Chapitre V

Herbert Van Mook gara sa voiture en face de la cathédrale de Paramaribo qui jouxtait l’hôpital. Le Hollandais était d’excellente humeur. La veille au soir, Rachel s’était montrée aussi inventive qu’à son habitude et l’avait abandonné exsangue à quatre heures du matin. Voyant qu’il commençait à se lasser de sa fougue, elle lui avait décrit, avec des mots crus la façon dont elle avait traité son visiteur pendant sa courte absence. Il n’avait jamais rencontré la perversité à l’état pur comme dans cette fille de dix-sept ans. Au début de leurs relations, elle lui avait raconté comment, à l’âge de douze ans, elle suçait le sexe de tous les garçons du voisinage, sur le siège arrière de la voiture familiale en maculant de sperme toute la banquette, ce qui avait fini par un horrible scandale.

La découverte de sa récente infortune l’avait agacé, mais on ne fait pas de réflexions à un homme qui possède la clé de cinquante millions de dollars.

En dépit de sa fatigue, il n’avait presque pas dormi, tournant et retournant dans sa tête l’histoire de l’or. Comment s’emparer des deux tonnes de métal précieux ? Ça n’allait pas être facile mais c’était la chance de sa vie. Il en avait ras le bol de ce pays pourri et crevait d’envie de revoir l’Europe. Avec quelques millions de dollars, ce ne serait pas plus mal.

Il pénétra dans la cathédrale. C’était un bâtiment extraordinaire, entièrement en acajou. Un bijou. Il tourna au chœur et s’engagea dans un petit escalier menant à la chorale et à une galerie courant le long de la nef. Les marches grincèrent et une voix demanda aussitôt :

— Qui est-ce ?

— C’est moi, Herbert.

— J’arrive, fit la voix.

Le Hollandais redescendit, contemplant les deux cordes qui servaient à tirer les cloches. Quelques instants plus tard, un homme en manche de chemise émergea de l’escalier sombre. Presqu’entièrement chauve, un gros nez busqué et des yeux marron proéminents. Il serra vigoureusement la main du Hollandais.

— Ça… ça… ça va ?

— Ça va. Et toi, Tonton ?

Le chauve eut un haussement d’épaules fataliste.

— Un… un jour, je vais fou… fou… foutre le feu à la baraque et me tirer.

Personne ne connaissait le véritable nom de « Tonton Beretta », un vieux Français au bégaiement accentué mais tout Paramaribo savait qu’il était arrivé dix ans plus tôt du Venezuela. Son surnom venait d’une fâcheuse propension qu’il avait eue à se servir d’un Beretta automatique à Caracas. Trois Vénézuéliens n’en étaient pas revenus et Tonton avait dû filer. Il était arrivé à Paramaribo sans un sou, avec des papiers très approximatifs et son vieux Beretta un peu piqué de rouille. Son avenir aurait probablement été sombre si le curé n’avait pas eu besoin d’un homme à tout faire. Contre toute attente, Tonton Beretta semblait s’être épanoui dans cette ambiance feutrée. Il s’était construit une petite maison au bord du fleuve, près du quartier javanais et, pour mettre du beurre dans ses épinards, entretenait plusieurs bateaux appartenant à des Hollandais. Hélas, ses meilleurs clients avaient fui après le massacre de décembre et il n’avait plus grand-chose à faire. Quand il n’était pas à l’église, il passait des heures à pêcher dans un grand canal des poissons que lui seul osait manger. Il ne recevait jamais de lettres et semblait absolument seul au monde.

Simplement, presque tous les soirs, il allait au Parbo Inn boire quelques bières puis parfois consommer une pute dans la rue voisine.

Il regarda Van Mook du coin de l’œil. C’était bien la première fois qu’il le voyait à l’église. D’habitude, ils se croisaient au Parbo Inn, chacun n’ignorant rien de l’autre.

— Tonton, dit le Hollandais, j’ai besoin de toi.

Le chauve remonta l’allée centrale à petits pas comme s’il comptait les bancs d’acajou vernis.

— Ouais ? marmonna-t-il.

— J’ai besoin d’un bateau, insista le Hollandais. Un truc rapide qui puisse prendre trois tonnes en tout.

Tonton Beretta s’arrêta net et le fixa de ses gros yeux marron :

— Dis donc, c’est un pa… pa… paquebot qu’il te faut…

— Le grand Magnum du Belge qui est parti, avec les deux moteurs hors-bord, il ne suffirait pas ? Tu sais, le bleu et blanc…

Tonton Beretta hocha la tête.

