qu’on m’a dit, du moins… Eh ! quand on pense que durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je n’ai pas eu l’idée d’occuper une de ces heures-là à venir étudier Rueil.


– Qu’est-ce que ça fait ? dit Porthos, allons-nous-en toujours.


– Mon cher, dit d’Artagnan, savez-vous pourquoi les maî-

tres pâtissiers ne travaillent jamais de leurs mains ?


– Non, dit Porthos ; mais je serais flatté de le savoir.


– C’est que devant leurs élèves ils craindraient de faire quelques tartes trop rôties ou quelques crèmes tournées.

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– Après ?

– Après, on se moquerait d’eux, et il ne faut jamais qu’on se moque des maîtres pâtissiers.

– Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos de nous ?

– Parce que nous devons, en fait d’aventures, jamais

n’avoir d’échec ni prêter à rire de nous. En Angleterre derniè-

rement nous avons échoué, nous avons été battus, et c’est une tache à notre réputation.


– Par qui donc avons-nous été battus ? demanda Porthos.


– Par Mordaunt.


– Oui, mais nous avons noyé M. Mordaunt.


– Je le sais bien, et cela nous réhabilitera un peu dans l’esprit de la postérité, si toutefois la postérité s’occupe de nous.

Mais écoutez-moi, Porthos ; quoique M. Mordaunt ne fût pas à mépriser, M. Mazarin me paraît bien autrement fort que M. Mordaunt, et nous ne le noierons pas aussi facilement. Ob-servons-nous donc bien et jouons serré ; car, ajouta d’Artagnan avec un soupir, à nous deux, nous en valons huit autres peut-

être, mais nous ne valons pas les quatre que vous savez.


– C’est vrai, dit Porthos en correspondant par un soupir au soupir de d’Artagnan.


– Eh bien ! Porthos, faites comme moi, promenez-vous de long en large jusqu’à ce qu’une nouvelle de nos amis nous arrive ou qu’une bonne idée nous vienne ; mais ne dormez pas toujours comme vous le faites, il n’y a rien qui alourdisse l’esprit comme le sommeil. Quant à ce qui nous attend, c’est peut-être

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moins grave que nous ne le pensions d’abord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe à nous faire couper la tête, parce qu’on ne nous couperait pas la tête sans procès, que le procès ferait du bruit, que le bruit attirerait nos amis, et qu’alors ils ne laisseraient pas faire M. de Mazarin.

– Que vous raisonnez bien ! dit Porthos avec admiration.

– Mais oui, pas mal, dit d’Artagnan. Et puis, voyez-vous, si l’on ne nous fait pas notre procès, si l’on ne nous coupe pas la tête, il faut qu’on nous garde ici ou qu’on nous transporte ailleurs.


– Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos.


– Eh bien ! il est impossible que maître Aramis, ce fin limier, et qu’Athos, ce sage gentilhomme, ne découvrent pas notre retraite ; alors, ma foi, il sera temps.


– Oui, d’autant plus qu’on n’est pas absolument mal ici ; à l’exception d’une chose, cependant.


– De laquelle ?


– Avez-vous remarqué, d’Artagnan, qu’on nous a donné du mouton braisé trois jours de suite ?


– Non, mais s’il s’en présente une quatrième fois, je m’en plaindrai, soyez tranquille.


– Et puis quelquefois ma maison me manque ; il y a bien longtemps que je n’ai visité mes châteaux.


– Bah ! oubliez-les momentanément ; nous les retrouve-

rons, à moins que M. de Mazarin ne les ait fait raser.


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– Croyez-vous qu’il se soit permis cette tyrannie ? demanda Porthos avec inquiétude.

– Non ; c’était bon pour l’autre cardinal, ces résolutions-là.

Le nôtre est trop mesquin pour risquer de pareilles choses.

– Vous me tranquillisez, d’Artagnan.

– Eh bien ! alors faites bon visage comme je le fais ; plaisantons avec les gardiens ; intéressons les soldats, puisque nous ne pouvons les corrompre ; cajolez-les plus que vous ne faites, Porthos, quand ils viendront sous nos barreaux. Jusqu’à présent vous n’avez fait que leur montrer le poing, et plus votre poing est respectable, Porthos, moins il est attirant. Ah ! je donnerais beaucoup pour avoir cinq cents louis seulement.


– Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas demeurer en reste de générosité avec d’Artagnan, je donnerais bien cent pistoles.


Les deux prisonniers en étaient là de leur conversation, quand Comminges entra, précédé d’un sergent et de deux hommes qui portaient le souper dans une manne remplie de bassins et de plats.


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LXXXIX. L’esprit et le bras (Suite)

– Bon ! dit Porthos, encore du mouton !


– Mon cher monsieur de Comminges, dit d’Artagnan, vous saurez que mon ami, M. du Vallon, est décidé à se porter aux plus dures extrémités, si M. de Mazarin s’obstine à le nourrir de cette sorte de viande.


– Je déclare même, dit Porthos, que je ne mangerai de rien autre chose si on ne l’emporte pas.


– Emportez le mouton, dit Comminges, je veux que M. du Vallon soupe agréablement, d’autant plus que j’ai à lui annoncer une nouvelle qui, j’en suis sûr, va lui donner de l’appétit.


– M. de Mazarin serait-il trépassé ? demanda Porthos.


– Non, j’ai même le regret de vous annoncer qu’il se porte à merveille.


– Tant pis, dit Porthos.


– Et quelle est cette nouvelle ? demanda d’Artagnan. C’est du fruit si rare qu’une nouvelle en prison, que vous excuserez, je l’espère, mon impatience, n’est-ce pas, monsieur de Comminges ? d’autant plus que vous nous avez laissé entendre que la nouvelle était bonne.


– Seriez-vous aise de savoir que M. le comte de La Fère se porte bien ? répondit Comminges.


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Les petits yeux de d’Artagnan s’ouvrirent démesurément.

– Si j’en serais aise ! s’écria-t-il, j’en serais plus qu’aise, j’en serais heureux.


– Eh bien ! je suis chargé par lui-même de vous présenter tous ses compliments et de vous dire qu’il est en bonne santé.

D’Artagnan faillit bondir de joie. Un coup d’œil rapide traduisit à Porthos sa pensée : « Si Athos sait où nous sommes, disait ce regard, s’il nous fait parler, avant peu Athos agira. »

Porthos n’était pas très habile à comprendre les coups d’œil ; mais cette fois, comme il avait, au nom d’Athos, éprouvé la même impression que d’Artagnan, il comprit.


– Mais, demanda timidement le Gascon, M. le comte de La Fère, dites-vous, vous a chargé de tous ses compliments pour M. du Vallon et moi ?


– Oui, monsieur.


– Vous l’avez donc vu ?


– Sans doute.


– Où cela ? sans indiscrétion.


– Bien près d’ici, répondit Comminges en souriant.


– Bien près d’ici ! répéta d’Artagnan, dont les yeux étincelèrent.


– Si près, que si les fenêtres qui donnent dans l’orangerie n’étaient pas bouchées, vous pourriez le voir de la place où vous êtes.

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Il rôde aux environs du château, pensa d’Artagnan. Puis tout haut :

– Vous l’avez rencontré à la chasse, dit-il, dans le parc peut-être ?

– Non pas, plus près, plus près encore. Tenez, derrière ce mur, dit Comminges en frappant contre ce mur.

– Derrière ce mur ? Qu’y a-t-il donc derrière ce mur ? On m’a amené ici de nuit, de sorte que le diable m’emporte si je sais où je suis.


– Eh bien ! dit Comminges, supposez une chose.


– Je supposerai tout ce que vous voudrez.


– Supposez qu’il y ait une fenêtre à ce mur.


– Eh bien ?


– Eh bien ! de cette fenêtre vous verriez M. de La Fère à la sienne.


– M. de La Fère est donc logé au château ?


– Oui.


– À quel titre ?


– Au même titre que vous.


– Athos est prisonnier ?


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– Vous savez bien, dit en riant Comminges, qu’il n’y a pas de prisonniers à Rueil, puisqu’il n’y a pas de prison.

– Ne jouons pas sur les mots, monsieur ; Athos a été arrê-

té ?

– Hier, à Saint-Germain, en sortant de chez la reine.

Les bras de d’Artagnan retombèrent inertes à son côté. On eût dit qu’il était foudroyé.


La pâleur courut comme un nuage blanc sur son teint bru-ni, mais disparut presque aussitôt.


– Prisonnier ! répéta-t-il.


– Prisonnier ! répéta après lui Porthos abattu.


