Gérard de Villiers Aventure au Surinam

Chapitre premier

Julius Harb descendait Blauwgrondstraat d’un pas rapide, perdu dans la foule des promeneurs à la recherche d’un restaurant, assourdi par la cacophonie des transistors trônant sur chaque véranda et vomissant chacun un meringué[1] différent. Une des seules libertés demeurant à Paramaribo : la musique, déversée à flots par les radios locales, entre deux exhortations à repousser d’imaginaires mercenaires, prêts à fondre comme des vautours sur la Révolution. Chaque samedi soir, Blauwgrondstraat, paisible voie même pas asphaltée, très loin au nord de Paramaribo, dans le quartier javanais, se transformait en une immense fête de la bouffe. Un restaurant sommaire, composé de tables rustiques et de bancs en plein air, s’improvisait devant presque chacune des maisons de bois sur pilotis. La famille cuisinait et servait. On venait de l’autre bout de la ville pour déguster ces spécialités indonésiennes, épicées et mitonnées avec amour.

Les plus sophistiquées de ces éphémères gargotes étaient rehaussées de néons verts et rouges éclairant les dîneurs de lueurs fantomatiques. Les autres se contentaient d’ampoules nues.

Julius Harb se faufilait silencieusement dans la foule, anonyme avec son jean et son polo. Son visage de créole au nez un peu épaté était banal. Il ralentit et s’arrêta comme s’il hésitait entre plusieurs endroits, le regard fixé sur une minuscule maisonnette verte un peu en retrait, reliée à la chaussée par une large planche en bois jetée sur le fossé profond. Étrangement silencieuse au milieu de la joyeuse animation de Blauwgrondstraat.

La lumière crue d’un restaurant installé à côté tranchait sur la pénombre où se trouvait Julius Harb. Celui-ci se décida avec une prière muette : si sa tenue ne risquait guère d’attirer l’attention, son visage était connu de la plupart des Surinamiens. Il passa d’un pas rapide à quelques mètres des dîneurs attablés, croisant le regard farouche d’un rasta aux longs cheveux tressés, en train de déchiqueter une cuisse de poulet trempée dans du piment avec un air de mort-de-faim. Il faut dire que les quelques rastas installés au Surinam, privés de drogue et peu portés sur le travail, menaient une vie misérable.

D’un bond, Julius Harb franchit la passerelle de bois jetée sur le fossé plein d’eau. Avec ses innombrables canaux, Paramaribo ressemblait à Bangkok, en beaucoup plus propre. Les Hollandais, ex-colonisateurs, étaient même arrivés à en chasser la malaria qui revenait au galop avec l’Indépendance, faute de mesures sanitaires.

Julius Harb traversa la petite véranda où pourrissait un vieux rocking-chair et frappa deux coups secs à la porte. Le battant s’ouvrit aussitôt et il se glissa à l’intérieur. L’air, imprégné de l’odeur aigre d’un tue-moustique, y était encore plus chaud que dehors. Sans un mot, celle qui avait ouvert se jeta contre lui et l’étreignit longuement. Il l’écarta un peu pour la regarder.

My-lai était une des rares Chinoises presque pures du Surinam, avec un ravissant minois triangulaire, un petit nez retroussé et une bouche sensuelle, qu’elle devait aux quelques gouttes de sang créole qui coulaient dans ses veines. Il écarta la frange de cheveux noirs et elle sourit :

— J’avais si peur que tu ne viennes pas…

Les mains de Julius Harb caressèrent la peau satinée des épaules nues puis descendirent, effleurant les seins ronds, pour se poser sur la taille mince.

— Tu sais bien que tu fais le bruine bonen[2] mieux que ma mère !

My-lai rit, un peu déhanchée, du bonheur plein les yeux. Un pagne, d’un orange presque de la même couleur que sa peau, noué très bas sur son ventre plat, à la lisière du pubis, couvrait ses reins, mettant en valeur son corps longiligne, contrastant avec la poitrine pleine et les reins cambrés.

— Tu as faim ? demanda-t-elle.

— Oui !

L’essentiel de l’ameublement se composait d’un grand divan en L, assorti d’une table basse, d’une petite bibliothèque fabriquée avec des briques et des planches et de deux grands fauteuils en osier. Une grosse lanterne chinoise en papier diffusait une douce lumière rougeâtre.

