CHAPITRE II

Il y a des gars qui ont vu la baie de Naples et qui n’en sont pas revenus parce qu’ils s’y sont noyés. Il y en a d’autres qui ont vécu la bataille de Verdun et qu’on a décorés pour ça ; d’autres encore qui se trouvaient à Agadir au moment du tremblement de terre et qui l’ont raconté dans France-Soir. À partir de maintenant, je l’affirme sur l’honneur, il y aura ceux qui auront assisté au numéro de prestidigitation de Bérurier et qui pourront dire aux générations futures : « J’y étais ».

Tout d’abord, présentation du personnage. Le Gros a loué un habit qui le fait ressembler à un énorme pingouin. Pour trouver un vêtement susceptible de le recevoir, Béru a été obligé d’en choisir un de trois tailles supérieur à la sienne. Il a pu y caser ses épaules de lutteur et sa brioche en cockpit de Caravelle, seulement la queue de l’habit traîne par terre et les jambes du falzar, malgré l’emploi d’un kilo d’épingles de… de Sûreté, c’est de circonstance, ressemblent à deux bandonéons déployés. Je ne parle pas des manches qu’il a courageusement retroussées.

Voici pour l’habit. Il porte en dessous une chemise à rayures bleues et mauves, une cravate écossaise, des chaussettes vertes et il est chaussé de pataugas dont les semelles sont plus épaisses que le Larousse en six volumes. Je vous le dis : une merveille. Les photographes s’en donnent à cœur joie. La queen d’Angleterre viendrait faire du patin à roulettes en tutu qu’elle n’aurait pas plus de succès.

Dans la coulisse, le Gros se talque les battoirs avec gravité.

— C’est mon prof qui m’a recommandé de le faire, m’explique-t-il : rapport à la manutention, ça aide.

Sur la scène, Mlle Cassoulait se taille un joli succès. Après le grand air juvénile de l’Acné, elle entonne l’air des Bijoux de Burma.

— Une vraie chèvre, ronchonne le Mahousse en s’essuyant les mains à sa cravate. Heureusement que je vais te faire vibrer la société. C’est vrai ce qu’on m’a causé ? Le préfet est dans la salle ?

— Il paraît.

— M… j’ai bien fait de me loquer façon mylord.

Je me contiens, ce qui est méritoire.

— Pourquoi n’as-tu pas mis une chemise blanche à plastron ? m’enquiers-je.

L’Obèse se vrille la trempe avec sa francfort médiane.

— T’es pas un peu zizi ! Je me marie pas…

— Ça va être à toi ! annonce l’agent Bambois, qui fait fonction de régisseur.

— J’sus paré, assure Béru.

— Pas trop le trac ? lui demandé-je.

— Ma parole, tu me prends pour une gonzesse, aboie le Mastar. Le tract, moi ? Et en quel honneur que j’aurais le tract, hein ?

Je bats en retraite précipitamment pour aller rejoindre les huiles dans la salle. Il y a vraiment du beau linge : de la dame en fourrure, du grossium en bleu-croisé, sans parler, ou plutôt en parlant du père Pinaud, dans un complet neuf à rayures grises qui prend des mines aux côtés de son épouse dûment frisottée pour la circonstance. Berthe Bérurier est là aussi, entre Alfred le pommadin et l’épouse d’icelui. Elle porte une robe imprimée savoureuse dont le motif représente des nénuphars sur fond de marécage. Elle a un collier en liège véritable autour du goitre, deux lustres de Venise aux oreilles, et une barrette d’écaille incrustée de petits diamants pour carte de Noël dans les cheveux. La matrone trône au premier rang. Elle a sur les épaules une étole en vison de clapier authentique et avec ce qu’elle s’est collé comme parfum, on pourrait passer tout un hiver dans les arènes de Nîmes sans déplorer les courants d’air. Bref, c’est de la personne conséquente, qui se veut en vue, qui l’est et qui le restera tant qu’on aura pas filé sur sa chaise un boisseau de fourmis rouges.

À peine ai-je déposé sur ma chaise la plus grosse partie de mon intimité que la présentatrice (la cousine du concierge d’un gardien de la paix) annonce d’une voix zozotante :

— Et maintenant, voici le félèbre fakir Bay-Rhû-Rié !