Tout à coup d’Artagnan releva la tête et on vit luire en ses yeux un éclair imperceptible pour Porthos lui-même. Puis, le même abattement qui l’avait précédé suivit cette fugitive lueur.


– Allons, allons, dit Comminges, qui avait un sentiment ré-

el d’affection pour d’Artagnan depuis le service signalé que celui-ci lui avait rendu le jour de l’arrestation de Broussel en le tirant des mains des Parisiens ; allons, ne vous désolez pas, je n’ai pas prétendu vous apporter une triste nouvelle, tant s’en faut. Par la guerre qui court, nous sommes tous des êtres incertains. Riez donc du hasard qui rapproche votre ami de vous et de M. du Vallon, au lieu de vous désespérer.


Mais cette invitation n’eut aucune influence sur

d’Artagnan, qui conserva son air lugubre.


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– Et quelle mine faisait-il ? demanda Porthos, qui, voyant que d’Artagnan laissait tomber la conversation, en profita pour placer son mot.

– Mais fort bonne mine, dit Comminges. D’abord, comme

vous, il avait paru assez désespéré ; mais quand il a su que M. le cardinal devait lui faire une visite ce soir même…

– Ah ! fit d’Artagnan, M. le cardinal doit faire visite au comte de La Fère ?


– Oui, il l’en a fait prévenir, et M. le comte de La Fère, en apprenant cette nouvelle, m’a chargé de vous dire, à vous, qu’il profiterait de cette faveur que lui faisait le cardinal pour plaider votre cause et la sienne.


– Ah ! ce cher comte ! dit d’Artagnan.


– Belle affaire, grogna Porthos, grande faveur ! Pardieu !

M. le comte de La Fère, dont la famille a été alliée aux Montmorency et aux Rohan, vaut bien M. de Mazarin.


– N’importe, dit, d’Artagnan avec son ton le plus câlin, en y réfléchissant, mon cher du Vallon, c’est beaucoup d’honneur pour M. le comte de La Fère, c’est surtout beaucoup d’espérance à concevoir, une visite ! et même, à mon avis, c’est un honneur si grand pour un prisonnier, que je crois que M. de Comminges se trompe.


– Comment ! je me trompe !


– Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira visiter le comte de La Fère, mais M. le comte de La Fère qui sera appelé par M. de Mazarin ?


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– Non, non, non, dit Comminges, qui tenait à rétablir les faits dans toute leur exactitude. J’ai parfaitement entendu ce que m’a dit le cardinal. Ce sera lui qui ira visiter le comte de La Fère.

D’Artagnan essaya de surprendre un des regards de

l’importance de cette visite, mais Porthos ne regardait pas même de son côté.

– C’est donc l’habitude de M. le cardinal de se promener dans son orangerie ? demanda d’Artagnan.

– Chaque soir il s’y enferme, dit Comminges. Il paraît que c’est là qu’il médite sur les affaires de l’État.


– Alors, dit d’Artagnan, je commence à croire que M. de La Fère recevra la visite de Son Éminence ; d’ailleurs, il se fera accompagner, sans doute.


– Oui, par deux soldats.


– Et il causera ainsi d’affaires devant deux étrangers ?


– Les soldats sont des Suisses des petits cantons et ne parlent qu’allemand. D’ailleurs, selon toute probabilité, ils attendront à la porte.


D’Artagnan s’enfonçait les ongles dans les paumes des

mains pour que son visage n’exprimât pas autre chose que ce qu’il voulait lui permettre d’exprimer.


– Que M. de Mazarin prenne garde d’entrer ainsi seul chez M. le comte de La Fère, dit d’Artagnan, car le comte de La Fère doit être furieux.


Comminges se mit à rire.

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– Ah çà ! mais, en vérité, on dirait que vous êtes des an-thropophages ! M. de La Fère est courtois, il n’a point d’armes, d’ailleurs ; au premier cri de Son Éminence, les deux soldats qui l’accompagnent toujours accourraient.

– Deux soldats, dit d’Artagnan paraissant rappeler ses souvenirs, deux soldats, oui ; c’est donc cela que j’entends appeler deux hommes chaque soir, et que je les vois se promener pendant une demi-heure quelquefois sous ma fenêtre.


– C’est cela, ils attendent le cardinal, ou plutôt Bernouin, qui vient les appeler quand le cardinal sort.


