Agnès Martin-Lugand Désolée, je suis attendue…

Pour toi, rien que pour toi, et toujours pour toi


S’il est librement choisi, tout métier devient source

de joies particulières, en tant qu’il permet de tirer profit

de penchants affectifs et d’énergies instinctives.

Sigmund Freud,

Malaise dans la civilisation

Écoute, ma voix, écoute ma prière.

Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire.

Je t’en prie, ne sois pas farouche

Quand me vient l’eau à la bouche.

Je te veux confiante, je te sens captive.

Je te veux docile, je te sens craintive.

Serge Gainsbourg,

« L’eau à la bouche »

— 1 —

Quatre mois que je me tournais les pouces : vive les stages de fin d’études ! Avec le recul, je comprenais mieux pourquoi j’avais réussi à trouver le mien à la dernière minute. Contrairement à tous mes camarades d’école de commerce, prêts à turbiner comme des malades, je ne l’avais pas cherché dans l’idée de me défoncer pour décrocher mon premier CDI. J’étais partisane du moindre effort et je savais ce que j’aimais : manier mes deux langues — le français et l’anglais — et permettre aux gens de communiquer entre eux. J’adorais parler. Plus bavarde que moi, ça n’existait pas. À force de mettre mon nez dans l’annuaire des anciens de l’école, j’étais tombée sur les coordonnées de cette agence d’interprètes dans le milieu des affaires, j’avais envoyé mon CV, eu un entretien avec l’assistante du patron, et le problème avait été réglé. Mais franchement, qui aurait voulu de cette planque pour obtenir son diplôme ? Je devais être la seule et l’unique à y trouver de l’intérêt, puisque c’était le « stage photocopies » par excellence, sans un centime d’indemnité, alors que les autres touchaient un peu d’argent chaque mois. Les avantages — non négligeables : aucune responsabilité, pas d’obligation de porter un tailleur, pas d’horaires tardifs non plus, et la possibilité de boire des cafés gratis et de retrouver toute la petite bande pour l’Happy Hour ! Dans une autre vie, ç’aurait pu être intéressant d’y bosser, pour la bilingue que j’étais.


Ce jour-là, je n’avais pas les yeux en face des trous. Nous avions fait la fête toute la nuit, et je n’avais que deux petites heures de sommeil au compteur, dans le clic-clac pourri de ma sœur, dont les ressorts m’avaient martyrisé le dos. Bien qu’arrivée avec plus d’une heure de retard, j’avais, semble-t-il, réussi à passer inaperçue en allant me planquer dans le placard à balais qui me servait de bureau. Dans l’après-midi, alors que je luttais pour ne pas m’endormir, la secrétaire du patron, perchée sur ses talons de pétasse, arriva vers moi, un sourire diabolique aux lèvres ; cette bonne femme frustrée allait encore me refourguer ses corvées.

— Va servir des cafés dans le bureau de Bertrand.

— Non, je suis occupée, là. Ça ne se voit pas ?

— Vraiment ?

Elle me sourit méchamment, puis regarda ses ongles manucurés, avant de reprendre, l’air de rien :

— Ah, dans ce cas, dès que tu auras fini ta mission si importante, il y a cinq dossiers à relier qui t’attendent, je ne vais pas avoir le temps de le faire.

La tuile ! J’étais une vraie quiche avec la bécane à relier. Je penchai la tête sur le côté et lui renvoyai un sourire aussi bête que le sien.

— OK ! Je les fais, ces cafés, c’est plus raisonnable, les tiens sont vraiment dégueulasses. Il ne faudrait pas contrarier le patron.

Vexée, raide comme un piquet, elle me fixa tandis que je me levais en lui faisant une grimace de sorcière, langue tirée.

Dix minutes plus tard, un plateau entre les mains, concentrée pour éviter de me rétamer devant tout le monde, je donnai un coup de fesse tout en soupirant pour ouvrir la porte du bureau du boss, quand un effluve de téquila se fraya un chemin jusqu’à mon nez ; je puais encore l’alcool de la veille.