Une salve d’applaudissements crépitent. Pinaud risque un retentissant bravo pareil au cri d’une otarie privée de poissons séchés ; Berthe bovit, Alfred attend. Le rideau se lève. Pour commencer, la scène n’est meublée que d’une grande malle et d’une table recouverte d’un tapis noir.

Le piano-orchestre joue l’hymne bérurien « Les matelassiers ». Entrée du Gros. Il vient de nouer sur sa bouille une formidable ceinture de flanelle dans l’espoir de se composer un turban. En fait, on dirait qu’il a une ruche sur le dôme. Les applaudissements redoublent. Olympien, Bay Rhû les stoppe.

— Méames Messieurs, attaque-t-il, je vais z’avoir l’honneur et l’avantage de vous faire quelques tours qui sont ni des contours ni des tours de c…

Ici, gros rire du Mahousse qui a fignolé comme vous le voyez son texte de présentation. Il se racle la gargane et poursuit :

— Pour commencer, v’là le truc des z’anneaux, je vous le sers en guise d’apéro vu qu’y en a cinq. (Un temps, et en y mettant tout ce qu’il peut d’intention). Cinq z’anneaux !

Triomphe !

— Il est impayable, roucoule sa baleine en se malaxant les tiroirs à gélatine, on se demande où il va chercher ça.

Sur la scène, le Gros est en train de s’expliquer avec ses anneaux. Il les a imbriqués, formant une large chaîne, mais il n’arrive plus à les dégager les uns des autres.

— Passons à autre chose, décide-t-il brusquement, je me goure que vous êtes pas des truffes et que vous avez pigé le système. Voici maintenant un machin-chose qu’est pas piqué des z’hannetons.

Il file la paluche dans sa vague et défouille un paquet de 32 brèmes qu’il montre au peuple en délire.

— Si qu’une personne de bonne volonté voulait bien se pointer sur l’estrade ? demande le Gros en virgulant au public un regard capiteux.

Un mugissement s’élève :

— Moi !

Et voilà la gravosse qui arrache d’une détente ses deux cent dix livres aux bras courageux de son fauteuil.

— Non, proteste Béru, pas toi, Berthe, la compagnie va croire que c’est du bidon !

— La compagnie, je m’assois dessus si elle est pas contente, rétorque la volontaire.

Devant une telle menace, le silence s’établit illico.

— J’ai ma conscience pour moi, affirme la baleine en gravissant le praticable menant au podium.

Parvenue sur la scène, elle lève les deux jambons qui lui tiennent lieu de bras et, faisant front à son jules, demande :

— La suite ?

Bérurier jette ses cartes en éventail sur la table. Puis il tourne le dos à celle-ci et ordonne :

— Tire-z’en une !

— Celle que je veux ?

— Turellement, rouscaille Bay-Rhû.

Pas tellement content de cette assistante, le Gravos. Il nourrit des inquiétudes.

— Et maintenant ? demande la mégère.

— Tu l’as bien vue ?

— Et comment !

— Montre-la au public, que tout le monde puisse la mater.

Berthe nous propose un huit de trèfle normalement constitué.

— Maintenant, ordonne le fakir, fous-la dans le jeu et bats le tout comme si tu ferais une mayonnaise.

Docile, la chère épouse exécute la manœuvre.

— Méames Messieurs, baratine alors Bérurier, vous avez pu voir que j’ai rien pu voir. Et pourtant, par le phénomène de la transpiration de pensée, je vais vous dire laquelle carte que Madame a choisie…

Ayant proclamé, il saisit le poignet de la grosse Bertha afin d’obliger sa moitié (simple façon de parler) à lui mettre la main sur le front.

— T’as de la fièvre ? demande la baleine.

— Silence ! enjoint le Mastard, je me recueille.

— Prends un tombereau, ça t’évitera de faire plusieurs voyages, lui lance un loustic.

Le Gros ne sourcille pas.

— Maâme, déclare-t-il, à cause que vous avez du fluide dans les mains, je vais pouvoir connaître votre pensée.

La Berthe n’a pas que du fluide, elle a de la sueur plein ses moustaches. Ça lui dégouline le long du menton, ça se fourvoie dans les poils de sa barbe et ça va se perdre dans son décolleté aussi béant que le tunnel de l’Alma.

— La carte dont au sujet de laquelle il est question, c’est le roi de cœur ! clame le Gros.

