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Quand je me suis mise à réfléchir à tout cela, je ne savais rien sur Bettý, à part que je l’aimais plus que ma propre vie. Il n’est sans doute bon pour personne d’aimer comme j’aimais Bettý. Dans mon cas, ça s’est terminé par une tragédie.

Bettý ne me parlait quasiment jamais de son passé. C’était comme s’il n’avait jamais existé. Elle avait glané dans ma vie tout ce qu’elle avait pu en tirer et je lui avais raconté des choses que je n’avais jamais racontées à personne, sur ma mère, mon frère, papa et son agonie, par exemple. Chaque fois que j’essayais d’inverser les rôles et de la faire parler d’elle, elle éludait en disant qu’elle n’avait rien à raconter.

Il lui arrivait pourtant de passer en revue ses souvenirs d’enfance ou d’adolescence. Mais ça n’arrivait que très rarement. Comme si elle n’avait rien d’autre que des souvenirs douloureux, ce qui n’avait rien d’étrange, vu le milieu dans lequel elle avait grandi et vécu à Breidholt, entre une mère alcoolique et un beau-père qui la brutalisait.

Un jour, elle m’a parlé de la première fille avec qui elle avait eu une véritable histoire. Elle s’appelait Sylvía. Je savais juste qu’elles s’étaient rencontrées dans leur immeuble, et qu’elles habitaient dans le même escalier. Bettý raconta qu’elle s’était livrée à divers jeux sexuels avec elle, et qu’en général ça se passait dans la buanderie de l’immeuble au sous-sol. Sylvía avait deux ans de plus qu’elle. Elles sont restées ensemble six mois, jusqu’à ce que Sylvía déménage. C’était la version de Bettý.

Lorsque je me mis à sa recherche, je ne savais pas si le vrai nom de cette jeune fille était Sylvía. Pour commencer, je feuilletai l’annuaire du téléphone, il y avait plusieurs femmes qui se prénommaient ainsi. J’appelai une de mes connaissances de Samtök ’7810 qui accepta de vérifier s’ils avaient dans leur association une certaine Sylvía. Il n’en trouva qu’une, qui était dans l’annuaire. Je l’appelai. Elle n’avait jamais entendu parler de Bettý.

J’ai rappelé ma connaissance pour lui demander s’il avait quelque chose sur une Sylvía qui n’était pas dans l’association. Il me répondit qu’il allait y réfléchir et qu’il me rappellerait. Deux jours après, je reçus de ses nouvelles. Il s’était donné beaucoup de mal, avait contacté une foule de gens et avait fini par entendre parler d’une femme de ce nom dont on croyait qu’elle habitait le quartier d’Árbær. Je repris l’annuaire. Une seule Sylvía habitait à Árbær. J’appelai. Elle répondit. Elle mit du temps à saisir ma démarche. Je crois qu’elle avait un peu bu. Ensuite, elle parut tout à coup comprendre de qui je voulais parler. Elle se souvenait parfaitement de Bettý.

Je lui dis que je faisais partie du comité de rédaction d’un album qui devait être publié à l’occasion de l’anniversaire de l’école qu’elle et Bettý avaient fréquentée quand elles étaient adolescentes. L’album serait magnifique et le comité de rédaction était en train de recueillir des anecdotes en provenance des différentes classes et l’édition comporterait en outre des photos des anciens élèves. Sylvía ne semblait pas intéressée et dit qu’elle n’avait rien à dire à ce sujet. Mais peu à peu je réussis à orienter la conversation sur son ancienne amie, Bettý, et elle sembla alors se prendre au jeu.

Sylvía habitait un petit appartement sombre. La fenêtre du séjour donnait sur le jardin où il y avait, dans un bac à sable, une balançoire que personne n’utilisait. Sylvía avait les nerfs fragiles et fumait sans arrêt. Elle faisait dix ans de plus que son âge réel. En me conviant à venir chez elle, elle m’avait demandé d’aller au Ríkid11 lui acheter deux bouteilles de vodka. Je les lui remis et elle les prit avec empressement, mais nous n’avons pas parlé du paiement. Je crois que l’espoir d’avoir de la vodka était la véritable raison pour laquelle elle m’avait invitée à venir. Elle s’en versa tout de suite un verre, pure, me regarda pour m’en proposer, mais je secouai la tête, alors d’un trait elle vida son verre, le remplit à nouveau et s’assit. Ensuite, elle fut plus calme. Elle raconta qu’elle travaillait comme infirmière à domicile. Après avoir un peu discuté de son ancienne école, j’orientai la conversation sur Bettý, tout d’abord avec quelques précautions, puis directement.

– Tu connais Bettý ? demanda-t-elle.

– Juste un petit peu, dis-je brièvement. Je l’ai appelée pour cette affaire. C’est elle qui m’a orientée sur toi.

Sylvía hocha la tête en sirotant son verre.

– Ça fait des années que je ne l’ai pas vue, dit-elle. Sûrement quoi… quinze ans et quelques. Elle n’est pas partie à Akureyri ?

– Si, dis-je. Qu’est-ce que tu peux me dire sur elle ?

Je n’allais pas lui laisser me tirer les vers du nez, mais je ne voulais pas non plus être trop curieuse.

– Elle était superbe, dit Sylvía. C’était la fille la plus douée que j’aie connue. Personne ne lui en imposait. Elle menait la vie dure aux garçons. Elle s’en tirait toujours.

