Un homme d’une cinquantaine d’années, petit et trapu, avec une solide plantation de cheveux poivre et sel et plein de rides autour des yeux se présente. Il est en smok blanc. Son regard mince a une intensité peu commune. Ce mec-là, je le verrais bien à la tête d’un cirque ; il a ce quelque chose de rude, de brutal et d’un tantinet faisandé qui marque certains patrons de chapiteaux.
— Van Danléwal, me lâche-t-il à bout portant après m’avoir reluqué solidement.
Je lui fais un petit salut.
— Commissaire San-Antonio, des services spéciaux français.
Il avale mal la potion. Sa fine moustache de don Juan de banlieue tangue un peu au-dessus de sa bouche comme une petite mouette balancée par la houle[13].
— C’est à mon intention que vous avez écrit tout à l’heure un mot de recommandation pour la police.
— Ah vraiment ?
Je ne le perds pas de vue. Il semble très ennuyé, l’homme au smoking blanc.
— Suivez-moi, monsieur Van Danléwal, je voudrais vous montrer quelque chose…
Il me considère un court instant avec très exactement l’expression du monsieur qui hésite entre vous obéir ou vous faire respirer son bouquet de phalanges. Moi, par contre, je dois avoir l’expression du monsieur qui n’acceptera en aucun cas la seconde solution et il m’emboîte le pas.
Je le conduis au premier étage pour commencer. Nous allons tout droit à la chambre du jeune Noir assassiné.
— Banko ! murmure-t-il.
— C’est le domestique ?
— Oui. Qui a fait cela ?
— C’est ce que j’aimerais savoir, bien que je ne fasse pas partie de la police d’Élisabethville. Mais ce n’est pas tout là. Comme on dit dans nos bons vieux magasins de Pantruche : ce que vous ne voyez pas à l’étalage se trouve à l’intérieur ?
— Jean ?
— Non.
On déboule à la cave. Cette fois, je donne la lumière et le défunt James Hadley nous apparaît dans toute son horreur. Avec son unique œil où se lit encore son agonie, le trou rouge de son crâne éclaté, il a très mauvaise apparence.
Van Danléwal fait une grimace. Ce type n’est pas une mauviette et je vous parie une bombe H contre un jour J qu’il a vu d’autres macchabs, et qu’il a peut-être même aidé certains de ses contemporains à le devenir, mais ce spectacle hallucinant lui fait de l’effet.
— Excusez-moi de troubler ainsi votre soirée dansante, gouaillé-je. Vous connaissez cet homme ?
— Mmmm, non…
C’est mou et il paraît aussi sincère qu’un dentiste assurant à son patient qu’il ne lui fera pas mal.
— Remontons au salon pour bavarder.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous n’avons échangé que fort peu de paroles depuis l’arrivée du gars. Cette économie de dialogue rend l’entrevue terriblement tendue.
Une fois au salon, nous nous asseyons dans deux fauteuils, face à face. Étrange situation. Cette rencontre dans une maison que je ne connaissais pas une heure plus tôt et qui ressemble à me nécropole a quelque chose d’insensé.
— Vous m’avez dit au téléphone que Jean…
— Il est mort, c’est un fait. Assassiné aussi, c’en est un autre. Mais à Paris.
Je prends un cigare dans un coffret de laque. À quoi bon se gêner, hein ? Je coupe l’extrémité d’un coup de dent et j’allume le barreau de chaise.
— Écoutez, monsieur Danléwal, fais-je après avoir expulsé une première goulée de fumée plus épaisse que celle qui s’étale au-dessus d’un dépôt de locomotives ; écoutez…
Il a un hochement de tronche. Et comment qu’il écoute ! Il aurait des oreilles tout autour de la tête qu’il n’écouterait pas davantage.
— Je tiens à vous faire remarquer deux choses ; la première, c’est que vous avez ici une très forte situation et pas mal d’influence, parait-il ; la seconde, c’est que vous voilà compromis dans une affaire qui compte déjà trois meurtres !
Il se dresse à demi. Un instant j’ai l’impression qu’il va me faire glavioter mon Havane d’un coup de boule dans le baquet. Mais c’est l’homme qui a toujours un second mouvement raisonnable pour rattraper le premier quand il ne l’est pas.