Déjà il salue, mais Berthe lui remue les plumes.

— Tu te sens pas bien, non ! proteste-t-elle.

Le Gros s’ébroue.

— Un instant, fait-il, je me concentre…

Il ferme les yeux, tandis que sa bonne femme adresse au public une mimique mettant en cause les facultés mentales du digne homme.

— En effet, déclare-t-il, je m’ai gouré : c’était l’as de carreau !

— Mes f…, riposte Berthe.

Hilarité. Le Bay-Rhû sent qu’il perd la face à une vitesse nettement supersonique.

— Enfin quoi, c’est une carte rouge ? bredouille-t-il.

— Non.

— Alors une noire ? hasarde le malheureux.

— Oui.

Il ne l’espérait plus, ça lui rend confiance.

— C’est parti mon Kiki ! exulte notre valeureux camarade, t’avais choisi un pique !

— Non ! aboie Berthe.

— Un trèfle ? doute le Gros.

— Oui.

Il hausse les épaules.

— Y a pas moyen de travailler avec c’te femme-là, tranche-t-il. Son fluide, il est pas plus nerveux qu’une pile électrique sans jus !

Berthe, faut la comprendre : elle a son amour plus ou moins propre qui fait tilt ! Y a des nerfs sous la graisse ! Elle se file dans un renaud du diable et balance une mandale à son abruti en le traitant de Ceci, de Cela et d’Autre chose. Fait étrange elle puise toutes ses épithètes à la lettre « c » du dictionnaire[3]. La salle qui croit à un sketch burlesque applaudit. Ce qu’entendant, Béru, fortifié par les ovations, veut prouver à ses supérieurs qu’il sait dorcer une nana récalcitrante. Il pousse la dame Béru violemment et ladite dame Béru choit sur les deux portes de son armoire bressane. Pour se relever, écumante d’une rage qui tient du cyclone et de la catastrophe ferroviaire, elle s’agrippe à la table de démonstrateur du Gros. Cette femme agrippée, c’est Agrippine. Dans l’effort qu’elle fait pour se hisser, la chétive table bascule. Hélas, elle recélait en son double fond un aquarium abritant trois poissons rouges et six litres d’eau qui existaient les uns dans les autres en pleine harmonie. L’aquarium choit dans le décolleté de Berthe qui en a vu d’autres, mais de moins frétillants. L’eau l’inonde, elle éternue. Voilà l’Agrippine agrippée. Les poissons qui ont paumé leur route et n’ont pas potassé la carte des voies navigables de B.B.[4] se dispersent dans son monte-charge. La grosse Berthe hurle, vocifère et glousse because les cyprins qui la chatouillent. Béru veut l’aider à se relever parce qu’il est comme ça, mon collègue : la galanterie française avant tout ! Au moment où il s’incline pour soulever son chargement d’épouse légitime et adultère, B.B. chope l’aquarium et le fracasse sur la coquille de son mâle. Béru s’effondre la tête dans les jupes retroussées de sa dame. Dans la salle c’est du délire. Pinaud pleure sur son complet neuf. Les autorités n’en ont plus[5]. Un monsieur chauve dit à une dame frisée qu’il a déjà vu ça à l’Alhambra (côté jardin).

Un gardien de la paix au visage basané comme les valseuses d’un colonel de cavalerie et plus grêlé que l’embouchure d’un harmonica, mord son bâton blanc, le confondant sans doute avec un os de gigot. Vous visionnez l’ambiance ? Sur la scène, la bataille fait rage. B.B. est maintenant agenouillée et cogne sur le fakir avec sa baguette magique. Magique, elle doit l’être pour de bon puisqu’un petit lapin blanc sort du falzar à Béru et se met à trottiner vers le trou du souffleur qu’il prend pour un terrier ; possible itou que ça soit un lapin auvergnat et qu’il confonde le souffleur avec le chou-fleur. Il est suivi dans sa fugue par deux colombes en parfait état de vol. L’une des colombes lâche son masculin dans la chevelure de Berthe. Les antagonistes se relèvent. Pas pour longtemps. En se colletant ils culbutent la malle dont le couvercle cède. Hélas, elle était emplie de farine en vue d’une expérience réputée. La poudre blanche devient nuage. En un rien de temps, les époux-catcheurs ressemblent à des fantômes de skieurs maladroits en visite chez un marchand de blanc. C’est le sommet du gag. C’est aussi sa fin. Le régisseur se décide enfin à baisser le rideau. Un tonnerre d’applaudissements salue les fameux duettistes. Craignant un esclandre, je rallie les coulisses. J’y trouve B.B. en larmes, récupérant ses poissons là où ils se trouvent, et je dois à la vérité de préciser que l’un d’eux fut particulièrement hardi. S’il n’était déjà rouge on lui cloquerait sûrement la Légion d’honneur pour glorifier son héroïsme. Béru étanche le sang qui sinue à travers sa farine comme un ruisselet de pétrole dans les sables sahariens. Il est consterné.