Julius Harb ôta son polo et le jeta sur un petit pouf. La crosse d’un pistolet apparut, dépassant de la ceinture. Il l’enleva et le posa sur la table basse. Un colt 45 automatique. My-lai détourna les yeux : les armes lui faisaient peur. Comme la plupart des Surinamiens, elle détestait la violence. Elle tendit à son amant un pagne noir.

— Installe-toi, je vais préparer le dîner.

Elle disparut dans la cuisine. Julius Harb laissa son regard errer sur l’intérieur bien briqué. Les parents de My-lai possédaient une petite épicerie et la jeune Chinoise travaillait comme secrétaire chez le concessionnaire Mazda. Elle louait sa maison, soixante florins par mois et avait peu de besoins. Un meringué s’éleva de la cuisine… s’ajoutant à ceux de la rue. Julius sourit tout seul. My-lai adorait la danse. Avant, ils allaient tous les samedis soirs au Skorpio, le meilleur dancing de Paramaribo. Maintenant, c’était impossible. Il regretta soudain l’époque où il n’était que sergent-chef et où My-lai venait le chercher à la sortie de la caserne Memre Boekoe, sous les regards envieux de ses copains. La vie était simple alors.


* * *

My-lai contemplait d’un air attendri Julius Harb affalé sur les coussins du sofa. Plusieurs bouteilles de bière vides et des reliefs du repas s’entassaient sur la table basse. Elle se pencha vers lui.

— Ah bon[3] ? demanda-t-elle tendrement.

Le créole eut un sourire heureux, emprisonnant un sein rond et tiède dans sa paume.

— Mibellifourou[4] !

La petite Chinoise se frotta contre lui et sa bouche se posa sur la sienne.

— Miloviyou[5] murmura-t-elle.

Entre eux, ils parlaient toujours taki-taki, mélange d’anglais, de hollandais, de chinois, le tout déformé par l’accent créole.

Les lèvres de My-lai glissèrent le long du torse, effleurèrent le nombril, puis des dents aiguës défirent le nœud du pagne et sa bouche se posa timidement sur le sexe endormi. Julius Harb ferma les yeux. La Chinoise ne savait pas seulement faire la cuisine. Avec patience, My-lai entreprit d’éveiller le désir de son amant. Roulée en boule à ses pieds comme un chat. S’arrêtant de temps à autre pour pousser de petits cris admiratifs.

— Il est énorme !

Puis elle se remettait à sa fellation, tenant la hampe à deux mains, jouant de sa langue pointue, s’arrêtant pour remonter espièglement jusqu’au nombril. À son tour, il avança une main sur le ventre de My-lai. Aussitôt, elle s’accroupit et commença à se balancer, se caressant sur lui. Le bruit de leurs respirations haletantes domina le brouhaha extérieur. Finalement, My-lai s’étendit sur son amant et s’empala habilement. Alors, elle se redressa à cheval sur ses hanches, les yeux dissimulés par sa frange, et posa un doigt sur son nombril.

— Ça monte jusque-là ! s’exclama-t-elle.

Avec sa lourde charpente musclée de créole, Julius Harb semblait d’une autre race que la fragile Chinoise. Il savait ce qu’elle aimait. Posant ses grandes mains sur ses hanches, il guida sa possession, la faisant monter et descendre comme une plume. Les yeux clos, le souffle court, My-lai savourait ces retrouvailles. Puis, le plaisir vint irrésistiblement, elle poussa un soupir bref et s’écroula sur la poitrine de son amant, secouée par un violent orgasme, le mordant au cou. Julius Harb la laissa se calmer, puis la fit basculer doucement et posa son grand corps sur elle. Aussitôt, les jambes de My-lai se dressèrent, ouvertes en V, et il s’enfouit dans son ventre jusqu’à heurter son pubis. Elle poussa un petit cri.

— Arrête ! Tu vas trop loin.

— Tu n’aimes pas ?

— Si, si, ah bon.

Ses jambes retombèrent et elle resserra les cuisses autour de lui, l’empêchant de prendre de l’élan pour qu’il n’explose pas trop vite. C’est la position qui l’excitait le plus. Tout en le retenant de toutes ses forces, comme une noyée, elle eut ainsi plusieurs orgasmes entre lesquels elle s’arrêtait, reprenant son souffle, et immobilisant le membre fiché en elle. Julius la laissait faire, mais commençait à avoir du mal à se retenir. D’un coup, il s’arracha d’elle. My-lai protesta d’un ton de gamine grondée :

— Oh non, pas encore !

