Lorsque notre coucou s’est enfin posé sur la piste d’Élisabethville, le brave, l’honorable, le retraité Pinaud découvre qu’il existe deux Élisabethville. Des Noirs en pantalon de coutil beige et chemisette blanche à manches courtes s’activent autour de notre Caravelle modèle réduit.
À la douane, j’ai quelques difficultés à faire passer le Révérend, car j’avais rempli le visa au nom de Mathias, mais fort heureusement je tombe sur un fonctionnaire qui me connaît de réputation et les choses s’arrangent.
Nous frétons un taxi. C’est une rutilante chignole américaine, conduite par un chauffeur noir en short bleu. Nous nous y répandons tous les quatre : Béru, Pinuchet, Diane et moi, le fils chéri de Félicie, ma brave femme de mère (présentement en vacances chez sa cousine Adèle).
— Hôtel Albert 1er ! dis-je.
Le pilote fait un démarrage sur les enjoliveurs et nous entraîne dans un paysage katangais magnifique. La flore est fabuleuse : des tiffosis-congénitaux, des cordonus-lombilicalus en fleurs, des gougnafiés géants, des trouvuduvucavus-épineux, des cryptogrammes à lianes, des stradivarius nains, des hermaphoridites à lupus, des cubitus à moelle et des résédas. Vous imaginez cette débauche florale ?
La route se transforme peu à peu en rue de banlieue. Maintenant elle est bordée de cases : la case de l’oncle Tom, la case de l’Amiral, etc… Bientôt, ce sont des buildings superbes et généreux, de vraies rues avec des signaux lumineux, des magasins de luxe, bref, tout ce qui fait qu’une ville est une grande ville. Sur tout cela, le soleil.
L’Hôtel Albert 1er se dresse dans une avenue bordée de palmiers. C’est un vaste bâtiment aux lignes harmonieuses.
Des grooms galonnés comme des caporaux haïtiens poussent la porte-tambour qui leur sert de ventilateur. Nous entrons dans l’ordre suivant : Moi, San-Antonio, puis Pinuche et Diane, Béru ferme la marche. Le Gros n’en casse pas une depuis le départ. Il a la bouche en fond de cage de perroquet et ça le rend taciturne. Sa barbe a poussé, ses ecchymoses ont violacé, ses yeux se sont injectés de sang et il a la démarche pesante d’un éléphant qui viendrait de faire le tour de l’Asie avec le roi Farouk comme cornac.
Je m’élance vers la réception. Mon nom suffit à défricher la situation.
— On a téléphoné de Paris pour nous annoncer votre arrivée, monsieur le Président, me dit un gars qui ressemblerait à Mao Tsé-toung s’il ne ressemblait déjà à Jeanne Fusier Gir.
Monsieur le président ! Voilà du 9 et du raisonnable. Une idée du vioque encore. Je pige l’astuce. Il veut me signifier ainsi que je dois garder l’anonymat.
Le Gros qui la tenait hermétiquement close persifle :
— Président de mes…
Heureusement, Pinaud en éternuant (il vient d’attraper un chaud et froid) lâche Diane qui choit sur les nougats du Gros. Béru pousse une clameur que les gens de l’hôtel prennent pour un exercice d’alerte.
— Espèce de vieil enviandé, hurle-t-il, tu pouvais pas la laisser à Paris ta gonzesse en ferraille.
Pinaud pincé répond :
— Je te serais reconnaissant de respecter les œuvres d’art. On n’insulte pas une pièce comme celle-ci.
Il récupère son monument et l’examine.
— Ça y est, larmoie-t-il, le chamois a une oreille cassée !
— Ça te fera toujours ça de moins à charrier, hé, épave !
— Répète ! lance le Fossile.
— Un mec qu’est à la retraite c’est une épave, et je pèse mes mots !
— Pèse-les bien, parce que je suis prêt à t’attenter un procès en diffamation. Ça pourrait te coûter ta carrière. N’oublie pas que je ne suis plus dans…
Je lui balance un coup de tatane qui le fait défaillir.
— Tu n’es plus dans l’industrie, d’accord, coupé-je, mais c’est pas une raison pour ameuter ce palace.
— On va vous monter vos bagages ! annonce le réceptionnaire d’un ton pincé.
— Bonne idée, fait Pinuche. Tenez, et prenez-en soin.
Il brandit son bronze à un garçon d’étage.