— Le déshonneur, San-A., me dit-il d’une voix que je ne lui connais pas. Tu te rends compte : devant le Tout-Poulets faire une chose pareille ! Pour moi ce sera une balle dans la tête en rentrant.

— Avec un pistolet à bouchon pour rester dans la note, hé, truffe ! Tu ne te rends pas compte que vous avez fait un malheur ? Tout le monde a cru à un numéro comique. En ce moment il y a quatorze types qui assiègent ie téléphone pour prévenir Coquatrix !

Il me regarde, incertain, incrédule.

— Pas possible.

— Mais je te le jure !

Du coup le voilà rebecqueté.

— Tu te rends compte, ma loute, c’est la gloire !

La Berthe, qui poursuit vaillamment l’opération farine, maugrée. Elle manque un peu de pudeur, je dois le reconnaître, puisqu’aussi bien elle vient de poser le marécage qui lui sert de robe afin de mieux l’épousseter. Vous parlez d’une grenouille, mes aminches ! J’en reste sur les moyeux !

Madame porte une gaine garnie de dentelle noire, un porte-bas affolant, noir aussi, et un bustier d’où elle retire successivement : un kilo de farine blanche, deux poissons rouges, un dix de carreau, un tesson d’aquarium, un tronçon de baguette magique, un bouton de col, un berlingot Biodop, un étui à lunettes, le reste d’un sandwich aux rillettes, une balle de tennis, une de Lebel et une de coton. C’est pas un soutien-chose, c’est une hotte. Je m’attends à l’en voir retirer le gars Alfred en personne, mais elle stoppe l’évacuation, se sonde l’entre-seins, ramène encore un chandelier à, trois branches et déclare forfait.

— San-A., proteste le Gros, je te prierais de pas regarder Madame Bérurier de cet œil c… — c… — pissant. Je veux bien que tu es mon supérieur, mais ça ne donne pas le droit de cuissage.

La matrone alléchée (pas par moi) roucoule que je suis un petit polisson. Elle assure qu’elle a toujours remarqué l’éclat lubrique qui brille dans mes prunelles, et elle me supplie de me détourner vu qu’elle va ôter son harnais pour l’épousseter. J’obtempère, épouvanté par cette perspective. C’est pas que je redoute les émotions fortes, mais je crains de faire des cauchemars au cours des huit-cent-cinquante-six nuits qui suivront.

Le Mahousse vient de poser son habit et le considère avec amertume. L’une des basques du vêtement est arrachée et pend comme l’aile cassée d’une pie.

— Tartignole, hein ? souligne le Gonflé. Jamais le loueur me reprendra ce fringue dans cet état, ou alors il me fera carmer des dommages et intérêts à n’en plus finir. Ah ! je m’en rappellerai de la retraite à Pinuche !

— T’occupe pas, bonhomme. On va te le recoudre. Un bon coup de brosse et il n’y paraîtra plus.

Le Gros hoche la hure, sceptique.

— Mords les dégâts, San-A. C’est du sérieux. Vise, la doublure est arrachée. Quelle histoire !

J’étudie le sinistre avec la conscience professionnelle d’un inspecteur d’assurances examinant une voiture endommagée. Et c’est alors, mes frères, que l’Aventure avec un « A » majuscule s’annonce dans notre espace vital.

En palpant la basque arrachée, je sens un corps insolite entre le drap et la doublure du vêtement. Curieux de nature et par profession, j’insinue deux doigts préhensifs par la déchirure et je pêche un morceau de bristol aux bords déchiquetés. On a découpé ce morceau de carton souple dans un menu. Je lis, savamment écrit en ronde :

« … ouste à l’Américaine ».