Leur rite était immuable. Déjà, docilement, elle lui offrait ses fesses rondes. Julius la reprit dans cette nouvelle position, de nouveau la fit jouir et enfin se retira lentement.

— Non, pas aujourd’hui, tu es trop gros ! protesta My-lai. Sans quand même chercher à lui échapper.

Heureusement que sa plainte hypocrite ne retint pas son amant. Il s’enfonçait déjà dans ses reins aussi facilement que dans son ventre. Il se déchaîna, ses doigts crochés dans les hanches élastiques, penché sur le dos piqueté de perles de sueur, prenant la croupe offerte à grands coups de reins. My-lai, prosternée, les bras en croix, feulait de plaisir chaque fois que son amant s’enfonçait en elle.

Sans vraiment se l’avouer, elle adorait qu’il la prenne de cette façon. De le sentir soudain exploser déclencha un ultime orgasme qui la laissa pantelante, étourdie de plaisir. Ils roulèrent sur le côté et il demeura en elle, pas encore assouvi. My-lai, les yeux fermés, fantasmait, pensant à cet énorme membre encore fiché dans son corps. De nouveau, une chaleur monta de son ventre et elle se demanda si elle n’allait pas encore s’offrir un petit orgasme.

Julius Harb, dont l’érection se prolongeait, ne regrettait pas les risques qu’il avait pris pour venir dire au revoir à sa maîtresse. Dans quelques heures, à l’aube, il irait rejoindre un puissant canot automobile caché sur le canal Saramacca. De là, il gagnerait le Surinam et remonterait le fleuve jusqu’au bac de Carolina. Des amis l’y attendaient avec une voiture pour gagner par des petites pistes le Maroni, fleuve-frontière avec la Guyane française. Des Bonis[6] le lui feraient franchir en pirogue et il serait en sécurité. Cela lui crevait le cœur d’abandonner son pays, mais il n’avait, hélas, pas le choix.

On n’entendait plus que le « vlouf vlouf » lent des pales du ventilateur. Dehors, un silence absolu régnait dans Blauwgrondstraat auparavant si animée. Il regarda le cadran lumineux de sa montre. Minuit vingt.

Le couvre-feu en vigueur commençait à minuit, après avoir débuté pendant six semaines à sept heures du soir ! Personne ne se risquait à l’enfreindre, les militaires, nerveux, tirant sur tout ce qui bougeait. Julius Harb entendit soudain le bruit d’un véhicule. Instantanément, son cœur se mit à battre plus vite. À cette heure, ce ne pouvait être qu’une patrouille. Or les militaires s’aventuraient très peu hors de leur cantonnement. Il se dressa, la bouche sèche, s’arrachant de la croupe qui l’emprisonnait. Le ronflement se rapprochait. Appuyée sur un coude, My-lai l’observait, tendue elle aussi. Dans ce silence absolu, les bruits prenaient une importance anormale. Le ronronnement du moteur faiblit, puis s’arrêta. Ce silence brutal, au lieu de calmer Julius Harb, augmenta son angoisse. Le véhicule inconnu s’était arrêté juste en face de la maison !

Désespérément, il chercha dans sa tête les imprudences qu’il avait pu commettre. Personne, pas même sa mère, ne savait où il passait cette dernière nuit. Il était certain de ne pas avoir été suivi. Sans un mot, il se leva, passa rapidement son slip et son pantalon. My-lai quitta le divan à son tour, noua machinalement son pagne autour de sa taille, le regard absent. Des portières claquèrent, puis de lourds pas d’hommes, des cliquetis d’armes. Toute la rue, réveillée, devait guetter.

My-lai allongea la main vers le pistolet et sans un mot le tendit à Julius en le tenant par le canon. Son regard se déplaça montrant la porte de la cuisine donnant sur la rizière et ses lèvres articulèrent silencieusement :

— Pars !

Julius Harb prit l’arme. Il y avait une balle dans le canon. Il suffisait de repousser le cran de sûreté. S’il sautait dans la rizière et tirait pour couvrir sa fuite, ils avaient peu de chance de le retrouver. Il les connaissait : ce n’étaient pas des foudres de guerre.

