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Ils ne découvrirent le cadavre de Tómas que cinq semaines plus tard. Il avait beaucoup plu dans la région. Les gens d’Akureyri n’avaient pas abandonné les recherches bien que celles-ci fussent officiellement arrêtées et ils allèrent voir sur place avec leurs chiens.

Et finalement ils arrivèrent au bout de leur peine. Ils descendirent dans la crevasse, en retirèrent le cadavre, attachèrent des cordes au traîneau et hissèrent le tout. Ils le firent en toute insouciance, ces jeunes hommes de l’équipe de secours qui croyaient avoir accompli un exploit en découvrant le cadavre. La police, elle, était furieuse. Dans de telles circonstances, la police criminelle doit être consultée. Ces jeunes gens auraient dû immédiatement annoncer qu’ils avaient découvert le cadavre et ne pas toucher aux pièces à conviction.

Lorsque la police fut finalement prévenue de l’affaire, le cadavre était déjà en train d’être acheminé à Akureyri par hélicoptère. La motoneige était au bord de la crevasse et les hommes de l’équipe de secours avouèrent plus tard l’avoir pas mal manipulée.

Pendant toute cette période, je n’avais quasiment pas eu de nouvelles de Bettý. J’essayais de l’appeler, mais elle ne répondait pas. Nous avions bien dit que nous ne pourrions pas être beaucoup en contact après cet événement. Mais, malgré ça, j’avais le sentiment qu’elle faisait tout pour m’éviter. Peut-être y avait-il chez moi un mélange de paranoïa et de terrible sentiment de culpabilité. Ce sentiment m’assaillait totalement, me minait et ne me lâchait plus, à telle enseigne que j’étais sur le point d’aller moi-même à la police pour leur raconter ce qui s’était passé. Tout. Tout depuis que j’avais vu Bettý dans la salle de cinéma jusqu’à l’aide que je lui avais fournie pour dissimuler nos traces au bord de la crevasse.

Je ne parvenais pas à travailler. Je retournai à Reykjavík dans le nouvel appartement que j’avais acheté et l’arpentai, complètement hébétée. Je désirais Bettý. Je voulais lui parler, avoir son soutien, entendre sa voix me consoler, lui faire dire que tout irait bien. Je voulais l’entendre dire que ça serait bientôt fini. Que tout serait enterré et oublié, et que nous pourrions être ensemble, toujours. J’avais tellement besoin d’elle que j’étais sur le point de devenir folle. J’essayais de la joindre. J’essayais de trouver les paroles de consolation qu’elle me dirait, mais c’était comme si la terre l’avait engloutie.

Elle était tellement plus forte que moi. Dans toute cette tragédie, il est clair qu’elle n’avait pas besoin de moi. Elle n’avait aucune raison de me contacter. Pas un mot. Rien.

Les dernières paroles que j’avais entendues d’elle étaient : “Fais-moi confiance.”

Je me rendis au bureau de l’entreprise à Reykjavík, mais plutôt pour faire acte de présence. En réalité, j’étais incapable de travailler. Après une réunion, comme j’étais complètement dans la lune, mes collègues me dirent de rentrer chez moi et de me reposer : “Prends des vacances. Tu as encore droit à quelques jours.”

À ce moment-là, avant qu’ils ne découvrent le cadavre de Tómas, je fus convoquée pour être interrogée par la section criminelle de la police de Reykjavík. Ils disaient que c’était une affaire de routine. L’affaire était instruite au titre des disparitions. On n’avait pas pris le temps de me demander de faire une déposition à Akureyri. On le faisait maintenant. Ce fut un policier tout ce qu’il y a de plus sympa qui me dit tout ça au téléphone et me demanda si je pouvais passer rapidement le lendemain matin. J’étais en sueur.

Bettý et moi, nous nous étions entraînées ensemble pour notre déposition et je me rendais compte que je n’avais pas à en démordre, mais je n’avais aucune idée de ce qu’ils savaient ni des questions qu’ils me poseraient. Il ne savaient sans doute rien, mais j’étais convaincue qu’en voyant ma tête ils verraient que je mentais et comprendraient tout. Je n’avais jamais su mentir. Avant c’était le cas, plus maintenant. Je suis passée maître dans l’art de mentir.

Ils paraissaient avoir déjà parlé à Bettý. L’un des policiers était Lárus, qui par la suite devait m’interroger souvent. L’autre, je ne l’ai plus jamais revu. Lárus l’appelait Sigurdur, je crois. Ils parlaient d’un certain Erlendur9 ou d’un étranger quand je les ai dérangés en pleine enquête sur un squelette trouvé dans le lac de Kleifarvatn.