— Vous en parlez à votre aise, fait Van Danléwal. Je n’ai tué personne !
— Je n’ai pas dit que vous aviez tué qui que ce soit. J’ai dit que vous étiez compromis. Sur le plan pénal vous ne risquez peut-être rien, mais le scandale demeure. Et je connais la vie de province et de colonie : il vous balaiera d’ici plus sûrement qu’une épidémie de peste bubonique. Il y a des vaccins contre la peste, il n’en existe pas contre le scandale.
Bien parlé, non ? Écoutez, les mecs, quand vous aurez besoin de quelqu’un pour préparer vos discours à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement ; pour torcher une lettre de rupture à votre maîtresse, ou une déclaration à la jeune fille qui vient accorder le piano ; pour remplir vos feuilles d’impôt ou vos devoirs conjugaux, pensez à moi. Je travaille à forfait.
Est-ce une impression fallacieuse ? Il me semble que mon interlocuteur a perdu de son assurance. C’est le moment de lui porter le coup décisif.
— Dites, cher ami, vous reconnaissez ceci, je suppose ?
Je lui montre le morceau de menu au dos duquel il écrivit ces fameuses lignes qui déclenchèrent le pataquès.
Il a un geste inattendu : il prend de grosses lunettes cerclées d’écaille, des lunettes Achard et regarde le papelard à distance.
— C’est votre écriture. Ça n’a l’air de rien, mais ça peut vous emmener beaucoup plus loin que vous ne le supposez…
Un silence. Il est nécessaire. Tout est question de dosage dans la vie, les marchands de vin en gros vous le diront.
— Ce billet a été trouvé en possession de Jean Brasseton, déclaré-je. Comme j’enquête sur sa mort, automatiquement vous êtes mêlé à l’affaire…
Nouveau silence. Je tète mon cigare. Après la police, le barreau[14] !
Il ôte ses lunettes, en écarte et en referme les branches comme une dame du trottoir ouvre et ferme les jambes. Puis il les remise dans la poche supérieure de son smok et demande abruptement :
— Alors ?
— Monsieur Van Danléwal, je vous fais remarquer un détail qui a son importance : je me trouve ici à titre officieux. Je puis donc me comporter d’une façon… officieuse ; prendre certaines initiatives que ne pourrait se permettre un policier en exercice dans son pays.
Il frappe l’accoudoir de son fauteuil.
— Accouchez, Bon Dieu !
— Tout de suite et sans douleur, monsieur Danléwal. Je vous propose ce morceau de papier compromettant contre la vérité.
Il libère un soupir de quinze mètres cubes et hausse les épaules.
— Qu’appelez-vous la vérité ? Je ne sais rien de ces morts, moi !
Je me paie un rond de fumée qui tenterait des chiens savants.
— J’appelle la vérité, votre vérité. Que faisiez-vous à cette soirée congolaise de Paris ? Que savez-vous de Mme Vachanski ? Pourquoi l’avoir désignée à Brasseton ? Pourquoi Brasseton s’est-il fait appeler Hans Sufler ? Déballez, déballez, mon vieux, je vous écoute.
Je l’étourdis de questions. Il en prend plein le bocal, Van Danléwal.
— J’ignorais que Brasseton ait pris une fausse identité, vous devez faire erreur.
Je hausse les épaules, agacé.
— Je ne vous demande pas de me dire ce que vous ignorez, mais seulement ce que vous savez.
Et là-dessus je remise précieusement son billet compromettant dans mon portefeuille. En le voyant disparaître, Van Danléwal a une contraction faciale.
— C’est toute une histoire, murmure-t-il…
Combien de gens déjà m’ont démarré leurs salades par cette phrase « C’est toute une histoire ». Chacun s’imagine que sa vie est « toute une histoire », c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement la sienne mais qu’elle peut passionner les autres.
— Je me sens parfaitement en mesure de l’écouter.
— Vous le savez peut-être, je suis sous-directeur aux mines diamantifères ?