– Beaux hommes, ma foi ! dit d’Artagnan.


– C’est le régiment qui était à Lens, et que M. le Prince a donné au cardinal pour lui faire honneur.


– Ah ! monsieur, dit d’Artagnan comme pour résumer en

un mot toute cette longue conversation, pourvu que Son Éminence s’adoucisse et accorde notre liberté à M. de La Fère.


– Je le désire de tout mon cœur, dit Comminges.


– Alors, s’il oubliait cette visite, vous ne verriez aucun inconvénient à la lui rappeler ?


– Aucun, au contraire.


– Ah ! voilà qui me tranquillise un peu.


Cet habile changement de conversation eût paru une man-

œuvre sublime à quiconque eût pu lire dans l’âme du Gascon.


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– Maintenant, continua-t-il, une dernière grâce, je vous prie, mon cher monsieur de Comminges.

– Tout à votre service, monsieur.


– Vous reverrez M. le comte de La Fère ?

– Demain matin.

– Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour nous, et lui dire qu’il sollicite pour moi la même faveur qu’il aura obtenue ?

– Vous désirez que M. le cardinal vienne ici ?


– Non ; je me connais et ne suis point si exigeant. Que Son Éminence me fasse l’honneur de m’entendre, c’est tout ce que je désire.


– Oh ! murmura Porthos en secouant la tête, je n’aurais jamais cru cela de sa part. Comme l’infortune vous abat un homme !


– Cela sera fait, dit Comminges.


– Assurez aussi le comte que je me porte à merveille, et que vous m’avez vu triste, mais résigné.


– Vous me plaisez, monsieur, en disant cela.


– Vous direz la même chose pour M. du Vallon.


– Pour moi, non pas ! s’écria Porthos. Moi, je ne suis pas résigné du tout.


– Mais vous vous résignerez, mon ami.


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– Jamais !

– Il se résignera, monsieur de Comminges. Je le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même, et je lui sais mille excellentes qualités qu’il ne se soupçonne même pas. Taisez-vous, cher du Vallon, et résignez-vous.

– Adieu, messieurs, dit Comminges. Bonne nuit !

– Nous y tâcherons.


Comminges salua et sortit. D’Artagnan le suivit des yeux dans la même posture humble et avec le même visage résigné.

Mais à peine la porte fut-elle refermée sur le capitaine des gardes, que, s’élançant vers Porthos, il le serra dans ses bras avec une expression de joie sur laquelle il n’y avait pas à se tromper.


– Oh ! oh ! dit Porthos, qu’y a-t-il donc ? est-ce que vous devenez fou, mon pauvre ami ?


– Il y a, dit d’Artagnan, que nous sommes sauvés !


– Je ne vois pas cela le moins du monde, dit Porthos ; je vois au contraire que nous sommes tous pris, à l’exception d’Aramis, et que nos chances de sortir sont diminuées depuis qu’un de plus est entré dans la souricière de M. de Mazarin.


– Pas du tout, Porthos, mon ami, cette souricière était suffisante pour deux ; elle devient trop faible pour trois.


– Je ne comprends pas du tout, dit Porthos.


– Inutile, dit d’Artagnan, mettons-nous à table et prenons des forces, nous en aurons besoin pour la nuit.


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– Que ferons-nous donc cette nuit ? demanda Porthos de plus en plus intrigué.

– Nous voyagerons probablement.


– Mais…

– Mettons-nous à table, cher ami, les idées me viennent en mangeant. Après le souper, quand mes idées seront au grand complet, je vous les communiquerai.


Quelque désir qu’eût Porthos d’être mis au courant du projet de d’Artagnan, comme il connaissait les façons de faire de ce dernier, il se mit à table sans insister davantage et mangea avec un appétit qui faisait honneur à la confiance que lui inspirait l’imaginative de d’Artagnan.


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XC. Le bras et l’esprit

Le souper fut silencieux, mais non pas triste ; car de temps en temps un de ces fins sourires qui lui étaient habituels dans ses moments de bonne humeur illuminait le visage de

d’Artagnan. Porthos ne perdait pas un de ces sourires, et à chacun d’eux il poussait quelque exclamation qui indiquait à son ami que, quoiqu’il ne la comprît pas, il n’abandonnait pas davantage la pensée qui bouillonnait dans son cerveau.

