Chapitre XVII

Une dizaine de minutes s’étaient écoulées lorsque Herbert Van Mook sentit de grosses gouttes tièdes tomber sur ses épaules et sa nuque. Il leva la tête vers la cime des arbres. Le ciel était d’un noir d’encre. En quelques secondes, les gouttes se transformèrent en une averse torrentielle. Le Hollandais chercha refuge sous les larges feuilles d’un bananier sauvage. La tornade se déchaînait avec un fracas assourdissant, arrachant les feuilles des arbres, les lianes, forçant les petits animaux à se réfugier dans leurs trous. Malgré son abri, Herbert Van Mook fut trempé en quelques secondes.

Soudain une idée le traversa, et il se releva d’un bond. Comme un fou, il se mit à creuser le sol meuble en bordure de la piste avec son poignard, écartant ensuite la terre avec ses mains comme un animal. Les dents serrées, il s’acharnait comme s’il avait voulu tuer quelqu’un, accroupi, ne sentant plus le crépitement de la pluie sur son large dos. Il se dépensait tant que les muscles de ses épaules recommencèrent à le tirailler. Il parvint à creuser un trou rectangulaire assez profond pour y enfouir les quatre barres d’or. À coups de pied, il les recouvrit de latérite, puis piétina l’emplacement, ramenant dessus des branches et des feuilles mortes.

Enfin, il se redressa, les reins douloureux, mais les yeux brillants d’excitation. S’il ne revenait pas le chercher, le métal resterait là jusqu’à la fin des temps, s’enfonçant peu à peu dans le sol détrempé par son seul poids.

La pluie ne diminuait pas et des éclairs zébraient le ciel. Herbert Van Mook se mit à courir, la bouche ouverte, soufflant bruyamment afin d’éliminer ses toxines. La piste se transformait rapidement en cloaque glissant. Cette averse était providentielle : son unique chance de récupérer l’or disparu.

Il connaissait le pays. En une demi-heure, l’orage tropical allait transformer en bourbier la vieille piste. Lourdement chargé, le camion d’or allait s’y enliser.

Les fugitifs n’avaient plus que quelques heures pour parvenir à Drietabbetje. S’ils y arrivaient après le crépuscule, l’avion partirait sans eux, les forçant alors à descendre la Tapanahoni pour rejoindre le Maroni. Van Mook savait qu’ils feraient tout pour éviter cette solution désespérée. Avec deux blessés et Malko handicapé, c’était à la limite de l’impossible. Donc, ils avaient deux solutions : abandonner le camion et l’or pour continuer à pied, ou décharger l’or du camion afin de l’alléger et le laisser sur place. Julius Harb et Greta Koopsie étant dans l’impossibilité de marcher, seule la seconde solution était vraisemblable. À moins que Malko ne parte en avant, seul, chercher du secours, laissant les deux blessés à la garde de Rachel. L’idéal pour lui. L’idée de serrer ses deux mains autour du cou de la jeune métis jusqu’à ce que les yeux lui jaillissent des orbites le faisait saliver. Coudes au corps, il essaya de courir plus vite tant il avait hâte de voir son rêve se matérialiser. La pluie lui fouettait le visage, mais la température n’avait pas baissé d’un degré. Ses pieds glissaient dans la latérite humide, il trébuchait sans cesse, gardait le regard fixé sur la piste.

Sûr qu’il était d’apercevoir bientôt le camion rouge.


* * *

À chaque ornière, Malko avait envie de hurler. Il n’osait plus regarder son bras enflé, noirâtre, à la peau tendue par l’œdème. Des élancements lui traversaient le crâne, il avait l’impression par moments de délirer. Le camion se traînait dans la mélasse rouge, oscillant d’une ornière à l’autre, arrachant les lianes et les arbrisseaux poussés en travers de la piste abandonnée. Par moments, ce n’était plus qu’un sentier. Au début, il avait cru qu’il ne passerait jamais. Mais le camion se frayait un chemin en force, à grands coups de moteur.