— Si les moteurs veulent dé… dé… démarrer. Seulement je n’ai pas d’essence et c’est un gouffre. À vingt-cinq nœuds, c’est deux… deux… cents litres à… à… l’heure…

Herbert Van Mook balaya l’objection d’un geste munificent.

— Pas de problème, je t’apporte l’essence que tu veux. Et je te file mille florins pour toi.

— Des florins ? fit le vieux, méfiant. Tu peux te les foutre au c… c… cul…

Le Hollandais fit l’étonné.

— Je croyais que tu sortais jamais d’ici.

Tonton Beretta lui jeta un regard furieux.

— Et si j’ai envie de me barrer avec mes écono…croques ? C’est pas avec tes florins que je pourrai bouffer dans un pays ci… ci… civilisé.

Van Mook entrevit aussitôt une économie substantielle.

— Écoute, Tonton, fit-il, si tu veux, je t’emmène. J’ai l’intention de m’arracher après ce coup-là.

— Où tu… tu… tu… vas aller avec le bateau ? ironisa le chauve. Même avec une voile, on n’arrivera pas au Brésil. Et il y a un barrage à l’autre bout du Surinam.

— Il n’y a pas que le bateau, fit le Hollandais, mystérieux. Combien de temps il te faut pour le préparer ?

Tonton Beretta s’arrêta en face de l’autel, les mains sur les hanches.

— D’abord, faut savoir pourquoi tu le veux ce bateau. Je veux pas que tu le remplisses de ser…ser… serpents. Et, tu… tu… tu vois, j’ai pas une immense confiance en t… t… toi…

— T’as tort, protesta Van Mook, sans se vexer. J’ai jamais doublé personne. Enfin, juste des caves.

— Ouais, fit Tonton Beretta. Sûr que t’es un mec coco… correct, mais je veux en savoir plus. Moi, je suis responsable de ce b… b… bateau.

— Écoute, fit Van Mook, conciliant. C’est un truc politique. Un mec qui veut s’arracher discrètement.

— C’est dangereux ?

— À ton stade, non, fit prudemment le Hollandais. On partira de nuit. Avec ton truc, il faut combien pour atteindre Carolina, à pleine charge, comme je t’ai dit ?

— Moins d’une heure si on se paie pas un tronc d’arbre flottant. Et cinq mille dollars…

Herbert Van Mook sursauta et dit d’un ton douloureux :

— Oh ! Tonton, tu vas un peu fort ! Ça fait longtemps qu’on se connaît.

— Justement, ricana le vieux Français. Pour une fois qu’on fait une affaire… Si tu trouves que c’est trop cher, tu peux toujours ramer avec tes gr… gr…gros bras…

Toujours le mot pour rire. Le Hollandais comprit que ce n’était pas la peine de discuter avec le vieil aventurier.

— Tu es enfouraillé ? demanda-t-il.

— Assez pour te filer les tripes à l’air si tu me mets sur un coup pourri, annonça aimablement Tonton Beretta, du coup sans bégayer. On n’a jamais travaillé ensemble, alors je te préviens : avec moi, il n’y a jamais de seconde entourloupe.

Apparemment l’eau bénite l’avait bien conservé. En dépit de ses réticences verbales et de sa discussion sordide, Van Mook sentait que l’ex-voyou vibrait de tous ses vieux os à l’idée de sortir de sa sacristie. En le poussant un peu, il l’aurait fait pour rien. Il tendit sa main large comme un battoir.

— C’est OK. Tiens, voilà déjà du blé pour la remise en état du moteur. Je passerai te voir demain, au hangar.

Royalement, il lui tendit un billet de cent florins que l’autre empocha.

— À propos, c’est pour quand t… t… ton truc ?

— Je ne sais pas, fit prudemment Van Mook, mais vaut mieux être prêt le plus vite possible.

L’autre le suivit le long de la nef et lui jeta avant qu’il s’en aille :

— Faudra me donner l’heure exacte, parce que je n’ai pas de gr… gr… grue. On ne peut pas sortir à n’importe quel moment, il faut attendre la m… m… marée. Tu me garantis qu’on va pas se faire allumer ? Le bateau, il est pas à moi…

— Juré, sur la tête de ma mère, fit Van Mook.

La pauvre femme étant morte de chagrin en le mettant au monde, il ne risquait pas grand-chose. Tonton Beretta, sur le parvis, le regarda partir, puis rentra terminer le briquage de ses cloches, pensif.