Ils m’ont demandé quelles étaient mes relations avec Léo. Je me souvenais des paroles de Bettý et je les répétai. Nous n’avions pas de relations en dehors du fait que nous travaillions tous les deux pour Tómas et que nous nous étions liés d’amitié avec Bettý et son mari grâce à notre travail. Tómas et Léo étaient d’excellents amis. Bettý et moi étions de bonnes amies. Nous avions l’intention de faire une promenade tous les quatre, mais Léo avait eu un empêchement de dernière minute. Ils hochèrent la tête.

– Et il avait l’intention d’essayer l’engin ? Tómas aussi ?

– C’était une motoneige neuve, si je comprends bien.

– Oui, ça c’est certain, dit Lárus.

– Il n’y avait personne d’autre ?

– Non, personne.

– Uniquement vous deux et lui. C’était comme ça, d’habitude ?

– Non, Léo a eu un empêchement.

– Oui, c’est vrai, Bettý nous l’a dit aussi.

Je lui rendis grâce intérieurement d’avoir eu l’idée de Léo. Décidément, elle pensait à tout.

– C’est Tómas qui a organisé la promenade, dis-je et ils hochèrent la tête.

Ils m’ont questionnée à propos de divers détails et je crois m’être très bien défendue. Je commençai à m’affliger, je parlais à voix basse et je les regardais d’un air las et abattu, le plus souvent pour dissimuler ma nervosité et dominer ma peur.

Je croyais que Bettý était à Akureyri, en veuve éplorée, mais ensuite j’ai appris qu’elle était en ville, à Reykjavík, et j’ai essayé désespérément de la joindre. Elle ne répondait pas plus au téléphone qu’à l’accoutumée. Je suis passée en voiture devant sa maison de Thingholt, mais nulle part on ne voyait de lumière ni qui que ce soit à l’intérieur. Je restai dans ma voiture à proximité de la maison. J’attendis, mais jamais elle ne se manifesta.

J’étais ridicule. Exactement comme si j’avais perdu le peu de raison qui me restait encore. J’utilisai, qui plus est, des lunettes de soleil. Je passai devant l’hôtel Saga et j’épiai pour voir si elle y était. Je ne sais pas à quoi je pensais. Je ne savais pas ce que je ferais si je la voyais. Est-ce que je bondirais hors de ma voiture et lui courrais après ? Est-ce que je l’appellerais ?

Je ne la vis nulle part. Je ne connaissais pas d’autres endroits où elle aurait pu être à Reykjavík. Elle était toujours à cet hôtel, à Thingholt ou bien chez moi. Je lui avais laissé la clé de l’appartement et il lui était facile de venir me voir à l’improviste, parfois.

Je ne savais pas quoi faire. Cette incertitude était mortelle pour moi. Pouvais-je entrer dans l’hôtel et la demander ? Est-ce que ça n’aurait pas été suspect ? Est-ce que ça aurait pu se retourner contre moi plus tard ? Pourquoi il ne fallait pas qu’on nous voie ensemble ? Nous étions amies avant que tout ça ne se passe. Les gens nous voyaient ensemble. Pourquoi ne pas faire pareil maintenant ? Est-ce que ça n’éveillait pas autant les soupçons si nous cessions totalement de nous voir, si nous rompions toute relation ? J’avais envie de poser des questions à Bettý sur tout ça et de l’entendre me dire que tout irait bien.

J’étais tellement seule. J’était si totalement, si effroyablement seule.

J’étais dans ma voiture en face de l’hôtel Saga et je retournais ces questions dans ma tête sans parvenir à un résultat. J’essayais de trouver une justification au fait d’aller à la réception de l’hôtel demander Bettý. Je l’avais fait auparavant, le sourire aux lèvres. Mais maintenant ça pouvait être dangereux. Alors quoi ? Qu’est-ce qu’il y avait de dangereux là-dedans ? Nous étions amies. Nous pouvions bien nous rencontrer. Je pouvais la demander à l’hôtel. Qui savait que nous nous rencontrions à l’hôtel, à part nous ?

Je descendis de voiture. Dieu merci, je me suis souvenue de retirer mes lunettes de soleil avant de me présenter à la réception. Il y avait une femme qui était de service, une femme que je n’avais jamais vue auparavant et mon cœur se mit à battre la chamade. Elle ne me connaissait pas, tant mieux. Tout allait bien. Mais tandis que je m’approchais du comptoir, le téléphone de la réception se mit à sonner et elle répondit. D’une petite pièce derrière elle sortit alors mon amie, la blonde au sourire enjôleur et aux gros seins qui semblait toujours me suivre des yeux quand je montais voir Bettý et qui avait l’air de penser que j’allais à une orgie sexuelle.

