CHAPITRE III

La villa Dupont est une impasse résidentielle à promiscuité de la porte Maillot. La voie au chapitre, comme disait un ecclésiastique de mes amis. Ce qui constitue sa particularité, ce sont les petits hôtels particuliers qui la bordent.

Le 86 est une demeure en briques rouges à flancs blancs précédée d’un jardinet dallé d’opus romains. Un jet d’eau y glougloute dans une vasque bleue, sollicitant les vessies récalcitrantes de son bruit engageant.

Une grille clôt le tout. Elle est entrouverte et je n’ai même pas besoin de la pousser pour entrer. Aucune lumière ne filtre ; excepté le chuchotement diurétique de l’eau, le silence est total.

Je remonte l’allée et gravis le perron. Une sonnette fait de l’œil à mon index qui répond à ses avances. J’entends un drrring de bon ton dans la demeure endormie. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, ça m’étonnerait car vous avez autant d’esprit d’observation qu’une boîte de thon à l’huile, mais le standing d’une maison s’exprime d’abord par la voix de sa sonnette. La sonnette d’ouvrier est tonitruante, joyeuse et incongrue. La sonnette de petit bourgeois dévot est aigrelette, furtive. La sonnette de grand industriel est ample, riche, cuivrée. La sonnette de noble est un heurtoir. La sonnette d’artiste est une cloche. La sonnette de l’intellectuel ressemble à celle d’un téléphone intérieur. Son bruit est un frisson.

Si je m’en réfère à la sonorité de sa sonnette, M. Sufler est un homme arrivé. Dans quel état ? C’est ce que j’ai hâte de découvrir.

Comme le silence et l’obscurité continuent de régner, je resonne, mais je n’obtiens pas plus de résultat. Vous connaissez, les gars, mon attirance pour les maisons fermées (sans parler des maisons closes) ? Quand je rends visite à quelqu’un, surtout à ces heures induses, je ne poireaute jamais devant une porte. À moi, Sésame ! Trois petits tours et l’huis s’efface pour me laisser passer. J’entre dans un vaste hall où une armure damasquinée monte la garde. Le gantelet droit est en avant, comme pour tenir une hallebarde. Mais la hallebarde n’est plus à sa place habituelle.

Le fer est enfoncé dans la poitrine d’un type, jusqu’au trognon. Je vous jure que ça fait une sale impression. Ça pue drôlement dans le secteur. M’est avis que le zig pour qui ça a hallebardé est clamsé depuis un bout de moment.

Je veux pas vous donner de détails trop véristes, mais il ressemble plus à un camembert dans la force de l’âge qu’à Brigitte Bardot. Tout en regrettant de ne pas disposer d’une pince à linge, je m’approche du défunt.

Au passage, j’aperçois un commutateur et je m’empresse de l’actionner. Le plein-feu ne réussit pas à mon hôte. Même au Grand Guignol on n’a jamais vu ça ! L’homme mort pouvait avoir quarante ans. Une calvitie s’amorçait déjà, on peut dire qu’il a été sauvé par le gong. Il porte un complet clair en tissu léger. Il est ganté de pécari. Deux valises de cuir se trouvent à ses côtés. Vous imaginez le tableautin, les gars ? Ce gars archi-mort, avec une hallebarde piquée toute droite dans le buffet, allongé sur les carreaux noirs et blancs d’un hall entre deux valises ?

Des étiquettes de voyages sont fixées aux poignées des valoches. Je lis : Hans Sufler — Hôtel Albert 1er — Élisabethville-Congo.

Le plus duraille reste à faire. J’applique mon mouchoir de batiste sur mon naze afin d’être tranquille avec l’odeur (tranquille comme Baptiste) et je m’agenouille au bord du défunt. J’insinue ma paluche droite à l’intérieur de sa veste pour palper sa poche. Un portefeuille s’y trouve, que je retire prestement, comme on retire les marrons du feu. Ceci fait, je gagne une pièce proche pour inventorier ma trouvaille. La pièce en question est un salon. Les meubles ressemblent à des fantômes car on les a pourvus de housses.

