Chapitre XVI

Il était un peu plus de six heures et l’aube commençait à pointer. Herbert Van Mook avait ralenti et scrutait la rive droite du fleuve, devenu beaucoup plus étroit. Malko aperçut une lumière qui clignotait, en haut de la berge.

— Voilà Carolina ! annonça le Hollandais.

Le bateau incurva sa trajectoire. Julius Harb gémit et Rachel se réveilla. Greta n’avait pas fermé l’œil, frissonnant parfois même sous le vent de la course. Encore quelques mètres et Malko distingua un petit ponton de bois dominé par une haute berge et la masse sombre du bac amarré à l’autre rive. De ce côté-là, on ne voyait qu’un appontage désert.

Pas de camion en vue !

— Si ce fumier s’est tiré ! jura Van Mook. Malko eut envie de lui dire qu’il ne lui ferait rien du tout… L’avant du bateau toucha avec un choc mou, aussitôt le Hollandais sauta à terre et l’amarra. Puis, avec Malko, ils escaladèrent le sentier boueux menant à l’embarcadère dominant le fleuve de six ou sept mètres. Ils scrutèrent l’obscurité. La piste s’enfonçait perpendiculairement au fleuve à travers la forêt. Un peu plus loin sur le côté, en face d’une baraque en bois déserte, Malko aperçut soudain une masse sombre. Ils y coururent. C’était le Willys rouge !

Herbert Van Mook ouvrit la portière et un corps tomba presque à leurs pieds. Midnight Cowboy, méritant mal son nom, dormait à poings fermés appuyé à la portière ! Il se réveilla définitivement sous la poigne du Hollandais en train de le secouer comme un prunier.

— Recule le camion jusqu’au bord, comme si tu allais embarquer, lui ordonna Van Mook.

Encore vaseux, le chauffeur effectua la manœuvre. Le bac ne commençait son va-et-vient qu’une heure plus tard. Personne encore en vue. Malko regagna le bateau. Il avait encore mal dans les épaules du premier transbordement. Maintenant, il fallait recommencer avec moins de pression et une distance plus courte, mais c’était quand même épuisant. Il se pencha sur Julius Harb :

— Comment va-t-il ?

— Il a beaucoup de fièvre, dit Greta. Et il souffre sans arrêt… Nous n’avons plus de morphine.

Le blessé ouvrit les yeux. Les traits étaient creusés par la douleur et son regard voilé.

— Courage, lui dit Malko, dans quelques heures, vous serez en sécurité et on vous soignera.

Le sergent créole semblait à peine l’entendre. À trois, ils montèrent sa civière sur la berge et l’installèrent dans la cabine du camion, la jambe allongée sur la banquette.

— Les femmes aussi s’y mettent ! dit Van Mook, il faut que nous soyons partis d’ici dans une heure. Rachel va sur le bateau ! Greta, vous les disposerez dans le camion au fur et à mesure.

Cela faisait une chaîne : Rachel, Midnight Cowboy, Van Mook, Malko, et Greta. Le transfert commença.

Le jour se levait et, à chaque seconde, Malko craignait de voir surgir un véhicule.


* * *

Un vieux Noir sorti d’une cabane regardait l’air hébété la chaîne humaine en train de s’exténuer à vider le bateau, tirant sur une vieille pipe. Maintenant que Midnight Cowboy avait réalisé de quoi il s’agissait, il avait les yeux hors de la tête. Hélas, il n’avait même pas le temps de caresser les barres d’or au passage. Leurs arêtes dures lui coupaient les mains et tous ses muscles lui faisaient mal à hurler. À côté de lui, Van Mook soufflait comme un phoque, imposant un rythme endiablé à tout le monde. Rachel cria tout à coup :

— C’est fini, il n’y en a plus qu’une !

Le Hollandais se redressa.

— C’est bon, laisse-la et remonte.