En pénétrant dans la pièce, à travers mes cils, je jetai un regard aux quatre hommes en costard-cravate, leurs mines sérieuses et empruntées me donnèrent envie de rire. Je déposai devant chacun sa tasse. À croire que j’étais transparente, aucun ne se fendit d’un petit « merci » pour mon service impeccable. Je pris deux secondes, attendant toujours mon bon point, et j’en profitai pour tendre l’oreille, piquée par la curiosité. S’occupaient-ils de régler le problème de la faim dans le monde pour ne pas être capables d’un minimum de politesse ? À première vue, non. En revanche, le patron venait de se planter royalement en s’emmêlant les pinceaux avec des homonymes en anglais. Et ça se disait interprète ! Faut tout leur apprendre ! Ni une ni deux, je fis les trois pas qui me séparaient de lui, posai ma main sur son épaule et lui glissai fièrement à l’oreille une solution à son contresens. Ses doigts tapotèrent nerveusement le bois de la table.

— Dehors la stagiaire ! siffla-t-il entre ses dents en me lançant un regard noir.

Je me reculai d’un bond, fis un sourire de godiche, que j’offris à tous, et quittai la pièce comme si j’avais le feu aux trousses. Une fois la porte du bureau refermée derrière moi, je m’y adossai en soupirant et en riant. Bon, au moins il savait que j’existais maintenant. Mais mon Dieu, quelle conne ! Je devrais apprendre à me la fermer parfois.


Deux mois plus tard, la délivrance enfin. Ce maudit stage touchait à son terme. Évidemment, certaines conversations épiées derrière une porte — il fallait bien s’occuper — avaient tout de même suscité mon intérêt. Le patron et ses trois interprètes semblaient être les rois du pétrole auprès de leurs clients — du beau monde dans le milieu des affaires —, ça avait l’air excitant leur job. De ce que j’avais compris, ils rencontraient des tas de gens intéressants dans des milieux très différents. Ça me plaisait bien, limite, ça me titillait. Enfin… plus que quelques minutes et c’étaient les vacances. Et surtout je pourrais enfin me lancer dans la préparation de mon grand projet, dont je n’avais encore parlé à personne. Je voulais prendre une année sabbatique et vadrouiller aux quatre coins du monde, sac au dos, avant de songer à un quelconque avenir professionnel. J’avais envie de voir du pays, de rencontrer des gens, de profiter de la vie et surtout de m’amuser. À 18 heures, après avoir récupéré l’attestation de stage signée auprès de la secrétaire frustrée du patron, j’étais prête à partir. Je faisais un dernier tour de mon placard, hésitant à chourer quelques stylos et un bloc-notes.

— La stagiaire, dans mon bureau !

Je sursautai. Que me voulait le big boss ? Une chose était certaine ; je n’allais pas recevoir un petit chèque de remerciements pour bons et loyaux services. Depuis mon coup d’éclat, j’avais rasé les murs à chaque fois que nos chemins s’étaient croisés, préférant éviter une nouvelle engueulade. À quelle sauce allais-je être mangée ? Lorsque je pénétrai dans son bureau, le grand manitou tapait frénétiquement sur son clavier. Je restai piquée debout devant son bureau sans trop savoir où me mettre, tripotant mes mains, me sentant pour la première fois totalement ridicule et décalée avec mes magnifiques Puma aux pieds et mes cheveux roux coiffés version sauvageonne.

— Ne restez pas plantée là devant moi ! me dit-il sans lever les yeux.

Je posai mes fesses sur le rebord du fauteuil en face de lui. Toujours sans me regarder, il enchaîna :

— C’est votre dernier jour ici d’après ce qu’on m’a dit, et vous avez fini vos études.

— Yep, monsieur.