Ensuite, il attendrait jusqu’à l’aube le bateau sauveur. Seulement il y avait My-lai. Ils se vengeraient sur elle, fous de rage de l’avoir raté. Soudain, la tête hirsute du rasta flasha devant ses yeux. C’était lui ! Ils travaillaient souvent comme mouchards pour les responsables de la nouvelle police politique.

Des pas firent craquer la planche jetée sur le fossé et aussitôt un coup violent ébranla la porte.

Avant même que My-lai ait le temps d’ouvrir, un coup d’épaule fit trembler le battant, puis une violente ruade fit sauter la fragile serrure. Trois hommes se ruèrent dans la maison, Uzi au poing, en tenue de combat, le béret rouge enfoncé sur l’oreille. Un quatrième balaya la pièce d’une puissante torche électrique, comme si la lueur diffuse de la lanterne chinoise ne suffisait pas.

— Julius ! Lâche ça ! cria-t-il.

Il connaissait bien Julius Harb, ayant été sergent sous ses ordres. Celui-ci n’hésita qu’une fraction de seconde, sachant que, sinon, les Uzis allaient cracher la mort. Le regard des trois soldats brillait comme ceux de chats dans la pénombre. Ils avaient dû se doper au rhum avant de venir, après avoir attendu le couvre-feu pour agir avec discrétion. Julius Harb lança le colt automatique sur le lit et l’ex-sergent devenu lieutenant le ramassa aussitôt. Un des hommes s’avança vers la cuisine, vérifiant qu’elle était vide.

— Habille-toi et viens ! ordonna le lieutenant.

Julius Harb essaya une ultime parade.

— Tu sais qui je suis ? dit-il. C’est moi qui ai dirigé avec notre camarade Bouterse la Révolution de 80 ! Je ne suis pas un criminel.

Le lieutenant baissa la tête, gêné.

— J’ai l’ordre de t’arrêter. Moi, je n’y peux rien. Tu verras avec eux à Memre Boekoe. Allez, viens.

C’était la caserne d’où était partie la Révolution de 1980 dirigée par Desi Bouterse et Julius Harb.

Plus tard, les deux hommes s’étaient opposés, Desi Bouterse donnant à « leur » Révolution une dérive totalement marxiste. Leur divorce définitif datait du 8 décembre précédent. Cette nuit-là, les partisans de Desi Bouterse avaient arrêté et massacré tous ceux qui pouvaient leur tenir tête : syndicalistes, avocats, journalistes. L’élite du Surinam avait été décapitée. Julius Harb avait violemment protesté et, plus tard, Bouterse avait mis à prix la tête de son ancien copain… poussé par ses alliés cubains. Ceux-ci savaient que Julius Harb avait gardé beaucoup de prestige dans l’armée surinamienne et dans la population. Il restait donc le seul à représenter un danger potentiel pour les visées cubaines. D’autant qu’il n’avait pas fui en Hollande comme tous les opposants au régime. Maintenant, c’était trop tard. Sans un mot, Julius Harb remit ses chaussures et son pull-over. Les soldats piétinaient en silence sur le plancher de bois, louchant sur les formes de la jeune Chinoise. Celle-ci n’avait pas dit un mot, tapie dans un coin comme un animal, le regard dissimulé par sa frange, la poitrine nue. Julius Harb se tourna vers elle et dit doucement :

— Miloviyou.

Déjà les soldats se dirigeaient vers la porte. Soudain, My-lai se détendit comme un fauve, bondissant vers le lieutenant. Julius vit briller la lame d’une machette dans la main droite de la jeune Chinoise, entendit son hurlement.

— Sauve-toi !

De toutes ses forces, elle abattit la machette sur le bras du lieutenant. Celui-ci eut le temps de pivoter et la lame, au lieu de lui couper le bras, ne fit que lui entailler le poignet. D’un bloc, les soldats s’étaient retournés, Julius Harb n’eut pas le temps de bondir vers la cuisine. Déjà, le lieutenant avait arraché le colt de sa ceinture et le braquait sur lui, le visage convulsé de rage et de douleur.

— Salope ! cria-t-il.