La jeune Créole dut grimper à quatre pattes tant elle avait les reins en compote. Greta titubait, appuyée au camion, les mains pleines d’ampoules à vif, les jambes tremblantes de fatigue. Malko tenait à peine debout. Seul, Herbert Van Mook, mû par la fièvre de l’or, arrivait à dépasser sa fatigue. De l’autre côté du fleuve, des gens commençaient à s’affairer autour du bac. Il était temps. Un marchand commença à remplir les éventaires vides et Van Mook alla lui acheter des rôties et des bananes. Puis il se tourna vers Midnight Cowboy en contemplation devant les lingots d’or.

— Pour toi, c’est fini, dit-il. Tu prends le bateau. Il y a encore une barre d’or à l’intérieur. C’est pour toi et le Chinois. Qu’il se charge de la vendre, il connaît. Tu as été un bon type. Salut.

Le Hollandais se tourna vers Malko.

— Je vais conduire, je prends Rachel avec moi, elle tiendra le négro. Mettez-vous sur le plateau avec votre petite.

Jusqu’à Pokigron, cela faisait près de deux cents kilomètres. Facilement quatre heures de piste, dont deux en pleine chaleur. Julius Harb allait souffrir le martyre, mais ils ne seraient en sécurité qu’à Pokigron. Malko pria pour qu’il n’y ait pas de détachement militaire à Brownsweg qu’ils devaient obligatoirement traverser. Il s’installa sur les lingots, Greta à côté de lui, l’Uzi à portée de la main, les autres armes étant restées sur le bateau. Il savait que Van Mook tenterait quelque chose pour se débarrasser de lui, mais le Hollandais attendrait sûrement un peu. Très vite, les cahots de la piste devinrent son seul souci. L’or ne constituait pas un matelas idéal. Au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel, la chaleur devenait insupportable. Il devait faire quarante-cinq degrés sous la bâche… Herbert Van Mook conduisait à tombeau ouvert, avec de brusques coups de volant pour éviter les nids de poule. Ils ne croisèrent qu’un véhicule, un taxi collectif. Au bout d’une heure, le camion stoppa. Van Mook descendit et souleva la toile.

— Nous avons atteint la grande piste de Brownsweg, dit-il. Espérons que nous ne ferons pas de mauvaises rencontres. Passé Brownsweg, nous ne risquons plus rien. Alors, je vais bourrer.

Il remonta et redémarra, encore plus vite. Secoué par la tôle ondulée, Malko avait l’impression que ses os se brisaient les uns après les autres. Greta essaya de se blottir contre lui, mais les cahots les séparaient sans cesse.

Par l’arrière, il apercevait les poteaux de la ligne haute tension allant au lac. Deux heures de piste presque rectiligne ! Il y avait un peu plus de circulation, des bus, de gros camions, mais pas un policier. Van Mook zigzaguait de gauche à droite de la route, cherchant le meilleur passage au milieu des ornières rouges. Sous la chaleur effroyable, Malko se mit peu à peu à somnoler, Greta Koopsie accrochée à son cou.


* * *

Malko aperçut fugitivement quelques maisons, une station d’essence, des Noirs, une épicerie chinoise et un bus qui débarquait des passagers. Le camion rouge traversa la bourgade en trombe. Sur le bord de la route, des Noirs agitèrent joyeusement la main. Van Mook se retourna et leva le pouce en signe de victoire. Ils venaient de traverser Brownsweg ! Les militaires surinamiens ne possédant pas d’hélicoptères, ne pouvaient plus les rattraper. Malko sentit un immense soulagement l’envahir. Il ne s’était pas battu en vain. La blessure de Julius Harb ne mettait pas ses jours en danger et il avait réussi le doublé. Le seul problème demeurait Herbert Van Mook. Tant que le camion roulait, il ne craignait rien. Ensuite…

— On va bientôt s’arrêter ? demanda Greta.

— Pas encore.