Il se retourna, scrutant à travers la lunette de la cabine l’arrière du camion. Allongé sur sa civière, Julius Harb, le visage couvert de sueur, semblait dormir. Rachel avait installé Greta Koopsie tant bien que mal, la tête sur ses genoux et humectait son visage régulièrement. Elle adressa un sourire pâle à Malko. Heureusement qu’elle était là. Sa fringale sexuelle en veilleuse, elle faisait une parfaite infirmière. Le cœur de Malko se serra. Le mieux constaté chez Greta Koopsie n’avait pas duré. De nouveau, son visage déformé était écarlate et elle semblait avoir beaucoup de mal à respirer. Il se retourna à temps pour éviter une énorme souche qui aurait arraché son pont avant et redressa de justesse. Le brusque mouvement qu’il effectua lui arracha un cri de douleur et lui coupa le souffle. Il avait l’impression qu’une bête était cachée dans son coude et allait en sortir, comme dans le film Alien. Il conduisait pratiquement de la main gauche, ne se servant de la droite qu’en cas de nécessité absolue.

Une goutte de pluie s’écrasa sur le pare-brise. Il leva le nez et vit le ciel plombé. Il étouffa un juron. La pluie ! C’était la catastrophe. Une seconde goutte, une troisième claquèrent, puis, brusquement, ce fut le déluge ! On n’y voyait plus à dix mètres, et la pluie tambourinait sur les tôles comme une mitrailleuse. Les essuie-glace, impuissants, patinaient… Malko serra les dents, s’arc-bouta sur son volant mais dut ralentir. Il sentait la latérite se transformer en glaise spongieuse, collant aux pneus.

Il donna un coup de frein pour éviter une mare, le Willys se mit en travers et il le rattrapa de justesse. S’il quittait la piste, c’était fichu.

Un coup d’œil sur sa Seiko de sport : encore trois heures avant le coucher du soleil et environ quarante kilomètres de piste. Il pouvait mettre deux heures ou huit jours. Il se retourna, cria :

— Ça va ?

— Elle a mal, répliqua Rachel. Mais je ne crois pas que la fièvre a monté…

Malko leva le pied, puis freina. En face de lui se trouvait ce qu’il redoutait depuis quelques minutes. La piste s’était creusée et la pluie avait rempli une mare qui semblait très profonde. Impossible de la traverser. Passant en première, les quatre roues crabotées, il braqua à gauche, mordant sur la forêt. Rassuré, Malko sentit les roues accrocher quelque chose de solide. Le moteur ronfla comme une bête en colère. En crabe, le Willys était en train de franchir l’obstacle à cinq à l’heure. Soudain, brutalement, la roue arrière droite patina, le différentiel hurla et, inexorablement, le camion glissa vers la mare profonde. Malko braqua tout à droite, passa la seconde et accéléra à fond, tentant de l’en arracher.

Le camion prit immédiatement un angle de vingt degrés. Il y eut un bruit sourd à l’arrière et d’un coup, l’engin pivota autour de ses roues avant de s’enfoncer dans le cloaque. La cargaison d’or venait de se déplacer à cause de la pente, manquant écraser les deux femmes. Malko cria de rage, passa au point mort, poussa la portière de son bras valide et sauta à terre. Il faillit s’étaler et les gouttes d’eau tombant sur la peau tendue de son bras blessé lui arrachèrent un grognement de douleur. Pataugeant dans la mélasse rouge, il fit le tour du camion.

Il avait envie de pleurer. L’engin était immobilisé dans la boue et semblait s’enfoncer plus à chaque seconde, sous son propre poids. Il aurait fallu un treuil à l’avant, relié au moteur, afin de pouvoir se haler en s’arrimant sur un arbre. Il n’avait ni treuil, ni câble.

— On est enlisés ? cria Rachel.

— Oui, dit Malko. Je vais voir ce qu’on peut faire.

Il s’accroupit, mesurant l’espace entre le bas du camion et le sol. Le pont arrière était dans l’eau et la roue droite enlisée jusqu’au moyeu, dans une sorte de sable mouvant rouge. Malko essuya son front trempé, maîtrisant les élancements de son bras. Au bord du désespoir.

Il n’y avait qu’une seule solution pour tenter de se désembourber. Il ouvrit la bâche arrière et lança à Rachel :

— Aidez-moi, nous allons vider l’or !

