Chapitre XIII

Dans un silence de mort, Malko parcourut les visages de ceux qui lui faisaient face. Seule, Rachel demeurait indifférente. Tonton Beretta semblait s’être tassé sur lui-même, Éric, le barman, était médusé, Dutchie avait pris l’air apeuré et Herbert Van Mook, blanc de rage, fixait Malko de ses yeux fous.

— C’est impossible ! explosa le Hollandais. Toute la ville va être en alerte. Il y aura des patrouilles, nous nous ferons prendre immédiatement. Il faut aller à la banque d’abord.

— Nous n’utiliserons pas les routes qui sortent de la ville, fit remarquer Malko, puisque nous fuyons par le fleuve. Le centre ne sera pas spécialement surveillé, au contraire. Ils ne penseront jamais que nous pourrions rester si près.

Tonton Beretta secoua la tête d’un air dégoûté.

— C’est din… dingue ! On va se f… fa… faire flinguer ! Faut prendre l’or tout de suite. Main… maintenant. Une demi-heure, à tout… tout casser.

Il en bavait. Van Mook, lui, n’arrivait même plus à articuler, cuvant sa rage.

Prudemment, Malko s’était rapproché de la table des armes. Sans affectation, il avait posé la main sur une Uzi.

Lui mort, les autres ne pouvaient ouvrir la chambre forte même, avec les clefs. Seulement, ils pouvaient bêtement être tentés de le torturer pour lui arracher la combinaison. Il croisa fugitivement le regard de Greta Koopsie, fascinée et terrifiée. Du coup, tout le monde semblait l’avoir oubliée. Tout avait été dit. Le silence se prolongea.

— Il vous reste peu de temps pour vous décider, annonça Malko. Dans une demi-heure au plus, nous devons être en place, ensuite ce serait trop dangereux.

Van Mook l’apostropha :

— Et si on ne marche pas ?

— C’est votre droit. J’irai tout seul et si je réussis par miracle, j’essaierai de fuir en laissant l’or.

— Vous savez très bien que seul vous n’avez aucune chance, jeta Van Mook. Et puis, ces armes m’appartiennent.

C’était l’impasse. Tonton Beretta et Herbert Van Mook échangèrent des regards furibonds. Si Malko avait encore eu des doutes sur leur bonne foi, ils se seraient dissipés. Sûr, l’or de la Banque Centrale les intéressait. Donc, sa décision était la bonne et il devait s’y tenir coûte que coûte.

Les secondes filaient dans un silence de plomb. Malko pouvait voir les circonvolutions du cerveau de Herbert Van Mook au travail. Cherchant une parade. C’est la présence de Dutchie qui lui fit penser à un argument massue. Il s’adressa à Van Mook directement.

— Je dois vous rappeler quelque chose : votre ami Dutchie a assassiné la secrétaire de la banque. Vous avez agi de même pour Ayub, le barman du Parbo Inn. Ces deux meurtres vont faire des vagues. Si vous restez à Paramaribo, vous risquez de sérieux ennuis… Ce n’est guère plus dangereux de tenter mon opération.

Au moins, vous aurez vingt-cinq kilos d’or pour recommencer votre vie.

— Et moi ? demanda Tonton Beretta, qu… qu’est-c… ce que j’ai ?

— Si vous restez, dit Malko, des problèmes à cause d’Ayub. Si vous m’aidez, une barre d’or, de douze kilos et quelques.

Le silence retomba. Rachel semblait toujours absente. Greta Koopsie ne pouvait détacher les yeux de Malko. Dutchie, tamponnant sa mâchoire endolorie, aurait bien voulu être ailleurs. Un chien aboya furieusement dehors. Le front plissé, Herbert Van Mook réfléchissait. Éric, le barman, ouvrait des yeux comme des soucoupes, allant de Malko à Van Mook. Lui aussi regrettait de s’être fait piéger. Finalement, Herbert Van Mook laissa tomber ; avec un regard vers les armes.

— Ça va. On va faire comme vous dites. On n’a pas le choix.

Tonton Beretta ouvrit la bouche, puis la referma. Éric avait brusquement pâli. Lui aurait préféré la rupture diplomatique lui permettant de regagner son bar sur la pointe des pieds.

Le regard de Malko parcourut lentement tous les visages en face de lui. Cela allait de l’indifférence amusée avec Rachel jusqu’à la haine totale flottant dans les yeux bleus de Herbert Van Mook. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Minuit moins vingt. Le compte à rebours avait commencé. Dutchie semblait le plus décomposé de tous. Il s’envoya une longue rasade de rhum, à même une bouteille de Black Cat.

Malko, avait gagné la première manche, mais il ne pouvait relâcher sa garde. Se lancer dans l’opération avec cette bande était à peine moins dangereux que de partager un sac de couchage avec une famille de serpents à sonnettes.