Il connaissait toutes les activités légales et illégales de Van Mook et ne voyait vraiment pas ce qui pouvait le pousser à se mêler de politique… Donc l’autre ne lui avait dit qu’une partie de la vérité… Tonton Beretta se promit, avant de prêter un bateau qui ne lui appartenait pas, d’en savoir plus. Il avait à peu près aussi confiance dans le Hollandais que dans une tarentule. Hélas, on ne choisissait pas toujours ses partenaires en affaires. Il retourna dans son gourbi, ouvrit un tiroir, déroula un chiffon et en sortit un Beretta 9 mm automatique qu’il se mit à démonter.

Tout en nettoyant le vieux pistolet, il se dit que si une crapule comme Herbert Van Mook était prêt à lui donner cinq mille dollars, c’est qu’il en gagnait cent fois plus. Il faudrait revoir les termes de ce partage à son avantage, pensait-il, en testant le ressort du percuteur.

C’était bon de rajeunir.


* * *

Malko tourna la tête vers la gauche et son regard rencontra la gueule noire d’un fusil mitrailleur installé au poste de garde de la caserne Memre Boekoe, braqué sur l’entrée. Il continua à remonter Gemenelandsweg pour s’arrêter au feu rouge, en face de l’ambassade indonésienne. À part le FM, braqué sur l’entrée, Memre Boekoe ressemblait à toutes les casernes, avec ses bâtiments sans joie et sa clôture de barbelés. Il tourna à droite dans Zinniastraat, effectuant le tour complet de son objectif et découvrant une seconde entrée, dans Gravenberchstraat. Il descendit la large avenue à deux voies, vers le centre. Memre Boekoe se trouvait très loin du fleuve, à près de quatre kilomètres de Fort Zeelandia. Malko se laissa guider par les sens uniques et, pour la quatrième fois, se retrouva dans Gravenstraat, la rue de la cathédrale et de l’hôpital.

Il commençait à connaître le trajet par cœur. Son but était simple : trouver le meilleur endroit possible pour une embuscade. Deux conditions : être assez éloigné de la caserne pour que les coups de feu ne fassent pas surgir un renfort immédiat et se trouver de façon absolument certaine sur le parcours de Memre Boekoe à Fort Zeelandia. Maintenant, il était au moins certain d’une chose : quel que soit l’itinéraire emprunté, il se terminait dans Gravenstraat.

Descendant la rue à sens unique, il dut freiner brusquement, car une ambulance, sortant de l’hôpital sur sa gauche, lui coupait la route. C’était ce qu’il lui fallait ! Le seul véhicule qui n’éveillerait pas l’attention durant le couvre-feu, c’était une ambulance. Il s’arrêta un moment, observant les lieux. En face de l’hôpital, un Noir était perché sur la balustrade en bois d’une antique maison tombant en morceaux, comme un oiseau sur une branche. Le regard absolument vide. Malko repartit, ne tenant pas à attirer l’attention.

Un peu rasséréné, il gara sa Mitsubishi devant le Torarica, la chemise collée à son dos par la sueur. À part l’iguane qui fila, la queue verticale en le voyant, la piscine était toujours aussi déserte.

Il avait à peine eu le temps de se tremper dans l’eau que le haut-parleur grésilla, déformant son nom de façon presque incompréhensible. Il y avait un téléphone près du bar fermé et il put joindre le standard.

C’était la voix joyeuse de Cristina Ganders.

— Si vous n’avez rien à faire, je passerai vous prendre après mon travail, vers une heure et demie, proposa-t-elle. Nous irons déjeuner chez une amie.

Pas de nom, aucune précision. Malko raccrocha, intrigué et plutôt content. Son opération folle semblait se mettre en place. Cristina Ganders ne l’appelait sûrement pas pour une rencontre mondaine. C’est elle qui détenait l’élément principal : les modalités du transfert de Julius Harb. Sans cette information le reste n’avait aucune valeur.

Il repensa à Herbert Van Mook. Il y aurait quelques grincements de dents lorsqu’il saurait ce que Malko avait vraiment dans la tête. Si Malko réussissait, du même coup, il privait le gouvernement illégal du Surinam de son or. Un beau doublé.