La jeune créole lui jeta un regard ébahi.

— L’or ! Mais où allez-vous le mettre ?

— Ici ! N’importe où. Avec deux tonnes en moins, en glissant des branchages sous les roues, on repartira. Sinon, c’est fichu.

Julius Harb ouvrit les yeux. Il avait entendu Malko. Il demanda d’une voix faible :

— Il n’y a pas d’autre solution ?

— Non, dit Malko, nous pourrons revenir le chercher si tout se passe bien…

Il faudrait vraiment que tout se passe très bien. Un miracle. Le Surinamien eut un geste las.

— Faites ce qu’il faut.

Rachel installa Greta Koopsie de son mieux et s’approcha de l’arrière. Elle prit un lingot de douze kilos et le jeta vers Malko, L’or tomba dans la mare et disparut aussitôt, avalé par le cloaque. Malko, du bras gauche, se mit à tirer les barres, une à une, les précipitant à terre. Elles se cognaient avec un bruit mat et lourd, s’éparpillaient sur la piste. Malko ne disait plus un mot, pour économiser son énergie. Lui, avait une chance de s’en sortir, mais il savait que si Greta n’était pas rapidement soignée, elle allait mourir. La jeune femme ne survivrait pas à la descente du fleuve, s’ils rataient l’avion. Donc, il fallait y arriver. Il lui sembla que la pluie diminuait mais la chaleur était toujours aussi insupportable. Appuyé sur un coude, Julius Harb, émacié, hagard, contemplait les lingots qui disparaissaient. Cet or aurait dû servir à la libération de son pays. En dehors de la pluie sur la tôle, on n’entendait que le choc du métal sur la glaise ou du métal sur le métal, avec de temps en temps une exclamation de Malko lorsqu’il heurtait son bras blessé.

Rachel laissa échapper une barre qu’elle reçut sur le pied et poussa un hurlement. Malko ne tourna même pas la tête, creusant son trou dans l’amas d’or comme une fourmi aveugle. N’osant plus regarder sa montre. Après, il faudrait encore couper des feuilles, des branches, les disposer sous le camion et tenter de s’arracher à la glaise. Greta et Julius Harb devraient débarquer pour alléger au maximum.

Une grenouille bleue rayée de jaune émergea de la jungle et sauta sur les lingots. Le batracien fit trois bonds et demeura en équilibre sur une barre d’or qui avait la même couleur que ses raies. Il restait encore une douzaine de barres à vider. Malko leva les yeux vers le ciel et aperçut les nuages qui se déchiraient. Presque au même moment, la pluie stoppa comme si on avait fermé une douche. Après tout, il n’était peut-être pas maudit. Mais son coude effleura une barre d’or et il dut s’arrêter, pris de vertiges, le souffle coupé par la douleur.


* * *

Herbert Van Mook courait toujours, malgré un point aigu au côté, mû par une seule idée : l’or. C’était idiot de se dépêcher ainsi : si le camion était embourbé, il n’allait pas repartir en cinq minutes. Seulement, c’était plus fort que lui !

La pluie avait cessé, il s’en était tout juste aperçu. Il était tombé plusieurs fois et ressemblait à un fantôme rouge. Il ralentit, la bouche ouverte, écrasé de chaleur, fit un écart machinal pour éviter un serpent vert jade qui traversait la piste.

Il s’arrêta une seconde, guettant un bruit de moteur, mais ne perçut que des cris d’oiseaux et repartit. Le visage de Tonton Beretta convulsé de haine et de peur au moment où il l’avait enfermé dans la chambre forte, passa devant ses yeux et cela lui mit du cœur au ventre. Il finirait par gagner. Quant à Rachel, avec son or, il en trouverait des milliers mieux qu’elle.


* * *

— Malko ! Viens.

Malko se redressa et courut vers le camion, abandonnant la branche qu’il était en train de couper à la machette de la main gauche. Rachel était penchée sur Greta Koopsie. La jeune Hollandaise avait les yeux fermés et sa tête ballottait de gauche à droite comme un métronome détraqué.

Malko lui tâta le poignet. Son pouls devait battre à 160, avec des pulsions irrégulières.

— Greta ! appela-t-il. Greta !

