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Comment ai-je atterri ici ?

Mais qu’est-ce que j’ai pu faire pour atterrir dans un endroit pareil ?

Je ne traîne pas derrière moi tout un passé délictueux. Je n’ai jamais enfreint la loi, comme on dit. Je peux dire qu’en principe je suis comme tout le monde, que je respecte les lois, que je mets de la monnaie dans les parcmètres, que je ne brûle pas les feux rouges et qu’il m’arrive parfois de passer une bouteille d’alcool en fraude à la douane. Nous sommes presque tous comme ça.

Qu’est-ce qui a dérapé ? Comment ma vie tranquille et monotone a-t-elle pu basculer dans cet invraisemblable chaos ?

Peut-être étais-je plus solitaire que je ne l’avais cru. J’avais très peu d’amis, et même sans doute plus aucun, vu là où j’étais maintenant. Je n’ai jamais éprouvé le besoin d’avoir des amis. Ma famille est restreinte et a toutes sortes de défauts dont je ne veux pas parler en détail. Peut-être que je ne fais pas assez attention aux gens. Peut-être que…

Bettý a rompu mon isolement. Peut-être que c’est pour ça que je la trouvais excitante. Elle était apparue au bon moment, elle était prompte à trouver le point sensible des gens, elle était étonnante, résolue et énergique. Bettý ne reculait devant rien.

Peut-être que j’étais une victime toute désignée et sans doute que je n’ai pas assez résisté au début. Je n’ai aucune excuse, si ce n’est de ne pas avoir vu d’où venait le vent. Bettý a réussi à me prendre complètement au dépourvu. Je ne m’attendais absolument pas à ce qu’elle ose faire cela alors que nous nous connaissions à peine. Elle était irrésistible. Sans aucune inhibition.

Je sais que c’était avant tout une affaire de désir.

De désir chez elle et de désir chez moi.

Les semaines qui suivirent, elle m’appela sans arrêt.

Beaucoup de temps s’écoula avant qu’elle n’arrive à ses fins et que nous nous revoyions. À tout moment, je pouvais m’attendre à l’avoir au téléphone et à l’entendre me parler avec sa voix grecque. Parfois, il s’écoulait quelques jours entre deux coups de fil. Parfois, elle appelait deux fois dans la même soirée. Ça m’énervait peut-être moins que je ne le croyais. Son insistance et sa ténacité n’avaient rien d’ennuyeux. Bettý ne pouvait pas être ennuyeuse. Pour tout dire, il arrivait bien plus que ce soit moi qui m’ennuie le soir et qui désire qu’elle appelle. Alors, je revoyais ses petits mamelons qui pointaient sous la robe.

Finalement, un soir après une conversation téléphonique plutôt sans aménité, je jetai l’éponge.

Je venais de rentrer quand le téléphone commença à sonner. La journée au bureau m’avait ôté toute velléité de répondre au téléphone. Les propriétaires de l’immeuble de Breidholt s’étaient plaints à moi toute la journée, trouvant sans cesse à redire au contrat de changement de propriété. Je regardai l’affichage des numéros et je reconnus le sien. Je laissai sonner et j’allai dans la salle d’eau me faire couler un bain. Je trouvai un disque de Bob Dylan, je le mis sur le pick-up et m’étendis dans une eau chaude qui me délassa. Le téléphone recommença à sonner dans le séjour. Je savais que c’était elle.

Je n’avais pas besoin de répondre. Si j’avais su alors tout ce que je sais maintenant, je ne lui aurais jamais répondu. Mais que sait-on de l’avenir ? Peu après neuf heures, elle avait appelé encore deux fois et je pensais qu’elle avait l’intention de me faire veiller et d’appeler jusqu’à ce que je réponde. Je voulus être laconique.

– Tu veux arrêter d’appeler ici, dis-je avant qu’elle n’ait eu le temps de se présenter.

– Tu savais que c’était moi ? dit-elle.

– Fiche-moi donc la paix !

– Tu m’as laissée appeler toute la soirée sans me répondre ?