* * *

Herbert Van Mook pénétra en sifflotant dans le garage. Il avait fait une petite halte chez les putes de Watermolenstraat où il avait repéré une nouvelle Colombienne qui ne devait pas avoir seize ans et qu’il s’était fait mettre de côté. Même Rachel, avec sa perversité, ne lui ôtait pas le goût du changement. Il s’arrêta à l’entrée de l’atelier, cherchant à percer la pénombre encombrée de carcasses de voitures, de pneus, de vieux moteurs. Il possédait la moitié de cette modeste entreprise, ce qui lui payait tout juste ses cigarettes. Une brusque colère balaya sa décontraction. Où était son mécanicien ? Se faufilant entre les empilements de tôles, il arriva au fond de l’atelier. Une voiture était montée sur un pont. Sous ce dernier, il aperçut un grand Noir à moitié nu et, sous ce Noir, celui qui aurait dû être en train de réparer la voiture, Dutchie. La salopette baissée, dans une position qui ne laissait aucun doute sur son activité.

— Dutchie, gueula Van Mook, je t’ai dit vingt fois de ne pas te faire enculer pendant les heures de travail !

Pour donner plus de poids à ses paroles, il envoya un violent coup de pied dans ce qui était visible des fesses brunes du dénommé Dutchie.

Effrayé, le Noir voulut sortir, se cogna la tête à la voiture, jura et bascula de l’autre côté du pont. Rajustant son short, il fila sans demander son reste… À son tour, Dutchie, à quatre pattes, la figure pleine de cambouis, se remit debout. Van Mook le contemplait en riant. Dutchie était un pâle voyou qui lui servait à toutes ses petites besognes et, entre autres, de releveur de compteur quand il exploitait quelques putes.

— J’voulais pas, murmura le mécano, ce salaud de nègre, il m’a pris par surprise.

Le Hollandais ricana, sans illusions.

— J’espère que tu t’es fait payer d’avance, petit con, parce qu’il s’est tiré…

Devant l’air choqué de Dutchie, il ajouta aussitôt :

— Ah, c’était une histoire d’amour, excuse-moi ! Bon. Si je me souviens, c’est toi qui entretiens la bagnole de la fille qui travaille à la Banque Centrale, tu sais, la petite à lunettes, plutôt bien roulée.

— Ouais, fit Dutchie, essuyant le cambouis qui lui maculait le visage.

— C’est bien elle qui ferme la banque tous les soirs ?

— Oui, je crois.

Herbert Van Mook donna un coup de pied machinal dans un pneu.

— Bon, tu vas te démerder pour que sa voiture tombe en panne. La lui réparer et bavarder avec elle. Je veux savoir comment ça se passe quand elle part de la banque. S’il y a un système de sécurité, où sont les clefs, les gardiens, tout, quoi…

Dutchie le fixa, effaré.

— Vous voulez… ?

À toute volée, Herbert Van Mook lui balança un revers sur la bouche, lui ouvrant la lèvre inférieure. Puis ses doigts se refermèrent autour du cou du jeune mécano et il lui cogna la tête contre le rail du pont.

— Si tu ouvres ta gueule de pédé, ou si tu ne fais pas ce que je te dis, menaça-t-il, je te sors la cervelle par les oreilles.

Dutchie le regarda s’éloigner en tamponnant sa bouche meurtrie, fou de haine et de peur. Herbert Van Mook le terrifiait à cause de sa force physique et le fascinait en même temps. Il n’osait pas s’avouer qu’il était vaguement amoureux de lui. Il se demanda ce qu’il voulait faire à la Banque Centrale.

À quoi bon voler des florins qui ne valaient que leur poids de papier hors du Surinam ? Enfin, ce n’était pas ses affaires. Il se remit à son travail interrompu par sa brève idylle.


* * *

Herbert Van Mook roulant au pas dans Keizerstraat, scrutait les passants, à la recherche d’une silhouette agréable à regarder. Plutôt de bonne humeur.

Il se demanda où il allait trouver deux types capables de se servir d’un M 16 sans se trouver mal.

Le bac vomissait une foule compacte venue de l’est du pays et même de Guyane pour le marché. Paramaribo grouillait d’animation. Brusquement, il n’eut pas envie de regagner la ferme. Rachel nourrirait les animaux. Il mit le cap sur Watermolenstraat, espérant que sa Colombienne serait encore là, se frayant un passage à grands coups de klaxon.

Tout en conduisant, il pensa soudain à quelqu’un qui ne ferait pas dans son froc s’il avait à se payer quelques soldats. Le tout était de le lui demander gentiment et de le convaincre sans trop lui promettre. Lorsqu’il pensait aux deux tonnes d’or, il en avait le vertige. Et pourtant, il savait que l’homme venu faire évader Julius Harb ne bluffait pas.


