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Je ne me souviens plus exactement comment j’ai découvert que j’étais lesbienne. C’est arrivé tout naturellement et j’ai toujours trouvé ça tout aussi normal qu’autre chose. Mais la psychiatre avait raison. Maman n’a jamais pu digérer ça.

Elle n’a jamais pu me reconnaître telle que j’étais, elle n’a jamais pu reconnaître mon homosexualité. Papa, lui, était plus compréhensif, mais je sais que ça ne lui plaisait pas. Il me l’a dit avant de mourir. Mon frère pense que je suis un monstre. Il me l’a souvent laissé entendre avant son déménagement pour Londres et il a dit que j’avais détruit la vie de nos parents. Ça se peut, mais comme le dit la psychiatre, je ne peux pas être autrement que je suis.

Je n’ai jamais fait d’éclat ni dépassé les bornes, ni rien fait de semblable. Je ne sais pas ce que c’est. Je ne milite pas pour les homosexuels et je ne participe pas non plus à leur action publique. Je n’en vois pas l’intérêt. Je ne veux pas me mettre à l’écart des autres en disant : “Voyez, je suis comme ceci ou comme ça et voilà pourquoi je suis différente et voilà pourquoi tout le monde a besoin de savoir comment je suis parce que c’est seulement comme ça que je peux devenir libre et en libérer d’autres.” Je suis comme je suis, c’est mon affaire et ça ne regarde personne. Les rares amis que j’ai savent que je suis lesbienne, les gens de ma famille aussi, plus quelques personnes avec lesquelles j’ai fait mes études ici et aux États-Unis. Cela ne me gêne pas d’être homosexuelle, je trouve seulement que ça ne regarde personne. C’est mon affaire.

En fait, je ne me souviens pas d’avoir été différente. Les garçons ne m’intéressaient que très modérément. Je les trouvais grossiers, affreux et bornés. Je ne sais pas comment exprimer ça autrement. Aucune fibre en moi ne me faisait me sentir attirée par eux. Avec les filles, c’était une autre affaire, avec leurs jolies rondeurs, leurs tailles souples, leurs mains délicates et leurs doigts effilés. Nous, les femmes, nous sommes en quelque sorte des merveilles bien plus parfaites dans la Création. C’est pourquoi je pense que si Dieu existe, il doit être femme. Je me suis rendu compte de mon mode d’existence lorsque j’ai atteint ma maturité sexuelle et que je m’y suis complue. Ça ne m’a jamais paru anormal ou étrange. Je n’ai jamais eu de problèmes psychologiques à cause de ça et si ma famille ne m’avait pas reniée par la suite, je n’aurais jamais souffert d’être homosexuelle, j’aurais simplement accepté cet état avec joie. Je fais une seule exception dans mon passé : c’était au lycée, lorsque mes tentatives pour me trouver un petit ami se soldèrent par un lamentable échec. À l’époque, j’avais envie de savoir comment c’était et j’ai trouvé ça dégoûtant.

J’ai eu de bonnes amies. La liaison la plus longue que j’ai eue avant de rencontrer Bettý, c’était aux États-Unis avec une fille nommée Lydía. Elle faisait biologie à l’université. On s’est rencontrées dans une cafétéria sympa de l’université et on a commencé à discuter. Elle était stupéfaite quand je lui ai appris que je venais d’Islande. Elle avait entendu dire qu’il y avait là-bas des Eskimos8 qui habitaient dans des igloos. Nous avons tout de suite su que nous étions sur la même longueur d’onde. Quand deux lesbiennes se rencontrent, elles se reconnaissent tout de suite. On est restées ensemble pendant ma dernière année aux États-Unis. Ensuite, j’ai voulu rentrer chez moi et elle ne pouvait se faire à l’idée d’aller habiter en Islande. Nous avons fait le voyage ensemble, mais elle n’a pas pu se décider à déménager.