* * *

— Dans cinq minutes, nous filons, annonça Malko. Herbert, Éric et Tonton, avec moi dans l’ambulance, conduite par Dutchie. Les deux femmes prendront ma voiture et se rendront directement au parking de Mirandastraat, le long de la maison du consul d’Allemagne. Elles attendront que nous les rejoignions. Nous allons prendre positon dans Gelukkige Dag, le long de l’hôpital. Je sais que le véhicule qui transporte Julius Harb sera seul. Dès que nous le verrons, le conducteur de l’ambulance démarrera et lui coupera la route, pour bloquer Gravenstraat. La présence de l’ambulance risque de nous faire gagner quelques précieuses secondes. Nous serons donc quatre pour les neutraliser. Julius Harb est prévenu, il se couchera dès les premiers coups de feu. Je crains que nous ne soyons obligés de tirer. Une fois l’escorte maîtrisée, nous filons dans l’ambulance par Watermolenstraat.

— Elle est en sens unique, objecta Herbert Van Mook.

— Il n’y aura pas de circulation, c’est le couvre-feu, corrigea Malko. De cette façon, nous évitons le palais présidentiel et Fort Zeelandia. Nous avons moins de deux cents mètres pour rejoindre Gelukkige Dag et le parking qui jouxte la cour de la Banque Centrale. Il est invisible de la rue et je doute que nos adversaires s’amusent à fouiller Paramaribo, maison par maison. Ils chercheront plutôt à contrôler les sorties de la ville. Ensuite, il n’y aura plus qu’à passer à la seconde phase de l’opération.

Herbert Van Mook demanda, intéressé :

— Comment allons-nous transporter l’or jusqu’au bateau ?

— C’est la partie la plus délicate, avoua Malko. Il faudra traverser Waterkant à plusieurs reprises. Mais, en faisant le guet, cela devrait être possible. Waterkant est en sens unique, nous ne risquons donc la surprise que d’un seul côté. En cas d’intervention des militaires, nous avons assez de puissance de feu pour les retenir le temps de gagner le bateau. Au pire, nous abandonnerons une partie de l’or.

Un ange passa, les ailes rutilantes de paillettes. Malko se dit qu’il aurait du mal à les arracher à la chambre forte. Même au péril de leur vie, ils déménageraient jusqu’au dernier gramme d’or.

Herbert Van Mook déchiquetait une allumette avec ses dents.

— C’est foutrement risqué, dit-il. On sera à quatre cents mètres de Fort Zeelandia et tous ces singes seront alertés.

Malko posa ses yeux dorés sur lui avec un sourire à peine ironique.

— Je comprends votre anxiété, Herbert. Mais il n’y a hélas, pas d’autre solution. Vous êtes sûr du conducteur qui nous attend à Carolina ?

Le Hollandais haussa les épaules.

— Autant qu’on puisse l’être d’un bougnoule… Mais je l’ai motivé. Il n’a rien de dangereux à faire. Il sera là. Sinon, nous sommes dans la merde.

C’était un understatement. Sans véhicule, ils étaient sûrs de se faire reprendre très vite… Herbert Van Mook semblait avoir avalé sa déconvenue. C’était un homme d’action. Puisqu’il était forcé de faire l’attaque, autant la faire bien. Ce serait trop bête de se faire tuer au moment d’atteindre le trésor. Il calcula dans sa tête. À vingt mille dollars le kilo d’or, il y en avait pour quarante millions de dollars. Même s’il était obligé d’abandonner quelques miettes aux associés qu’il n’aurait pas pu éliminer, il restait de quoi mener une vie fabuleuse pour le restant de ses jours. De toute façon, qui le poursuivrait ? Les Surinamiens en étaient incapables et les Services hollandais auraient d’autres chats à fouetter. C’était le coup idéal.

Il ferma les yeux, se félicitant d’avoir prévu dans son plan original l’élimination de Tonton Beretta. L’astuce allait servir pour Malko. Car tout passait par sa liquidation. Il eut un coup d’œil méfiant pour Greta Koopsie, ignorant dans quel guêpier elle s’était fourrée ! Elle aussi devait disparaître. Il prit un M 16, ôta le chargeur et vérifia le percuteur. Pour l’instant, le problème était de réussir la première partie de l’opération. Sinon… Une pensée affreuse le traversa soudain.

— Dites donc, fit-il, supposons que ça foire, qu’ils s’amènent avec un tank, ou un truc comme ça ?… Qu’est-ce qu’on fait ensuite ?

Malko soutint son regard.

— Rien, dit-il. La condition sine qua non est la libération de Julius Harb.

— Mais, merde, on se sera cassé le cul pour rien ! protesta le Hollandais. On risque notre peau.

