13

Je pense souvent à la façon dont tout ça a commencé.

Est-ce que c’était avant notre rencontre à Bettý et moi, ou bien après, lorsque nous avons été ensemble ? Peut-être que l’idée avait germé dans son esprit après que nous avions trompé Tómas. Peut-être pensait-elle que, puisqu’elle s’en était sortie comme ça, elle pourrait s’en sortir pour bien d’autres choses encore ?

Peut-être que c’était le soir où le vent d’hiver chantait autour de la grande salle de leur maison de Thingholt tandis que nous faisions l’amour sur les draps de soie du grand lit conjugal. Comme je l’ai déjà dit : je ne sais ni où ni quand tout cela a débuté, mais je me rappelle quand j’ai entendu cette idée pour la première fois. C’était chez Bettý, à Thingholt. Une longue nuit d’hiver dans la grande salle. Nous faisions l’amour sans la moindre hâte. Elle avait disposé des bougies dans leur chambre et leur faible lueur fantomatique dansait au plafond et sur les murs. Dehors, un fort vent du nord froid soufflait et des rafales de neige fouettaient la maison.

L’orgasme envahit tout mon corps à l’instar de millions de délicieuses petites décharges électriques et je retombai sur l’oreiller dans un état d’épuisement. Peut-être qu’alors j’ai dormi. À tout le moins, je n’ai plus eu conscience de rien jusqu’au moment où Bettý, en peignoir, s’assit sur le bord du lit pour me parler.

– Il y a une chose qu’il faut que je te dise, me dit-elle. Tozzi ne m’abandonnera jamais. Notre relation, tu comprends, notre relation à toi et moi, ne pourra jamais aller plus loin. Tu comprends ?

Je ne lui répondis pas.

– Tu le sais ?

C’était la même véhémence que j’avais découverte en elle auparavant. Elle tenait une cigarette entre les doigts et en aspirait la fumée.

– Ça ne doit pas forcément se passer comme ça, dis-je après un long silence. Je crois que tu n’aimes pas cet homme, qu’il ne t’intéresse absolument pas.

– Nous sommes ensemble depuis très longtemps, dit-elle. Tozzi a beaucoup de bons côtés. C’est seulement que…

– Qu’il te frappe, dis-je. Il t’humilie devant ses amis. Tu vas voir ailleurs. Tu le trompes. Et avec moi ! Qu’est-ce qu’il penserait de ça ? Et puis : c’est quoi cette relation qui repose sur le mensonge, la tromperie, les coups, d’énormes capitaux et rien d’autre ?

– Il ne faut pas qu’il nous découvre, dit Bettý. Jamais. Tu sais comment il est. Il ne jure que par la virilité, l’appât du gain et ses intérêts égoïstes, et… il ne supporterait jamais de savoir ce que nous faisons ici…

– Nous saurions y survivre, dis-je.

Nous nous regardâmes dans les yeux et il s’écoula un long moment avant qu’elle ne dise enfin ce qui allait tout changer. Je sais maintenant qu’elle n’en avait pas eu l’idée à cet instant, mais elle fit comme si. Elle fit comme si cela lui était venu à cause de ce que j’avais dit.

– Qu’est-ce qui se passera s’il lui arrive quelque chose ? dit-elle en tirant sur sa cigarette grecque.

– S’il lui arrive quelque chose ? répétai-je.

– Oui, s’il arrive quelque chose, dit-elle.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Je ne sais pas, dit-elle. Un accident de voiture. N’importe quoi.

Nous nous tûmes.

– Qu’est-ce qui peut lui arriver ? fis-je. De quoi est-ce que tu parles ?

– Rien, fit-elle. Laisse tomber, c’est tout.

Elle souriait.

– Laisse tomber, répéta-t-elle.

Je sais que ce n’était pas ce qu’elle pensait. Elle ne voulait pas que j’oublie. Elle avait dit cela sans réfléchir. Elle venait de donner une dimension toute nouvelle à notre relation et à partir de ce moment-là, plus rien ne fut comme avant. Nous n’avons rien dit de plus ce soir-là, ni lorsque nous nous revîmes, ni lorsqu’il nous fut possible de mieux nous détendre, comme toujours lorsque Tómas était à l’étranger. Nous n’avons plus parlé de ça pendant un mois entier. Tout était comme avant et cependant, quelque part, tout avait changé. Dans mon esprit, du moins. Ses paroles avaient eu pour effet de faire s’évanouir une certaine innocence. L’univers était devenu autre. Lorsque je revis Tómas Ottósson dans des réunions, je le regardai d’un tout autre œil. Il m’avait toujours fait un peu horreur, vu que j’entretenais une relation passionnée avec sa femme et qu’il n’était pas du genre commode. Mais, avec le temps, je cessai de le craindre. Tómas en devint d’une certaine façon plus ignoble. C’était comme s’il avait déjà perdu tout pouvoir sur moi bien que rien ne se soit passé ni ne se passerait jamais. Rien que le fait d’y penser était suffisant.

Qu’est-ce qui se passerait s’il arrivait quelque chose à Tómas ?

Une question innocente peut recéler tellement de facettes différentes.

Et alors ?

Évidemment, cela n’aurait dû être rien d’autre qu’une idée lancée comme ça au hasard. Elle n’aurait jamais dû aller plus loin. Mais Bettý avait énoncé une possibilité qui ne me sortait pas de l’esprit et qui devint avec le temps, tout absurde qu’elle paraisse désormais, l’un des choix possibles. Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, au contraire ça s’est déroulé sur une longue période. Ça s’est fait parce qu’à la fin nous n’avions guère d’autre choix. Ça s’est fait à cause de mon amour pour Bettý, à cause de la jalousie et de l’argent qui étaient en jeu.