Il tiqua en m’entendant dire « monsieur ». Aurait-il des problèmes avec son âge ? Au fond de moi, j’avais bien envie de rire ! Ah, la crise de la quarantaine !

— Je vous attends ici lundi à 9 heures.

Pour la première fois, il daigna me regarder.

— Pour quoi faire ? lui répondis-je sans même m’en rendre compte.

Il haussa un sourcil, circonspect.

— Je doute que vous ayez déjà trouvé du boulot ailleurs. Je me trompe ?

Il me proposait un job, et il ne plaisantait pas, en plus ! Je n’y comprenais rien. Je me trémoussai sur mon siège. Pourquoi moi ? Je n’avais rien foutu pendant six mois, à part une merveilleuse boulette !

— Vous pouvez y aller, maintenant.

— Euh… bah… d’accord… merci, finis-je par dire en esquissant un sourire coincé.

Je quittai mon bout de fauteuil, avec l’impression de le faire au ralenti, puis me dirigeai vers la porte, mais il me retint au moment où je posais la main sur la poignée :

— Yaël !

Tiens, il connaît mon prénom.

— Oui.

Je me tournai, et le découvris soudain bien calé au fond de son fauteuil.

— Trois choses : deux recommandations et une question. Les recommandations pour commencer : ne me refaites plus le coup de la dernière fois et mettez-vous au travail.

L’horreur, je venais de me prendre un avertissement comme au collège !

— Promis, lui répondis-je en essayant d’avoir une mine désolée.

— La question : d’où tenez-vous un anglais aussi subtil ?

Je me redressai comme un petit coq de combat, et lui décochai un sourire carnassier.

— Je suis née comme ça !

Il arqua un sourcil. Il est bête ou quoi ? Il fallait tout leur expliquer aux vieux.

— Ma mère est anglaise. Mon père a eu l’idée de finir ses études d’archi en Angleterre…

— C’est bon, épargnez-moi l’histoire du hamster et de la grand-mère, j’en sais assez. Et vous, vous en saurez plus sur votre poste la semaine prochaine. Bon week-end, et n’oubliez pas, lundi, soyez à l’heure ! Je ne tolérerai plus aucun retard à partir de maintenant. Et par pitié, changez de tenue…

Sans plus se préoccuper de moi, il retourna à son écran. Avant de partir, je repassai dans mon placard à balais récupérer mon sac. Comme un automate, à moitié sonnée, je pris le métro et m’écroulai sur un strapontin. Qu’est-ce qui venait de me tomber sur la tête ? J’étais embauchée pour un poste que je ne connaissais pas, en n’ayant rien fait, et surtout sans le vouloir. Je n’avais pas envie de travailler. Et puis, l’ambiance était pourrie, personne ne riait jamais dans cette boîte. Ce Bertrand ne m’avait même pas demandé mon avis. Après tout, je n’avais rien signé, personne ne me forçait à y retourner lundi. Ce type ne viendrait pas me chercher chez moi par la peau des fesses pour m’obliger à bosser. Mes projets de voyage partaient en fumée… À moins que je saisisse l’occasion de me faire un peu d’argent pour vadrouiller sac au dos plus longtemps que prévu dans quelques mois, après avoir démissionné. Qui m’en empêcherait ? Personne. Hors de question que mes parents me payent mon tour du monde, ils avaient déjà bien assez banqué pour mes études, je ne voulais pas vivre plus longtemps à leurs crochets. Je décidai de me pointer le lundi suivant dans le bureau du patron pour savoir au moins combien il comptait me payer. En réalité, ce job tombait du ciel ! Je me levai d’un bond quand le métro s’arrêta à Saint-Paul, et bousculai les autres passagers pour sortir de la rame. Je montai quatre à quatre l’escalator, et c’est en sautillant que je rejoignis notre QG, El País. Nous y avions établi notre camp de base très peu de temps après le début de nos études. Son premier avantage était d’être tout près de l’école, où je pouvais faire des passages éclair, histoire de me montrer et d’entretenir la légende sur mon assiduité en cours. Ensuite, ce rade ne payait pas de mine, et ça nous correspondait : on se moquait qu’il soit branché, à la mode. Il avait un petit côté crade, pas installé, avec des tabourets de bar branlants et une télé au-dessus du bar. Seul l’équipement de musique top assurait l’ambiance. On y était bien. Le patron et son barman s’étaient pris d’affection pour nous ; nos histoires, nos porte-monnaie remplis de bigaille, nos courses poursuites pour attraper le dernier bus les faisaient rire. Ce bar était une extension de nos appartements respectifs, et notre troupe faisait partie des meubles. Je me collai à la devanture et fis une grimace à tout le monde avant de pousser la porte, survoltée.