La piste serpentait entre deux collines couvertes d’une jungle épaisse plus étroite et aussi plus mauvaise. Il se demanda si les ressorts du camion tiendraient. Le Hollandais conduisait très vite pour « effacer » la tôle ondulée, faisant parfois de brusques écarts. Il n’y avait pas grand-chose à faire. Malko retomba dans sa somnolence, écœuré par l’odeur d’essence des quatre jerricans arrimés à côté de lui. Là, où ils allaient, il n’y avait aucun ravitaillement. Il grignota une banane et but un peu d’eau minérale. Il avait l’impression que ses poumons se remplissaient de latérite. À un moment, sur la gauche, il aperçut les eaux calmes du lac Van Blommestein, puis de nouveau, ils furent avalés par la jungle.

Vers midi et demi apparurent les premières et d’ailleurs les dernières cabanes en torchis de Pokigron. Encore un minuscule poste d’essence et l’éternelle épicerie chinoise. Herbert Van Mook arriva jusqu’à l’extrême bord du Gran Rio et stoppa sur un espace boueux. Ils descendirent tous. Quelques Noirs se baignaient dans la rivière et les contemplèrent avec curiosité. Greta Koopsie regarda les flots jaunâtres et la rive opposée où la jungle rejoignait directement l’eau.

— Mais il n’y a pas de piste !

— Si, si, dit Malko. Je suis déjà venu.

Il alla vérifier la condition de Julius Harb. Malgré la chaleur, il claquait des dents, pris d’un violent accès de fièvre. Sa cheville, très enflée, suppurait et il était impossible de la toucher. Il ouvrit les yeux et murmura :

— Mi neki dry[22]

Dans son délire, il reprenait le taki-taki. Sans cesse, Rachel était obligée de verser de l’eau sur ses lèvres desséchées. Malko prit son pouls : plus de 130. Cela devenait urgent de le faire soigner. Or, ils ne récupéraient l’avion – si tout se passait bien – que le lendemain. Le créole avait encore plus de vingt-quatre heures à souffrir.

Herbert Van Mook revint, accompagné de plusieurs Noirs.

— Ils vont nous faire passer, annonça-t-il.

Malko regarda le camion lourdement chargé, se souvenant du bac entre deux eaux.

— Il va supporter le camion ? demanda-t-il.

Le Hollandais eut un geste d’impuissance. Un rien de plus et il aurait prié.


* * *

Les roues du camion s’enfonçaient dans l’eau marron jusqu’au moyeu. À l’aide de longues perches, six bush-negros décollèrent de la berge le bac submergé et se lancèrent à travers la rivière. Malko, les deux femmes et Julius Harb étendu sur sa civière attendaient le second voyage, pour ne pas trop surcharger le fragile esquif…

Contre toute attente, il ne coula pas ! Entraîné par le courant, il traversa en diagonale les eaux limoneuses et Malko le vit s’amarrer juste en face du début de l’autre piste. À tout hasard, il avait gardé l’Uzi, au cas où il viendrait au Hollandais l’idée de filer avec le camion.

Mais celui-ci se contenta de l’arracher au bac et de le garer sur le terre-plein. Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous réunis autour du camion et les Noirs s’éloignaient ravis, après avoir touché des monceaux de florins, sans soupçonner l’importance du trésor qu’ils venaient de transporter. Malko regarda la piste. Cela ressemblait plutôt à un sentier ! La chaleur était épouvantable. Des mouches et des moustiques tournaient autour d’eux en escadrons serrés. Il consulta sa Seiko-quartz. Une heure et demie. Jusque-là, ils étaient dans les temps. Mais, maintenant, commençait la véritable aventure : aucun d’entre eux ne connaissait cette piste. Si elle se révélait impraticable, après quelques kilomètres, qu’allaient-ils faire avec leurs deux tonnes d’or et Julius Harb sur sa civière ?

Herbert Van Mook tournait autour du camion, vérifiant les pneus. Il refit le plein avec les jerricans.

— On va y aller, dit-il. Comme on ne sait pas ce qu’on va trouver, il faut rouler jusqu’à la nuit.

— Je vais vous relayer, proposa Malko.

— Ça va, fit le géant. Quand je serai fatigué, je vous le dirai.