« … de veau Clamart » — « … mages assortis »

« … ts de saison »

« … res Belle-Hélène ».

Rien de bien intéressant, vous en conviendrez. Aussi jeté-je le morceau de bristol. Il fait une chute en feuille morte et choit à mes lattes. Seulement, en tombant, il est passé du recto au verso. Quelques lignes rédigées à l’encre verte d’une écriture hâtive attirent mon attention. Pourquoi éprouvé-je le besoin de mettre mon grain de sel partout, y compris dans les fraises au sucre ? C’est congénital.

Toujours est-il que je ramasse le morceau de menu. Le texte du verso est d’un tout autre genre, jugez-en plutôt :

« La femme en question est à la table du fond, habillée de mauve. Attention, l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle lui sert de garde du corps et il est armé ».

C’est vachement inattendu, non ? Et passablement mystérieux sur les bords.

— Qu’est-ce que tu ligotes ? ronchonne le Gravos.

Pour toute réponse je lui passe le faf. Il en prend connaissance.

— Et alors, Mec ?

— Montre un peu ton habit.

Je passe la main sous le revers et je l’insinue dans la poche intérieure. Celle-ci est percée. Le bristol s’est fait la valoche par l’orifice et a glissé dans les basques. Le Gros me considère avec incertitude.

— Où que tu veux en venir ? grogne Monsieur le Roi des Glands. Toi, suffit que tu trouves un ticket de métro sur le trottoir pour que tu te mettes à gamberger !

— Ce n’est pas un ticket de métro, ça, fiston. C’est un message. Un message qu’on a passé à un type au cours d’une soirée habillée. Le type en question devait s’occuper d’une certaine dame qui lui est désignée là-dessus. Et il ne devait pas mijoter de lui faire le coup de la jarretelle valseuse puisque là-dessus on l’avertit que la dame est protégée par un zigoto armé.

Je me tais, pénétré par mes propres paroles. Il est bon d’éclairer sa pensée en l’extériorisant à haute voix.

L’ex-Bay-Rhû se tamponne le coquillard de mes cogitations.

— Tu vois pas que c’était un jeu de Société, non ? Au dos d’un menu, c’est évident !

Il ne me convainc pas.

— Où as-tu loué cet habit, Grosse Pomme ?

— Rue de Vaugirard, chez un Arménien spécialisé dans la loc[6].

— Ce pauvre habit, ricané-je, tu l’as pris en loc et tu le rends en loques !

Ça ne l’amuse pas. Il reste de plâtre sous sa couche de farine.

Je lui demande de me préciser le nom et l’adresse du loueur de hardes ; il le fait en rechignant.

— Qu’est-ce que tu manigances encore ! ronchonne le Gros. Je renifle que tu vas m’attirer des ennuis !

— De quoi ! explosé-je, on fait des observations à ses supérieurs hiérarchiques, maintenant ?

— Hiérarchique toi-même ! riposte Béru lequel, vous ne l’ignorez pas, a la répartie facile.

Je m’apprête à calter, mais il me rappelle :

— Tu pars ?

— Provisoirement !

— C’est charmant pour ce pauvre Pinuche. Tu sais qu’après le spectac on soupe chez notre bistrot habituel ?

Sa noble face envahie par la graisse et détériorée par l’alcoolisme s’épanouit.

— Il nous fait un petit en-cas léger : pâté de foie, lotte à l’américaine et bœuf mode.

— Je vous y rejoindrai d’ici pas une heure.

— Juré ?

— Juré !

— Tu comprends, explique-t-il, calmé, si que tu ne viendrais pas, ça serait une grosse défection pour Pinuche.


Je respire un grand coup l’air nocturne. Paris est calme comme la mer dans Madame Butterfly. Il est des soirs bénis où la grande ville semble apaisée : les automobilistes sont prudents, les agents cléments, les amoureux décents, les chiens errants incontinents. C’est à une molle allure que je gagne la rue de Vaugirard.