La Hollandaise entrouvrit les yeux. Son regard était vitreux, pourtant ses lèvres esquissèrent une sorte de sourire et elle balbutia quelques mots incompréhensibles.

— Nous allons repartir, dit Malko, et dans deux heures nous serons dans l’avion.

Elle ne sembla pas comprendre ce qu’il disait, recommença, à gémir. Il caressa son front brûlant. Elle paraissait souffrir beaucoup. Rachel demanda à Malko :

— Occupez-vous d’elle, je vais chercher des feuilles de bananier pour la rafraîchir.

Malko prit sa place, soutenant la tête de Greta Koopsie. Rachel revint quelques minutes plus tard et couvrit la tête de Greta, la transformant en cocon vert.

Malko reprit son travail épuisant et fastidieux : couper les branches, les coincer sous le camion devant les roues pour établir une surface moins glissante que la latérite. Il avait creusé un vrai trou devant la roue enlisée, le garnissant d’une vieille souche recouverte de branchages. Tout cela était imbibé d’eau, mais valait mieux que le magma rouge qui emprisonnait la roue. De nouveau son bras lui faisait mal à hurler. Il parvint à couper une grosse branche noueuse et vint l’ajouter au lit de fougères arborescentes déjà en place. Puis, il regarda son œuvre. Il fallait tenter le coup. La pluie risquait de recommencer et alors… Il éleva une prière au ciel pour que la piste ne comporte pas d’autres pièges semblables : il se sentait trop épuisé pour recommencer une autre opération.

Il essuya son front recouvert d’une croûte faite de boue rouge et de sueur, et appela Rachel :

— Venez, aidez-moi, il faut débarquer la civière.

À deux, ils parvinrent à la faire glisser jusqu’à l’arrière du camion. La descente à terre fut plus acrobatique et Julius Harb faillit basculer dans la boue. Malko se redressa, les jambes flageolantes. Tant pis, Greta allait demeurer dans le camion. De toute façon, la jeune femme était incapable de se tenir debout et il ne se sentait pas le courage de l’allonger sur ce sol gluant.

— Guidez-moi, demanda-t-il à Rachel.

Celle-ci pataugea dans la glaise rouge et passa devant le camion. Malko reprit place derrière le volant, appuya sur le démarreur et le moteur ronronna aussitôt. Il passa la première, s’assura que les quatre roues étaient crabotées et, tout doucement, commença à laisser filer l’embrayage. Trop brutal, les roues patineraient, pas assez, il calerait. Il fallait s’arracher progressivement. La résistance se fit très vite sentir. Malko serra les dents. Surtout ne pas emballer le moteur. Il ne sentait même plus son bras blessé. Le Willys bougea un peu. Les roues avant accrochaient bien. Rachel lui fit signe de braquer à gauche. Malko sentit le véhicule commencer à se dégager du cloaque, centimètre par centimètre, comme un grimpeur arrive au sommet d’une falaise. Puis, un lent glissement en arrière lui amena le cœur dans la gorge. De nouveau le camion ripait vers le trou. Il y avait une décision à prendre en une fraction de seconde. Stopper ou tenter le tout pour le tout.

Malko écrasa l’accélérateur.

Le moteur rugit, le camion vibra de toutes ses tôles et soudain avec une brutale secousse, partit en crabe, et retomba sur la gauche. Malko n’eut que le temps de redresser pour ne pas écraser Rachel. Il s’arrêta et débraya avec un cri de joie.

D’un saut, il fut à terre. Il ne restait plus qu’à remettre la civière de Julius Harb dans le camion. Il regarda la mare rougeâtre encore agitée de rides, puis le petit tas des barres d’or entassées sur la piste. Dérisoire à côté des arbres gigantesques de la forêt, insolite, surréaliste.

Ce fut presque plus facile de remonter Julius Harb que de le descendre. Malko n’osait pas regarder le pansement sanguinolent de sa cheville. Quant à Greta Koopsie, son état n’avait pas évolué. Les feuilles de bananiers maintenaient une fraîcheur relative sur son visage.

— On y va, dit Malko.