– Je veux que tu arrêtes de m’appeler. Je ne te connais pas. Je ne sais pas ce que tu me veux. Ton mari est un rustre qui ne veut pas que je travaille pour lui, c’est clair, et je ne comprends pas ce qui te prend et je veux que tu me fiches la paix !

Ça ne lui fit aucun effet.

– Est-ce que je peux te voir ? demanda-t-elle. Bien sûr que Tozzi veut que tu travailles pour lui. À l’hôtel, c’était juste de la frime. Il faut toujours qu’il frime. Il voulait savoir comment tu le prendrais quand il t’a fait son cinéma. Il n’avait rien contre toi personnellement.

Je me décidai à lui poser une question concernant son ecchymose. Je n’avais jamais fait cela et voilà que je trouvai tout à coup que c’était de mise.

– Pourquoi est-ce que tu n’as pas répondu avec le téléphone de la salle de bain ? demandai-je.

Elle mit du temps à répondre. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle essaya d’abord d’éluder.

– Je ne sais pas de quoi tu veux parler. Est-ce qu’on peut se voir ?

– Quand tu t’es cognée dans la porte, dis-je. Tu as déclaré avoir voulu répondre avec le téléphone du séjour, alors qu’il y en a un dans la salle de bain et il a sonné. Tu pouvais répondre avec.

Encore le silence.

– Je te le dirai si tu veux bien me voir.

J’étais en train de me quereller avec elle.

– Laisse tomber, dis-je. Ça ne m’intéresse pas de le savoir. Vos petits secrets à toi et “Tozzi” ne m’intéressent pas. Fiche-moi la paix. Ne m’appelle plus.

Et je raccrochai. Une demi-heure s’écoula avant que le téléphone ne recommence à sonner. Je regardai. C’était le même numéro qui avait appelé toute la soirée. Je souris. Et je répondis.

– Tu ne me lâcheras pas, dis-je.

– Pas avant que tu me promettes de venir me voir, dit-elle. J’entendis qu’elle expirait la fumée d’une cigarette grecque et je vis devant moi les traces de rouge à lèvres sur le papier de cigarette et le rouge de ses lèvres.

– Où ? fis-je.

Leur maison de Thingholt était immense. On en avait parlé dans les journaux lorsque son mari l’avait achetée parce qu’il était en concurrence avec un vendeur de voitures qui la voulait aussi. Lorsque les enchères se terminèrent, il avait payé vingt millions de plus que prévu initialement pour la posséder. À l’intérieur, la maison était tout sauf à l’abri des courants d’air, il n’y avait rien que le gros œuvre, comme on dit.

Même les portes avaient été arrachées des montants. Une cloison avait été abattue pour agrandir la cuisine et tout l’équipement enlevé. Seul un sol de pierre nu vous accueillait dans toutes les autres pièces et les chambres. De nouvelles ouvertures de portes avaient été percées et il y avait aussi un trou dans le sol pour un escalier en colimaçon menant au cellier, qui restait à faire. Devant les fenêtres, il y avait des toiles qui protégeaient de la peinture.

Il y avait trois salles de séjour et elle se tenait dans l’une d’entre elles. Lors de mon arrivée, elle fumait. La porte de la maison était ouverte, je frappai et je l’entendis me dire d’entrer. Elle portait un ensemble beige de bon ton, sa jupe était courte et arrivait tout juste à mi-cuisse. Ses escarpins à hauts talons étaient de couleur claire. Nous nous serrâmes la main et elle s’offrit à me faire visiter la maison. Nous passâmes de pièce en pièce et je trouvai cette maison très froide et sans âme. Je me rappelle que je me fis la réflexion suivante : même si le roi des quotas dépensait cent millions de plus, elle resterait aussi froide et sans âme qu’auparavant.

– Vous avez des enfants ? demandai-je.

Elle secoua la tête.

– Vous aurez de la place pour vous, dis-je.