— Fiesta tout le week-end ! braillai-je, les mains en l’air.

— Comme si c’était une grande nouvelle, me rétorqua Alice du haut de son tabouret.

En riant comme une folle, je sautai au cou de ma sœur et la broyai contre moi. Elle se rattrapa au comptoir, nous évitant de nous affaler sur le carrelage.

— J’ai trouvé un boulot ! hurlai-je dans ses oreilles.

Elle me repoussa et me regarda, les yeux exorbités, à la façon du loup de Tex Avery.

— Parce que tu cherchais un job ?

— Non ! Mais je l’ai quand même !

— Ça promet !

Tout le monde se jeta sur moi. Notre petite troupe s’était formée ces dernières années. D’abord grâce à Alice, lorsqu’elle s’était amourachée de Cédric : elle était en histoire, lui en philo, ils étaient faits pour se rencontrer, aussi calmes, timides et posés l’un que l’autre. De mon côté, mon bac en poche, un an après ma sœur, j’avais opté pour le confort d’une école de commerce dont les trois quarts des cours étaient délivrés en anglais. En première année, j’y avais rencontré Adrien, atterri là après des années de fac foireuses. Pas d’histoire d’amour entre nous, mais plutôt des bringues, des rires, des nuits blanches, et des cours séchés. Du jour au lendemain, il s’était rangé ; au détour d’une rue, il avait trouvé l’amour en la personne de Jeanne, vendeuse et mère célibataire. Il avait tout pris : le piercing sur la langue, le caractère bien trempé, et Emma, sa fille d’un an, sans pour autant perdre une miette de son humour (lourd), ni sa passion immodérée pour la fête. Et ce n’était pas l’arrivée de Marc qui avait diminué le nombre de nos bringues. Alice et Cédric l’avaient rencontré à la fac. Il était en histoire de l’art, ou plus exactement, il y était inscrit. En gros, il y allait quand il y pensait, toujours les mains dans les poches, sans jamais prendre de notes. De toute façon, s’il avait besoin de cours, il avait, aux dires de ma sœur, une armée de groupies prêtes à se dévouer pour lui donner des cours particuliers. Son air de feignant rêveur, décalé, un brin mystérieux, les faisait tomber comme des mouches. Il restait très secret sur ses conquêtes, mais il semblait assez indifférent à l’effet qu’il produisait sur les filles, pour ce que j’avais pu observer, puisque nous étions toujours fourrés ensemble tous les deux. Sauf que ce soir-là, il manquait à l’appel.

— Où est Marc ? demandai-je après m’être libérée de l’emprise des autres.

— Je ne sais pas ce qu’il fout ! me répondit Adrien. Il arrive toujours en premier, d’habitude.

Je sortis mon portable de ma poche, j’en étais toute fière, c’était mon premier !

— Je vais l’appeler.