Il démarra. Ce n’était plus du tout la même sensation. Allégé, le camion semblait voler sur la latérite humide. Il allait pouvoir rouler beaucoup plus vite. Seulement, il n’avait pas parcouru cent mètres que la voix angoissée de Rachel le fit sursauter.

— Malko ! Malko ! Arrête-toi.

Il freina et se retourna, la gorge nouée. Greta Koopsie était en train de vomir, agitée de spasmes, envoyant ses jambes dans tous les sens. Avec horreur, il vit qu’elle crachait du sang ! Sautant à terre, il gagna l’arrière du camion.

Greta était livide, sa mâchoire tremblait et sa respiration était saccadée et irrégulière. Julius Harb la fixait, l’air affolé.

— Elle est brûlante ! fit Rachel. Ça ne va pas.

Malko maudit son impuissance. De plus, les cahots de la piste étaient une torture pour la jeune femme. Il aurait fallu un hélicoptère. Mais au Surinam… Penser qu’il était à quelques centaines de kilomètres d’une base de lancement de fusées[25], de la civilisation la plus avancée du xxe siècle…

— Je vais essayer de rouler doucement, dit-il.

Rachel opina. Soudain, Greta eut un sursaut, ses yeux s’ouvrirent et Malko eut l’impression de recevoir un coup de poignard. C’était une vision d’horreur : ils étaient rouges, comme ceux d’un lapin angora. Tous les petits vaisseaux du blanc de l’œil avaient éclaté sous la pression du sang. Elle n’avait plus de regard. Il lui prit la main, appela sans obtenir de réaction. Une veine battait follement sur son cou. Rachel porta la main à ses lèvres, comme pour étouffer un sanglot.

— Elle va…

Malko ne répondit pas, refrénant une envie de hurler. Greta poussa une sorte de soupir et sa bouche s’ouvrit. Malko crut qu’elle allait parler, mais aucun son ne sortit et la bouche ne se referma pas. Un spasme léger parcourut son corps et ce fut tout. Rachel était figée, de grosses larmes coulaient sur son visage enfantin et sensuel. Julius Harb fit le signe de croix et murmura :

— Ces serpents-là, ça ne pardonne pas. Son cerveau a éclaté.

Hémorragie cérébrale. Malko se pencha et ferma les pauvres yeux striés de rouge. Quel étrange destin pour la petite secrétaire de Rotterdam. Il éprouvait un grand vide, une tristesse atroce, cette sensation d’irréversibilité qu’on a devant la mort.

Dans la forêt, l’eau glissait encore sur les feuilles, des branches craquaient, quelques insectes bourdonnaient, la vie continuait. Soudain, Rachel sursauta, tendit le bras, désignant la piste derrière eux.

— Regardez !

Malko suivit la direction de son regard et aperçut une silhouette titubant au milieu de la piste, à la hauteur des barres d’or.

Même s’il n’avait pas reconnu la carrure massive d’Herbert Van Mook, aucun doute n’aurait été possible. Il n’y avait personne d’autre sur cette piste perdue en pleine jungle. Le Hollandais avait vu le camion et s’était arrêté lui aussi, à la hauteur du tas d’or. Malko oublia la douleur qui lui taraudait le bras. La raison lui disait de repartir, d’essayer de rejoindre Drietabbetje à temps, de fuir cette jungle inhospitalière.

Puis son regard se posa sur le visage immobile à jamais de Greta Koopsie. Une fureur froide l’envahit. S’il se remettait au volant du camion, Herbert Van Mook aurait ce qu’il avait voulu. L’or. Après avoir éliminé tout ce qui s’était mis en travers de sa route. Il se débrouillerait d’une façon ou d’une autre pour gagner la civilisation avec son butin. C’était trop injuste. Sans un mot, Malko reposa doucement la tête de Greta Koopsie et sauta à terre. Il alla prendre l’Uzi dans la cabine, puis se dirigea vers le Hollandais, toujours immobile à cent mètres. Rachel lui cria :

— Où allez-vous ?

— Il faut repartir, fit en écho Julius Harb, l’avion ne va pas attendre.

Malko ne se retourna pas. Il n’entendait plus que la voix de Greta qui disait tendrement :

— Je veux partir avec vous.


