19

Lárus et Dóra sont assis en face de moi dans la salle d’interrogatoire. Je suis arrivée à nouer un semblant de lien avec elle. Je pense qu’elle est correcte. Je pense qu’elle me croit et j’ai vraiment besoin de penser qu’un être humain croit ce que je dis. Elle me prend telle que je suis et ne se fait aucune illusion. Lárus me regarde d’un autre œil. Je le sais. Je le sens. À ses yeux, je ne suis pas seulement une criminelle, mais encore une lesbienne par-dessus le marché et je crois qu’il trouve ça dégoûtant.

Donc, c’est à elle que je m’adresse.

Ils me questionnent au sujet du viol. Ils savent que Tómas m’a agressée et a réussi à faire ce qu’il voulait. Ils connaissent certains détails et j’essaie de ne pas rougir, de faire comme si de rien n’était. C’est dur de penser qu’un homme tel que Lárus est au courant de ça. J’ai encore honte lorsque je regarde en arrière et que je repense à ce qui s’est passé. Je sais qu’il ne faut pas que j’y pense. Je sais que ce n’était pas ma faute, mais ça ne m’aide pas à effacer cette abomination.

– Pourquoi tu n’as pas porté plainte pour viol ? demanda Dóra. Pourquoi tu fais comme si de rien n’était ?

– Quel viol ? dis-je.

Ils se regardèrent.

– Nous sommes au courant de tout, dit Lárus. Ne fais pas tant d’histoires.

– Nous essayons de t’aider, dit Dóra.

– Je vous ai dit de ne pas croire tout ce que Bettý raconte.

– Pourquoi est-ce que tu crois que Bettý nous a parlé du viol ? demanda Dóra.

Nous nous regardâmes dans les yeux.

– Surtout si ce n’était pas un viol, dit-elle.

– Parce qu’elle est capable d’inventer n’importe quoi, dis-je.

– Pourquoi le ferait-elle ? demanda Lárus.

– Parce que… parce que c’est Bettý.

J’essaie de ne pas penser à ce qui s’est passé. Je veux rester impassible. Je veux refouler tout ça. Je ne veux pas leur permettre d’ouvrir cette porte. Ce salaud de Tómas. Ce salaud de Tómas Ottósson Zoëga !

Je me suis débattue, mais il était trop fort. Beaucoup plus fort que moi. Nous sommes tombés sur le sol, il s’est couché sur moi, m’a embrassée et m’a tripotée partout. J’ai essayé de le repousser, mais il était trop fort. J’avais une jupe et j’ai senti qu’il glissait sa main en dessous et déchirait ma petite culotte.

– Sara ?

J’étais de nouveau dans la salle d’interrogatoire.

– Est-ce que tu vas répondre ?

Dóra me jetait un regard inquisiteur.

– Nous pouvons arrêter pour aujourd’hui, dit-elle.

– Ça n’arrêtera jamais, dis-je.

Bettý vint chez moi un peu avant minuit le soir après que Tómas m’eut agressée. J’eus l’impression qu’elle savait qu’il s’était passé quelque chose. Je n’avais pas osé retourner à Reykjavík le matin. Je n’avais rien osé faire. Je m’étais enfermée chez moi et j’étais là, assise dans le noir en train de pleurer. Je me sentais sale. J’avais été déshonorée. Je ne savais pas quoi faire. Ma jupe était déchirée. J’avais la lèvre fendue. Est-ce qu’il fallait que je le dénonce ? J’avais pris plusieurs douches et je n’avais pas réussi à faire partir mon dégoût.

Bettý s’assit près de moi, je me blottis dans ses bras et lui racontai ce qui était arrivé. Elle me caressait les cheveux et écoutait. Je ne voyais pas son visage et ignorais à quoi elle pensait, mais je savais qu’elle était de mon côté, quoi qu’il arrive.

– Le salopard, l’entendis-je dire.

– Je voudrais le tuer, dis-je.

– Je sais, fit-elle.

– Je vais le dénoncer.

– Pour quoi faire ? dit-elle.

– Je veux qu’il aille en prison pour ce qu’il m’a fait.

– Il n’ira jamais en prison, dit-elle. Sa voix était grave et apaisante. J’étais heureuse qu’elle soit venue. J’étais heureuse de l’avoir près de moi. Elle était ma consolation, mon amie, mon amour. Je fus parcourue par un frisson de honte, de colère et d’horreur.