— Où sont les valises de ces messieurs ? bredouille le malheureux tout en saisissant l’amie Diane.
— À l’aéroport, dis-je, nous les avons mis à la consigne.
Il continue d’être surpris mais n’ajoute pas un mot et nous entraîne dans l’ascenseur.
Nous avons trois chambres contiguës. Je choisis celle du milieu et je file un pourliche monumental au garçon qui se replie à reculons. Ma première réaction est de me déloquer afin de prendre un bain. Comme je marine dans l’onde tiède, la porte de ma chambre s’ouvre sur un Bérurier furax.
— Ça ne se passera pas comme ça, rogne-t-il. Je porterai le pet. Quand on embarqua des gars sans leur laisser le temps de respirer, on a au moins des égards avec eux.
— Qu’est-ce qui se passe, Bonhomme ?
— On m’a refilé une chambre que ses fenêtres donnent même pas sur la mer.
— Pardon ? bredouillé-je, éberlué.
Il répète, de plus en plus furieux.
— Voyons, Béru, le calmé-je, il n’y a pas la mer ici.
Il ne l’entend pas de sa bonne oreille.
— Pas la mer en Afrique ! Est-ce que tu te fous de moi ou quoi ?
— Va regarder la carte. La mer est autour de l’Afrique et nous, nous sommes au milieu, comprends-tu ! Même pour t’être agréable, le diro de cet hôtel ne peut pas te donner une vue sur la mer, sauf si tu acceptes qu’elle soit photographique.
— Quel pays, grogne le Mahousse. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on vient y fiche ?
— Je t’expliquerai ça en temps utile.
— Qu’est-ce qu’on fabrique dans l’immédiat ?
— On va se balader en ville et acheter des valises, du linge et des rasoirs, nous ressemblons à des marchands ambulants.
Il se gratte le nez, pensif, donne une forme arrondie au produit de ses investigations et murmure :
— C’est vrai qu’on bouffe des chenilles ici ?
— Qu’est-ce qui t’a raconté cette vanne ?
— Pinuche.
— Tu es contre ?
Il réfléchit.
— Si c’est vraiment bon, soupire-t-il, pourquoi pas !
Une paire d’heures plus tard nous sommes équipés de pied en cap, relingés, restaurés. Nous n’avons plus qu’à nous mettre au turf. Comme il faut un certain doigté au départ, j’engage mes deux équipiers à faire une sieste réparatrice. Ils sont farouchement pour.
Tandis qu’ils vont s’abattre sur leurs lits, je m’approche du portier et lui demande du feu, ce qui, dans tous les pays du monde, est la meilleure façon d’engager la conversation avec un inconnu.
— Charmant hôtel, lui dis-je, les troubles de ces derniers mois ne l’ont pas affecté ?
— Non. Pas trop.
— Où est-ce que ça en est, la situation ?
Il m’explique en long, en large et en flamand :
— Pff, ça s’est bien tassé. Mais la lutte entre les Ossoboukos et les Amulettepolka a été chaude.
— Surtout sous cette latitude, ne puis-je m’empêcher de susurrer.
— Vous pensez !
— J’ai un vieil ami qui se trouvait dans le coin au moment où ça chauffait le plus. Hans Sufler, vous connaissez peut-être ?
— Non.
— C’était, je crois, un parent à un industriel d’ici, M. Jean Brasseton…
Ça le tire de sa léthargie.
— Vous connaissez M. Brasseton ?
— Non, j’ai entendu vaguement parler de lui, qu’est-ce qu’il fait ?
— Des conserves de cœurs de palmiers. Il exporte dans le monde entier.
— Il est Belge ?
— D’origine américaine.
— Ses usines se trouvent où ?
— Au sud de la ville, à Kakahobarhi.
Pas la peine de lui filer des soupçons en le questionnant trop avant. Je laisse quimper le chapitre Brasseton pour aborder le plus délicat peut-être : celui de Mme Vachanski.
— Beaucoup d’Européens ces jours à l’hôtel ?
— Pas mal, oui.
— Des Belges ?
— Des Belges, des Français, des Américains, des Russes…
Je cligne de l’œil.
— Pas beaucoup de femmes, hélas, hein ?
— Si, deux ou trois.
Il me lance une œillade tellement polissonne qu’une cantinière en rougirait.
— Monsieur est amateur ?
Il se penche en avant et murmure :
— Monsieur est-il intéressé par la couleur ? J’ai de bonnes adresses…
— C’est à voir, ne le déçois-je pas.
