Chapitre XV

Herbert Van Mook consultait sa montre de plus en plus souvent. Finalement, il explosa :

— Il est deux heures et demie. Si on n’y va pas maintenant, on n’aura jamais le temps de tout emporter. Vous vous en rendez compte : cent soixante barres de douze kilos chacune. On peut pas en prendre plus de trois à la fois. Il faudra au moins cinq minutes par voyage, même en se magnant. Faut compter une heure et demie.

Ce souci de sauver l’or eût été admirable si Malko n’y avait pas discerné une arrière-pensée plus que suspecte. Il savait que tant que le précieux métal ne serait pas à bord du bateau, il ne risquait rien. Ensuite, il avait intérêt à ne pas tourner le dos à Herbert Van Mook… Depuis une heure, Paramaribo était redevenue une ville morte, comme si rien ne s’était passé.

Herbert Van Mook trépignait intérieurement, songeant à l’or qui se trouvait à quelques mètres de lui. Il avait un plan qu’il n’avait plus qu’à appliquer à la lettre. Songer qu’ils puissent s’enfuir sans l’or le rendait tout simplement malade. S’ils étaient débusqués par les militaires, c’est pourtant ce qui se passerait. Malko interrompit ses pensées.

— Avant de transporter l’or, nous allons installer les femmes et Julius Harb dans le bateau. De cette façon, s’il y a un problème, nous pourrons partir rapidement. Je vais aller voir comment ça se présente.

Il sortit de l’ambulance et, cette fois, s’avança jusqu’au coin du ministère du Travail. Calme plat. D’un bond, il traversa la chaussée, heureusement peu éclairée, et gagna la quai surplombant la Surinam. Il trouva facilement le gros bateau, en contrebas du quai. Le retour se passa de la même façon. Il réapparut près de l’ambulance, guetté anxieusement par les deux autres.

— Nous ne ferons qu’un seul voyage, annonça-t-il. C’est moins dangereux. Van Mook et moi, nous porterons Harb.

Abruti de morphine, Julius Harb était inconscient. Ils sortirent la civière et s’avancèrent à la file indienne, Tonton Beretta fermant la marche avec le M 16. Heureusement, il n’y avait pas de lune. Ils se rassemblèrent au coin du ministère du Travail et Malko inspecta une ultime fois Waterkant. Rien, même pas un animal errant. Ils se lancèrent tous ensemble.

Quelques secondes difficiles à passer. Tonton Beretta les doubla sous les arbres du quai et sauta le premier dans le bateau. Malko et Van Mook déposèrent le blessé avec précaution dans la petite cabine sous l’avant, gardé par Rachel et Greta.

— Prépare tout, qu’on soit prêts à s’arracher, demanda Van Mook à Tonton Beretta.

Le Français, après une imperceptible hésitation, sortit la clef de contact de sa poche et la mit en place, débrancha le coupe-batteries et vérifia l’arrivée d’essence. Il restait juste une amarre à larguer.

Van Mook se hissa hors du bateau, y laissant Rachel et Greta, imité par Malko et Tonton Beretta.

Ils retraversèrent Waterkant d’un seul élan, puis regagnèrent l’ambulance désormais inutile. C’était le grand moment. Malko eut une ultime hésitation. Pourquoi ne pas partir sans l’or ? Ils prenaient des risques insensés. Mais les deux autres étaient capables de le tuer sur place et cela faisait partie de sa mission. Van Mook sortit le trousseau de clefs de sa poche.

— Si seulement ce petit con de Dutchie ne s’était pas tiré ! J’espère qu’on ne va pas se gourer.

Montant sur le toit de la Mercedes 600, ils atteignirent facilement le sommet du mur et se laissèrent retomber dans la cour de la petite banque. Malko et Van Mook avait chacun une Uzi et Tonton Beretta traînait toujours son M 16.

La porte de service indiquée par Rita Moengo était juste en face d’eux. Fébrilement, Herbert Van Mook commença à essayer toutes les clefs. La quatrième pénétra dans la serrure. Le Hollandais retint son souffle.

— Si ce petit con ne s’est pas bien expliqué, dit-il, nous avons une minute pour trouver le tableau de sécurité à droite de la porte et le neutraliser grâce à cette clef.

Il n’y avait qu’une clef plate dans le trousseau. Herbert Van Mook tourna celle qui se trouvait dans la serrure et poussa le battant. Les trois hommes se ruèrent dans l’obscurité. La torche électrique de Malko éclaira un tableau en acier gris sur la droite, où scintillaient plusieurs voyants rouges. Le Hollandais enfonçait déjà la clef plate. Il tourna d’un quart de tour et aussitôt, tous les voyants passèrent au vert.

Ils avaient neutralisé le système de sécurité.

Ils soufflèrent quelques secondes. C’était presque trop beau. Malko tendit l’oreille. Pourvu qu’il ne se passe rien au bateau.

— Allez vérifier si on peut ouvrir la grille donnant sur Waterkant, demanda-t-il, ça ferait gagner un temps précieux.