Il était trop tard pour faire demi-tour. Elle m’avait vue.

– Bettý n’est pas ici, cria-t-elle depuis le hall.

Foutue conne que j’étais. Ensuite, je me mis en colère contre elle. Comme si je n’avais rien d’autre à faire dans cet hôtel que de voir Bettý. Est-ce que ça la regardait, ce que j’avais à faire là ? Qu’est-ce qu’elle avait à se mêler de mes affaires, merde ? On ne se connaissait pas au point d’être amies. Parfois, pour être polie, je lui avais glissé quelques mots sur le temps ou une banalité quelconque, lorsque je venais là. J’allais dire quelque chose, par exemple que j’avais rendez-vous avec un homme ici au bar, lorsqu’elle se mit tout à coup à parler de Tómas.

– Tu ne trouves pas que c’est affreux l’histoire de Tómas ? fit-elle tout fort. Vraiment affreux, ce qui lui est arrivé. Il faut conduire avec prudence quand on fait ce genre de chose. Les gens font des trucs complètement dingues au cours de ces promenades.

Je n’arrivais pas à me rendre compte si elle savait que j’avais participé à cette funeste promenade. Je n’eus pas le temps d’y réfléchir.

– Bettý était là il y a trois jours, seulement une nuit, dit-elle sans que je ne lui demande rien.

– Ah bon ? fis-je.

– Oui, elle était drôlement déprimée, la malheureuse. C’est tout juste si elle m’a dit bonjour.

Non, c’est exactement ça, me dis-je. C’est qu’elle tenait absolument à te parler, idiote que tu es !

Je souris.

– J’ai été contente de te voir, dis-je en avançant. Je pouvais en ressortir par le côté est. Je dois aller à un rendez-vous ici à…

– Elle a vraiment besoin de soutien, dit la femme. Ça doit être affreux pour elle de vivre ça.

– Oui, dis-je. Sûrement.

– C’est pour ça que c’est bien d’avoir des amis, dit-elle.

– Oui.

– Il venait des fois à l’hôtel, dit-elle. Celui avec qui elle était. Celui qui venait la chercher.

– Au revoir ! dis-je en continuant en direction de la salle à manger.

Je savais qu’elle me suivait bêtement des yeux et j’essayai de ne pas me montrer stressée. Sa voix résonnait dans ma tête. Celui qui venait la chercher. Il venait parfois à l’hôtel.

Je m’arrêtai net.

Elle avait enfin compris que je ne désirais pas lui parler et s’était penchée sur son écran d’ordinateur sans avoir conscience de ce qu’elle avait dit. De ce que pouvaient signifier ses paroles. Elle fut étonnée lorsqu’elle leva les yeux et me vit devant son comptoir. Je souriais.

– C’était celui qui… ? repris-je en faisant semblant de chercher quelque chose qui m’était sorti de l’esprit. J’espérais qu’elle prendrait le relais et terminerait la phrase. Ce ne fut pas le cas.

– Qui ? dit-elle.

– Celui qui était avec Bettý, dis-je. Ce n’était pas un certain Helgi ? Tu le connais ?

– Non, dit-elle.

Peut-être était-elle mécontente parce que je n’avais pas été très causante avec elle tout à l’heure. Elle n’allait pas m’aider. Je ne pouvais pas non plus attirer l’attention sur moi davantage.

– Très bien, dis-je. Je te remercie.

Son visage pincé se détendit.

– Je ne me rappelle jamais comment il s’appelle, dit-elle. Un type désagréable. Il venait souvent, juste pour la voir. Quand Tómas n’était pas là.

– Il venait voir Bettý ?

– Oui. Un type pénible. Un jour, il s’en est pris à un garçon qui ne lui avait rien fait. Il l’a insulté et a failli l’agresser. Complètement timbré, ce type.

Il fallait que je fasse attention. Il ne fallait pas que je me montre trop intéressée.

– Oui, dis-je, comme si je me rappelais tout à coup. C’était peut-être lui qui… ?

– Si, dit-elle, je me souviens, maintenant. Il s’appelle Léo. Je me souviens, maintenant. Souvent, il passe la nuit ici quand il est en ville. À l’hôtel, personne ne peut le sentir.

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