Et je m’empresse d’ajouter :
— Confidentiellement, je préfère plutôt le charme slave.
Une fraction de seconde, j’ai l’impression décevante que mes lignes de fond ne vont rien donner, et puis ça vient.
— On a bien une Polonaise ici, mais elle n’est pas très fraîche.
Bing ! Servez chaud ! Vous mettez vingt balles dans l’appareil et vous appuyez sur la manette.
— Qu’appelez-vous pas très fraîche ?
— Quarante-cinq. C’est tard, hein ?
Je comprends pourquoi Larronde n’a pas remarqué la dame en mauve. Lui, les gonzesses cessent de l’intéresser lorsqu’elles ont dépassé dix-sept ans.
— Montrez-la-moi toujours, fais-je, on ne sait jamais, ça peut servir…
Il rigole.
— Elle est en ce moment dans le petit salon, à faire de la correspondance. Vous ne pouvez pas vous tromper : une belle personne blonde avec de beaux restes.
Je lui file le billet qu’il est en droit d’attendre. Du reste, un portier d’hôtel attend toujours un billet. Sa présence en elle-même constitue une valeur marchande, et sa conversation une denrée de prix.
Je lui demande une enveloppe et une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et je passe dans le petit salon avec la mine innocente d’un monsieur qui s’apprête à faire sa correspondance.
Dans la pièce climatisée, meublée moderne et riche en couleurs vives, il n’y a qu’un monsieur d’un âge avancé de type sud-américain et une dame correspondant à la description que vient de m’en faire le saint Pierre de l’hôtel. Sa blondeur est renforcée par des rinçages savants. Elle a de grands yeux clairs et les traits réguliers. Croyez-moi ou allez vous faire décolorer le cervelet à l’eau de javel mais cette nana a dû créer des bousculades au temps où elle osait dire son âge. Maintenant des pattes d’oies marquent ses tempes et de légères valoches (des valises diplomatiques) soulignent son regard pervenche, mais c’est encore de la pépée tout ce qu’il y a de comestible. Le genre de frangine qui en connaît long comme une chaîne d’arpenteur sur les mœurs et l’habitat de la bête à deux dos. Une affaire pour un homme qui aime ses aises. La compagne idéale lorsqu’on a un week-end à tuer. Ça sait parler, ça sait se taire, ça sait agir, ça sait ne pas agir, bref, c’est un lot, c’est une affaire.
Je m’installe à une table voisine de la sienne de manière à lui faire face. Elle écrit rapidement, d’une main nerveuse. Le grattouillement de sa plume sur le papelard est un instant le seul bruit perceptible dans le salon.
À la fin d’un paragraphe, la dame lève la tête comme pour quêter l’inspiration qui va lui permettre de poursuivre, et nos regards se rencontrent.
Je lui adresse mon sourire 42 bis, celui que je n’emploie que dans les palaces, les galas de bienfaisance, les soirées mondaines et les cérémonies religieuses. Il se compose d’un très léger retroussis de la lèvre supérieure, accompagné d’une imperceptible inclinaison du buste et d’une brève intensité du regard. Le tout ne dure que huit dixièmes de seconde dans une pièce largement éclairée, et une seconde deux dans la pénombre. C’est sobre, discret, d’un prix abordable ; c’est efficace, ça porte à l’âme, au cœur et à cet endroit délicat si bien carrossé par Scandale et puis, comme dit l’autre[8] : ça ne mange pas de pain.
Mme Vachanski reçoit ce sourire en femme avertie qui juge plus les hommes à leur regard qu’à leur coupe de cheveux. Elle répond à cet hommage discret par une impondérable expression qui officiellement ne veut rien dire, mais qui officieusement, pour le garçon imaginatif signifie : « Votre prix sera le mien, votre heure la mienne. Où est-ce qu’on se met ? Y a du feu chez moi. Ne le dites pas avec des fleurs mais avec les mains. Faites vite, la vie est courte. » Et bien d’autres choses encore.
Je me dis que le fer est bien engagé, l’affaire idem, et que ça va peut-être aller beaucoup plus vite qu’un autobus de la ligne 20 à six heures du soir.
Mme Vachanski se remet à écrire et pour justifier ma présence j’en fais autant.