C’est maman qui a toujours été la plus difficile. Mon frère, je m’en fiche. Nous n’avons jamais eu de bonnes relations. Je l’ai toujours trouvé embêtant, arrogant, enfant gâté, lamentable même. Je crois que c’était surtout sa faute si maman est devenue aussi odieuse avec moi. Je sais qu’il essayait d’influencer papa et de l’amener de son côté. Je ne sais pas quel avantage il y voyait, mais c’est ce qu’il a fait. La psychiatre a dit que je cherchais à être reconnue avec tellement de véhémence que j’aurais été prête à faire n’importe quoi pour l’être. Peut-être que c’est vrai. Peut-être que ça tient à maman. Je ne voulais pas la décevoir, mais c’est ce que j’ai fait et à la fin nous n’avons plus été capables d’habiter sous le même toit. Elle m’a exclue. Elle disait que je n’étais plus sa fille. Ça fait bientôt neuf ans que nous n’avons plus de liens. Rien. J’ai demandé à l’avocat si elle l’avait contacté, mais elle ne l’a pas fait. Maman et moi nous nous entendions bien autrefois. Quand je lui ai dit que j’étais homosexuelle, ça a été horrible. Je ne pouvais pas imaginer une telle déception. Je croyais la connaître et là, j’ai eu une tout autre personne en face de moi. Évidemment, j’imagine qu’elle peut en dire autant de moi.

– Comment peux-tu me faire ça ? s’écria-t-elle un jour que nous nous disputions et qu’il lui semblait que ma seule raison d’être homosexuelle était que je voulais l’embêter. Plus tard, elle a dit que j’étais dégoûtante de faire ce que je faisais, de vouloir faire ça avec d’autres femmes. Dégoûtant ! beugla-t-elle dans ma direction. Coucher avec des femmes !

– Ça n’a rien à voir avec le sexe, dis-je. C’est un malentendu…

– Va-t’en ! s’écria-t-elle. Va-t’en d’ici !

Papa essaya de nous réconcilier. Je sais qu’il voulait mon bien et que rien d’autre ne lui importait. Cependant, je sais qu’il n’était pas d’accord. Il me demanda si j’étais sûre, absolument sûre que j’étais comme ça et que c’était ce que je voulais.

– La question n’est pas de savoir ce que je veux, lui dis-je, mais ce que je suis. Je ne peux pas maîtriser ça, comme maman le croit. Je n’ai rien fait pour être homosexuelle, mais je n’ai pas essayé non plus d’entreprendre quoi que ce soit contre. Je suis seulement moi-même.

Papa m’a regardée et j’ai su tout de suite que tout irait bien entre nous.

– Personne ne doit essayer d’être autrement qu’il est, dit-il en souriant.

Je me suis enfuie de la maison lorsque j’ai commencé mes études universitaires. J’ai obtenu une bourse et j’ai loué une chambre tout près de l’université. Les relations avec maman se sont constamment détériorées jusqu’au jour où nous avons cessé de nous parler. Papa est tombé malade et les médecins n’ont rien pu faire pour lui. Son agonie a duré une semaine. J’ai été tout le temps auprès de lui, et maman aussi. Nous avons conclu un armistice pour pouvoir nous occuper de lui. La dernière chose qu’il a faite a été d’essayer de nous réconcilier. Après sa mort, les choses ont repris leur cours.

N’importe comment, tout le monde savait au département d’études juridiques que j’étais homosexuelle. Je sais que les garçons trouvaient ça excitant. Je le sais parce qu’ils me l’ont dit et que certains ont même tenté leur chance avec moi de cette manière grossière, ennuyeuse et scabreuse qui n’appartient qu’à ceux qui croient qu’être lesbienne, c’est la même chose que d’être une reine du porno. Certaines filles me traitaient avec circonspection. Tout le monde s’efforçait d’être ouvert. J’étais la seule lesbienne de mon année, mais je savais qu’il y en avait quelques autres à l’université car nous formions notre petit groupe. Avec l’une d’entre elles, Katrín, nous avons été colocataires pendant un certain temps. Ça allait super bien au début et ensuite il s’est trouvé qu’on était trop différentes. C’était une militante fanatique des droits des homosexuels et elle ameutait les gens à droite et à gauche, elle passait à la télé et dans tous les médias en général en faisant des déclarations à propos de tout, et elle était dans le comité directeur de la fédération. Je l’ai laissée quand son activisme a commencé à se manifester envers moi par toutes sortes d’insinuations malveillantes, comme quoi en réalité je ne participais pas à la “lutte” parce que je n’étais qu’une “tiédasse”. Peu après, j’ai décidé d’aller aux États-Unis.