* * *

Herbert Van Mook regardait venir Malko. Il avait repris son souffle et observait la situation. Il avait appris à connaître son adversaire. Celui-ci n’était pas homme à tuer quelqu’un de désarmé. Il allait encore entendre un prêche, mais son cœur était gonflé de joie. Son raisonnement s’était révélé juste. Ils avaient été obligés d’abandonner l’or ! Maintenant, il fallait bien jouer. Il imprima à ses traits une expression de chien battu et dès que Malko fut à portée de voix, lui lança :

— J’ai abandonné mon or, je ne pouvais pas vous laisser comme ça ! Je sais, avec votre bras, que vous ne pouvez pas conduire. Je vais reprendre le volant.

Malko et Julius Harb partis, il n’aurait plus qu’à venir rechercher l’or. Malko le dévisageait, l’Uzi au bout du bras gauche. C’était tentant de se reposer sur les muscles du Hollandais, de ne plus souffrir de ces élancements chaque fois qu’il tournait le volant. Leurs regards se croisèrent.

— En effet, dit Malko, j’ai besoin de vous. Venez.

Il le fit passer devant, le suivant à quelques pas. Herbert Van Mook fut intrigué par cette absence de résistance, mais le mis sur le compte de l’épuisement. Il ravala sa rage en apercevant Rachel dont le regard le traversa comme s’il était transparent.

S’il n’y avait pas eu l’Uzi dans son dos, il aurait tiré son 32 et collé une balle entre les deux yeux de cette petite salope.

Tout de suite, il remarqua l’inquiétante immobilité de Greta Koopsie. Il avait assez vu de cadavres pour savoir à quoi s’en tenir. Une vague inquiétude le fit se retourner. Il se heurta au regard doré de son adversaire. Mais cet or-là était glacial et lui fit froid dans le dos.

— Arrêtez-vous ici ! dit Malko d’une voix égale.

— Je suis désolé, balbutia Van Mook. Je vous jure, je ne…

Malko avait reculé jusqu’à la cabine. Il en sortit une pelle et la jeta aux pieds du Hollandais.

— Creusez ! dit-il. Ici.

Il désignait un emplacement sous un gros jujubier, en bordure de la piste. Il avait pensé emmener le corps, mais on refuserait sûrement de le charger dans l’avion.

Herbert Van Mook regarda la pelle, puis l’Uzi, et ramassa l’outil, se disant que cette conne était morte au mauvais moment. Il lui aurait bien envoyé un coup de pied. Après tout, si ce pseudo enterrement devait apaiser la rage de Malko, ce n’était pas bien grave.

Sans un mot, il planta la pelle dans la latérite. Rachel le contemplait, l’air absent. Julius Harb avait refermé les yeux, concentré sur sa souffrance. Malko s’installa à l’ombre, sur le marchepied du camion, le dos calé contre la cabine. Le sang tapait dans ses tempes et il se demandait s’il n’allait pas s’évanouir. Il lui semblait que la chaleur devenait de plus en plus lourde. Sauf quelques rares cris d’oiseaux, on n’entendait plus que le glissement de la pelle contre la terre grasse et la lourde respiration du Hollandais, régulier comme un engin mécanique.

Il fallut quand même à Herbert Van Mook presque une heure pour creuser quelque chose qui ressemblait à une tombe. Il avait jeté sa chemise et la sueur dégoulinait sur son torse, mais il ne s’interrompit pas un seul instant. Sa musculature était véritablement monstrueuse. Malko ne pensait plus ni à l’or, ni à l’avion, ni même à Julius Harb, celui pour qui toute cette opération avait été montée. Il y avait maintenant un compte à régler entre lui et Van Mook. Ce dernier se redressa enfin et osa regarder Malko.

— Je crois que ça va aller, dit-il d’une voix qu’il voulait humble et soumise.

Malko s’approcha et vérifia la profondeur d’un seul coup d’œil. Il ne fit aucun commentaire, se rapprochant du camion, il dit à Rachel :

— Enroulez-la dans la toile. Van Mook, aidez-la.