Mais, en tout premier lieu, ça s’est fait à cause de Bettý. Parce qu’elle savait comment faire pour me manœuvrer.

Je sais que quand je le dis, ça sonne comme un déni et comme une tentative d’éluder ma responsabilité. Ce n’est pas facile de vivre avec ça. Mais c’est vrai. Je crois maintenant que Bettý a tout le temps su ce qu’elle était en train de faire. Elle avait tout imaginé jusque dans les moindres détails. Dans les moindres détails.

Une année s’était écoulée depuis que Bettý était entrée dans la salle de cinéma. À partir de ce moment-là, mon amour pour elle avait grandi de jour en jour jusqu’à ce qu’il faille que je la voie ou que j’entende sa voix tous les jours. Il nous fut facile de dissimuler notre relation. Cela faisait aussi partie du plaisir. Nous jouissions du fait que personne n’était au courant. Avoir un secret en commun était une vraie jouissance.

– Tu te rappelles ce que j’ai dit à propos de Tómas ? demanda-t-elle un jour que nous avions été manger ensemble. Le garçon avait débarrassé les assiettes et nous restions là à boire un cocktail au champagne. Nous voulions rentrer chez moi plus tard.

– S’il lui arrivait quelque chose ? repris-je, car je me rappelais bien. J’avais attendu longtemps qu’elle en reparle. Comme je l’ai déjà dit, c’était une possibilité absurde, mais j’avais cependant réfléchi à ses paroles davantage qu’à tout autre chose depuis qu’elle les avait prononcées. Cela en dit bien plus long que tout sur l’emprise que Bettý avait sur moi. Mais entre elle et moi, il y avait Tómas Ottósson Zoëga. C’était aussi simple que ça. J’étais en train d’examiner avec elle les possibilités de choix que nous avions.

Je ne sais pas à quoi je pensais. Vraisemblablement uniquement à Bettý et à la manière dont je pouvais la garder. Peut-être que, j’y pense parfois maintenant après coup et c’est une maigre consolation, peut-être que j’étais en train de réfléchir pour savoir jusqu’où elle était prête à aller. Je ne savais pas non plus où j’en étais moi-même. Je ne savais pas jusqu’où j’étais capable d’aller. Réfléchir est une chose, passer à l’acte en est une autre. J’avais envie de savoir où j’en étais avec Bettý. Ce qu’elle pensait. Donc, j’ai commencé à insister, comme par jeu. C’est souvent ainsi que les choses commencent. Comme par jeu.

– Je ne pensais à rien en disant ça, dit-elle.

– Non ? fis-je. Moi, je crois que tu pensais à quelque chose. Autrement, tu ne l’aurais pas dit. Tu n’es pas comme ça. Tu n’as pas l’habitude de parler pour ne rien dire.

Elle esquissa un sourire.

– Tu crois me connaître, dit-elle.

Elle avait raison. Je croyais la connaître et pourtant je doutais que quiconque fût capable de connaître Bettý. Je savais que j’avais confiance en elle. Le fait d’aller voir ailleurs était notre secret à toutes les deux. Personne ne savait qu’elle trompait Tómas. Que nous le trompions. Je savais qu’elle me faisait confiance. Nous étions complices. Ensemble, nous le trompions. Et il y avait cet étrange amour dont nous nous nourrissions.

– Tu continues de croire que c’est uniquement une question d’argent ? dis-je. Une question de testament ?

– Il s’agit de nous, dit-elle. De ce que nous voulons faire. Qu’est-ce que nous allons faire à l’avenir ?

– Tu sais ce que je veux, dis-je. Je veux que tu le quittes. Que tu viennes habiter chez moi. Je ne veux plus que tu sois avec lui.

– Et l’argent ?

Je ne lui répondis pas. Elle passa doucement son index sur le rebord de la coupe de champagne.

– Je pense parfois à un accident, dit-elle en regardant son doigt. Il y a des gens qui meurent dans des accidents de voiture. Il y en a d’autres qui font une chute lors d’une escalade en montagne. Ou qui sont victimes d’une balle perdue. Qui tombent dans une rivière. Qui ont un os de poulet qui se coince dans la gorge. Il y a tout le temps des gens qui meurent. Sur qui ça tombe ? C’est le hasard. Il n’y a aucune règle là-dedans. Il n’y a qu’à aider un peu le hasard.

– Non, dis-je.

– Non, quoi ?

– Non, il n’y a aucune règle, dis-je. Tu parles vraiment sérieusement ?

– Où est la différence ? demanda-t-elle. Nous sommes en train de parler de ça. Tu trouves que ça change quelque chose qu’on soit sérieux ou pas ?

– J’ai l’impression qu’il y a une petite différence entre caresser une idée et la prendre au sérieux comme je crois comprendre que tu le fais. J’espère que j’ai tort.

– Sois tranquille, dit Bettý.

Elle passa encore une fois son index sur le bord de la coupe, qui devait être fêlée parce qu’elle se cassa soudain sous son doigt et qu’elle se coupa. Il se forma une petite goutte de sang qu’elle regarda grossir ; elle l’observa quasi scientifiquement, comme si c’était un phénomène étrange, comme si la blessure ne la concernait pas. Elle leva le doigt, lècha le sang avec sa langue, puis le mit dans sa bouche. Elle me regarda et je sus alors qu’elle était sérieuse.

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