* * *

La volumineuse poitrine de Cristina Ganders, moulée dans une robe de jersey orange, rayonnait comme un phare.

Ils traversèrent le hall du Torarica et montèrent dans la Mitsubishi de Malko.

— Où allons-nous ?

— Chez Mama Harb. La mère de Julius Harb.

— Pourquoi ?

— C’est elle qui me renseigne. Grâce aux amis de son fils, toujours dans l’armée, elle sait tout. Comme j’ai été obligée de lui poser des questions précises, elle a commencé à se douter de quelque chose. Alors, j’ai été obligée de lui dire ce qu’on préparait.

Malko, arrêté entre les deux voies de Combeweg, faillit en emboutir un bus.

— Mais c’est de la folie. Si la moindre indiscrétion filtre, c’est fichu.

Cristina ne se troubla pas. Au contraire, elle éclata d’un rire clair.

— Pas du tout. Mama Harb avait l’intention d’attendre son fils à la sortie de Memre Boekoe et d’attaquer le transfert à la machette. Pour qu’elle ne se lance pas là-dedans, il faut lui expliquer qu’on fera quelque chose de plus efficace. Ensuite, je lui ai dit que si elle disait un mot à qui que ce soit son fils mourrait. Elle l’adore, elle fera n’importe quoi pour le sauver…

Réticent, Malko souleva une dernière objection :

— Si on nous voit chez elle, les voisins ne vont pas se poser de questions ?

Encore une fois, Cristina Ganders le rassura.

— Non. J’emmène souvent des gens déjeuner chez elle. Elle fait bien la cuisine et cela l’aide à gagner sa vie. Tout le monde le sait.

Ils filaient vers l’ouest, suivant une avenue bordée de superbes acajous de trente mètres de haut, les plus vieux arbres de Paramaribo. Le goudron s’arrêta, laissant la place à une allée bordée de maisonnettes de bois, plutôt modestes.

— C’est là ! annonça Cristina. Elle parle à peu près anglais.

Une grosse Noire en robe à fleurs s’encadra dans la porte du numéro 62, avec un sourire édenté. L’intérieur de la maisonnette minuscule était propre comme un sou neuf.

Noire comme du charbon, les yeux malicieux, le ventre en avant, Mama Harb ressemblait à une réclame pour un rhum. Des portraits de son fils étaient posés sur tous les meubles, alternant avec ceux du pape. La Noire apporta la sempiternelle bouteille de Black Cat. Tandis que Malko trempait ses lèvres dans le rhum blanc, elle se lança dans une longue harangue en taki-taki.

— Mama Harb dit que son fils est battu sans arrêt. On lui a toujours refusé la permission de le voir. Ils ont bloqué l’argent de Julius. Elle a seulement soixante florins par mois pour vivre depuis qu’il ne lui donne plus rien. Elle lui fait parvenir de la nourriture grâce à des amis. Elle veut savoir comment vous allez le délivrer. Elle est très touchée que vous soyez venu d’Europe pour l’aider, mais elle a très peur pour lui.

C’était émouvant et dérisoire. Malko expliqua en anglais simple qu’il voulait attaquer le convoi avant l’exécution, qu’il ne fallait en parler à personne mais qu’elle devait les tenir informés de tout changement.

— Bien sûr, bien sûr, approuva Mama Harb, puis elle reprit le taki-taki, volubile comme un moulin à paroles. Cristina avait du mal à traduire.

— Elle dit qu’ils le craignent parce qu’il est très populaire et honnête. Il n’a jamais aimé les Cubains. Ils vont le tuer comme les autres. Tous ses copains sont dégoûtés, mais ils ont peur de se retrouver pleins de trous.

Bouterse est féroce… Maintenant, nous allons manger, elle nous a fait un plat local.

Une petite table était dressée dans le coin cuisine et la Mama apporta un gros chaudron plein d’une pâte jaunâtre où flottaient des morceaux de poulet.

— C’est du pom, annonça Cristina. Des patates douces avec du poulet.

Avec la chaleur, c’était vraiment le plat idéal… Sans parler du piment. Impitoyablement, Mama Harb les resservait dès que leur assiette était vide. Seul breuvage : le rhum blanc, servi lui aussi à gogo.

Les yeux de Cristina devenaient de plus en plus brillants. Quant à Mama Harb, son taki-taki coulait comme le rhum.

