CHAPITRE IV

Une aube plus maussade qu’un faire part de deuil se lève sur la piste du Bourget. Notre avion est un Bozon-Verduraz oryctologique, avec appareil fumigatoire, esponton de secours à antenne distordue, ailerons rubéfiés et uranographe suspendu. Le chef-d’œuvre de la technique moderne ! Il ne ressemble ni à un avion, ni à un autobus, moins encore à un canot automobile, et pourtant il roule, il vole, il transporte, il remonte le courant. Les moteurs tournent avec un bruit délicat de papier froissé. Si l’herbe ne frisait pas à l’avant de l’appareil, on ne se rendrait même pas compte que les hélices tournent. Chez vous, l’aspirateur de buée de votre cuisine fait dix fois plus d’esbroufe.

Je m’occupe des formalités d’usage tandis qu’un panier à salade de la maison attend près de l’appareil. C’est le moyen de locomotion le plus rationnel que j’aie pu trouver pour transbahuter la viande saoule. Et Dieu seul sait s’il y en a : Béru, sa Baleine, Pinaud et sa dame, Mathias, Castellani, Pénajouir, Dupied.

Ayant souscrit aux obligations de contrôle, je me dirige vers le fourgon cellulaire. Quand j’ouvre la porte, une odeur terrifiante me renverse. Elle tient du remugle de ménagerie, des miasmes d’égout, des senteurs d’étable (l’étable de la loi). Les pionceurs font beaucoup plus de bruit que l’ensemble de l’aéroport. Un super-consternation, les mecs ! Ces messieurs-dames sont enchevêtrés comme dans une illustration du marquis de Sade. B.B. a dérobé Castellani et l’a enfoui entre son cass’ noix (de coco). Le malheureux s’est pris le cou dans un élastique de sa jarretelle et il suffoque sans même s’en rendre compte. Délirant, je vous jure !

La mère Pinaud ronfle d’une façon particulière, très réservée. Sa bouche arrondie émet un gentil petit bruit d’ébullition qui donnerait du vague à l’âme à une théière. Pinaud a son bronze d’art sur les genoux. Sa Diane au chamois est coiffée de son chapeau. Lui-même porte une petite chéchia de papier dont le pompon pend devant son visage comme une poire électrique à la tête d’un lit. Le Gros est le plus proche de la lourde. Je saisis une de ses guitares et je le hale à l’extérieur en fredonnant les bateliers of the Volga pour me donner du cœur.

Il choit enfin dans l’herbe humide (il déchoit, devrais-je dire si je ne méprisais le vocabulaire à ce point) et ouvre un store nauséeux sur les calamités du monde.

— M… ! dit-il, en remplaçant les points de suspension par quatre lettres qui en valent bien d’autres. On est déjà arrivé au Congo ?

Et de me désigner un mécano noir, en combinaison bleue.

— C’est seulement le prospectus de la croisière, annoncé-je, mets-toi debout, et marche.

Il souscrit à la première formalité, mais il est incapable d’accomplir la seconde. Je lui propose alors une épaule secourable pour le guider jusqu’à l’avion. Au pied de l’escalier il s’arrête et de son œil épaté d’hépathique considère le zinc avec méfiance.

— Tu ne crois pas que ça va nous faire dég… ? s’inquiète Béru.

— Monte.

— Écoute, Tonio, ça m’ennuie de quitter Berthe, elle a un peu bu et j’ai cru remarquer que Castellani avait un penchant pour elle.

— Il faut toujours considérer les choses d’assez haut, décrété-je. Six mille mètres est une altitude idéale pour penser aux soucis terrestres.

Il se laisse convaincre et pénètre dans le coucou.

Je m’apprête à aller récupérer Mathias lorsqu’un employé de l’aéroport arrive les coudes au corps.

— On demande le commissaire San-Antonio au téléphone ! brame-t-il.

Je me tourne vers le commandant de bord auquel j’ai serré la louche en arrivant.

— J’ai le temps d’aller répondre ?

— Faites vite, nous décollons dans quatre minutes.