Marc vivait chez son grand-père depuis qu’il était étudiant à Paris, laissant la vie de province à ses parents, en Touraine. Évidemment, personne ne décrocha. Son grand-père était un véritable courant d’air, le peu de fois où nous étions passés chez lui, nous n’avions fait que le croiser. C’était un original, toujours prêt à partir en vadrouille pour traquer la pépite, disait-il avec un regard espiègle. Quand nous demandions à Marc ce qu’il fabriquait, il haussait les épaules en nous disant que son Abuelo, comme il l’appelait, était un chasseur de trésors. Ce qui invariablement déclenchait rires et moqueries, puis nous passions à autre chose. Le peu de minutes où nous le voyions, il avait toujours un mot gentil pour nous, tandis que son regard nous sondait. J’avais parfois l’impression qu’il me connaissait par cœur, alors que nous n’avions jamais échangé plus de dix mots.

— Il va finir par se radiner, me dit ma sœur, me faisant revenir sur terre. Raconte-nous ton boulot ! C’est quoi cette histoire ?

Je leur traçai les grandes lignes de ma convocation dans le bureau du big boss, un œil sur l’entrée du bar.

— Yaël, tu as un gros problème ! m’annonça Jeanne.

Je tournai vers elle un visage surpris, ma pinte à la main. Elle affichait un sourire vicieux.

— Quoi ?

Je bus une gorgée ; je ne voyais pas où elle voulait en venir.

— Il faut que tu te sapes ! Tu n’as plus le choix ! Fini, les Pumas et les jeans. Ça devient sérieux !

Je recrachai ma bière en aspergeant le comptoir. Alice applaudit et s’esclaffa avec Jeanne, qui percuta tout de suite.

— Génial, on va jouer à la poupée avec toi, demain !

Quelle horreur !

— Non ! m’écriai-je. Je ne veux pas me déguiser !

— Qui t’a parlé de ça ? me rétorqua Jeanne. Je vais te trouver des tailleurs et des escarpins à la boutique. Ça fera l’affaire !

Je fis la lippe.

— Jamais, jamais je ne mettrai de talons.

Tout le monde éclata de rire en voyant ma mine, sourcils froncés et bouche pincée.

— Il se passe quoi ici ?

À l’instant où j’entendis la voix grave de Marc qui semblait toujours annoncer une catastrophe, j’oubliai mon problème vestimentaire, et me tournai vers lui à nouveau détendue et souriante. Il arriva nonchalamment, serra la main du barman et déposa son tabac à rouler sur le comptoir. Puis il vint derrière moi, passa son bras au-dessus de mon épaule et chipa ma pinte, dans laquelle il but une grande rasade de bière, en me faisant un clin d’œil.

— Bon, alors, qui me répond ? On fête quoi ? insista-t-il.

— J’ai un job, lui répondis-je, un grand sourire aux lèvres.

Il me fixa, franchement surpris.

— Et c’est une bonne nouvelle ? Tu veux bosser, toi ?

— Non, je veux pas bosser, mais bon, on me l’a gentiment proposé, je ne pouvais pas refuser ! lançai-je en éclatant franchement de rire.

— Tu es incroyable !

Il pencha son mètre quatre-vingt-cinq vers moi pour bien planter ses yeux malicieux dans les miens.

— Bringue de folie, ce soir ?

— Yes !

— Allez, je paye ma tournée en l’honneur de Yaël ! déclara-t-il, radieux.

La soirée démarra véritablement à partir de là. Ce ne fut plus qu’éclats de rire, blagues, plans débiles sur la comète et tournée sur tournée. Évidemment, il fallut qu’Adrien revienne sur mon état peu glorieux à notre dernière soirée en boîte la semaine précédente.

— Ton vol plané du podium restera dans les mémoires !

— Qu’est-ce que j’y peux moi, si je deviens hystérique avec ces chansons ?

J’avais soudoyé le DJ pour qu’il enchaîne sur mes deux tubes du moment : Murders on the dance floor et I am outta love. À coups de clins d’œil et de promesses de prendre un verre avec lui, j’avais remporté mon pari. J’avais fait mon show durant sept minutes, sauf que j’avais trop tourné sur moi-même, vu mon niveau d’alcool dans le sang, et avais fini par tomber dans les pommes en dégringolant du podium. Marc m’avait rattrapée avant que je m’éclate la tête sur le sol.