Nous nous tenions dans la cuisine et elle me montrait la future place de la cuisinière à gaz. Elle était tout à son affaire en me décrivant la maison et elle me détaillait les choses pour les dalles et le parquet. Elle me dit que la maison était malgré tout essentiellement l’affaire de Tozzi.

Tout ce monstrueux chantier.

– Il dit que les enfants viendront plus tard. Il n’a guère le temps de faire autre chose que de gagner de l’argent, dit-elle.

On avait plutôt l’impression qu’il n’avait pas de temps pour elle. Le ton de sa voix était ennuyé et triste. Je me tenais là dans la cuisine, mal à l’aise, et je n’avais pas envie de connaître ces gens-là. Il y avait chez eux un manque d’égards et une sorte d’inconscience, quelque chose de fruste et de grossier qui est le propre des gens qui ignorent les limites de la bienséance. Il y avait chez eux deux quelque chose de repoussant, de mal dégrossi, mais aussi une sorte de charme insolite.

– Tu as envie d’avoir des enfants ? demandai-je.

– On a essayé, dit-elle. Peut-être que ça se fera un jour.

Elle continua à me guider à travers la maison jusqu’à ce que nous arrivions dans la plus grande pièce à l’étage. Elle me dit que ça serait leur chambre et m’expliqua comment elle voulait qu’elle soit, si toutefois elle pouvait en décider.

Je hochai la tête en montrant un intérêt tout juste poli.

– Tu as l’intention de travailler pour nous ? demanda-t-elle.

– Je pense que je n’ai aucune…

Elle ne me laissa pas finir ma phrase.

– Certainement, dit-elle, et un mot me revint à l’esprit : “majestueuse”. Je ne connaissais pas le parfum qu’elle utilisait, mais il nous suivait dans la maison à l’instar de quelque chose de dangereux et d’excitant.

– Fais-le pour moi, dit-elle en s’approchant de moi.

– Pour moi, l’argent est toujours bon à prendre, fis-je, histoire de dire quelque chose.

Elle s’approcha encore avec ses hauts talons et sa jupe moulante qui rendait ses vigoureuses cuisses tellement sexy que j’eus de la peine à en détourner les yeux. Je me tenais à la même place et je la regardais ; je regardais l’éclat de ses yeux marron, ses lèvres pulpeuses et son joli visage quasi méridional.

Elle vint tout près de moi.

– Je te promets que tu n’auras pas à le regretter, dit-elle en baissant la voix.

Il n’y avait personne dans la maison à part nous. Elle m’avait dit que les travaux de remise en état débuteraient le lendemain et qu’on attendait alors une armée d’artisans pour parer et décorer le palais du roi des quotas. Je ne savais pas d’où venait le vent. Je ne savais pas si je devais me tenir tranquille ou si je devais m’excuser et prendre poliment congé, ou bien m’enfuir carrément en courant et ne plus jamais revenir.

J’avais l’impression qu’elle devinait à quoi je pensais.

– Très bien, dit-elle si bas que je l’entendis à peine.

Alors, elle fit quelque chose que jamais de ma vie je n’oublierai.

Elle baissa les yeux et me contempla, elle me prit la main et la fit remonter le long de sa cuisse. Je ne la quittai pas des yeux. Elle mit ma main plus haut jusqu’à ce que je sente l’ourlet de sa jupe et elle la glissa dessous en remontant la cuisse encore plus haut. Elle n’avait pas de collant mais des bas nylon attachés par des jarretelles. Mes doigts passèrent sur l’élastique. Je ne savais pas comment réagir. Il ne m’était jamais rien arrivé de pareil auparavant. Sa bouche s’ouvrit et elle introduisit ma main à l’intérieur de ses cuisses jusqu’à ce que je sente une douce chaleur et alors je m’aperçus qu’elle ne portait pas de petite culotte.

J’allai vite retirer ma main, mais elle le sentit et me saisit fermement le poignet.

– Très bien, répéta-t-elle doucement.

Elle approcha son visage et m’embrassa. Involontairement, j’ouvris la bouche et je sentis sa langue pénétrer en moi, légèrement, précautionneusement et toute tremblante.

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