Je m’approche d’une table afin de vider le portefeuille. J’y trouve : des papiers au nom de Hans Sufler, sujet autrichien naturalisé français. Né à Innsbruck en 1920 ; un billet d’Air-France pour l’avion Paris-Élisabethville à la date du 11, vingt billets de cent dollars ; huit de mille francs belges, sept de dix mille francs français et une lettre de réservation de l’Hôtel Albert 1er.

Je colle le tout dans ma poche-revolver et je retourne dans le hall afin d’explorer les valises. Elles sont bourrées de complets et de linge de corps. Rien d’intéressant. Je réfléchis un moment. Ce type-là partait pour le Congo. Il descendait l’escalier et s’apprêtait à filer avec ses valoches lorsque quelqu’un qui se tenait planqué derrière l’escalier avec la hallebarde lui a enfoncé d’une terrible détente l’arme dans la poitrine. Croyez-moi ou allez vous faire bronzer le dossart chez plumeau, mais quand on prend ce genre de coutelas dans les côtes premières on n’a plus besoin d’huile de foie de morue. Sufler a été embroché comme un mouton. La pointe de l’arme ressort dans son dos.

Je me livre à une exploration rapide mais cependant rationnelle de la demeure. Toutes les pièces sentent le moisi. Toutes sont poussiéreuses. Partout des housses grises coiffent les meubles. On se croirait dans quelque château de la Belle au Bois Pionçant.

Pourtant, sous les combles, je découvre une chambre de bonne qui possède un petit aspect habité. Cette impression est fournie par le lit défait et par une bouteille d’eau minérale posée sur le marbre de la vieille table of night. Visiblement, quelqu’un a séjourné là voici relativement peu de temps. Comme tout cela est bizarre !

Je quitte cette fantasmagorique maison après avoir tout éteint et je relourde soigneusement la porte.

À l’entrée de la villa Dupont, se trouve un poste de gardien. Je tabasse la fenêtre dudit jusqu’à ce que j’obtienne un monsieur mal réveillé. Il est courtois et sympathique, ce qui est d’autant plus méritoire à ces heures.

Je lui dis et lui prouve qui je suis, puis je lui demande s’il a entendu parler d’un certain M. Hans Sufler.

Le gardien hoche la tête d’une façon qu’on peut sans hésiter qualifier de négative. Ce que voyant, je contourne le problème à pas de loup.

— Pouvez-vous me dire qui habite au 86, cher monsieur ?

— M. Brasseton, me répond-il ; Jean Brasseton. Dire qu’il y habite, non, mais la maison est à lui, quoi.

— Où demeure ce monsieur ?

— Au Congo, À Élisabethville, je crois. Il dirige une usine là-bas. Ça fait quatre ans qu’il n’est pas venu en France.

— Personne ne s’occupe de la maison ?

— Personne. De temps en temps quelqu’un y séjourne une nuit ou deux ; des amis de M. Brasseton qui viennent du Congo et qui descendent ici. Entre parenthèses, ils seraient beaucoup mieux à l’hôtel que dans cette grande baraque bouclée. D’ailleurs c’est ce qu’ils doivent se dire car ils déguerpissent vivement.

— Il arrive du courrier pour M. Brasseton ?

— Jamais rien, sinon les quittances d’abonnement pour le gaz, le téléphone, l’eau… Je les paie, je fais ma liste et M. Brasseton m’envoie un chèque, en arrondissant la somme.

— Merci, fais-je, ce sera tout pour le moment.

— Rien de cassé ? demande le gardien.

— Rien, réponds-je.

Et c’est vrai. Rien n’est cassé dans toute cette scabreuse affaire : pas même le manche de la hallebarde.

Inutile de m’éterniser davantage. Je mets le cap sur le troquet où des agapes nocturnes sont en train de clore les festivités Pinuchardes.