Le loueur de loques se nomme Cédlodévian. Son blaze écrit en arménien majuscule s’étale sur le rideau de fer du magasin qui se gondole tout seul. Rien n’indique que le vêteur de Béru habite ici. Je pénètre dans l’allée agaçante et j’inspecte le couloir. À gauche, se trouve la loge de la concierge, avec une concierge endormie à l’intérieur. À droite, c’est-à-dire côté magasin, se trouve une porte. Un rai de lumière sourd de sous la porte. Je me hasarde à frapper. Le silence qui suit mon toc-toc est intégral. Je re-frappe. Un abominable petit chien au museau de rat se met à japper chez la pipelette.

Il fait un tel ramdam que la cerbère ne tarde pas à paraître, fantomatique, derrière la vitre mal lavée de sa loge. C’est une personne d’un certain âge et d’un certain poids ; croyez-moi, pour connaître ce dernier il ne suffit pas de la faire asseoir sur un pèse-lettres. Elle ressemble à Berthe Béru par l’embonpoint et à Georges Clemenceau par la moustache. Elle ouvre son guichet et d’une voix pareille à un tube d’Aqua Seltzer lâché dans un verre d’eau, demande :

— C’que c’est qu’c’b…

Elle dit encore une foule de choses qui toutes ne peuvent s’écrire qu’avec des points de suspension.

Elle achève sa péroraison par la seule question qui soit valable et à laquelle on puisse proposer une réponse :

— Qu’est-ce v’v’lez ?

— Parler à M. Cédlodévian, renseigné-je.

— Il est minuit, objecte-t-elle, croyant sans doute parler au docteur Schweitzer.

Je consulte ma montre.

— Tous mes compliments, chère madame. Grâce à Lipp vous vivez avec votre temps.

— C’que v’f’tez de moi ?

— Ce n’est pas dans mes mœurs, j’ai trop le respect du beau sexe.

Elle ne doit pas estimer le sien tellement séduisant car elle continue d’invectiver. Néanmoins ça se tasse. Elle m’annonce alors d’un ton péremptoire que M. Cédlodévian ne m’ouvrira pas.

— Pourquoi ? m’étonné-je. Il est chez lui, puisque j’aperçois de la lumière ?

— Il est chez lui, y a de la lumière, mais il ouvrira pas en pleine nuit vu qu’il est méfiant comme trente-six fouines !

— Il a peur de se faire agresser ?

— Quéque chose comme ça.

— Je voudrais lui faire savoir que je ne suis pas un quidam ordinaire.

Elle me jauge d’un regard qui en a vu d’autres.

— En effet, vous faites plutôt mâle, reconnaît-elle ; mais c’est pas une raison.

Pour en finir je lui brandis ma carte of identité.

— Pourquoi vous le disiez pas tout de suite ? reproche la digne dame.

Et, gourmande :

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Les flics n’adressent pas uniquement la parole aux gens qui ont fait quelque chose, chère madame.

Elle hausse ses épaules et sort de sa loge flanquée de son dog allemand déshydraté, lequel vient renifler mon grimpant en se demandant s’il doit le compisser ou le mettre en charpie. Il opte pour la première solution qui est à mon avis la plus aimable.

— M’sieur Cédlodévian ! brame la pipelette, vous pouvez z’ouvrir. C’t’un policier !

Le noble organe vibre dans la cage d’escalier. En moins de temps qu’il n’en faut à une pendule pour sonner la demie d’une heure, la porte s’ouvre. Vraisemblablement l’Arménien s’y trouvait tapi (je devrais écrire tapis puisqu’il s’agit d’un Arménien). Je me trouve face à face avec un minuscule petit vieux qui passerait inaperçu s’il n’était affligé d’un nez à côté duquel celui de Robert Dalban a l’air d’un radis rose. Bel appendice en vérité : avec des cratères, des verrues, des poils, des points noirs, des veines, des grains de beauté, des marbrures, des zébrures, des crevasses, des plaques, des cicatrices et des lunettes. Ce nez tient de la fraise gâtée, du steak tartare aux câpres, du champignon vénéneux et de la pomme de terre en robe de chambre.

Cédlodévian l’est, lui aussi, en robe de chambre. Taillé dans les housses d’une auto, le vêtement le transforme en un bizarre roi-mage lilliputien. Il louche, ce qui est son droit, et me demande ce que je désire, ce qui est son devoir.

Je lui montre ma carte.

— Excusez-moi de vous importuner à pareille heure, cher monsieur, mais il est indispensable et urgent que nous ayons un entretien.