En effet, la grille en retrait permettait de réduire au minimum la partie dangereuse du transport. Sans se faire prier, le Hollandais partit en courant. Malko, pendant ce temps, cherchait l’accès de la chambre forte. Il le trouva assez facilement : une petite porte donnant sur un escalier descendant au sous-sol. Il s’y engageait déjà quand Van Mook les rejoignit.

— La porte est ouverte, annonça-t-il.

Les trois hommes débouchèrent dans un étroit couloir et s’arrêtèrent devant l’énorme porte en acier de la chambre forte. Impressionnés. Malko se tourna vers Van Mook et Tonton Beretta avec un sourire serein.

— Je vous demanderai de poser vos armes à terre, dit-il, je ne voudrais pas que vous ayez des tentations désagréables. Moi, j’ai encore besoin de vous, mais, une fois cette porte ouverte, je pense que vous souhaiterez vivement vous débarrasser de moi.

— Pourquoi ? demanda bêtement Van Mook.

— Parce que, deux tonnes d’or, c’est mieux que cinquante kilos.

Calcul irréfutable. À regret, ils posèrent le M 16 et l’Uzi à terre et reculèrent au pied de l’escalier. Malko enfonça la première clef, celle qui débloquait le mécanisme de la serrure chiffrée. Ensuite, il mit les deux autres dans la serrure triangulaire. Il les fit tourner vers la gauche jusqu’à ce qu’elles soient bloquées en position « zéro ». Ensuite, il tourna la première sept fois, avec chaque fois un petit « clic ». Puis, la seconde, cinq fois. Ensuite, la troisième, onze fois. Les deux autres le regardaient, fascinés.

Malko pesa alors sur la poignée qui, lentement, bascula vers le bas. Spontanément, Herbert Van Mook se précipita pour l’aider et la porte massive s’écarta, découvrant sa tranche d’acier de trente-deux centimètres. Derrière, il y avait une grille ! Van Mook explosa de dépit :

— Verdomme[21] !

— J’ai la clef, dit aussitôt Malko, qui voulait lui éviter un infarctus.

À travers les barreaux de la grille, on apercevait les barres d’or, bien rangées les unes contre les autres, sur un plancher de bois. La pièce était toute petite, cinq mètres sur cinq, environ… Malko retira la clef principale de la chambre forte, l’enfonça dans la serrure de la grille. Celle-ci s’ouvrit facilement. Tonton Beretta et Herbert Van Mook se précipitèrent, tandis que Malko, discrètement, ramassait les armes et les passait à son épaule.

Herbert Van Mook ne l’avait pas attendu pour charger dans ses bras quatre barres d’or, soit cinquante kilos. Tous ses muscles saillaient, mais ses yeux brillaient d’un éclat dément. Tonton Beretta, modestement, n’en prit que trois, ses gros yeux étincelants de joie. À cause des armes, Malko ne put prendre que deux lingots. Il rattrapa Van Mook, titubant sous sa charge, à côté de la grille, et ils inspectèrent Waterkant avant de se lancer. Quand le Hollandais parvint au bateau, il tenait à peine debout. Les trois hommes posèrent les barres sur le quai, laissant aux deux femmes le soin de les déposer dans le bateau, et ils repartirent en courant. Toutefois, Malko laissa aussi le M 16 et l’Uzi de Van Mook, ne gardant que la sienne. Cela semblait dérisoirement facile. Si les Surinamiens avaient su qu’après avoir enlevé le prisonnier, ils dévalisaient la banque d’État !

Sans un mot, ils redescendirent et reprirent un chargement. Malko calcula qu’ils en avaient à peine enlevé 7 %. L’aller et retour avaient pris à peu près cinq minutes. Ils n’auraient jamais terminé avant la fin du couvre-feu.

Van Mook courait presque, le regard vide. Malko prit ses trois barres et remonta le dernier. C’était hallucinant. Le vieux Tonton Beretta grimpait comme un jeune homme de vingt ans, mais, dans la cour, il dût s’arrêter pour reprendre son souffle. La même routine recommença. Les premières barres étaient déposées au fond du bateau en un tapis d’or. Personne ne parlait pour économiser ses forces.

Herbert Van Mook titubait comme un homme ivre. Tous ses muscles lui faisaient mal à hurler et, depuis longtemps, il avait renoncé à prendre trois barres d’un coup. Les deux qu’il arrivait encore à soulever lui sciaient les bras de leur poids froid. Il avait l’intérieur des avant-bras à vif, les genoux douloureux et une respiration sifflante comme un soufflet de forge. Les yeux injectés de sang, il continuait le manège infernal, jetant carrément les barres à terre en arrivant au bateau, et repartant d’une démarche d’automate. Il ne regardait même plus à droite et à gauche, avant de franchir Waterkant, ne pensant qu’à une chose : achever le transfert. Les trois hommes ne traversaient plus ensemble, Tonton Beretta perdant chaque fois du terrain. Quand Van Mook faisait trois voyages, lui en faisait deux… Malko arrivait tant bien que mal à suivre le rythme infernal du Hollandais. Lui surveillait encore la route, mais c’était tout juste.