En remontant dans le camion, Malko et Greta eurent la sensation de pénétrer dans un four. Il devait faire quarante-cinq degrés sous la bâche. Mais l’ôter eût été encore plus imprudent. Ils s’installèrent tant bien que mal.

Très vite, ils n’eurent plus qu’un souci, s’accrocher à quelque chose pour ne pas être sans cesse projetés contre les ridelles ! La piste était effroyable, ravinée par les pluies, pleine de trous et d’ornières. Le froissement des branches brisées au passage faisait un bruit soyeux, couvert par les rugissements du moteur chaque fois que le Hollandais changeait de vitesse, c’est-à-dire tous les dix mètres. Le camion avançait comme un bateau ivre, voletant d’un trou à l’autre, secouant ses passagers comme dans une fête foraine. Ce devait être inhumain pour Julius Harb.

Malko adressa une prière silencieuse au ciel, pour que l’avion des Services hollandais soit là. Dans cette région, ils n’avaient à compter sur aucun secours. S’il fallait continuer par la Tapanahoni pour rejoindre le Maroni, ce serait un cauchemar, à cause de Julius Harb. Il regarda les barres d’or éparses dans le camion. C’était quand même une belle opération. Folle. Mais qui avait réussi. Greta Koopsie passa la main sur la surface lisse d’un lingot.

— Je n’arrive pas à croire que tout cela est vraiment de l’or ! fit-elle. C’est inouï.

Ils se turent, économisant leurs forces. Le paysage était épouvantablement monotone : des arbres immenses entremêlés de lianes, des souches, des troncs morts, des fougères géantes, un bananier sauvage de temps en temps et des herbes immenses, nées du sol spongieux. Ce qu’on appelle la forêt vierge. La piste montait et descendait dans cet océan vert. Parfois, Herbert Van Mook était obligé de stopper et de descendre à pied voir où elle se trouvait réellement ! Il dut faire cinq cents mètres en marche arrière, guidé par Malko, après s’être ainsi fourvoyé ! Lui aussi n’en pouvait plus, les yeux soulignés de larges cernes noirs, le torse ruisselant de sueur, mû cependant par une énergie farouche. Il n’avait plus reparlé de l’or et Malko se demandait comment il s’était résigné à voir la plus grande partie du trésor lui passer sous le nez…

Ou alors, il avait un plan.

Indifférente, Rachel couvait Julius Harb, avec de temps à autre un regard brûlant de ses yeux écartés pour Malko.

Ils roulèrent ainsi toute la journée, à dix kilomètres à l’heure de moyenne. Puis, comme toujours, la nuit tomba en un quart d’heure. Il n’était pas question de rouler dans l’obscurité et le Hollandais stoppa dans une sorte de clairière créée par la chute d’un énorme acajou. La température avait baissé de quelques degrés mais les moustiques montèrent tout de suite à l’assaut. Au point qu’il fallut couvrir le visage de Julius Harb d’une chemise.

Ils avaient l’impression de se trouver sur une autre planète. Ils mangèrent sans appétit du corned-beef et burent de la bière qui n’arrivait pas à les désaltérer avec la chaleur poisseuse.

— Où sommes-nous ? demanda Malko au Hollandais.

— D’après le compteur, fit Van Mook, à peu près à mi-chemin en distance. Mais cela ne veut rien dire : il suffit que nous tombions sur des fondrières, une rivière ou un arbre en travers du chemin…

Malko calculait. En partant dès l’aube, ils arriveraient, tout juste à temps pour récupérer l’avion. Celui-ci devait redécoller avant la tombée de la nuit. S’il était arrivé comme prévu. Un animal poussa un cri aigu non loin d’eux, il y eut un bruit de feuillages froissés et Herbert Van Mook dressa l’oreille.