Je sors mon stylo à injection directe, jet rotatif, remplissage par polarisation sous cul tanné. Et je torche une bafouille qui se vendra très cher un jour à l’Hôtel Drouot :
Madame,
Je suis entré dans ce salon pour écrire à des gens lointains. Et puis je vous vois, si proche, et je n’ai plus envie que d’une chose : vous connaître. Si vous ne me jugez pas trop fou ni trop impudent, venez me rejoindre au bar. Si vous ne veniez pas je ne me suiciderais peut-être pas, mais je me sentirais triste à faire pitié. Alors ayez pitié tout de suite.
Qu’en dites-vous, bande d’amoindris ? Ça vous la couperait si vous en aviez un minimum, hein ? Il est pas de première, votre San-A., mesdames ? Je ne suis pas Mme de Sévigné, moi : je ne rate pas la correspondance.
Je quitte le salon et m’approche d’un chasseur noir occupé à contempler les jambes croisées d’une dame blanche.
Je le fauche en pleine luxure.
— Sois gentil : porte cette lettre à la dame qui est en train d’écrire au salon.
Je joins à mon message un peu d’artiche en lui précisant que c’est la lettre qui est destinée à la dame et non le pognon.
Il ne me reste plus qu’à aller attendre au bar la suite des événements. Y a du suspense. Je prends des paris avec moi-même : viendra ou viendra pas, la Polonaise ? Est-ce que le charme si opérant du ravissant San-Antonio va lui titiller suffisamment la boîte à hormones pour la décider ? Un beau Chopin, cette Polonaise !
Le loufiat du rade est un gros Noir aux tifs aplatis. Il porte une veste blanche, avec des boutons dorés et des épaulettes bleues.
— Monsieur désire ?
— Un whisky avec pas beaucoup d’eau.
Il me sert. Une musique capiteuse flotte dans l’élégante pièce capitonnée. À cette heure de la journée, le bar est vide. Je choisis un fauteuil club, à l’autre extrémité, et j’attends en regardant fondre le cube de glace dans le liquide brun. Un quart de plombe s’écoule ainsi. Les Peters sisters sévissent dans le pick-up, elles chantent « Vous qui passez sans me voir ». Je me dis que le gars de la chanson devait être vachement miro pour passer sans voir des dames aussi voyantes. Ou alors y avait éclipse totale ce jour-là. Je ne vois pas d’autre explication possible.
Au moment où ma banquise achève de se diluer dans le whisky, la porte à deux battants, style saloon (saloon de salon), s’ouvre et Mme Vachanski paraît. Au premier coup d’œil je pige que c’est gagné : en effet, elle s’est remis du rose aux joues et de la crème verte, façon potager, sur les paupières.
C’est le genre de détails qui ne trompent pas. Lorsqu’une dame fait du ravalement avant de rejoindre un monsieur, c’est que ledit monsieur ne la laisse pas indifférente.
Illico, San-A. joue sa grande scène du prologue. Debout, sourire, geste rond du bras. Faut voir le turbin : douze ans d’expérience, système breveté par la ligue d’intempérance de Philadelphie, médaille d’or au salon de la baronne Chprountz. L’œil est à la fois gourmand et prometteur. La lèvre s’humidifie, dents blanches, haleine fraîche !
La dame s’arrête devant ma table. Son visage est plus neutre que la Suède et la Suisse réunies. Elle chique à la grande bourgeoise intriguée, réprobatrice et un chouia méprisante.
— C’est vous qui m’avez écrit ça ? me de-mande-t-elle avec un fort accent polak.
Elle tient entre le pouce et l’index ma missive explosive, exactement comme s’il s’agissait d’un pansement usagé découvert dans une poubelle.
— J’ai eu cette audace, madame.
— C’est beaucoup d’audace, en effet.
— Je vous remercie d’être venue jusqu’au bar.
— Je tenais à me rendre compte, explique-t-elle sans que son visage se départe de cet air imperméable en vigueur chez C.C.C.
— Puis-je vous demander la conclusion de votre examen ?
— Vous êtes Français ?
— De bas en haut, de gauche à droite, et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’espère que n’avez pas d’aversion pour ce peuple d’élite qui possède des footballeurs comme Ujlaki, des chanteurs comme Dario Moréno, des champions cyclistes comme Craczyck et des peintres comme Picasso ?
Là, elle est obligée d’y aller de son sourire.
— J’ai l’impression que vous vous ennuyez un peu ici et que vous cherchez de la distraction ? fait-elle.
— Pas de la distraction, madame, de la compagnie : si vous vouliez accepter la mienne, la vôtre me serait précieuse.