J’atterris au moment où Béru entonne la Petite Amélie. L’ambiance n’est pas macabre. Il y a là tout le cheptel de la Grande Cabane : Pinuche, Béru, Mathias, Vaillant, Dupied, Lanternaud, Pénajouir et leurs dames. On m’annonce que le Vieux a daigné faire une apparition, manière d’honorer Pinaud. Il a bu une coupe de champ, croqué un petit four, serré des mains, prononcé quelques paroles tricolores et s’est esbigné. Levant les yeux vers les étages des Établissements Laplume, j’aperçois de la lumière chez le boss. Je prétexte un coup de bignou à donner et je m’évacue tandis que Béru, de sa voix généreuse, clame les promesses que lui fit la petite Amélie et explique l’usage qu’il en eût fait si une fâcheuse épilation n’avait ruiné ses espoirs et privé les parquets de son appartement d’un tapis qui eût été le bienvenu.

Il m’est déjà arrivé de rendre visite au Dabe à une heure tardive, mais c’est tout de même la première fois que je me pointe à une plombe du mat’.

En me voyant paraître il écarquille les hublots.

— San-Antonio ! Vous ne participez donc pas aux réjouissances d’en bas ?

— En fait de réjouissances, lui rétorqué-je, je viens de me payer quatre-vingt-dix minutes d’une enquête imprévue, riche en rebondissements.

Ça le sidère.

— Pas possible ?

Alors, en termes nets, concis et circoncis, je lui relate les événements de la soirée. Il m’écoute attentivement, les mains jointes dans la lumière veloutée de son réflecteur de bureau.

— C’est tout simplement extraordinaire, mon cher ami !

Ça l’excite vachement, le tondu.

— Il faut vous atteler à ça dare-dare ! décide-t-il en tapant du poing sur la table.

— Heureux de vous l’entendre dire, monsieur le Directeur, car ce mystère me démange furieusement.

Je désigne son bigophone à jet rotatif et tourniquet d’admission roulant.

— Vous permettez que je passe un coup de grelot ? Je voudrais obtenir un petit renseignement.

— À ces heures ? s’étonne l’homme à la coupole vitrifiée.

Je lui rétorquerais bien qu’il n’y a pas d’heure pour les braves, et je suis certain que ça l’amuserait quelque peu car, comme Charlot, il est d’humeur badine, mais je m’abstiens, n’aimant les lieux communs que dans la conversation de Pinaud.

— C’est l’heure idéale pour un journaliste, patron. Ces messieurs les fabricants de bobards sont en plein business.

Je demande le Crépuscule[7] et je l’obtiens sans bourse délier et sans promettre la Légion d’honneur au standardiste.

Une voix d’homme aux inflexions câlines ou une voix de femme aux inflexions mâles me répond.

— Passez-moi Albert Larronde, dis-je, ça urge.

— Ne quittez pas.

Je viens de déclencher une opération de grande envergure. Ça carillonne dans tous les services et on finit par le découvrir là où on aurait dû commencer à le chercher, c’est-à-dire au bar du baveux.

— Qui ose ? fait-il sobrement en guise d’allô.

J’en déduis sans hésiter qu’il navigue entre son huitième et son quatorzième scotch.

— San-Antonio, fais-je. Si tu es beurré à mort, dis-le tout de suite, car j’ai à te parler sérieusement.

Il émet un rire qui collerait des crises d’épilepsie à un vibro-masseur.

— Le commissaire Monchose qui fait des heures supplémentaires ! grince le plumitif. Qu’est-ce qui se passe, Séducteur aux semelles cloutées ? On a enlevé le fils Citroën ?…

Si j’étais dans mon propre burlingue, je lui livrerais volontiers sa ration de calembredaines, mais le Vioque est làga qui me bigle comme Christophe Colomb biglait l’Amérique après que son mataf de quart eût crié : « Terre ! terre ! »

— Garde ton esprit pour tes lecteurs, ça les changera. Maintenant, écoute bien ce que je vais te dire. Dans la soirée du 9 écoulé, il y a eu à Paris un événement mondain quelconque : souper à grand spectacle, gala ou autres fariboles nécessitant le port de l’habit. Je dis bien : de l’habit avec un « H » majuscule et deux queues à l’arrière. Tu peux éclairer ma lanterne et me dire de quoi il retourne ?