Un jaguar…

À cause des moustiques, ils se grattaient tous comme des fous. Malko et Greta remontèrent à l’arrière pour la nuit, tandis que le Hollandais s’installait sur une toile à même le sol à côté de Rachel, laissant la cabine au blessé, bien calé sur une des portières. Malko coinça l’Uzi sous lui, à tout hasard, de façon à ce qu’on ne puisse la lui prendre sans le réveiller. Il tomba aussitôt dans un profond sommeil agité.

Greta Koopsie l’imita, un bras en travers de sa poitrine. Heureuse.


* * *

Herbert Van Mook se réveilla et regarda sa montre : quatre heures et demie. Il faisait encore nuit noire. Comme les animaux, il avait un réveil incorporé dans sa tête, et, malgré son immense fatigue, il avait fonctionné. Sans bouger, il regarda autour de lui. Rachel, recroquevillée sur la toile, semblait dormir à poings fermés. Quelques bruissements venaient de la forêt. Le feu s’était éteint et le camion ressemblait à une grosse bête noire.


* * *

Greta poussa son corps contre celui de Malko, en dépit de la chaleur poisseuse. Sa jupe de toile était relevée sur ses cuisses, et, si elle avait osé, elle l’aurait enlevée. Elle ignorait quelle heure il était, mais elle s’était réveillée le ventre en feu, avec une féroce envie de faire l’amour. Le tapis d’or sur lequel ils étaient étendus lui causait une sensation bizarre. Elle commença à se frotter lentement contre Malko, jusqu’à ce qu’il se réveille à demi. La pression insistante du pubis de Greta fut la première sensation nette qu’il éprouva. Puis, la seconde, une main qui tentait doucement d’éveiller son désir. Les lèvres collées à son oreille, Greta murmura :

— Je veux le faire ici, sur ce tas d’or.

Malko, émergeant d’un sommeil profond, se rapprocha d’elle.

Ils laissèrent grandir leur désir, enlacés, puis, Greta Koopsie empêtrée par sa jupe de toile, finit par s’en débarrasser, ne conservant que son T-shirt. Elle s’installa sur Malko, et au prix de quelques contorsions parvint à s’empaler sur lui comme elle le souhaitait. Elle commença alors une très lente cavalcade, savourant la progressive montée du plaisir, collée à Malko par la transpiration.

— C’est fantastique, murmura-t-elle à son oreille.

Sa respiration devenait entrecoupée et ses mouvements plus saccadés. Malko crispa ses mains sur les hanches fermes, afin de contrôler ses ondulations désordonnées.


* * *

Herbert Van Mook se leva sans bruit et gagna la cabine dont la portière était restée ouverte. Julius Harb dormait aussi. Tout doucement, le Hollandais prit un sac de toile et s’accroupit devant le pare-chocs. Il en sortit une boîte à cigares qu’il secoua légèrement en la tenant près de son oreille. Rassuré, il se redressa et s’avança le long du camion, du côté où était couché Malko. Il écouta de nouveau, puis se dressa sur la pointe des pieds et passa la boîte entre la ridelle et la toile de la bâche.

Tenant la boîte retournée, il tira vivement le couvercle.


* * *

Greta Koopsie, en train de monter vers le plaisir, s’arrêta brusquement et poussa un cri. Presque au même instant, Malko sentit une très légère piqûre au bras droit, à la hauteur du coude.

— Quelque chose m’a piqué ! fit la jeune femme.

— Moi aussi, dit Malko, ce n’est rien, probablement des moustiques.

Ils reprirent ce qu’ils avaient commencé et Greta, un peu plus tard, poussa un cri et tressaillit de tout son corps tandis qu’ils explosaient ensemble. Puis, elle se rendormit dans la moiteur de l’aube, toujours empalée sur Malko, une main sur une barre d’or.


* * *

— Allez, réveillez-vous !

La voix de Herbert Van Mook fit sursauter Malko. Il se dressa, s’appuya sur son coude droit et poussa un hurlement de douleur, traversé par un élancement effroyable. Il examina son bras : il avait doublé de volume ! Le coude était rouge vif, la peau tirée, avec des plaques noirâtres. Impossible de le plier. Le Hollandais le regardait de l’arrière du camion.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas, fit Malko, j’ai été piqué par quelque chose, j’ai très mal.