Ce disant, je pousse un fauteuil vers elle. Elle hésite et s’assoit. Mon orgueil mousse comme du champagne qu’on aurait agité avant de s’en servir. Un petit phénomène, le San-A., dans son genre, non ?
— Me ferez-vous le plaisir de boire avec moi ?
— Volontiers.
Une heure plus tard nous sommes les meilleurs amis du monde. Je lui ai bradé ma salade et elle m’a cloqué la sienne. Je lui ai dit que j’étais à la tête de capitaux importants (les capitaux agrémentent toujours une prise de contact, même lorsque votre interlocutrice n’est pas vénale) et qu’en compagnie de deux des actionnaires je suis venu faire un voyage d’étude au Katanga avec l’espoir d’y créer une affaire d’import-export.
La dame m’annonce qu’elle est la femme de l’attaché culturel de Pologne à Paris et qu’elle est venue à E-ville pour voir une amie. Je lui propose de dîner avec le gars Mézigue, mon ami préféré, et elle finit par accepter.
La carburation se fait bien, les potes. Il n’y a pas besoin de savoir parler le Braille couramment ou de pouvoir lire le sourd-muet pour piger qu’elle n’est pas insensible à mon charme.
On se quitte en se cloquant rancart pour dans une heure. Je monte dans ma carrée afin de me faire une super-beauté. Je me suis acheté un complet crème qui ferait tourner une jatte de mousse Chantilly ; avec une chemise blanche et une cravate à rayures noires et grises je vais désamorcer toutes les bergères de l’ex-colonie. Je me fais une pulvérisation, je me bichonne, me pomponne, me parfume, m’astique, me polis, me décape, me recape, me manucure, me pédicure, m’acuponcture, me chlorophyllise, me masse, me relaxe, me lave les dents.
C’est une gravure de mode qui se pointe dans la chambre de Bérurier. Le Gros rêve qu’il découpe la forêt de Fontainebleau en lamelles et exécute un bruitage adéquat. Je le secoue.
Il se dresse sur son séant. Lui, ce serait plutôt un océan par la superficie.
— C’qu’y a ? éructe-t-il. On part ?
— Je vais dans le monde, annoncé-je. Pinuche et toi vous avez quartier libre ce soir. Ne vous baguenaudez pas en dehors de la ville, la région n’est pas sûre. Les Ossoboukos rôdent encore dans les parages.
— Laisse-nous de la fraîche et t’occupe pas du reste, déclare le Gros. Ce qui fait tiède dans ce patelin !
Je lui octroie une subvention raisonnable et je me casse.
Mme Vachanski itou a fait des frais de toilette.
Elle porte une robe imprimée bleu et blanc qui lui colle à la peau, dessinant des formes encore appétissantes.
Le climat aidant, je me dis que je n’aurais pas la moindre hésitation à lui faire un relevé de cadastre le cas échéant. Or, mon petit doigt me chuchote que le cas en question peut fort bien échoir avant longtemps.
— Où vous emmené-je ? dis-je. Je trouve triste de prendre un repas dans l’hôtel où l’on a déjà le gîte.
— Alors, allons au Guest House.
— Où est-ce ?
— Près de l’aérodrome, un endroit très sélect où l’on peut manger convenablement.
— O.K. le temps d’appeler un taxi…
— Pas la peine : j’ai loué une voiture.
À cinquante mètres de l’hôtel, en effet, une Chevrolet décapotable est stationnée. Ma conquête se met au volant. En s’asseyant, sa robe légère se retrousse, découvrant à mon regard complaisant une jambe qui ne manque pas d’intérêt.
On se croirait dans un film dont l’action se passerait à Santa-Monica. Il fait chaud, un soleil étrangement rouge incendie les façades blanches et on sent filtrer dans son corps un secret émoi[9].
La dame conduit bien, avec une élégante nonchalance. Elle a tourné le bouton de la radio, et le poste local (le seul qui soit captable) nous offre une retransmission intégrale de Bhananhia, opéra-bouffe en trois repas et mille calories.
— Vous êtes venue seule à E-ville ? je demande innocemment.
— Oui. Je fréquente assez peu mon mari.
Elle sourit. Moi, je passe la pogne par-dessus la portière afin de caresser le vent. C’est pas mal de se laisser transbahuter par une souris dans une calèche aussi confortable.
— Et l’amie que vous êtes venue voir ne vous héberge pas ?
