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Clic-clac, clic-clac, clic-clac…

Je suis sur le lit et je pense à l’amour. Et au plaisir du sexe. Et à l’égoïsme, à la jalousie et à cette grande montagne qui crache du feu et qui s’appelle la haine. Quels sont ces sentiments et pourquoi nous gouvernent-ils avec tant de véhémence ? Qu’est-ce qui les enflamme ? Qu’est-ce qui enflamme l’amour et la haine, sentiments si différents et pourtant on ne peut plus semblables ? Qu’est-ce qui vous rend aveugle et qui vous fait vous fourvoyer jusqu’au point de non-retour ? Qu’est-ce qui vous conduit à ignorer les signaux de danger, les erreurs, à refuser de voir ou de comprendre ce qu’on ne perçoit que lorsqu’on court à sa perte ? D’où vient ce grandiose refus ? Pourquoi fait-on le choix de ne pas voir les dangers alors qu’ils sont devant notre nez ? Est-ce que c’est ça, l’amour ? Est-ce que c’est pour ça que l’amour rend aveugle ?

Ces questions se bousculent dans mon esprit pendant toutes ces longues nuits et exigent des réponses que je n’ai pas parce qu’il me faudrait m’interroger moi-même plus à fond que je ne le désire. Qui entreprendrait d’examiner sa vie au microscope ? Qui en aurait le courage ? Personne ne peut supporter d’aller au fond de soi sans s’apitoyer ou être complaisant envers soi. Celui qui dit le contraire est un menteur.

Bien que je m’efforce d’éviter cela, je n’ai rien d’autre à faire pendant toutes ces longues nuits que de lutter contre mon propre ego qui est si fragile. Que de regarder en face les choses qu’il y a en moi et qui sont tellement bien enfouies que j’en ignorais même l’existence. Je ne les connais pas et je préfère n’en rien savoir. Et pourtant je suis au lit et je pense à l’amour, à la haine et à toutes ces profondes ténèbres qui n’en finissent pas et qui me font réfléchir à ce qui s’est passé plus tard.

Clic-clac, clic-clac, clic-clac…

J’écoute la gardienne s’approcher, passer devant l’épaisse porte d’acier et s’éloigner. Je crois que le soir vient de tomber. Je n’ai plus la notion du temps. Je crois qu’ils éteignent la lumière à des heures différentes pour me désorienter. Parfois, j’ai l’impression que les interrogatoires se déroulent de nuit. Je ne sais pas, mais j’en ai l’impression. Alors, les policiers sont plus irritables. Comme s’ils préféraient de beaucoup être dans leur lit que de s’occuper de moi et de tout ce que je ne veux pas leur dire.

Je ne sais pas combien de temps je dors et ça ne m’intéresse pas. Ma montre s’est arrêtée à un moment quelconque de ma détention et, quand je leur demande quel jour on est, ils me répondent, mais je finis par ne plus les croire. Ce n’est que lorsque je vois mon avocat que j’apprends de source sûre combien de temps s’est écoulé. Parfois, j’ai l’impression d’avoir dormi des journées entières. Parfois, j’ai envie de ne rien faire. Je suis dans des états qu’on peut qualifier d’hypocondriaques. Je ne veux pas me réveiller. Je ne veux rien savoir du monde qui m’entoure. Je veux seulement rester au lit et faire comme si je n’existais pas. Comme si rien n’existait hormis les ténèbres dans lesquelles je me plonge jusqu’à ce que j’aie l’impression d’étouffer et que je refasse surface pour reprendre ma respiration.

– Et Tómas et toi ? dit Dóra dans la salle d’interrogatoire. Toi et Tómas ?

– Quoi, Tómas et moi ? demandai-je.

– Parle-nous de lui, dit-elle.

La manière dont Dóra disait les choses avait un côté terre à terre qui inspirait confiance. Elle me plaisait de plus en plus. Avec Lárus, ce n’était pas pareil. Il était là à ricaner à côté d’elle et à me regarder avec un air de profonde commisération.

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demandai-je en le regardant.

Il ne dit rien et secoua la tête. Le magnétophone était en marche. Il n’y avait personne derrière la glace. Dóra fumait. Je ne l’avais jamais vue le faire auparavant. Elle m’offrit une cigarette, mais je refusai poliment. Lárus dit qu’il avait besoin d’aller aux toilettes. Il éteignit le magnétophone et sortit. Dóra le suivit des yeux.

– Qu’est-ce qu’ils sont casse-pieds, ces hommes, dit-elle.

Pour la première fois depuis longtemps, je me mis à sourire. Nous nous regardâmes et, l’espace d’un instant, il me sembla qu’elle voulait dire quelque chose, mais elle y renonça et nous restâmes là en silence sur nos chaises, elle fuma jusqu’à ce que Lárus revienne. Il s’assit sur sa chaise à côté d’elle.

– On peut parler du jour où tu as été victime d’une agression de la part de Tómas ?

– Tómas ?

– Si nous avons bien compris, tu as été l’objet d’une agression de sa part, dit Lárus. Que peux-tu nous dire à ce sujet ?

Je les regardai tour à tour. Personne n’était au courant de cela. Personne, sauf Bettý. Qu’est-ce qu’elle leur avait dit ? Qu’est-ce qu’elle leur avait raconté comme histoire ? Quelle image leur avait-elle donnée de moi ?

– Il ne faut pas croire tout ce qu’elle raconte, dis-je. Il ne faut pas croire tout ce que raconte Bettý.

– Ce n’est pas à toi de nous dire ce que nous avons à faire ou pas, dit Lárus.

– Qu’est-ce qui s’est passé entre vous, entre toi et Tómas ? demanda Dóra, et je sentis à ses mots qu’elle essayait d’être prudente et délicate.

– Rien, dis-je. Il ne faut pas croire tout ce que raconte Bettý.

Ils se regardèrent.

– Où est-elle ? demandai-je. Quand est-ce que vous lui avez parlé ?

Ils me regardaient en silence.

– Qu’est-ce qu’elle a dit ? Où est Bettý ?

Ils ne me répondirent pas.

– Calme-toi, dit Dóra.

– Je ne me calmerai pas, dis-je. T’as qu’à te calmer toi !

– Nous ne sommes pas obligés de te dire comment nous menons cette enquête, dit Lárus. Parle-nous plutôt du jour où tu as été victime d’une agression de la part de Tómas. Tu lui as rendu visite. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Rien, dis-je. Je ne vous dirai rien. Fichez-moi la paix ! Je veux retourner en cellule. Il ne faut pas croire ce que Bettý vous raconte. Il ne faut pas !

Lárus ne voulait pas arrêter. Il croyait qu’il pourrait me river mon clou avec ce que Bettý avait dit. Dóra lui prit le bras et lui fit un signe. Ils me permirent de retourner en cellule.

Je suis au lit dans le noir et j’écoute leurs pas s’éloigner.

Qui suis-je ?

Pourquoi est-ce que je ne peux pas être comme tout le monde ?

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