Il n’avait pas eu le temps de dire un seul mot à Greta, occupée à ranger les lingots.

Ils étaient devenus des robots, motivés uniquement par le défi absurde. Déménager deux tonnes d’or en deux heures. Malko regarda sa montre et eut un choc : quatre heures trente ! Le couvre-feu était terminé depuis une demi-heure. Ils étaient à la merci de n’importe quel passant matinal ou insomniaque.

— On arrête, dit Malko.

Herbert Van Mook le bouscula, les orbites cernées de fatigue, les yeux fous.

— Le dernier voyage ! grogna-t-il.

Ils redescendirent tous les trois dans la chambre forte. Il ne restait plus que quelques barres d’or. Huit exactement. Malko en prit deux, laissant Van Mook et Tonton Beretta se partager le reste. Le Français semblait avoir fondu, ses gros yeux ressemblaient à ceux d’un batracien et il comprimait sa poitrine pour ne pas se trouver mal, contemplant l’or d’un œil vide.

Herbert Van Mook chargea trois barres d’or et souffla quelques secondes avant de se lancer dans l’escalier. Tonton Beretta était tout blanc, les narines pincées ; à son tour, il se pencha et commença à charger les dernières barres. Les deux premières, cela allait. Il hésita devant la troisième. Cela semblait au-dessus de ses forces. Arrivé à la porte de la chambre forte, Herbert Van Mook se retourna et vit son complice titubant au milieu de la petite pièce, l’or dans les bras, ce qui lui donna instantanément une idée. Retenant l’or dans ses bras d’une seule main, il attrapa la grille et la referma sur lui.

Tonton Beretta se retourna au bruit. Ses yeux parurent jaillir de leurs orbites. Il laissa tomber les barres qu’il tenait avec un hurlement !

— Salaud !

Sa main fouilla dans sa poche, ressortant avec le Beretta. Arc-bouté contre la porte de la chambre forte, Van Mook était en train de la refermer. Le battant d’acier claqua en même temps que la première détonation. Le Hollandais dut prêter l’oreille pour entendre les autres…

Galvanisé, il grimpa les marches encore plus vite, émergeant en sueur dans la tiédeur de l’aube. Il traversa Waterkant en titubant et atteignit le bateau au bord de la syncope. Malko guetta Tonton Beretta, d’abord sans s’inquiéter, sachant que le vieux Français était toujours plus lent. Mais les secondes passaient et rien ne venait.

— Où est l’autre ?

Herbert Van Mook releva la tête, semblant retrouver enfin la parole.

— Il s’est trouvé mal. Je crois bien qu’il est mort.

Malko tiqua intérieurement. C’était plus que suspect.

Certes, Tonton Beretta était fatigué, mais pas au point de mourir. Il s’apprêtait à retraverser pour découvrir la vérité, lorsque Greta poussa un cri étouffé.

— Regardez !

Deux phares blancs s’approchaient dans Waterkant, venant de Fort Zeelandia. Les deux hommes sautèrent dans le bateau. Le véhicule passa sans ralentir. Herbert Van Mook s’était déjà glissé aux commandes, et avait tourné la clef de contact.

— Et Tonton ? demanda Malko.

— Je vous dis qu’il est mort ! gronda le Hollandais.

Il enclencha les moteurs et le bateau lourdement chargé se détacha doucement du quai, suivit la rive, contournant le chantier naval à petite vitesse, presque silencieux, puis, à la hauteur du croiseur allemand coulé au milieu du fleuve, bifurqua presque à angle droit, en direction de la rive opposée. Il semblait à Malko que le grondement de l’engin s’entendait à des kilomètres. Il se retourna et distingua vaguement la silhouette du patrouilleur, toujours immobile au pied de Fort Zeelandia. D’un seul coup de canon, il pouvait les réduire en bouillie… Mais ils atteignirent l’ombre de la rive opposée sans encombre. Aussitôt, le Hollandais poussa à fond les deux moteurs et l’avant du bateau se releva, filant très vite à près de vingt nœuds. Herbert Van Mook tourna vers Malko un regard triomphant.

— Plus rien ne peut nous rattraper.

Malko se dressa, le visage fouetté par l’air tiède. Rachel et Greta étaient tassées sur la banquette arrière. L’or se trouvait partout, débordant de la cabine, sur le plancher, les sièges arrière. Julius Harb lui-même était allongé sur un matelas d’or ! Malko se détendit un peu. Ils avaient réussi l’impossible.

Sans lâcher son Uzi, il vint rejoindre Greta qui, aussitôt, se serra contre lui.

Il regardait le large dos de Herbert Van Mook. Le Hollandais n’avait pas couru ces risques insensés pour quatre barres d’or. Qu’allait-il tenter ? Ce dernier se retourna, épanoui.

— On va avoir une belle journée ! annonça-t-il.

Elle risquait, se dit Malko, de ne pas être belle pour tout le monde. Plus il réfléchissait, plus la disparition de Tonton Beretta et le départ hâtif de Herbert Van Mook lui semblaient suspects. Si son intuition était juste, ce serait lui le prochain sur la liste du Hollandais.

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