Derrière son burlingue, le Daron est impavide. Il continue d’admirer ses belles mains de pianiste en chômage en faisant des mouvements de bouche comme une poule s’apprêtant à pondre l’œuf qui sera primé au Comice Agricole.

— Dans la soirée du 9, répète Larronde d’un ton plus sérieux. Attends, je vais potasser mon Hermès. Tu me jures que le tuyau sera pour ma pipe ?

— Je jure.

Un instant de presque silence. Je l’entends tourner les pages de son carnet de rembours près de l’émetteur.

— Allô, tu es là, Casanova ?

— Je t’écoute.

— Le 9, en effet, il y a eu un gros bidule à l’ambassade du Congo.

Je m’étrangle.

— T’es sûr ?

— Sûr, certain, affirmatif, positif, confirmé, assuré. Je jure, je certifie, j’atteste que le 9 on a été en grand tralala à l’ambassade du Congo, vu que j’y étais.

C’est inespéré.

— Tu y étais, répété-je, pour la parfaite compréhension du Vioque.

— J’y étais en chair, en os et en habit. Le truc gourmé. On aurait placé la soirée sous le patronage de Gillette que ça n’aurait pas été plus rasoir.

— Tu y es resté longtemps ?

— Le temps de boire quatre scotchs et de m’assurer que pas une des dames présentes n’était susceptible de terminer la soirée dans ma garçonnière du boulevard Montparnasse.

— Tu n’aurais pas remarqué une dame vêtue de mauve ?

Un court silence. Larronde est en train de régler sa gamberge sur l’horloge parlante ou bien de vider son verre. Le bruit symptomatique d’un cube de glace retombant dans un verre vide étaye cette deuxième hypothèse.

— Une dame comment ? insiste celui que ses confrères ont surnommé « l’homme-au-regard-en-forme-de-trou-de-serrure ».

— Tout ce que je peux te dire d’elle, c’est qu’elle avait une robe violette. C’est pas tellement courant tout de même ! Tu ne vas pas me dire que cette soirée congolaise était placée sous le haut patronage des Palmes académiques ?

— Ça devait être une vioque alors, murmure Larronde, et je ne l’ai pas remarquée.

— C’est tout ce que tu peux me virguler ?

— C’est tout. Maintenant à ton tour d’accoucher. Je prends un crayon, j’ouvre mon carnet à une page blanche et je t’écoute.

« Pourquoi ces questions ?

— Excuse-moi, tranché-je, un taxi m’attend, le compteur tourne et tu sais que l’administration est d’une ladrerie abominable. Bonne cuite !

Je raccroche.

— Encore le Congo, patron, soupiré-je. Avouez que c’est pas banal ?

En guise de réponse, il se caresse la coquille pour vérifier qu’elle n’est pas fêlée.

Je résume :

— À cette soirée congolaise, un homme logeant provisoirement chez un industriel habitant le Congo s’intéressait à une dame en mauve qu’un garde du corps protégeait contre nous ne savons quel danger. Or, c’est le locataire de l’industriel congolais qui est assassiné au moment où il partait pour le Congo.

Il y a un moment de silence si tendu que nous entendons murmurer nos montres.

— Demain matin, soupire le Tondu, ou plutôt, tout à l’heure, vous vous attellerez à cette ténébreuse histoire. La piste de la dame en violet peut être intéressante…

— C’est aussi mon avis.

Je me lève.

— Avec votre permission, je vais retrouver mes gaillards en bas, ce bon Pinaud doit me trouver bien cavalier.

L’homme chauve sourit.

— Ne vous couchez pas trop tard tout de même, San-Antonio, j’ai l’impression qu’un rude travail vous attend.

Égoïste, va ! Je serre sans enthousiasme la main manucurée qu’il me propose avec préciosité. Elle ressemble déjà à un moulage d’elle-même et je l’admettrais parfaitement sur un coussinet de velours grenat.

— Bonne nuit, patron !