— Moi, j’ai adoré jouer aux pompiers, annonça Marc.

— Tu parles, tu as fait ton beau, lui rétorqua Jeanne. Et après, plus personne !

— Attends, je n’allais pas la gifler ! lui répondit-il en levant les mains en l’air.

— C’est moi qui m’y suis collée, compléta ma sœur. Depuis le temps que j’attendais ça.

— Saleté ! lui balançai-je en me jetant sur elle.

Nous étions les seuls clients du País ce soir-là, ce qui nous valut un petit bonus, le patron nous offrit les tapas. On se rua dessus tels des ogres, en le remerciant la bouche pleine. Puis Adrien lança un concours de fléchettes. Comme d’habitude, je fis équipe avec Marc. J’étais son binôme depuis le jour où j’avais refusé de faire équipe avec les filles, plus nulles l’une que l’autre. La victoire fut pour nous. Pendant que Jeanne et Alice se faisaient engueuler par leurs chéris respectifs, je sautai sur le dos de Marc, qui me porta triomphalement dans tout le bar. Je m’accrochai à son cou et posai mon menton sur son épaule. Il nous amena jusqu’au comptoir.

— J’ai soif, femme, me dit-il.

Je claquai une bise sur sa joue et, sans quitter son dos, j’attrapai une pinte et lui donnai à boire avant de me désaltérer à mon tour.

— Les p’tits jeunes, nous interpella le barman. Votre bus passe dans trois minutes.

Je dégringolai de son dos en moins de deux secondes, Marc me rattrapa avant que je perde l’équilibre.

— La cata ! La concierge ! cria Jeanne, dont la gardienne de l’immeuble gardait Emma dans sa loge, en échange de réductions sur les fringues vendues dans la boutique où elle bossait.

Ce fut la panique générale, nos manteaux volèrent dans le bar, chacun fit ses fonds de poche pour payer l’ardoise.

— Filez, je mets ça sur votre note, nous lança le barman.

Je passai derrière le bar et lui fis deux grosses bises.

— Tu es un amour !

— Yaël ! Qu’est-ce que tu fous ? hurla Cédric.

Forcément, essayer de passer la porte tous les six en même temps ne fut pas une grande réussite. À l’instant où le bouchon sauta et qu’on se retrouva tous sur le trottoir, le bus nous passa sous le nez.

— Fait chier ! beugla Adrien. Courez !

Jeanne avait déjà filé, sa fille l’attendait. Elle courait à toute vitesse dans ses ballerines, l’alcool devait lui donner des ailes. Elle rattrapa le bus à l’arrêt suivant et réussit à faire patienter le chauffeur. Marc grimpa le dernier, sa cigarette aux lèvres ne l’ayant pas quitté durant notre course folle.

— Jeune homme ! lui dit le conducteur.

— Oh oui, pardon.

Il se mit à fouiller dans toutes ses poches et brandit sa carte de transport.

— Je suis en règle, monsieur, lui dit-il fièrement.

— Vous vous moquez de moi !

— Pas du tout ! répondit-il, franchement surpris.

— Ta clope, Marc ! criai-je.

— Merde ! Pardon monsieur.

Tout le monde éclata de rire, Marc balança son mégot à l’extérieur du bus, qui put enfin démarrer. Le trajet de Saint-Paul jusqu’à la place Léon-Blum dut être relativement pénible pour les autres usagers, vu le bruit que nous faisions. Ma vie était parfaite, merveilleuse, je ne souhaitais rien d’autre que de rester toujours auprès de ces cinq personnes que j’aimais, me promettant de ne jamais m’en éloigner, quoi qu’il se passe. Jeanne s’ébroua comme un chien devant la porte de l’immeuble avenue Ledru-Rollin, c’était sa technique pour dessaouler juste avant d’affronter la concierge. Nous traversâmes à pas de loup la cour intérieure pour l’attendre en rang d’oignons devant l’ascenseur, où elle nous rejoignit, Emma emmitouflée dans une couverture.