— Puis-je vous demander, commandant, de faire charger mon second équipier dans l’appareil ?

— Volontiers. Vous avez une curieuse équipe.

Je m’abstiens de répondre, primo parce que je suis pressé, deuxio parce que je suis vexé. Je tape un deux cents mètres jusqu’au bureau où m’attend un appareil téléphonique décroché.

La voix du Vieux se faufile dans mes trompes d’Eustache.

— San-Antonio ?

— Lui-même, patron.

— Je viens d’obtenir un renseignement d’Élisabethville. Mme Vachanski est descendue à l’Hôtel Albert 1er. Voilà qui va dès l’arrivée écourter vos recherches.

— Merci. C’est d’autant plus intéressant que le mort de la villa Dupont avait une réservation dans ce même hôtel.

— Bon voyage.

Je raccroche et pique un nouveau sprint en direction de l’appareil. On n’attend vraiment plus que moi pour commencer. Des employés me font signe de me remuer le baigneur. J’escalade l’escadrin comme un dingue et je m’abats dans les bras d’un steward en uniforme, en déplorant in petto que ce ne soit pas une hôtesse de l’air.

— Mon second collaborateur est à bord ? demandé-je dès que j’ai pu récupérer suffisamment d’oxygène.

— Oui, monsieur le commissaire.

Le steward me désigne le révérend Pinuche, effondré dans un fauteuil, avec, en guise de bagage, un bronze d’art de vingt kilos représentant une Diane apprivoiseuse coiffée d’un ignoble chapeau mou.

— Mais ! Mais c’est, pas lui, haleté-je.

Le steward ouvre des coquards immenses.

— Quand j’ai demandé qui accompagnait le commissaire San-Antonio, ce monsieur a crié : « moi ! moi ! ».

Brave Pinuche ! Du fond de sa biture, il a eu ce réflexe de fidélité !

Je m’apprête à lui faire évacuer le zinc rapides, mais je suis pris de court.

— Asseyez-vous vite et attachez votre ceinture ! m’enjoint le steward, il est trop tard maintenant, nous devons laisser la piste.

J’obéis. Dans le fond c’est marrant, non ? Pinaud, le jour de sa retraite, partant pour l’une des plus lointaines de nos enquêtes !


L’Afrique dévide sous nous le mirage coloré de ses terres couleur de feu (cette phrase pour vous prouver qu’en révisant mes accords des participes je pourrais décrocher le Goncourt). Pinuche s’éveille, bâille et me sourit gentiment.

— Tiens, on a pris l’autobus pour aller à Vincennes ? remarque-t-il.

Il s’étire.

— On a drôlement picolé, hein ?

Il regarde autour de lui, aperçoit Béru et déclare :

— Ma femme est avec les autres ?

— Oui, réponds-je.

— Elle a dû filer devant pour ouvrir le bistrot ?

— Vraisemblablement.

— J’offre une tournée générale…

— Merci !

Mon laconisme le surprend.

— T’as pas l’air en forme ce matin, la G.D.B. ?

— Y a de ça.

— Où sommes-nous ? murmure-t-il en regardant par un hublot.

— On va arriver à la station Tombouctou, mais ce n’est pas notre arrêt.

Pinuche n’y voit que du bleu. Puis il penche la tête et ce qu’il aperçoit, six mille mètres plus bas, il l’a déjà vu sur un couvercle de dattes.

— Mais, San-A. ! bredouille-t-il. Mais… Mais…

— Arrête de bêler, papa. Un voyage au Congo, c’est un chouette début de retraite, non ? Ce sera notre virée d’adieu en quelque sorte.

Je lui explique la nature de la méprise. Il caresse tristement le derrière d’airain de la Diane chamoisante.

— Moi qui voulais offrir une tournée générale, bredouille-t-il.

— Tu l’offriras à Élisabethville.

Il s’épanouit.

— Farceur ! Tu m’avais dit qu’on allait au Congo !

— Ben oui.

— Élisabethville, c’est en Seine-et-Oise !

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