C’était celle qui avait servi à abriter les armes. Le Hollandais monta sur le plateau et aida la créole. Greta Koopsie était encore souple et ce ne fut pas difficile. Sous sa surveillance, Herbert Van Mook et Rachel portèrent le corps jusqu’à la fosse et l’y déposèrent doucement. Malko s’approcha alors, prit une poignée de terre de la main droite et la jeta sur le corps. Puis, il recula et se tourna vers Herbert Van Mook.

— Allez-y !

Le Hollandais reprit la pelle et entreprit de boucher le trou. À la fin, cela fit un tumulus de plus de cinquante centimètres de haut. Une sépulture qui en valait bien une autre. Le silence retomba. Rachel était retournée veiller sur Julius Harb. Herbert Van Mook posa sa pelle, fuyant le regard de Malko.

— Voilà ! fit-il d’une voix quand même mal assurée.

N’obtenant pas de réponse, il se décida à regarder Malko. Ce qu’il lut dans ses yeux dorés le mit mal à l’aise.

— On y va ? demanda-t-il.

— Nous y allons. Pas vous, dit Malko.

Herbert Van Mook essaya de ne pas montrer sa déconvenue. Ce serait plus difficile de se débrouiller avec l’or sans moyen de transport, mais il y parviendrait.

— Comme vous voulez, fit-il, humblement. J’étais revenu pour vous venir en aide. Je sais que je me suis conduit comme un salaud, mais je ne suis pas toujours comme ça.

Il s’arrêta, sentant que son speech ne passait pas la rampe. La tension était palpable. L’air semblait presque solide, tant il était gluant. Du camion, Rachel observait les deux hommes.

Malko, l’Uzi calée dans le creux de son coude gauche faisait face à Herbert Van Mook. Malko ferma les yeux, en proie à un vertige. Le Hollandais crut qu’il allait s’évanouir, et machinalement, relâcha son attention. Pendant une fraction de seconde, son visage ne refléta plus qu’une cupidité totale, féroce, inhumaine, faisant éclater le vernis d’humilité et de remords. Malko rouvrit les yeux à cette seconde précise.

Leurs regards se croisèrent et Van Mook, avec l’instinct d’un animal, comprit aussitôt. Sa main plongea pour saisir son 32 caché dans sa botte, mais ses doigts n’arrivèrent même pas à effleurer la crosse.

Malko avait appuyé sur la détente de l’Uzi. Ce qui restait du chargeur partit en quelques fractions de seconde dans un staccato assourdissant. Une série de taches rouges apparut sur le torse du Hollandais, en diagonale. Sous le choc des projectiles, Herbert Van Mook recula d’un pas puis, pivota sur la gauche en tombant, une main en avant. Ses muscles n’eurent pas la force d’amortir le poids de son corps et il s’effondra à plat ventre dans la boue rougeâtre. Sa tête se releva une fois, puis retomba. Il roula lentement sur le dos, sa main remonta à sa poitrine comme pour gratter ses blessures et il mourut.

Rachel sauta du camion et accourut, vit le corps étendu, la crosse du 32 qui dépassait de la botte et s’écria :

— Il a voulu vous tuer !

Malko secoua la tête.

— Je l’aurais abattu de toute façon. À cause de Greta.

Il était trop fatigué pour expliquer ce qui s’était passé en lui lorsqu’il avait surpris le regard du Hollandais. C’était le petit impondérable qui avait emporté sa décision. Si le Hollandais avait continué à jouer la comédie, il lui aurait peut-être accordé le bénéfice du doute, en dépit de l’horreur qu’il lui inspirait.

Il eut un geste las.

— Remontez, nous partons.

À son tour, il se hissa avec peine dans le camion et mit en marche. Le recul de l’Uzi avait réveillé ses élancements.

— Vous allez y arriver ? cria Rachel.

— Il faut bien, dit Malko.

Le camion s’ébranla. Dans le rétroviseur, le corps d’Herbert Van Mook diminua et disparut. Il se volatiliserait bien avant l’or. Malko regarda la piste : elle se gondolait devant ses yeux. Le visage boursouflé de Greta Koopsie le hantait. La douleur avait gagné son épaule, les ganglions étaient énormes sous son bras.

À chaque seconde, il pouvait tomber dans un coma mortel. Il tourna la tête et rencontra le regard anxieux de Rachel.

Загрузка...