L’euphorie est à son comble au troquet du bas.

Une alignée de boutanches vides, avec cette éloquence muette des objets inanimés, m’indiquent que mes hommes, eux, sont pleins. Ils crachent le feu comme autant de lampes à souder. La lotte vient d’être expédiée à grand renfort de muscadet et les servantes mobilisées pour le festin amènent du Juliénas pour permettre à tout un chacun de voir venir le bœuf-mode avec sérénité.

Le tohu-bohu est tel que les locataires de l’immeuble descendent au renaud, en bannières et peignoirs de pilou. Ils annoncent au taulier qu’ils vont aller porter le pet à la maison Cognedur, mais le gargotier se hâte de leur expliquer qu’il les emmène à la campagne à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, à tricycle, à motocyclette, en avion à réaction, en avion sans réaction, en fusée, en bateau, en submersible, à la nage, à cloche-pied, à vol d’oiseau, en charrette à âne, à pédalo, à skis, en chemin de fer (première et deuxième classe), à dos de chameau, de mulet, de yack, de bison, de girafe, d’éléphant, à patins à roulettes, à patins à glace, en hélicoptère, en radeau pneumatique, en soucoupe volante, en corbillard, en sandales, vu que ce sont les poulagas justement qui font ce ramdam.

L’effervescence est indescriptible. Berthe Béru gifle son Gros parce qu’elle l’a surpris en train de porter sa main téméraire au valseur d’une serveuse. Le Mahousse coiffe sa truie d’un plat contenant un reste de sauce américaine. Ce que voyant, la Société entonne une marche également américaine aussi fameuse que la lotte. Pinaud pleure de rire. Il a déjà lichetrogné sa part, le fossile. Il s’en souviendra, de sa retraite !

Je m’assieds à la place d’honneur qui m’a-été réservée. Je change le siège qui s’y trouve et que je subodore dûment arrosé de fluide glacial. J’écarte le soulève-plat dont un membre du génie a miné mon couvert. Je troque mon couteau à ressort contre celui de Pinaud. Je remplace mon verre-baveur par celui de Mathias, je néglige la salière-surprise et je me grouille de morfiler ma part qu’on a mise à tiédir sur le radiateur du chauffage central.

Pendant le changement de couvert, Bérurier, sollicité, chante « La Pierreuse consciencieuse ». Il déclame le catalogue de cette marchande d’extase fort bien achalandée, énumère ses tarifs, donne le barème des suppléments, explique, enfin, qu’elle est chauffée et qu’elle dispose d’une installation sanitaire en parfait fonctionnement. On applaudit. On crierait bis si le bœuf-mode (à la dernière mode) n’arrivait. On signale une attaque générale du juliénas sur l’ensemble du front. Le muscadet se replie sur des positions préparées à l’avance. À la faveur de cette attaque éclair, le bœuf-mode qui a préparé ses batteries (de cuisine) établit une tête de pont, que le plateau de fromages, la crème renversée et le marc de Bourgogne fortifieront. Les cadavres de bouteilles s’accumulent. Les troupes de la police ne comptent jusqu’à présent que deux disparus : Mathias et Pénajouir. Le premier dort sous la table, le second s’est barricadé dans les toilettes et seuls les pompiers pourraient en venir à bout.

Lorsque le dessert est expédié, mon collègue, le commissaire Vachon, frappe les parois de son verre vide avec la lame de son couteau. Le bruit argentin (ou brésilien, car le café est servi) domine le brouhaha et un silence relatif se fait.

— Mesdames, messieurs, qu’il dit, le collègue, San-Antonio va prononcer quelques mots.

Applaudissements. Qui est bien emmouscaillé, mes frères ? Votre San-Antonio joli. Prendre la parole en public m’est aussi odieux que : la conversation d’un conard, mettre mes chaussures au moyen d’une corne, uriner dans un lavabo, manger des pommes de terre mal cuites, faire reluire une poétesse, lire la première page de La Croix, lire la première, la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième, la sixième, la septième, la huitième, la neuvième, la dixième (Adieu Beethoven) la onzième et la douzième pages du Figaro, me brûler la langue avec des crêpes trop chaudes, me geler les mains avec des filles trop froides, recevoir la visite de mon cousin Hector et user d’un appareil téléphonique encore chaud d’une précédente conversation. Néanmoins, les choses étant ce caleçon, comme dit Bérurier, force m’est de m’exécuter.