Au dessert, d’Artagnan se coucha sur sa chaise, croisa une jambe sur l’autre, et se dandina de l’air d’un homme parfaitement satisfait de lui-même.


Porthos appuya son menton sur ses deux mains, posa ses deux coudes sur la table et regarda d’Artagnan avec ce regard confiant qui donnait à ce colosse une si admirable expression de bonhomie.


– Eh bien ? fit d’Artagnan au bout d’un instant.


– Eh bien ? répéta Porthos.


– Vous disiez donc, cher ami ?…


– Moi ! je ne disais rien.


– Si fait, vous disiez que vous aviez envie de vous en aller d’ici.


– Ah ! pour cela, oui, ce n’est point l’envie qui me manque.


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– Et vous ajoutiez que, pour vous en aller d’ici, il ne s’agissait que de desceller une porte ou une muraille.

– C’est vrai, je disais cela, et même je le dis encore.


– Et moi je vous répondais, Porthos, que c’était un mauvais moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans être repris et assommés, à moins que nous n’eussions des habits pour nous déguiser et des armes pour nous défendre.

– C’est vrai, il nous faudrait des habits et des armes.

– Eh bien ! dit d’Artagnan en se levant, nous les avons, ami Porthos, et même quelque chose de mieux.


– Bah ! dit Porthos en regardant autour de lui.


– Ne cherchez pas, c’est inutile, tout cela viendra nous trouver au moment voulu. À quelle heure à peu près avons-nous vu se promener hier les deux gardes suisses ?


– Une heure, je crois, après que la nuit fut tombée.


– S’ils sortent aujourd’hui comme hier, nous ne serons donc pas un quart d’heure à attendre le plaisir de les voir.


– Le fait est que nous serons un quart d’heure tout au plus.


– Vous avez toujours le bras assez bon, n’est-ce pas, Porthos ?


Porthos déboutonna sa manche, releva sa chemise, et regarda avec complaisance ses bras nerveux, gros comme la cuisse d’un homme ordinaire.


– Mais oui, dit-il, assez bon.

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– De sorte que vous feriez, sans trop vous gêner, un cer-ceau de cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle ?

– Certainement, dit Porthos.

– Voyons, dit d’Artagnan.

Le géant prit les deux objets désignés et opéra avec la plus grande facilité et sans aucun effort apparent les deux métamorphoses désirées par son compagnon.

– Voilà ! dit-il.


– Magnifique ! dit d’Artagnan, et véritablement vous êtes doué, Porthos.


– J’ai entendu parler, dit Porthos, d’un certain Milon de Crotone qui faisait des choses fort extraordinaires, comme de serrer son front avec une corde et de la faire éclater, de tuer un bœuf d’un coup de poing et de l’emporter chez lui sur ses épaules, d’arrêter un cheval par les pieds de derrière, etc., etc. Je me suis fait raconter toutes ses prouesses, là-bas à Pierrefonds, et j’ai fait tout ce qu’il faisait, excepté de briser une corde en en-flant mes tempes.


– C’est que votre force n’est pas dans votre tête, Porthos, dit d’Artagnan.


– Non, elle est dans mes bras et dans mes épaules, répondit naïvement Porthos.


– Eh bien ! mon ami, approchons de la fenêtre et servez-vous de votre force pour desceller un barreau. Attendez que j’éteigne la lampe.


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XCI. Le bras et l’esprit (Suite)

Porthos s’approcha de la fenêtre, prit un barreau à deux mains, s’y cramponna, l’attira vers lui et le fit plier comme un arc, si bien que les deux bouts sortirent de l’alvéole de pierre où depuis trente ans le ciment les tenait scellés.

– Eh bien ! mon ami, dit d’Artagnan, voilà ce que n’aurait jamais pu faire le cardinal, tout homme de génie qu’il est.

– Faut-il en arracher d’autres ? demanda Porthos.


– Non pas, celui-ci nous suffira ; un homme peut passer maintenant.

Porthos essaya et sortit son torse tout entier.


– Oui, dit-il.


– En effet, c’est une assez jolie ouverture. Maintenant passez votre bras.


– Par où ?


– Par cette ouverture.


– Pourquoi faire ?


– Vous le saurez tout à l’heure. Passez toujours.


Porthos obéit, docile comme un soldat, et passa son bras à travers les barreaux.