« Quand on se tape un pareil déplacement, il est normal de loger chez les gens qui vous le font faire ?
Elle me gratifie d’un petit regard bizarre.
— J’adore mon indépendance.
Pas la peine d’insister. Madame a sa petite conception de la vie. J’ai idée que pour lui tirer les vers du naze il faudra de la patience et du doigté. Cette personne n’est pas facilement manœuvrable. Maintenant une question me taraude : est-elle vraiment mêlée à cette affaire de meurtre ? Si nous étions en France, j’userais des grands moyens pour arriver à un résultat, seulement dans ce pays africain dont je ne connais rien et où couve une permanente agitation, je ne me sens pas dans mon élément, comme disait un monteur en chauffage central de mes relations.
Le Guest House est une pure merveille de l’art moderne. Cela tient du palace et du motel. Un bâtiment central, ultra-chic, comprenant des bars, des fumoirs, des salles à manger, borde la route. Derrière se dressent un foultitude de bungalows.
Je propose à ma compagne d’écluser un coup de raide avant de passer à table, mais elle préfère morfiler illico. Je n’insiste pas. Elle me drive jusqu’à une salle à becqueter élégante où des fonctionnaires, des industriels et des grossiums étrangers s’alimentent, en parlant bas, comme s’ils s’étaient réunis pour veiller la dépouille d’un haut personnage.
Je suis à un pas de la dame, m’étant effacé pour la laisser entrer ; je découvre alors un très minuscule incident.
Un type dont le crâne comporte autant de cheveux qu’une carapace de langouste et qui se tient assis devant un loebster-cocktail a cru, pendant une fraction de seconde, que Mme Vachanski était seulâbre et a eu une amorce de mouvement pour l’accueillir. Il faut dire que j’étais masqué par la plante verte géante flanquant la porte. Puis le Chauve s’est aperçu de sa bévue et s’est vivement rassis. Ma conquête, elle, n’a pas sourcillé. Je prends une mine de souveraine indifférence et j’escorte la Polonaise jusqu’à une table près d’un patio où de l’eau fraîche glougloute dans un bassin. Il y a des bananiers nains, des bougainvillées, des lauriers-roses, une féerie !
Le Chauve peut avoir une quarantaine d’années. S’il ne se passait pas la rotonde au papier de verre il aurait peut-être bien une couronne de crins, mais c’est un mec qui a le courage de ses opinions et qui, de surcroît, tient à se faire dorer la coquille. Il est bien balancé, il a la mâchoire carrée, l’œil clair, le nez un peu aplati et il porte un complet en shantoung vert d’eau, une chemise crème et une cravate tête de nègre.
Si Mme Vachanski l’avait salué, je n’aurais pas tiqué, mais elle passe devant la table du crépu sans lui accorder un regard. De son côté, le gars s’abîme corps et âme dans la contemplation de son loebster-cocktail avec une volonté de ne pas nous regarder si intense qu’elle doit lui donner des crampes dans la nuque.
Dans ma mémoire fidèle, le texte du billet trouvé dans l’habit de Béru me revient « Attention : l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle est armé. Il lui sert de garde du corps ». Ce client sans cheveux du Guest House et le chauve de la soirée congolaise ne seraient-ils point qu’une seule et même personne ?
— Que désirez-vous manger ? demande la dame en parcourant le menu géant.
— Les spécialités du pays ; fais-je : des côtes premières de missionnaires protestants et des paupières de papillon, par exemple.
Elle rit.
— Ne vous moquez pas. À Paris, vous n’avez pas d’établissement aussi civilisé !
Nous faisons le menu et elle s’empare de son sac à main.
— Vous me permettrez d’allez me recoiffer ? Ces voitures décapotables sont les ennemies déclarées des coiffeurs.
Elle se lève et disparaît. Pendant ce temps, que fait l’adorable San-Antonio bien chéri par ces dames ? Hmm ? Eh bien, il fait comme Pascal : il pense. Et que pense-t-il, bande-de-dégarnis-du-futal ? Hmm ? Il se dit que la dame n’est pas seulement allée se ratisser la pelouse, mais qu’elle va laisser aux lavabos un message pour le petit camarade Crâne-d’œuf. Et il est prêt à vous parier une enseigne de bateau-lavoir contre un enseigne de vaisseau que dans ce message il est fortement question du fils aîné, unique et préféré de Félicie.