Je me lève.

— Pinaud, bon, brave, courageux et tendre Pinaud, murmuré-je, ce n’est pas ton départ que nous fêtons ce soir. Non, ton départ nous le pleurons. Ce que nous fêtons, c’est ta carrière d’honnête fonctionnaire. Tu as été flic le moins possible, et homme avec une gentillesse persévérante. Je t’ai souvent chahuté, comme pour mettre ta patience à l’épreuve, mais elle était infinie comme ta bonté et triomphait de toutes les boutades. Nous n’oublierons jamais ton courage paisible, ni ta conscience professionnelle. Tu fus un policier modèle, plein de sagacité. Tu ignorais le danger parce que tu n’y croyais pas. Après trente années passées au milieu des criminels, tu ne sais toujours pas que le mal existe. Je te remercie pour tous les bons moments passés avec toi. Je te remercie d’avoir été là quand il fallait que tu sois là.

Un beuglement terrible m’interrompt. C’est le Gros qui éclate en sanglots convulsifs dans le giron de sa baleine.

— Ah ! la charogne ! pleure Bérurier, ah ! la vieille ordure, quelle idée qu’il a de nous quitter, c’t’apôtre ! Comme si qu’on n’était pas z’heureux, lui, San-A. z’et moi !.

Il abandonne les glandes hypertrophiées de son épouse et tourne vers nous une face bouillie dans le chagrin le plus pur et le juliénas du meilleur tonneau.

— Un trio comme le nôtre, ça ne se reverra jamais ! Pas une affaire qu’on n’ait pas hallucinée. À côté de nous trois, Chermock-Holès… non, Cherkèle-Holmos… Enfin, je veux dire… heug… Rolmops-Choqué, vous savez ce que c’était, hein, à côté de nous trois ?

Il frappe son assiette du poing et essuie la crème vanille qui le souille après la robe d’une Berthe abrutie par la bouffe.

— Eh ben, à côté de nous trois, cette Loque d’Hermès, c’était mon c…

Et de repleurer, façon veau abandonné. Pinuche ne donne pas sa part non plus. Chez sa pomme aussi c’est les grandes eaux.

Il se précipite sur moi et j’étreins avec effusion la chère baderne. Il est gras comme un rayon de vélo, Pinaud ; il sent un peu le beurre pas frais, mais c’est bon de le serrer contre soi et de lui dire qu’on l’aime une fois dans sa vie.

La tablée lui bat un ban. Puis on lui amène la surprise-grande-maison. Les potes se sont cotisés pour lui offrir un cadeau. Celui-ci est de taille : il s’agit d’une œuvre dite d’art, en bronze massif, représentant une dame aux formes agréables, vêtue de ses seuls cheveux — qui sont très longs — et tenant par les cornes un chamois aux yeux de biche. Le tout pèse une bonne vingtaine de kilos. Les dames en crient d’admiration. Pinaud, éperdu, ne sait que balbutier :

— C’est pour moi, ça ! Vraiment pour moi ? Oh ! ce que vous êtes gentils ! Ce que vous êtes gentils. Jamais je ne m’en séparerai…

— Alors il faudra t’acheter une voiture à bras ou à la rigueur un triporteur, conseillé-je.

On écluse le marc de Bourgogne lorsque la porte de l’estaminet s’ouvre. Et qui entre ? Je ne vous le donne pas en mille car j’y perdrais : le Vieux !

Il a sa frime des grandes occases, le Dabuche. Il n’est pas du tout dans l’ambiance émotionnelle et vineuse de la société. Lui, c’est la source Cachat sur toute la ligne et s’il chiale, c’est uniquement parce qu’un moustique lui est rentré dans l’œil.