– 1236 –


– À merveille ! dit d’Artagnan.

– Il paraît que cela marche ?


– Sur des roulettes, cher ami.

– Bon. Maintenant que faut-il que je fasse ?

– Rien.


– C’est donc fini ?


– Pas encore.


– Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos.


– Écoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au fait. La porte du poste s’ouvre, comme vous voyez.


– Oui, je vois.


– On va envoyer dans notre cour, que traverse

M. de Mazarin pour se rendre à l’orangerie, les deux gardes qui l’accompagnent.


– Les voilà qui sortent.


– Pourvu qu’ils referment la porte du poste. Bon ! ils la referment.


– Après ?


– Silence ! ils pourraient nous entendre.


– Je ne saurai rien, alors.

– 1237 –


– Si fait, car à mesure que vous exécuterez vous comprendrez. – Cependant, j’aurais préféré…

– Vous aurez le plaisir de la surprise.

– Tiens, c’est vrai, dit Porthos.

– Chut !

Porthos demeura muet et immobile.


En effet, les deux soldats s’avançaient du côté de la fenêtre en se frottant les mains, car on était, comme nous l’avons dit, au mois de février, et il faisait froid.


En ce moment la porte du corps de garde s’ouvrait et l’on rappela un des soldats. Le soldat quitta son camarade et rentra dans le corps de garde.


– Cela va donc toujours ? dit Porthos.


– Mieux que jamais, répondit d’Artagnan. Maintenant,

écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j’ai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous ?


– Oui ; seulement je n’ai pas entendu un mot de ce qu’il disait.


– Le fait est qu’il avait un accent un peu prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire ; tout est dans l’exécution, Porthos.


– Bon, l’exécution, c’est mon fort.

– 1238 –


– Je le sais pardieu bien ; aussi je compte sur vous.

– Dites.


– Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.

– Vous l’avez déjà dit.

– Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera placé, lui, à votre droite au moment où il montera sur le banc.

– Mais s’il n’y monte pas !


– Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou. Puis, l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous l’introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez fort pour l’empêcher de crier.


– Oui, dit Porthos ; mais si je l’étrangle ?


– D’abord ce ne sera qu’un Suisse de moins ; mais vous ne l’étranglerez pas, je l’espère. Vous le déposerez tout doucement ici et nous le bâillonnerons, et l’attacherons, peu importe où, quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un habit d’uniforme et une épée.


– Merveilleux ! dit Porthos en regardant d’Artagnan avec la plus profonde admiration.


– Hein ! fit le Gascon.


– Oui, reprit Porthos en se ravisant ; mais un habit

d’uniforme et une épée, ce n’est pas assez pour deux.


– 1239 –


– Eh bien ! est-ce qu’il n’a pas son camarade ?

– C’est juste, dit Porthos.

– Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.

– Bon !

Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé

comme il était, Porthos se trouvait entièrement caché dans l’angle de la fenêtre.

– Bonsoir, camarade, dit d’Artagnan de sa voix la plus charmante et de son diapason le plus modéré.


– Ponsoir, monsir, répondit le soldat.


– Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d’Artagnan.


– Brrrrrrroun, fit le soldat.


– Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait pas désa-gréable ?


– Un ferre de fin, il serait le bienfenu.


– Le poisson mord

! le poisson mord

! murmura

d’Artagnan à Porthos.


– Je comprends, dit Porthos.


– J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.


– Une pouteille !


– Oui.

– 1240 –


– Une pouteille bleine ?

– Tout entière, et elle est à vous si vous voulez la boire à ma santé.

– Ehé ! moi fouloir pien, dit le soldat en s’approchant.

– Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.

– Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.

– Oh ! mon Dieu, on dirait qu’il a été placé exprès là. Montez dessus… Là, bien, c’est cela, mon ami.


Et d’Artagnan toussa.


Au même moment, le bras de Porthos s’abattit ; son poignet d’acier mordit, rapide comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le cou du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui par l’ouverture au risque de l’écorcher en passant, et le déposa sur le parquet, où d’Artagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa respiration, le bâillonna avec son écharpe, et, aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller avec la promptitude et la dextérité d’un homme qui a appris son métier sur le champ de bataille.


Puis le soldat garrotté et bâillonné fut porté dans l’âtre, dont nos amis avaient préalablement éteint la flamme.

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