– Je vais le dénoncer, répétai-je. Je veux que tout le monde sache ce qu’il m’a fait, comment il est, je veux que tout le monde sache…

– Qu’est-ce que ça va t’apporter ? dit-elle. Il va peut-être descendre un peu de son piédestal, mais la plupart des gens croiront qu’il est innocent, que tu es une garce qu’il a refusé de payer pour qu’elle la ferme, une garce qui le faisait chanter : “Ce n’était pas un viol, elle voulait me soutirer de l’argent et, quand j’ai refusé, elle a inventé cette histoire absurde.” Voilà ce qu’il va dire. Et en admettant que les juges ne le croient pas mais te croient toi et le condamnent pour viol, combien de temps tu penses qu’il restera en prison ? Les juges islandais se moquent de ce genre de choses. Tu le sais bien. Tout le monde le sait. Supposons que tu réussisses à faire ce que tu veux faire et que Tómas soit reconnu coupable de viol. Dans le meilleur des cas, il en prendra pour environ un an et demi, dont la moitié avec sursis, si bien qu’il ne fera que la moitié restante de la peine, soit quatre ou cinq mois. Et ça, uniquement au cas où tu réussirais à convaincre les juges de sa culpabilité.

Je savais qu’elle avait raison. Ces juges islandais !

– Je veux qu’il souffre, dis-je. Je veux qu’on le fasse souffrir… Je veux qu’il en crève…

Bettý arrêta de me caresser les cheveux.

– Il vaut mieux que tu ne parles de ça à personne, dit-elle. Il vaut mieux que nous gardions tout ça pour nous.

– Je le hais.

– Je sais, dit Bettý.

Et il en fut ainsi. Je n’ai raconté à personne ce qui s’était passé. C’était notre secret à Bettý et à moi. Nous seules étions au courant.

Jusqu’à ce que la police se mette à m’interroger au sujet de “l’agression”. Tómas était évidemment au courant, mais je pense qu’il n’en aurait jamais rien dit. Je savais très bien à quoi Bettý pensait. Tout ce qu’elle avait fait jusqu’à présent était pensé dans les moindres détails. Je n’avais encore aucune idée de la façon dont je devais me défendre et, malgré tout, j’avais la plupart du temps fait semblant de ne rien savoir. Malgré la façon dont la police était venue chez moi et malgré tout ce qui s’était passé auparavant entre Bettý et moi. Le plus souvent, j’avais refusé de m’exprimer. J’étais fatiguée, j’avais peur et j’étais plongée dans l’affliction.

– Est-ce que tu es en train de nous dire alors que Bettý ment au sujet du viol ? dit Lárus. Il n’y a pas eu de viol ?

Je le regardai.

– Non, dis-je. Il n’y a pas eu de viol. Il ne faut pas croire tout ce que Bettý vous dit.

– Tu en es sûre ? dit Dóra.

Il y avait de la compassion dans sa voix et cela me faisait du bien de l’entendre. Peut-être qu’elle comprenait ce que c’était que d’être violée et combien ensuite on avait besoin de dire que ça ne s’était jamais passé. Peut-être savait-elle ce que j’avais sur le cœur. J’en eus la nausée.

– Et ce n’est pas la raison pour laquelle tu as assassiné Tómas Ottósson Zoëga ? dit Lárus.

– Je ne sais pas de quoi tu veux parler, dis-je.

– Bon Dieu, pourquoi donc est-ce que tu penses que Bettý aurait inventé cette histoire de viol ? demanda Dóra.

– Je ne sais pas, dis-je. Vous avez fini ? Vous en avez fini pour aujourd’hui ? Je veux retourner en cellule, si ça ne vous fait rien.

– Tu iras quand on aura fini, dit Lárus.

– Très bien, dit Dóra. Tu peux y aller maintenant.

– Je trouve pas ça… commença Lárus.

– Il vaut mieux qu’on continue avec elle demain, dit Dóra d’un ton résolu. On a tout notre temps.

Je suis couchée dans le noir et je pense à Bettý. C’était juste après que Tómas m’eut agressée que nous nous sommes sérieusement demandé s’il ne pourrait pas lui arriver une sorte d’accident. S’il ne serait pas possible de mettre en scène une sorte d’accident afin de nous débarrasser de lui.

Et ensuite il y a cette affreuse pensée qui ne me laisse pas tranquille.

Est-ce que Bettý a pu être criminelle au point de me tendre un piège dans leur maison, à elle et à Tómas, et de le conditionner pour qu’il m’agresse ? Je n’y avais pas prêté attention, mais c’est elle qui m’avait appelée ce jour-là pour me dire que Tómas voulait me voir chez eux.

Je ferme les yeux.

Du sang jaillissait de la tête de Tómas.

Peu après l’avoir vu, j’ai compris que Tómas n’avait plus que quelques minutes à vivre.

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