Bettý a été le premier grand amour de ma vie. En fait, je venais à peine de rentrer chez moi, en Islande, pour m’installer quand j’ai fait sa connaissance. Peut-être que j’étais encore meurtrie par ma séparation d’avec Lydía. Je ne sais pas. Je sais seulement que Bettý m’a tout de suite fait de l’effet et que je désirais mieux la connaître, être avec elle et à la fin coucher avec elle. Elle y a mis du sien. Par sa manière de s’habiller. Par ce qu’elle disait ou par sa manière de le dire. Par sa manière de m’embrasser dans leur maison à Tómas et à elle, à Thingholt. Elle a tenté sa chance avec moi dès l’instant où nous nous sommes rencontrées pour la première fois parce qu’elle voulait m’avoir, parce qu’elle voulait m’attraper, parce qu’elle me voulait pour elle. Elle avait un plan. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais maintenant je le sais.

Et je me suis soumise.

À quoi est-ce que je pensais ? Bettý était l’épouse de Tómas, mais elle était aussi la femme que j’aimais. Est-ce que je croyais vraiment que Bettý et moi nous pourrions vivre heureuses jusqu’à la fin de nos jours ? Est-ce que j’étais aussi puérile que ça ? Est-ce que j’étais aussi aveugle que ça ? Est-ce que je croyais sérieusement qu’elle le quitterait pour vivre avec moi ?

Ces questions m’assaillent lorsque je suis couchée dans le noir. Et d’autres également, qui ne suscitent pas moins en moi désespoir et inquiétude. Est-ce qu’elle savait qui j’étais lorsqu’elle est venue vers moi dans la salle de cinéma ? Est-ce qu’elle savait que j’étais homosexuelle ? Comment pouvait-elle l’avoir appris ? Est-ce qu’elle avait enquêté à mon sujet ? Est-ce qu’elle avait longtemps cherché une victime comme moi ? Parce que je suis une victime. Dans cette histoire, je suis la victime.

Je fixe le noir.

Toutes ces questions.

Papa me manque plus que je ne saurais le dire. C’était mon meilleur ami, et je n’ai jamais rencontré un homme meilleur et plus compréhensif que lui. Pour autant que je me souvienne, il a été mon modèle dans la vie. Je me souviens de sa bienveillance, de son discernement et de sa sympathie envers les gens qui, d’une façon ou d’une autre, ont été laissés pour compte dans la vie. C’est trop lourd et je verse des larmes en pensant qu’il aurait pu voir dans quel endroit je me suis retrouvée et ce que j’ai fait. Ou pas fait. C’est en premier lieu par respect de sa mémoire que j’ai l’intention de me sortir de tout ça indemne et avec un tant soit peu de dignité. C’est son souvenir qui maintient mon moral intact dans cette horrible cellule.

Je suis enfermée seule avec toutes ces pensées insupportables et il n’y a qu’un seul grain de sable quasi invisible qui tombe dans le sablier à chaque fois, tellement lentement que je peux suivre sa trajectoire avant qu’il n’atteigne le fond.

Je suis en train de me rendre compte de ce qui s’est véritablement passé. Pas de ce que je croyais qu’il s’était passé parce que je l’avais vu de mes yeux et le savais, non : de tout ce qui s’est passé que je n’ai pas vu et dont je ne savais rien. Je suis en train de me rendre compte de tout ça et que tout n’a été qu’un jeu dans lequel c’est elle qui tirait les ficelles. Je m’en veux et je sais que je n’ai guère d’excuses. J’ai participé de mon plein gré, mais je ne l’aurais jamais fait si j’avais su les tenants et les aboutissants.

La police sait ce qui s’est passé lorsque Tómas m’a agressée. Ils m’ont interrogée là-dessus dans la salle d’interrogatoire. Cela signifie que Bettý est en train de réussir ce qu’elle avait l’intention de faire.

Personne ne savait ce que Tómas m’a fait, sauf moi, lui et Bettý.

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