Je tique. Je savais qu’il était sous-diro des mines, mais je pensais à des mines de cuivre. J’oubliais que le Katanga produit aussi des bouchons de carafe.
— Beau métier, fais-je, ensuite ?
— L’an dernier, un diamant d’une taille exceptionnelle a été découvert. Une pièce inestimable, comme on n’en trouve même pas une par siècle.
Donc, la mère Brasseton ne débloquait pas quand elle prétendait vouloir défendre le diam de son fiston.
— Cette pièce formidable, enchaîné-je, vous l’avez étouffée en douce de la mine et, toujours en douce, vous l’avez vendue à Jean Brasseton.
Il est soufflé.
— Mais… Comment…
— Dans la police française j’ai une spécialité, dis-je : mon petit doigt. Il me dit des tas de trucs qu’on ne peut pas lire dans le journal ; après ?
Cette fois, il est dans l’état d’esprit idéal. Il décide de se confier à moi.
— En effet, j’ai… Vous savez, les actionnaires de la mine sont des ordures.
— Je ne vous chicanerai pas sur ce point. Je me fous éperdument d’ailleurs que vous fauchiez les diamants extraits sous vos directives.
— J’ai cédé cette pièce rare à Brasseton en qui j’avais confiance et qui voulait faire un placement. Il sentait approcher l’heure du soulèvement et tenait à grouper du fric sous le plus petit volume possible.
— Un gros diamant constituerait, en effet, le capital idéal. Vous l’avez vendu chérot ?
Ma question lui déplaît. Il a de la pudeur, ce brave homme.
— Oui, très cher. Mais pourtant au tiers de sa valeur.
— C’est l’inconvénient de la carambouille, fais-je en tapotant la cendre de mon Havane au-dessus d’un cendrier.
Il serre un peu les dents.
— Continuez !
— Ce diamant a été volé quelques mois plus tard à Jean.
— Où l’avait-il caché ?
— Dans sa cave.
— Ensuite ?
— Il s’est mis dans l’idée que j’étais à l’origine de ce vol. J’étais pratiquement le seul à savoir qu’il était en possession de ce caillou, comprenez-vous ?
— Bien sûr. La déduction s’imposait. Pourquoi dites-vous : pratiquement ?
Il hausse les épaules.
— J’avais fait la couennerie d’en parler à ma femme.
— Compris. Et madame a eu la langue trop longue, si je puis dire ?
— Exact. On croit pouvoir se fier à la compagne de sa vie, et vous voyez…
— S’il n’y avait pas les femmes, la police aurait moins de succès. Il est vrai que par contre on commettrait beaucoup moins de délits. Je vous écoute !
— Ma femme est Polonaise.
— Oh ! je vois… Et amie d’enfance ou quelque chose comme ça de Mme Vachanski ?
— Voilà. Lors de son dernier séjour en Europe, Estella, c’est ma femme, a raconté à Maria Vachanski l’histoire de notre fortune, un soir qu’elles avaient porté trop de toasts à la Pologne. Je l’ai su par la suite…
— Alors ?
— Devant la colère de Brasseton, j’ai décidé d’agir. Vu les circonstances, il ne pouvait porter plainte, vous comprenez ?
— Bien sûr, comment parler du diamant sans mentionner ses origines ?
— Estella m’a fait part de son imprudence. Je suis allé en France, j’ai retrouvé Mme Vachanski, sans me faire connaître d’elle, et je l’ai fait surveiller étroitement par un détective privé. Celui-ci m’a appris que Maria Vachanski fréquentait un type très douteux et qu’ensemble ils visitaient les grands joailliers de Paris. J’ai compris que c’était eux les coupables. J’en ai été tout à fait certain lorsque le détective m’a dit que le couple avait fait un séjour au Congo, incognito, à l’époque du vol.
— Je vois, ça s’éclaircit.
— J’ai prévenu immédiatement Brasseton qui m’a rejoint par le premier avion. L’ambassade congolaise donnait une grande soirée à laquelle j’étais convié. J’y ai fait inviter la Vachanski et mon ami. Et je la lui ai désignée ainsi que son complice. C’est tout.
— Ce complice, c’est l’homme mort d’en bas ?
