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Je ne connaissais personne à la soirée de Tómas Ottósson Zoëga, à Akureyri, à part eux. Je veux dire que je ne connaissais aucun invité personnellement. Je reconnus deux ministres, une star de la télévision qui m’énervait toujours, quelques députés et deux ou trois pdg dont on parlait parfois aux informations. Il y avait aussi là des collaborateurs de l’entreprise, certains qui étaient avec Tómas Ottósson depuis le début, longtemps avant qu’il ne bâtisse son empire dans l’industrie de la pêche. Léo se tenait à la porte lors de mon arrivée et me salua respectueusement. Tozzi était ravi et Bettý, souriante et enjouée, déambulait parmi les invités. Elle paraissait tous les connaître et tous avaient plaisir à être en sa présence.

J’avais emménagé dans le grand pavillon mitoyen d’Akureyri. Il était bourré de meubles si bien que je n’eus pas à déménager et que je me contentai d’y apporter quelques vêtements, des livres et quelques objets personnels afin de m’y sentir chez moi. La maison était évidemment beaucoup trop grande pour moi, mais je m’y plaisais bien. C’était on ne peut plus différent du petit appartement que j’avais à Reykjavík où on pouvait à peine mettre un pied devant l’autre à cause du fourbi que j’y avais accumulé avec le temps, surtout pendant mes études tant à Reykjavík qu’aux États-Unis. Le pavillon était haut de plafond, spacieux, et il n’y avait pas le fourbi qui m’aurait rappelé mon ancienne vie.

C’est ça. Mon ancienne vie. J’avais quelque part l’impression de commencer une nouvelle vie. Je n’avais jamais travaillé pour un client aussi important auparavant et je savais que si je donnais un sérieux coup de collier, ça pouvait être très lucratif. Je pourrais rembourser mes emprunts et acheter un appartement plus grand, et même une voiture convenable.

Et ensuite il y avait Bettý.

Avant Bettý, je n’avais jamais eu autant de plaisir à faire l’amour. Je me rendais compte peu à peu que je l’aimais. Je lui avais dit que ça avait été le coup de foudre quand je l’avais vue entrer dans la salle de cinéma où je faisais mon exposé et qu’elle était montée ensuite sur le podium pour me parler.

Dans le lit de l’hôtel Saga ce fameux soir qui fut notre premier soir ensemble, elle me prit la main et me dit que jamais elle ne s’était sentie aussi bien, que je l’avais rendue heureuse. J’eus le sentiment que cela ne lui arrivait pas souvent, d’être heureuse. Je lui dis mes impressions lorsque je l’avais vue la première fois ; elle se mit à rire et dit qu’elle avait vu à mon air que je ne ferais pas de difficultés.

– Ça se voyait tellement ? dis-je.

– Peut-être que c’est ton air honnête, dit-elle. Je voudrais être comme ça. Je voudrais être honnête.

– Tu ne l’es pas ?

– Est-ce que nous ne sommes pas au lit ici, ensemble, pendant que mon mari est à Akureyri ?

– Alors, moi non plus je ne suis pas tellement honnête, dis-je.

– Peut-être que nous nous ressemblons plus que tu ne penses, rétorqua-t-elle.

– Peut-être, fis-je.

Et c’était peut-être le cas. Je ne sais pas. Je sais seulement que je me sentais bien lorsque nous nous enlacions dans le lit au début de cette étrange et périlleuse liaison.

Elle était en train de discuter avec un ministre et sa femme à cette soirée et elle devait avoir dit quelque chose de drôle car le ministre se tordit de rire et sa femme mit la main devant sa bouche comme pour signifier que la plaisanterie était tout à fait limite.

– Tu ne trouves pas ça horriblement ennuyeux ? me dit-elle lorsqu’elle eut navigué à travers le groupe des invités pour finalement s’arrêter près de moi.

– Si, terriblement, dis-je en me tenant là, à l’écart, à côté d’un grand buffet, comme si j’étais un objet qui n’a rien à faire là. Personne ne me connaissait ici et je ne connaissais personne et, en fait, je n’ai jamais été fan des cocktails mondains. Discuter poliment de choses insignifiantes n’a jamais été mon fort. Léo s’arrêta un instant près de moi et me demanda si ça allait. Une star de télévision s’enquit de savoir où se trouvaient les toilettes. Je lui dis que je pensais qu’il y en avait quatre et que je ne savais pas du tout où elles étaient.

– Tu seras chez toi ce soir ? demanda Bettý.

– Je ne rentre à Reykjavík qu’après le week-end, dis-je.

– C’est peut-être un petit peu plus difficile ici, à Akureyri, dit-elle. Il n’y a pas grand-monde et des espions. Les gens sont toujours à leur fenêtre, ici.

Elle alluma une cigarette et en avala toute la fumée.

– Je n’arrive pas à imaginer que quelqu’un puisse soupçonner quoi que ce soit, murmurai-je et je la vis sourire.

Elle me rendit visite dans la soirée et cette fois il n’y eut pas de conversation, aucune hésitation, uniquement le feu de la passion, des heures durant.

– Qu’est-ce que tu faisais dans l’entreprise ? demanda Albert en arrangeant son nœud de cravate. Quel était ton secteur d’activité ?