Tout le monde se tait. On ne perçoit plus que les sanglots de Pinaud, les hoquets de Mme Bérurier, et les gargouillis abdominaux du Gros.

— Excusez-moi, fait le Boss, puis-je vous dire deux mots, San-Antonio ?

Je me lève et le rejoins près de la porte.

— J’ai du nouveau, me dit-il. Je me suis permis d’appeler un de mes amis du Quai d’Orsay. Il se trouvait à la fameuse soirée du 9 et il sait qui était la dame en mauve.

Du coup j’oublie Pinaud et son bronze artistique, en métal non-ferreux.

— Pas possible, patron ?

— Il s’agissait de Mme Vachanski, la femme de l’Attaché culturel de Pologne à Paris.

— Très intéressant.

— Plus que vous ne croyez, car le 12, Mme Vachanski est partie pour le Congo.

Alors là, mes aminches, je commence à trouver que le hasard envoie le bouchon un peu loin.

Le Vieux me tend une enveloppe épaisse.

— À cinq heures du matin, un avion militaire décolle du Bourget en direction d’Élisabethville. San-Antonio, vous le prendrez en compagnie de deux de mes hommes. Voici des devises et des visas en blanc. Vous n’aurez, en ce qui concerne ces derniers, qu’à porter dessus les noms des collaborateurs que vous emmènerez.

Instinctivement je mate ma tocante. Elle dit deux plombes et demie.

— Nous n’avons pas le temps de passer à nos domiciles respectifs pour nous préparer des valises, objecté-je.

— Je sais. Qu’à cela ne tienne ; vous vous achèterez sur place le nécessaire, vous avez de l’argent en quantité suffisante. Avec qui pensez-vous embarquer ?

— Bérurier et Mathias, non ?

— D’accord.

Le père Pinuche, complètement cisaillé par l’émotion et le marc de Bourgogne, s’approche de nous en titubant. Il s’accroche au bras du Vieux et s’écrie :

— Allez, Frisé, viens boire un coup avec nous…

Le Boss en est sidéré.

— Voyons, Pinaud, je vous en prie, proteste-t-il.

Mais Pinaud se fout désormais du Vieux comme de sa première chaude pelisse.

— Écoute, Frisé, je peux bien t’en causer maintenant : tu nous cours avec tes grands airs. Y a des moments on se demande si… heug… t’es vivant ou si t’es ta statue. On va aller tous, bien gentiment, à mon café à moi. J’offre une tournée… heu… générale. T’as vu ce qu’y m’ont t’offert ? C’est une… heug… Diane… Elle est pas de Poitiers… Hihi…

Je refoule doucement le débris.

— Va t’asseoir, vieillard, je suis à toi dans un instant.

Le Big Boss se remet de ses émotions.

— Je rentre me coucher, dit-il. Bon voyage, donnez de vos nouvelles. Et surtout du doigté !

Je l’escorte jusqu’à la lourde, après quoi je regagne ma place. Bérurier ronfle sur l’épaule de la chère Berthe. Mme Pinaud dort aussi. Berthe se laisse faire une élongation de la jarretelle par son voisin de droite, un petit Corse entreprenant. Elle est tout enamourée, la Gravosse. J’ai idée qu’elle va se faire masser la cellulite avant longtemps. Agacée par la bouille dodelinante de son Béru, elle le refoule. Le Mahousse pique en avant et son portrait s’incruste dans un reliquat de pièce montée.

Ça le réveille. Il sort un chou à la crème de son oreille, arrache un feston de caramel des poils de son nez et ayant clapé de la langue péniblement, articule d’une voix cotonneuse :

— Ce qu’on fout, maintenant ?

— … ournée g’nérale ch’moi ! bavoche Pinaud.

— On ne va pas aller à Vincennes maintenant, proteste le Gros.

— Non, dis-je. On ne va pas aller à Vincennes, on va aller au Congo.

— C’est une nouvelle boîte de nuit ? questionne Béru.

— Non : une ancienne colonie.

L’enflé se croit obligé d’éclater de rire.

Il a tort.

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