— Elle veut savoir qui vous êtes, pourquoi vous vous occupez de son fils, expliquait Cristina. Elle est très intriguée. Elle dit que les militaires sont très dangereux. Ils tuent tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Vous devez faire très attention.

Une demi-heure plus tard, Malko était sur le point d’éclater. Après une dernière rasade de rhum, Mama Harb ôta enfin les assiettes et disparut dans la cuisine.

— On va la laisser, dit Cristina. Maintenant, elle va se mettre en quatre pour obtenir des informations.

Mama Harb prit les deux mains de Malko dans les siennes, les larmes aux yeux et lui adressa un long discours en taki-taki. Soudain, elle ouvrit une armoire et en sortit une machette à la lame brillante et effilée comme un rasoir, qu’elle brandit sous le nez de Malko.

— Elle dit que s’ils font du mal à son fils, traduisit Cristina, elle ira elle-même tuer Bouterse.

La machette sur la hanche, elle leur fit au revoir, après avoir juré de leur donner des informations. Devant le scepticisme de Malko, Cristina Ganders affirma :

— Les « marnas » savent tout ici. Elles lavent le linge de tout le monde, même des militaires. Mama Harb connaît tous les copains de son fils. Ils n’osent pas protester ouvertement, mais ils lui transmettent des messages. Les Surinamiens ne sont pas méchants.

Ils cahotaient entre les acajous géants. C’était l’heure de la sieste et Paramaribo s’assoupissait dans la moiteur tropicale. Cristina bâilla.

— J’irais bien faire la sieste, mais mon Jules doit venir. Vous pouvez me ramener à ma voiture, je l’ai laissée au Torarica.

De nouveau, ils passèrent devant l’hôpital et Malko vérifia l’emplacement qu’il avait repéré, confortant son premier choix. Cristina avait allumé une cigarette.

— On vous a parlé de moi en Hollande ? demanda-t-elle soudain.

— Un peu, dit prudemment Malko.

Elle se tourna vers lui, les yeux rieurs.

— On vous a dit que je couchais avec tout Paramaribo, n’est-ce pas ? Celui qui vous l’a dit a couché avec moi aussi et il aimait beaucoup cela. C’est vrai, j’ai eu beaucoup d’hommes, mais je ne suis pas une putain. Certains me paient. C’est normal. Sans ça je ne les laisserais jamais se servir de mon corps. Mais je ne fais pas tout pour de l’argent. Dans cette histoire-ci, par exemple, je veux seulement vous aider et surtout aider le Surinam à se débarrasser de ces salauds. Sinon, nous sommes foutus.

— Vous pourriez vivre en Hollande ?

— J’ai essayé déjà. J’ai vécu aussi aux États-Unis, en Floride, à Jacksonville. Puis, je suis revenue ici. C’est le Surinam mon pays. (Elle rit). J’ai du sang noir, moi aussi. Mais cela va tellement mal que je vais être obligée de partir, de m’établir en Hollande.

Ils étaient arrivés au Torarica et Malko stoppa sous l’auvent, en face de l’hôtel. Le rhum semblait servir de sérum de vérité à Cristina Ganders. Elle s’accouda à son siège et le fixa avec un regard ambigu.

— Vous allez travailler avec Herbert Van Mook ?

— Oui, fit Malko. Grâce à vous.

Elle tira nerveusement sur sa cigarette :

— Faites attention. Il tuerait sa mère pour de l’argent. C’est un sale type. Un maquereau, un lâche. S’il peut vous doubler, il le fera. C’est un tueur aussi, sans le moindre scrupule.

Malko demeura de marbre. Si elle avait su l’histoire des deux tonnes d’or, Cristina lui aurait conseillé de traverser le fleuve à la nage.

— Vous veillerez sur moi, dit-il.

Elle secoua lentement la tête.

— Je ne le contrôle pas. Il est capable de tout. Rachel, la fille qui est avec lui, ne vaut pas mieux. Elle est folle et perverse.

Malko était intrigué.

— Comment savez-vous tout cela ?

Cristina écrasa sa cigarette dans le cendrier et eut un sourire en coin.

— On me téléphone toute la journée pour me raconter des potins. En taki-taki, nous appelons ça le molo-koranti, le téléphone nègre. Ce téléphone me dit que votre vie est en danger. Et pas seulement à cause des militaires. À ce soir.

Elle sortit de la Mitsubishi et il regarda s’éloigner la robe orange. Elle était fendue très haut derrière, découvrant à chaque pas les cuisses de la créole.

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