Il me regardait et avait l’air de se concentrer. Baldur était assis à côté de lui et n’avait pas encore sorti son mouchoir. Ils se tenaient très droits sur leurs chaises. Le magnétophone était en marche. Personne ne fumait. Personne ne disait rien qui ne soit strictement en accord avec une salle d’interrogatoire. Ils étaient très officiels. Très sérieux. Je jetai un coup d’œil à la glace et compris que derrière il y avait une ou plusieurs personnes qu’ils craignaient.

Je détournai les yeux de la glace et commençai à leur expliquer tout ça. Ça n’avait absolument rien à voir avec ce qui s’était passé, mais s’ils estimaient qu’ils en retireraient des informations importantes, je ne voyais pas pourquoi les en priver. Je leur parlai de ma spécialité, à savoir les contrats internationaux. Je leur parlai de mon sujet de doctorat : “Les pêcheries islandaises et l’Union européenne.” Je leurs dis que Tómas Ottósson Zoëga avait eu besoin d’un conseiller juridique pour acheter des compagnies maritimes en Grande-Bretagne et en Allemagne, et que j’avais collaboré étroitement avec lui lorsqu’il s’était intéressé à ces tractations. J’avais aussi participé aux négociations avec de grandes chaînes de commercialisation du poisson. On voyait que cela ne les passionnait pas vraiment. Baldur lançait des regards à la dérobée en direction de la glace et, lorsqu’il me regarda à nouveau, je le vis réprimer un bâillement.

Je leur dis que j’avais eu un bureau dans chacun des principaux sites, tant à Akureyri qu’à Reykjavík, et que j’avais beaucoup voyagé à l’étranger avec Tómas.

– Et sa femme faisait partie des voyages ? demanda Albert que, visiblement, le côté commercial commençait à ennuyer.

– Parfois, dis-je. Les voyages étaient nombreux. Je me rappelle certains où elle était avec Tómas.

– Et où… ?

– Qui est là, derrière la glace ? demandai-je en troublant le bon ordre de l’interrogatoire. Je regardai la glace. Qui se cache derrière la glace ?

Ils me regardèrent.

– Personne, dit Baldur. Quel était ton rôle dans ces voyages à l’étranger ?

– C’est sûr, dis-je. C’est sûr qu’il y a quelqu’un là-bas derrière, sinon vous ne seriez pas aussi stressés.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis en détention provisoire et je ne suis pas spécialiste pour savoir quels sont les effets d’une détention de longue durée sur un prisonnier. J’étais vraisemblablement là depuis deux semaines et je commençais à avoir l’impression que j’y resterais jusqu’à la fin de mes jours. Ma détention était censée durer cinq semaines, mais je savais qu’ils pouvaient la prolonger à leur guise. Dans le pire des cas, il y en avait qui étaient restés plus d’un an en détention. J’imagine que la détention provisoire, considérée du point de vue de la police, est un avantage. Tôt ou tard, les gens finissent par dire n’importe quoi pour s’en débarrasser et rentrer chez eux ou aller dans une autre prison ou n’importe où ailleurs. Je n’avais rien avoué, mais je commençais à avoir envie d’avouer quelque chose.

– On peut continuer ? dit Albert.

– Pas avant que vous me disiez qui est derrière la vitre, dis-je. Je ne veux pas qu’on m’espionne.

– Il n’y a personne derrière la vitre, dit Baldur sérieusement.

– Alors pourquoi vous transpirez comme ça ?

On ne m’avait pas passé les menottes. D’abord, ils me les avaient mises en quittant la cellule pour aller à la salle d’interrogatoire, mais ils avaient cessé depuis longtemps de me les mettre, probablement parce que je n’avais jamais fait de scène.

Ils regardèrent tous deux la glace. Je me levai. Albert me regarda et se dressa d’un bond.

– Assieds-toi ! ordonna-t-il.

Baldur se leva aussi.

– Assois-toi, dit-il calmement.

Je fixai des yeux la glace dans laquelle je ne voyais rien d’autre que notre reflet dans cette petite pièce étroite qui sentait le tabac froid, au sol usé recouvert de dalles plastifiées et aux murs qui semblaient ne jamais avoir été repeints.

– Qui es-tu ? criai-je en direction de la glace.

Albert voulut m’agripper, mais je fis un bond en direction de la glace et, les poings serrés, je la frappai de toutes mes forces. Je la heurtai du front en hurlant.

– Qui tu es, ordure ?

Je les sentis m’agripper et ils avaient dû me faire une prise car, d’un seul coup, je me retrouvai à plat ventre sur le sol, incapable de respirer. J’ai cru qu’ils allaient me casser le bras. J’ai senti les menottes m’emprisonner les poignets. J’ai hurlé tout le temps. Y compris quand ils me traînèrent dans le couloir pour me ramener à ma cellule et longtemps après qu’ils eurent claqué la porte derrière moi.

J’étais par terre et j’ai pleuré sans discontinuer. Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment ai-je pu laisser cela arriver ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que je devais faire ?

Et Bettý. Le parfum de Bettý.

Tout cet irrépressible désir que j’avais d’elle.

Comment cela avait-il pu se produire ?

Comment ai-je pu laisser cela se produire ?

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