— Oui.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Je suis revenu ici car mon absence aurait paru suspecte. J’avais été obligé d’invoquer la mort d’un proche parent pour pouvoir m’en aller.
— Vous ne savez rien de plus ?
Il étend le bras et prononce d’un ton pénétré :
— Je vous le jure, monsieur le commissaire. J’ignore ce qu’a pu faire Brasseton. J’attendais son retour d’un moment à l’autre… Je ne savais pas…
Il me semble qu’il ne ment pas. En tout cas, si la situation s’est un peu défrichée, le mystère de ces trois morts reste entier et je n’ai pas progressé d’un iota pour récupérer Béru et Pinuche. Sont-ils seulement encore vivants, les pauvres chéris ?
— La mère Brasseton est folle, n’est-ce pas ?
— Pas exactement. Disons qu’elle a des absences…
— Et pendant ces absences elle tue les gens à coups de barre de fer ?
— Hein ?
Je lui raconte mes démêlés avec la vioque et il secoue la tête.
— Son état s’aggravait aux dires de Jean. L’absence prolongée de son fils a dû lui porter le coup décisif.
— M’est avis que c’est plutôt elle qui les porte, les coups décisifs…
Je me lève et retourne à la bibliothèque afin de carillonner l’Hôtel Albert 1er. Le portier de noye auquel je demande Mme Vachanski, me rétorque que la dame n’a toujours pas reparu.
Van Danléwal me rejoint, timidement.
— Monsieur le commissaire ?
— Oui ?
— Je… Je vous ai dit tout ce que je savais…
— Et alors ?
Oh ! c’est vrai. J’oubliais de lui restituer son fameux papelard.
Comme San-Antonio n’a qu’une parole je lui remets le bout de bristol cause de tant de drames.
— Tenez, mon vieux. Mais je vais avoir besoin de vous encore.
Il est bien disposé à mon endroit (Charpini dirait à mon envers).
— Oui ?
— La Vachanski est à E-ville en ce moment.
— Non ?
— Si je vous le dis c’est que je le sais.
— Vous l’avez vue ? demande-t-il.
— J’ai fait mieux que la voir.
— Vous lui avez parlé ?
J’ai fait mieux que lui parler, mais ça c’est trop intime pour que j’en fasse état.
— Oui. Seulement elle a disparu au cours de la soirée. Il faut la récupérer coûte que coûte. Vous connaissez la ville, moi pas. Aidez-moi, vous me devez bien ça.
— Élisabethville est grand.
— Ce qui accroît mes difficultés. D’autant plus que j’ai un problème personnel à résoudre.
Et je lui raconte l’enlèvement de mes deux lascars, succédant au mien.
Van Danléwal réfléchit.
— Donc, elle disposait de complices ?
— La preuve. Il y a eu ces Noirs de la forêt qui m’ont agressé, puis les hommes en voiture tous-terrains.
— Je pense à quelque chose, fait-il soudain.
— Pensez à haute voix, ça gagnera du temps !
— Maria Vachanski est Polonaise, mariée à un diplomate, donc très militante pour les républiques de l’Est.
— C’est vraisemblable. Alors ?
— Il existe ici, un groupe d’activistes qui mènent une guerre sourde pour la libération totale du Katanga. Ce sont des fanatiques. Il se pourrait qu’elle ait fait appel à eux…
— Très possible en effet. Où siègent ces aimables gentilshommes ?
— Dans la forêt.
— J’imagine mal l’élégante Maria Vachanski se lançant avec ses escarpins dans la jungle à la recherche d’hommes de main !
— Moi aussi, mais on peut supposer qu’elle a eu le tuyau par son consulat…
Je sursaute !
— Bon Dieu oui ! Le consulat de Pologne ! C’est la planque idéale pour elle. Le consul assiste-t-il à la soirée française ?
— Évidemment.
— Alors il n’y a pas à hésiter, emmenez-moi au Consulat de Pologne.
— Mais vous n’y pensez pas, bredouille Van Danléwal.
— Je ne pense qu’à cela au contraire. En route, et ne me faites pas de giries, je ne suis pas d’humeur badine.