J’attends le retour de la dame Vachanski en contemplant les ébats d’oiseaux multicolores dans une cage un tout petit peu moins grande que le Palais du Louvre. Y a un dégourdi de bengali qui prétend se tomber une perruche, mais un oiseau de paradis lui vole dans les plumes et on joue « T’occupe pas d’Amélie » plus le dernier acte de « Mimi Pinson ».
Retour de ma dulcinée. Comme par enchantement, à peine s’est-elle rassise (la dame rassie) qu’un boy radine en disant :
— On demande M. James Hadley au téléphone !
L’homme chevelu comme un siphon se lève aussitôt et file.
Notre dînette commence. Je demande à ma compagne son préblaze et elle me le confie : Maria. Ça me plaît. C’est court, simple, d’un maniement facile. Ça ne tient pas de place dans la poche, ça ne pèse pas lourd et avec une simple housse de nylon on peut espérer le conserver très longtemps.
— Et vous ? demande-t-elle.
— Antoine, renseigné-je. Un peu désuet peut-être ?
— Au contraire. C’est un prénom solide et distingué.
Moi, galantin comme trente-six militaires partant en permission dans le train des Blue-Bell Girls[10], je soupire :
— Antoine et Maria. Maria et Antoine.
Ça fendrait une brique en deux ! Maria rosit. C’est le moment de lui placer mon baratin congolais number one. Je me mets à lui parler de ses yeux, de son parfum, de ses baisers. Je lui explique que j’ai fait un rêve merveilleux ; que nous étions partis tous les deux ; que nous allions lentement loin de tous les regards jaloux et que jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux.
Ça lui porte à l’épiderme, ça lui défonce les pigments. Je tiens le bon bout, comme disait un rabbin que j’ai beaucoup aimé. Du champagne par-dessus et c’est de la folle étreinte pour dans pas longtemps.
Tout en exécutant ma musique d’antichambre, je surveille le comportement de James Hadley. Après être revenu du bigophone, ce monsieur termine son loebster-cocktail et demande sa note. Puis il se barre sans nous avoir adressé le moindre regard. Me suis-je gourancé quant au manège supposé de Maria et de Cégnace pâteux ?
Est-ce un effet de la chaleur sur mon organisme délabré par le voyage ? Se méfier des mirages. N’oublie pas, valeureux San-Antonio, que tu es en Afrique, terre de la fantasmagorie, de la magie et de la noix de coco.
Nous dégustons nos filets de gazelle à la crème de menthe, nous faisons honneur à nos semoules marinières et ne laissons que l’emballage de notre tapioca à l’huile de coude.
Le groom de tout à l’heure surgit dans la salle à manger et commence de louvoyer entre les tables. Pourquoi ai-je aussitôt la certitude qu’il va venir à la nôtre ? Effectivement, l’aimable jeune homme s’approche de nous. Il se tourne vers Maria.
— Madame Vachanski ? demande le Noir.
Elle admet et le groom murmure :
— Une dame vous demande au téléphone.
— Ça doit-être mon amie Estella, dit-elle en se levant, vous m’excusez ?
Je me lève galamment, vu que Félicie, ma brave femme de mère, m’a donné une solide éducation. Maria s’éloigne et je demande l’addition. Si c’est l’amie Estella qui lui tube, moi je suis l’archevêque de Canterbury.
Mon sixième sens : le plus méconnu des dames, mais le plus utile à ma coupable industrie, m’avertit que c’est le dénommé, ou plutôt le surnommé James Hadley qui appelle Maria Vachanski.
En tout cas la conversation ne dure pas, ce qui me confirmerait dans l’impression que c’est un homme et non une sœur qui appelle Maria. Cette dernière revient presque aussitôt. Elle est souriante.
— C’est bien elle, dit-elle. Elle me demande de passer prendre le café chez elle. Je lui ai dit que j’étais en compagnie d’un ami français et naturellement, cette sauvageonne meurt d’envie de vous connaître, cela vous ennuierait de m’accompagner ?
— Du tout, pourtant j’aimerais tellement me promener un peu avec vous. C’est mon premier clair de lune congolais et je ne voudrais pas le rater.
— Rien ne nous empêche de musarder en allant chez Estella.
— Bonne idée.
Nous voilà en pleine décarrade. La nuit est douce comme du velours humide. Une brise bien venue (comme Montparnasse) agite les palmes si académiques des arbres. Des oiseaux nocturnes chantent à leurs femelles les beautés diurnes, comme les amoureux célèbrent la nuit complice de leurs ébats.