Les soldats se ruèrent sur My-lai, les crosses des Uzi s’abattirent sur la Chinoise, faisant éclater les chairs, lui arrachant des hurlements. Elle tomba en boule dans un coin, cherchant à se protéger. Les soldats continuèrent à s’acharner sur elle à coups de pied. La main gauche du lieutenant tremblait mais la crosse du colt était à quelques centimètres du visage de Julius Harb. Celui-ci crut que l’autre allait tirer, tant il avait le regard fou. Enfin, il aboya un ordre et ils s’arrêtèrent. Le sang dégoulinait le long de son bras et tombait goutte à goutte sur le plancher d’acajou.

Un des soldats enfonça son Uzi dans le ventre de Julius Harb et le lieutenant remit le pistolet dans sa ceinture. Il releva sa manche avec une grimace de douleur, découvrant une profonde estafilade.

— Pardonne-lui, dit Harb. Elle est très jeune, elle a voulu m’aider.

Le lieutenant ne répondit pas. Un de ses hommes s’approcha avec son pansement individuel et l’appliqua sur le poignet blessé. Le lieutenant se laissa tomber dans un des grands fauteuils d’osier, fixant avec haine la jeune Chinoise, recroquevillée sur le plancher, sanglotant de douleur. Un des soldats disparut dans la cuisine et revint avec une bouteille de rhum Black Cat. Le lieutenant en but au goulot une longue rasade. L’ambiance s’était soudain alourdie. La bouteille passait de main en main. Julius Harb n’avait plus qu’une hâte : quitter cette maison. Protéger My-lai, si c’était encore possible. Le lieutenant jeta un ordre à voix basse.

Deux des soldats relevèrent la Chinoise, la tenant sous les aisselles et la traînèrent dans la cuisine. L’un d’eux, avec la crosse de son Uzi, balaya tout ce qui se trouvait sur la table, puis, brutalement, ils poussèrent My-lai dessus, lui écrasant la poitrine contre le bois, la courbant en deux. Ils lui arrachèrent son pagne. Tandis que l’un maintenait la jeune femme par les poignets, l’autre s’approcha par-derrière, passa son Uzi en bandoulière, se frotta un peu contre les fesses nues, avec une mimique ravie, et, dégrafant son pantalon, la viola. Lorsque Julius Harb qui voyait toute la scène par la porte ouverte, aperçut le sexe s’enfoncer dans le ventre de la jeune femme, il poussa un rugissement et, aussitôt, le canon de l’Uzi lui meurtrit le sternum.

— Ne bouge pas ou il te tue, avertit le lieutenant.

My-lai criait à peine. Le soldat lui donnait de grands coups de reins, encouragé par ses deux copains. Puis ils permutèrent. Installé dans un fauteuil, le lieutenant contemplait son poignet blessé, en buvant du rhum au goulot, presque détendu en apparence. On n’entendait plus que les halètements excités des soldats se relayant pour violer la jeune Chinoise et les cris brefs de celle-ci lorsqu’un de ses bourreaux s’égarait volontairement dans ses reins.

— Dis-leur d’arrêter, plaida Julius Harb.

Le lieutenant ne répondit pas directement, levant sur lui un regard torve, injecté d’alcool.

— Elle a voulu me tuer, dit-il. Pour protéger un traître à la Révolution comme toi !

— Fais attention, avertit Harb, je parlerai.

Il savait que l’autre avait l’ordre de le ramener vivant. Sinon, il l’aurait déjà abattu. Il ne prendrait pas sur lui de se venger. La tuerie du 8 décembre avait déjà fait assez mauvais effet à l’étranger et au Surinam. Quinze morts en une nuit, c’était beaucoup pour un pays de trois cent mille habitants.

Un hurlement de My-lai les fit sursauter. La jeune femme venait de se retourner, griffant un de ses violeurs acharné à la déchirer. Les yeux fous hors de la tête, le visage barbouillé de larmes, tuméfié par les coups, les traits gonflés, elle était presque laide. Un coup de crosse la rabattit sur la table, lui ouvrant la joue. Aussitôt, elle se mit à hurler, comme une sirène. Ses cris devaient s’entendre jusqu’au fleuve ! Décontenancés, les soldats tournèrent la tête vers leur chef.

— Tais-toi ! cria celui-ci.

Le scandale, c’était ce qu’il craignait le plus. Demain, tout Paramaribo allait bruisser de rumeurs horrifiantes. La version officielle de l’arrestation de Julius Harb en train d’attaquer la caserne Memre Boekoe ne tiendrait plus et le lieutenant allait se faire engueuler.