Son regard se porta sur Greta et il sentit le sang se retirer de son visage. Une énorme meurtrissure livide et rouge s’étalait sur ses reins, là où elle avait été mordue. Il la secoua pour la réveiller et elle gémit faiblement, puis se dressa, avec un cri et tâta sa hanche.

— J’ai mal ! gémit la jeune femme. Ma tête, je ne peux plus respirer.

Ce n’était pas un moustique qui avait provoqué ces dégâts !

Avec l’aide de Van Mook, Malko porta la jeune femme hors du camion. Puis, malgré les élancements de son coude, il remonta à l’intérieur du camion, souleva la bâche sur un des côtés et commença à examiner les barres d’or entassées. Presque tout de suite, il aperçut un petit cordon sombre lové sur lui-même entre deux lingots.

Un serpent. Guère plus de vingt centimètres.

Malko prit l’Uzi et à bout portant, tira une balle qui pulvérisa la tête du reptile qui s’immobilisa après quelques contorsions. Malko s’accroupit pour l’examiner et sentit sa gorge se serrer. Il avait déjà vu un reptile semblable, noir presque violacé. À la ferme de Herbert Van Mook… Ce n’était pas un accident. Surmontant son dégoût, il prit le serpent mort par la queue et sauta hors du camion. En le voyant Julius Harb eut une mimique terrifiée.

— That’s a cascabel[23] ! dit-il, very dangerous ! Deadly.

Malko tourna la tête vers Greta Koopsie. La bouche ouverte, elle avait du mal à respirer. Le poison avait déjà fait son œuvre, paralysant les voies respiratoires. Il comprit pourquoi il était moins atteint : le reptile avait déchargé ses crochets dans la chair de Greta et lui n’avait hérité que du résidu. Peut-être assez toutefois pour le tuer. Le regard d’Herbert Van Mook allait de l’un à l’autre, plein de compassion.

— C’est une sale bête, c’en est plein dans la forêt !

— Celui-là ne vient pas de la forêt, dit Malko. C’est vous qui l’avez apporté avec vous.

— Vous êtes fou ! protesta Van Mook. Jamais je n’aurais fait une chose pareille.

Une voix douce fit soudain derrière lui.

— C’est vrai, je l’ai vu le jeter dans le camion ! Rachel, toujours indifférente en apparence, fixait son amant avec une lueur amusée dans les yeux. Ce dernier ne fit qu’un bond et la saisit à la gorge.

— Salope ! Menteuse !

Malko avait déjà pris son Uzi. Il braqua l’arme sur Herbert Van Mook :

— Lâchez-la !

Rachel avait des larmes pleins les yeux et le visage écarlate. À regret, le Hollandais lâcha prise et se tourna vers Malko.

— Vous ne la croyez quand même pas, cette petite pute !

Malko sonda ses yeux bleus au regard indigné.

— Si, dit-il. Je savais que vous alliez tenter quelque chose pour vous emparer de cet or. Mais je ne pensais pas que vous iriez si loin. Vous êtes une ordure, Van Mook… Mais vous avez raté votre coup. J’aurai encore assez de forces pour vous tuer, même si je meurs.

Rachel courut à son sac et en sortit un étui métallique et la boîte à cigares qui avait contenu le serpent.

— Il a de l’antidote ! dit-elle. Et voilà le truc où se trouvait le serpent.

Herbert Van Mook lui jeta un regard à tuer, les poings serrés. Malko demanda à Rachel, sans quitter le Hollandais des yeux.

— Combien de doses là-dedans ?

— Une.

— Rachel, injectez-la à Greta. Vite.

Il resta appuyé au camion, la mitraillette braquée sur Van Mook, tandis que Rachel faisait une intraveineuse à Greta. Celle-ci était pratiquement inconsciente, gémissant sans cesse. Elle ne parut même pas sentir la piqûre. Rachel releva la tête.