— Votre amie demeure loin d’ici ?
— Une dizaine de kilomètres. C’est plus loin que l’aérodrome, dans un endroit de rêve, au bord d’un cours d’eau…
Les pneus de l’auto miaulent doucement dans le goudron ramolli de la route. Nous ne tardons pas à prendre sur la gauche une fois passé l’aérogare. Cette voie secondaire traverse une forêt d’arbres géants aux troncs desquels des plantes parasites forment de curieux festons.
L’ombre est dense. Maria allume les phares. L’auto cahote un brin, because les ornières. J’avance mon bras gauche dans l’épaule de la conductrice et le bout de mes doigts effleure son décolleté. Sa peau est satinée, chaude, émouvante. Elle m’émeut.
Je précise ma caresse. Alors elle soupire.
— Vous allez nous faire arriver un accident, Antoine.
— C’est vrai, conviens-je, il serait plus prudent de stopper.
— Un peu plus loin. Il y a une mine de cuivre non loin de là et c’est plein de baraquements dans cette partie de la forêt.
Je me laisse piloter. Tout à fait entre nous et le Café-Tabac de votre rue, je pense un peu moins à l’enquête. Y a des circonstances dans la vie où il faut savoir vivre au présent.
Nous parcourons environ trois mille mètres. La Street est de plus en plus mauvaise ; la forêt de plus en plus épaisse, la lune de moins en moins visible et mon envie de pratiquer sur Maria Vachanski les sévices mentionnés sur mon carnet de route de plus en plus vive.
Je le lui fais comprendre par des attouchements renouvelés auxquels elle ne reste pas insensible.
— Vous supportez mal les tropiques, murmure-t-elle en coupant le contact de la tire.
Elle a garé celle-ci dans une espèce de clairière et lorsque le moteur cesse de tourner, un silence épais s’abat sur nous. Outre le silence il y a aussi madame Vachanski qui s’abat sur moi. J’en reste baobab.
Elle a dû acheter sa robe à une strip-teaseuse : trois bouton-pression sur lesquels il suffit de faire… pression, et vous avez l’objet sans emballage. Une merveille ! Les gonzesses c’est comme les maisons : elles vieillissent par la toiture mais les murs restent bons. Je vais vous faire une petite révélation, mes frères, histoire de vous porter le cadran solaire à midi : Madame est à loilpé sous sa robe. Parfaitement, ça va sur son demi-siècle et ça se permet de voyager sans se colmater les roberts au béton. Une performance, non ? De quoi vous faire oublier la police, l’Afrique et le savoir-vivre. Je lui interprète vite-fait les Nuits Folles de Saint Pétersbourg, puisque je ne suis pas rétrograde. En pleine forêt vierge, les potes ! À ce taf-là, elle va pas le garder longtemps, son berlingue, la pauvre forêt. Y a les palétuviers qui font bravo, les poivriers qui en sèment, les baobabs qui se prennent pour le tronc des écoles laïques ! Sans parler d’un zoizeau qui joue les voyeurs en faisant un toucan du diable.
Après les Nuits folingues, c’est « Volga en Flammes » qu’on se joue. Quelle science, Madame ! Si cette dame n’a pas lu le Kamasoutra, elle l’a sûrement écrit. Je savais pas qu’il y avait des volcans en Pologne. Comme quoi c’est bien vrai : les françouzes connaissent ballepeau à la géo.
Elle me fait le Lotus effeuillé ; je lui revaux ça avec le candélabre chinois (puisqu’on est en Asie restons-y) ; elle m’apprend le coup du Martien, moi je lui enseigne la tabatière à ressort. Ça boume. On est doué : aussi bon prof et aussi bon élève l’un que l’autre. J’ignorais tout de la fameuse position polonaise que Chopin enseigna à Georges Sand : Varsovice-versa ! Je ne peux pas vous l’expliquer ici parce qu’il y a des moins de seize ans qui écoutent, mais que les dames m’accordent un petit rendez-vous dans un coin discret et je me fais fort de leur apprendre ça en moins de douze leçons.
Comme disait un vieux marchand de melons : j’aime m’en payer une tranche à condition qu’il n’y ait pas de pépins.
Le mal vient de là, les mecs : justement y a des pépins dans la mienne et ils sont aussi gros que celui de feu Monsieur Chamberlain.