— C’est comme la roulette, dit Malko, il y a un risque. Si vous vouliez la Sécurité sociale, il fallait vous engager dans l’armée. Évidemment, les salaires sont moins élevés…

L’autre remit le chargeur dans le M 16 avec rage. Ce fumier le paierait cher.

— Allons-y, dit Malko.

Il prit une Uzi, une musette de chargeurs et gagna le jardin.

Aussitôt, Greta Koopsie le rejoignit.

— Vous allez tuer des gens ? demanda-t-elle d’une petite voix.

La température était délicieuse, c’aurait pu être une promenade d’amoureux, sans histoires. Hélas, il était en sursis et le problème que Greta venait de soulever l’obsédait. Il n’était pas, et ne serait jamais, un tueur. Cette fois, c’était la guerre. Il ne voyait pas comment mener à bien cette opération sans effusion de sang.

— J’en ai peur, dit-il. Il n’y a pas d’autres moyens de libérer Julius Harb…

— Mais tu peux être tué, alors ?

— Bien sûr, comme tout le monde.

— Mon Dieu… C’est atroce. Comment saurais-je ?

— Tu entendras les coups de feu. Je doute qu’on les neutralise sans tirer.

Les autres les rejoignirent. Malko leva les yeux vers le ciel et ses millions d’étoiles. Un chien aboya dans le lointain, puis d’autres lui firent écho. Herbert Van Mook murmura quelque chose à Rachel qui se rapprocha de Greta Koopsie.

Malko se tourna vers Tonton Beretta :

— Vous connaissez assez le fleuve pour naviguer de nuit ?

Le vieux Français éructa aussitôt :

— Ce n’est pas… pas… difficile. À part le vieux croiseur et un banc de sable, avant d’ar… d’ar… d’arriver à Domburg, il n’y a pas d’obstacles. Les eaux sont hautes. (Il ricana.) Évidemment, il y a les troncs d’arbres flottants qui vous cou… cou… coupent en deux ! mais ça…

— Allez chercher l’ambulance, ordonna Malko à Dutchie.

Le jeune mécano émit une sorte de cri étranglé puis se précipita vers Herbert Van Mook, s’accrochant à son bras et gémissant d’une voix de fausset :

— M’sieu Van Mook, je peux pas, j’ai les jetons, laissez-moi ici, je vous jure que je ne dirai rien… Sur la tête de ma sainte mère.

Van Mook se baissa et prit son poignard dans sa ceinture braquant la lame à l’horizontale sur le ventre du métis.

— Dutchie, je t’aime bien, dit-il sans méchanceté, mais tu es un enculé. Alors, on peut pas vraiment avoir confiance en toi. Si tu viens pas, va falloir creuser un trou dans le jardin…

Dutchie regarda le poignard, puis le visage du Hollandais. Ravalant un sanglot, il se dirigea vers le hangar, les épaules voûtées : ça commençait bien. Quelques instants plus tard, l’énorme Mercedes 600 peinte en blanc s’arrêtait près d’eux. En plus des civières, à l’arrière, on pouvait tenir facilement à six sur les deux banquettes. Les glaces dépolies dissimulaient l’intérieur. Malko et Van Mook prirent place à l’avant, à côté de Dutchie. Tonton Beretta s’installa sur la banquette arrière avec Éric et les armes. Greta et Rachel se dirigèrent vers la voiture de Malko.

Celui-ci regarda les feux rouges disparaître, la gorge serrée. Il régnait dans la grosse Mercedes un silence tendu. Dutchie cala au moment de démarrer et Van Mook lui envoya un violent coup de coude.

— Faudra pas faire ça tout à l’heure…

Enfin, le jeune métis arracha l’ambulance du sentier, émergeant sur la route. Afin d’éviter Fort Zeelandia, ils ne prirent pas Anton Dragtenweg, la rue longeant le fleuve, mais tournèrent tout de suite dans Jan Steenstraat, le long d’un grand canal, pour plonger vers le sud, beaucoup plus loin, afin de retrouver l’hôpital dans Gravenstraat.

La voiture roulait silencieusement dans les rues désertes. À dix minutes du couvre-feu, il n’y avait plus un chat.

Dutchie stoppa finalement la grosse ambulance dans la ruelle sombre le long de l’hôpital, le capot à trois mètres de Gravenstraat, puis coupa le moteur et les phares. En face, les vieilles maisons de bois semblaient abandonnées. L’entrée principale de l’hôpital se trouvait sur leur gauche. Malko savait par Cristina que les militaires patrouillaient rarement dans le centre de la ville, et surtout pas dans ce coin, situé entre le ministère de la Police et Fort Zeelandia. Le dernier endroit où ils s’attendraient à une attaque.

Il y eut un claquement sec à l’arrière. Tonton Beretta venait de faire monter une cartouche dans la chambre de son pistolet.