Je demandai si elle avait une photo de Bettý du temps où elles étaient adolescentes.

– Naaan, dit Sylvía, pensive, je ne crois pas. Je n’ai aucune photo de ces années-là. On ne prenait pas de photos chez nous, chez Bettý non plus, je crois. Son père…

– Ce n’était pas plutôt son beau-père ? demandai-je.

– Si, une foutue crapule, celui-là. On entendait la mère de Bettý hurler à des kilomètres à la ronde.

– Bettý avait des frères et sœurs ?

– Naaan. Ah si, mais pas des vrais frères et sœurs. Elle avait deux demi-frères. Des gars à problèmes. Ils étaient plus âgés et Bettý n’avait pas de liens avec eux. L’un d’eux a été à la prison de Hraun, je crois.

Sylvía se leva et se versa un nouveau verre. Elle ne ressentait nul besoin d’expliquer pourquoi elle buvait de la vodka pure en milieu de journée. C’est le genre de scrupule qu’elle avait perdu depuis longtemps.

– Elle rêvait tout le temps de devenir riche, dit-elle en se rasseyant. Bettý n’avait qu’un seul but dans la vie quand je l’ai connue : devenir riche. Elle voulait rouler sur l’or, plus tard. Elle voulait pouvoir tout se payer et vivre comme une reine. Elle parlait souvent de ce qu’elle ferait quand elle serait riche. Elle voulait habiter une île dans un pays au soleil et ne plus jamais revenir chez elle dans ce pays de merde.

Sylvía souriait.

– On rêvait toutes de ça, je crois, dit-elle.

Et elle se remit à siroter son verre.

– “Pays de merde”, c’est comme ça qu’elle disait. Elle ne supportait pas le froid et les désagréments de l’hiver. C’était une fille élégante. Vraiment. Mais il y avait quand même… quelque chose…

– Quoi ?

– Ah, je ne sais pas comment dire. De la duplicité, peut-être. Elle était totalement immorale. Elle ne pensait à rien d’autre qu’à elle. Elle pouvait nous monter les unes contre les autres dans l’immeuble et à l’école, et elle harcelait les autres enfants au point qu’ils n’osaient plus sortir de chez eux. Mais sinon elle était vachement cool et drôle, et quelque part…

Sylvía commençait à ressentir les effets de l’alcool et elle se mit à parler moins fort. Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, assise pensive avec son verre vide, comme plongée dans un passé oublié et enterré.

– Tu sais peut-être quel genre de fille c’était, non ? Elle l’est encore ?

– Quel genre de fille ?

– Avec les filles. Elle en est encore ?

– Je connais…

– Elle était bien. Après tout, elle a le droit d’être comme ça.

Sylvía se leva, se saisit de la bouteille de vodka et la posa sur la table devant elle. Elle était à moitié vide.

– Elle allait aussi avec les garçons. Elle allait autant avec les garçons qu’avec les filles autrefois. Elle était très précoce…

Sylvía me regarda.

– Je ne devrais peut-être pas parler d’elle comme ça. Je suis en train de trahir des secrets ?

– Je ne crois pas, dis-je, pour dire quelque chose. J’étais gênée.

– J’ai appris qu’elle avait avorté.

– Avorté ?

– Une amie de ma sœur travaille chez un médecin…

– J’ai entendu dire qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants, l’interrompis-je.

– Ah bon ?

– C’est certain.

– Moi, j’ai entendu autre chose, dit Sylvía qui s’obstinait. Tu crois peut-être que je mens ? Tu crois peut-être que je te raconte des histoires ?

– Non, dis-je, pas du tout, c’est seulement que je… c’est nouveau pour moi, car je croyais…

Sylvía termina son verre.

– Tu sais quand c’était ? demandai-je.

– Il y a à peu près trois ans.

– Tu sais pour Tómas, son mari ? dis-je.

– Oui, je me tiens au courant des infos.

J’étais totalement déconcertée. Je me souvenais très bien de quand Bettý m’avait parlé de leurs difficultés, à elle et à Tómas. Quand elle m’avait raconté comment elle avait fait une fausse couche et quelles étaient les difficultés liées à la fécondation artificielle. Est-ce qu’elle poussait le mensonge aussi loin ?

– Tu ne parleras pas de ça dans ton journal, n’est-ce pas ? dit Sylvía. Tu ne parleras pas de l’avortement et tu ne diras pas non plus qu’elle allait autant avec les filles qu’avec les garçons avant, jamais, hein ?

Sylvía se versa encore un verre qu’elle tenait à la main quand elle se leva.

– Est-ce qu’elle a dit quelque chose… Non, ça serait drôle…

– Quoi ? Elle aurait dit quoi ?

Sylvía se dirigea vers la fenêtre du séjour et regarda la balançoire et le bac à sable qui se trouvaient dans le jardin, derrière la maison.

– Il n’y a jamais d’enfants qui jouent dans ce jardin, dit-elle. Je ne vois jamais d’enfants dans cet immeuble.

– Non, ça…

– Elle a parlé de moi ? m’interrompit-elle, comme si elle croyait que je venais de la part de Bettý.

J’eus tôt fait de comprendre ce qu’elle voulait dire.

– Elle a parlé de moi ? demanda-t-elle.

– Elle te salue, dis-je en faisant un gros mensonge qui me fit me mépriser.

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