Il hésite, regarde sa concierge, caresse ce que nous continuerons d’appeler son nez pour rester pratiques et balbutie :

— Je n’ai rien fait.

— Je le sais. Aussi est-ce simplement un renseignement que je désire.

— Vous êtes vraiment policier ? bredouille-t-il.

— Si vous en doutez, vous pouvez demander à Police-Secours de vous envoyer un car de matuches pour assister à la conversation.

— C’est bon, entrez.

La concierge et son Saint-Bernard dégonflé vont pour me suivre, mais je refoule gentiment la première d’un geste et le second d’un coup de pied qui me vaudrait immédiatement ma sélection en équipe de France de rugby.

Les deux fulminent, mais j’ai eu le temps de refermer la porte. L’antre du sieur Cédlodévian est aussi surprenant que son nez, et aussi exigu que sa personne. C’est une petite arrière-arrière-boutique sans fenêtre, qui devait jadis servir de réserve ou de gogues. Un lit cage (parfaitement adapté à cet endroit clos), un réchaud à gaz, un robinet d’eau gouttant dans un broc de faïence, une chaise et une malle servant de table constituent l’ameublement.

Une ampoule de quelques bougies pend au bout d’un fil servant d’axe à des toiles d’araignée. Quand on pense que ce nabot loue des fringues permettant d’accéder aux endroits chics, y a de quoi se l’exposer au salon des arts ménagers, rayon hygiène.

— C’est pas grand chez vous, ne puis-je m’empêcher de murmurer, grâce à ce don de l’observation si poussé chez moi qu’il a failli tomber.

— Ça suffit à mes besoins, affirme le vioque en butant dans un seau hygiénique.

Il hésite encore et soupire à regret :

— Asseyez-vous !

Je considère la chaise bancale, le lit ravagé, la malle graisseuse, le seau hygiénique et je finis par secouer la tête.

— Inutile, je n’en aurai pas pour longtemps. M. Cédlodévian, vous avez loué un habit avant-hier à un de mes inspecteurs, un nommé Bérurier.

Je ponctue d’un geste exprimant l’embonpoint et le nabot s’illumine.

— En effet.

— Je suppose que vous tenez une comptabilité des vêtements loués ?

— Bien sûr. Je fais les choses en règle, se méprend-il.

— J’aimerais savoir à qui vous aviez fourni cet habit avant de le louer à mon collaborateur.

— Pourquoi ? bredouille le gnome au gros pif.

— Secret professionnel.

Il est éperdu.

— Je jure que je n’ai rien fait de mal. Je suis un honnête commerçant. Je paie mes impôts. J’ai de l’emphysème…

— Calmez-vous. Il n’y a pas de quoi dramatiser, le calmé-je. Nous avons trouvé quelque chose dans une poche de cet habit et nous désirons le restituer à son propriétaire ; vous voyez combien c’est simple…

Il court chercher dans sa boutique un registre noir qu’il feuillette farouchement en léchant son pouce pour faciliter l’opération. Enfin il s’arrête et relève ses lunettes. Je perçois le petit bruit flasque que produisent ses deux yeux en se rencontrant.

— Tenez, dit-il, voilà. Le vêtement a été loué le 9, c’est-à-dire la semaine dernière, et on l’a rendu le 10. Habituellement on loue plusieurs jours à l’avance, mais ce monsieur était pressé. Il était pris de court…

Je me penche à mon tour sur le registre. Nous voici joue à joue, Cédlodévian et moi. Il sent le rance, le suif, l’étoffe usée, la crasse repassée. Considéré de près, son nez apparaît vraiment comme une sorte d’œuvre d’art. Vu au microscope, on doit avoir l’impression d’étudier la planète Mars.

Je lis :

— Hans Sufler, 86 Villa Dupont.

Je note, je remercie, je prends congé.

Le nabot m’escorte jusqu’à la porte.

— C’est tout ? s’étonne-t-il.

— Rigoureusement tout, cher monsieur. Ah ! si : un détail ; ce M. Sufler ne vous a pas dit à quelle cérémonie il se rendait ?

— Non. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’était à une soirée. Il est venu chercher l’habit vers cinq heures de l’après-midi et l’a ramené le lendemain avant midi.

— Merci.

Je me tire, non sans essuyer au passage les aboiements forcenés du doberman ratatiné de la concierge.

La nuit continue d’être sereine.

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