Puis le silence retomba. Le premier coup de minuit, égrené par le clocher de la cathédrale, les fit tous sursauter. Ils entraient dans l’illégalité. Malko fit descendre sa glace, écouta. Rien : Pompéi après le cataclysme. Il se tourna vers Van Mook qui tenait le riot-gun dans ces grosses mains.

— Au départ, nous attaquons tous les quatre. Ensuite, divisons-nous en deux groupes. Avec Tonton, nous vous couvrirons. Vous et Éric, ouvrirez les portières et sortirez Julius Harb. C’est plus facile, puisque vous parlez hollandais. Pendant ce temps, Dutchie avancera et nous attendra dans Watermolenstraat. Ensuite, si tout se passe bien, vous et moi resterons en arrière pour neutraliser une éventuelle contre-attaque. Nous ignorons dans quel état Julius Harb va se trouver. Il est peut-être torturé ou affaibli. Ensuite, nous aurons moins de trois minutes pour nous réfugier dans le parking. Je pense qu’il faudra attendre au moins deux heures avant de déclencher la seconde partie de l’opération. Jusqu’à quelle heure Midnight Cowboy doit nous attendre ?

— Jusqu’à ce que j’arrive, fit sobrement Van Mook. Sinon, je lui coupe les oreilles.

Malko ne releva pas l’illogisme : il faudrait pour cela l’attraper.

— Et si ces cons de Fort Zeelandia interviennent ? enchaîna Van Mook avec inquiétude.

— Il leur faudra au minimum cinq minutes, dit Malko. Notre opération doit être bouclée en trois. En plus, il va y avoir une certaine pagaille. Nous ne pouvons pas tout prévoir.

Lui aussi était inquiet, malgré son apparente confiance. Cette attaque de commando était d’une audace folle, avec cette équipe de ringards peu soucieux d’héroïsme. Tout reposait sur les informations de Cristina et un postulat : aucun véhicule ne circulait durant le couvre-feu, donc celui qui allait se présenter serait obligatoirement le transfert de Julius Harb.

Malko ouvrit doucement la portière et gagna le coin de Gravenstraat. Risquant un œil, il aperçut la chaussée déserte des deux côtés.

Pas un piéton, pas un véhicule.

Très loin vers la gauche, sous la lumière crue des réverbères, il devinait, plus qu’il ne voyait, les silhouettes des sentinelles du palais présidentiel. Elles étaient trop éloignées pour être dangereuses. La température était toujours délicieuse, avec un souffle de vent.

Herbert Van Mook le rejoignit silencieusement, son riot-gun à la main.

— Vous croyez vraiment qu’on ne peut pas éviter cette connerie ? demanda-t-il à mi-voix. Et si l’on se tirait avec l’or, tous les deux, après en avoir filé un peu aux autres ? Le Brésil, c’est pas dégueulasse…

Malko ne répondit pas à cette ultime tentative et l’autre n’insista pas. Au moins, il était fixé. Cependant, tant qu’ils ne seraient pas devant la porte de la chambre forte, les autres le protégeraient comme la prunelle de leurs yeux. Ils observèrent ensemble la rue déserte un long moment, puis retournèrent vers l’ambulance. Il fallait vraiment s’en approcher très près pour voir qu’il y avait des hommes armés à l’intérieur… Un oiseau de nuit poussa un cri aigu, strident, dérangeant, comme un cri humain.

Dutchie avait les mains placées à plat sur le volant. Un peu trop calme, le regard fixe. Herbert Van Mook se tourna vers le barman :

— Va planquer.

L’autre sortit avec un M 16. La montre de bord indiquait minuit cinq. Le couvre-feu était levé à quatre heures. Il restait trois heures cinquante-cinq d’angoisse… Tout à coup, une odeur désagréable frappa les narines de Malko. Il n’était pas le seul. Van Mook interpella le chauffeur d’un ton furieux.

— Dutchie ! Nom de Dieu !

— Pardon, m’sieu Van Mook, pleurnicha le gamin, j’ai fait dans mon froc. J’ai les jetons…

Il ne manquait plus que cela ! L’odeur était si inconfortable qu’ils baissèrent toutes les glaces. Cinq minutes s’écoulèrent. Tout à coup, il y eut des pas précipités et le visage anxieux du barman se pencha à la portière de Malko.

— Il y a deux bagnoles qui arrivent ! annonça-t-il. Roulent assez vite. Elles doivent être à la hauteur du cimetière !

Le plus vieux cimetière de Paramaribo se trouvait en bordure de Gravenstraat, un kilomètre plus haut. Malko sentit son estomac se changer en plomb. Cristina avait affirmé qu’il n’y aurait qu’un véhicule ! Ou alors, était-ce une patrouille ? Comment savoir si c’était bien le transfert qu’ils attendaient ? Il avait au plus une minute pour prendre une décision.

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