Il se leva brusquement, renversant la bouteille de rhum, fit un pas vers la table. My-lai continuait à hurler. Le lieutenant arracha l’Uzi d’un des soldats et, brutalement, enfonça le canon de la mitraillette entré les fesses cambrées, déclenchant des hurlements encore plus violents. Julius Harb crut d’abord qu’il s’agissait d’une nouvelle humiliation, mais le lieutenant tourna vers lui son regard d’ivrogne luisant de haine.

— Elle a besoin d’un petit lavement à l’Uzi, fit-il.

Julius Harb n’eut pas le temps d’intervenir. La rafale claqua, assourdissante, les projectiles s’enfonçant directement dans les intestins de la Chinoise. Celle-ci poussa un cri atroce, roula sur elle-même : du sang jaillit presque aussitôt de sa bouche et elle tomba à terre. Les projectiles s’étaient logés dans ses intestins et ses poumons. Elle eut quelques spasmes, le sang s’écoula un peu plus fort de sa bouche. Julius Harb se précipita, lui releva la tête, mais elle ne le reconnut même pas, le regard déjà vitreux. Aucune des balles n’était ressortie et, de ce fait, elle ne semblait pas blessée. Une main tira brusquement Julius Harb en arrière. Ivre de douleur et de rage impuissante, il se débattit furieusement. Ils durent se mettre à trois pour lui faire franchir la passerelle de bois. Il se retourna, aperçut une dernière fois le corps inerte, puis un des soldats referma la porte à la volée.

Alors, fou furieux, il se mit à hurler de toute la force de ses poumons :

— Assassins ! Assassins ! Vous avez tué My-lai !

Pas une lumière ne filtrait des maisons de bois bordant Blauwgrondstraat, mais il était certain que tous les habitants de la rue, réveillés par les coups de feu, tapis derrière leurs volets devaient guetter l’extérieur, fous de terreur.

Les trois soldats lui tombèrent dessus en même temps, dans un déluge de coups. Il cria encore quelques secondes, puis un coup de chargeur assené en pleine tempe l’assomma net. Ils le traînèrent jusqu’à la Jeep arrêtée au milieu de la chaussée, un soldat au volant. Il était encore évanoui quand le véhicule démarra d’un coup. C’est un virage brutal qui lui fit reprendre conscience. Une pensée lancinante l’assaillit aussitôt : s’il n’avait pas voulu faire une dernière fois l’amour avec My-lai, elle serait encore vivante. Encore étourdi, il se redressa, cria, la bouche pleine de sang, au lieutenant :

— Assassin, salaud ! Le colonel Bouterse saura ce que tu as fait.

Pensant au corps délicat massacré par les projectiles de l’Uzi, il lui cracha en plein visage, moitié salive, moitié sang. Nouveau coup de crosse. Il retomba pensant qu’au moins toute la ville connaîtrait leur crime.

Quant à son ex-copain Bouterse, il ne se faisait aucune illusion. Il se moquait de la Chinoise comme de sa première Uzi. Au contraire, une dose supplémentaire de terreur rendrait les Surinamiens plus malléables.

Julius Harb devina que la Jeep roulait maintenant sur Anton Dragtenweg, la route longeant le fleuve. Il réalisa brusquement ce que sa capture signifiait pour son pays. Il se demanda où ils allaient. Si c’était Fort Zeelandia, l’ancien Musée de Paramaribo transformé en Quartier Général de la Révolution, cela signifiait l’exécution immédiate. Si, au contraire, on l’emmenait à la caserne Memre Boekoe, il avait un sursis. Son ancien condisciple n’avait sans doute pas encore trouvé un moyen décent de se débarrasser de lui. Il guetta l’allure de la Jeep, tous ses sens en éveil. Fort Zeelandia se trouvait à l’entrée de Paramaribo, au bord du fleuve et la caserne en pleine ville, beaucoup plus loin. Il se redressa doucement, aperçut, sur sa gauche, l’hôtel Torarica.

Encore deux cents mètres.

La Jeep ne ralentit pas. Il vit au passage le casque jaune d’un policier militaire, puis le véhicule s’engagea dans Waterkant, en direction de la caserne Memre Boekoe.

Julius Harb ne mourrait pas cette nuit-là.

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