— Il aurait fallu la faire tout de suite…La seringue était vide. Malko avait de plus en plus mal à son bras. Mais la haine le maintenait debout. La tête commençait à lui tourner : une chose était certaine. L’antidote réussirait peut-être à retarder l’effet du poison, mais Greta ne pourrait être vraiment soignée que dans un hôpital.

— Vous allez conduire, dit Malko à Herbert Van Mook. Julius sera derrière, avec Rachel et Greta. Installez-le. Je devrais vous tuer immédiatement.

Le Hollandais ne répondit pas. Il savait que Malko, avec son bras, ne pouvait pas conduire le camion. Cela lui donnait un sursis. Il s’évanouirait peut-être. Tant de choses pouvaient arriver sur cette piste infecte. Il valait mieux se faire tout petit… Cinq minutes plus tard, il démarrait. Malko était calé à l’autre bout de la banquette, la mitraillette dans la saignée du bras gauche, la culasse en arrière, prête à tirer, braquée sur le flanc du Hollandais. Au premier cahot, Malko faillit hurler, mais réussit à se dominer. Il avait des heures à tenir, la sueur au front et la rage au cœur.

— Plus vite, fit-il. Le plus vite que vous pourrez.


* * *

Greta délirait. Depuis le matin, elle n’avait pas repris connaissance. Ils s’étaient arrêtés une fois, près d’un petit creek, pour lui asperger le visage. Le coude de Malko avait encore enflé et les élancements étaient maintenant insoutenables. À vue de nez, ils avaient fait les trois-quarts du chemin. La piste était de plus en plus mauvaise. Malko ressassait sa haine. La vue du Hollandais imperturbable le mettait dans tous ses états. Des carbets[24] apparurent tout à coup sur la gauche. Herbert Van Mook tourna la tête vers lui et dit d’une voix bien humble :

— Il y a un village indien, dit-il, on pourrait leur demander du secours. Ils ont des onguents pour ce genre de choses…

Une lueur dans son regard bleu démentait l’humilité de ses paroles. Malko comprit : Van Mook comprenait le dialecte des Indiens, il allait tenter un dernier coup. Ce fut trop. Brusquement, la présence du Hollandais lui fut insupportable.

— Stop, ordonna-t-il.

Van Mook obéit aussitôt.

— Je vais jusqu’au village, fit Malko. En se retournant il cria :

Malko se retourna et cria :

— Comment va-t-elle ?

— Mieux, on dirait, cria Rachel. Elle est moins rouge.

L’antidote devait faire son effet. La nouvelle galvanisa Malko.

— Descendez, dit-il à Herbert Van Mook. Prenez les barres d’or que je vous avais promis. Parce que je suis un homme de parole. Et allez où vous voulez…

Il se tourna vers l’arrière.

— Rachel, vous restez ou vous partez ?

— Je reste, dit la jeune créole.

Van Mook ne réagissait pas, sidéré.

— Vous n’allez pas m’abandonner ici ? protesta-t-il. D’abord, vous ne pouvez pas conduire.

— J’y arriverai ! dit Malko, et vous survivrez ; les gens comme vous survivent toujours. Alors, prenez votre or, avant que je change d’avis et foutez le camp.

Il descendit, tenant le Hollandais sous la menace de son arme. Celui-ci tira lentement à lui quatre barres d’or qu’il posa à terre. Les yeux phosphorescents de rage. Malko remonta dans le camion et passa la première de la main gauche, reprenant le volant aussitôt. Les premiers cent mètres furent effroyables. Il avait l’impression que son coude allait éclater, mais se fit à la douleur et réussit à maintenir le Willys sur la piste étroite.

Dans le rétroviseur, il aperçut Herbert Van Mook, debout au milieu de la piste.

Il n’avait plus une minute à perdre, s’il ne voulait pas rater l’avion. Avec deux blessés à bord, il n’était plus question de continuer à pied. Quels pièges, ce voyage infernal lui réservait-il encore ?

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