— Je monte en tête, toute seule, sinon vous allez me la réveiller.

Aucun de nous cinq ne moufta. Elle disparut.

— On prend l’escalier, proposa Cédric.

La montée jusqu’au quatrième fut mouvementée, tout le monde rata au moins une fois la marche et se mangea le mur.

La soirée se poursuivit dans le séjour de leur minuscule deux-pièces, jusqu’au petit matin, Emma dormant du sommeil du juste dans la chambre. Ce fut Alice qui lança le signal de départ :

— On y va, miaula-t-elle en se collant à Cédric. Je n’en peux plus.

— Moi aussi, je veux dormir, ajouta Jeanne. En plus, on doit être en forme pour le relooking de Yaël.

— Oh non, ne gâchez pas la fête avec ce truc ! les suppliai-je.

— Je te ramène jusqu’à chez toi, me proposa Marc. Je prendrai le métro après.

— Si tu veux.

Il se leva d’un bond et entraîna tout le monde à sa suite, même si plus personne ne marchait droit. Adrien retomba directement sur le canapé, plié de rire. Marc le souleva et lui donna une accolade pour lui dire au revoir. Puis il s’approcha de Jeanne, qui jetait un coup d’œil à sa fille par l’entrebâillement de la porte de la chambre. Il la prit par l’épaule, en lançant un regard lui aussi dans la pièce, avant de lui claquer une grosse bise sur la joue. Ce qui fit rire tout le monde ; Marc, dès qu’il avait bu un petit coup de trop, devenait plus tactile. Il secoua la tête devant nos moqueries et dévala l’escalier en premier. Alice, Cédric et moi prîmes notre temps pour descendre à notre tour. Nos tourtereaux se soutenaient, le retour allait être épique, heureusement qu’ils n’habitaient qu’à trois rues de là. On retrouva Marc sur le trottoir, une roulée aux lèvres. Il serra contre lui ma sœur et son chéri. Après plusieurs secondes où il ne les lâchait toujours pas, je tirai sur son bras.

— Marc, c’est bon ! Tu les revois demain ! Laisse-les rentrer chez eux !

— Bonne route, leur dit-il en les fixant.

— On devrait s’en sortir, lui répondit Cédric. Je t’appelle dans la journée. Salut !

Le trajet n’était pas bien long jusqu’à chez moi, j’habitais une chambre de bonne dans un immeuble, rue de la Roquette, pas loin du métro Voltaire. Les rues se réveillaient tranquillement, en longeant la boulangerie, l’odeur de croissants et de pain chaud titilla mes papilles et me déclencha une série de gargouillis dans le ventre.

— C’était cool, me dit Marc en rompant le silence après plusieurs minutes de marche.

— Je remettrais bien ça ce soir ! Ça te dit ? lui proposai-je en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes.

Il haussa les épaules.

— Quand je pense que tu as décroché un travail ! C’est la meilleure, celle-là.

— Qui te dit que je vais passer la période d’essai ! On en reparle dans trois mois !

Il me lança un coup d’œil indéchiffrable. Puis, tout en marchant, il se roula une nouvelle cigarette, sur laquelle il pompa comme un forcené dès qu’elle fut allumée. Nous n’échangeâmes plus un mot à partir de là.

— Te voilà arrivée à bon port.

Je levai les yeux vers lui, nous nous regardâmes de longues secondes. J’eus le sentiment qu’il essayait de me dire plein de choses mais qu’il n’osait pas.

— Tu montes prendre un café chez moi ? lui proposai-je en tirant sur sa veste en velours. Et puis je te filerai ton billet pour le concert de Ben Harper, mardi prochain.

— Oh… oui, c’est vrai, le concert…

— Tu as oublié ? lui demandai-je en boudant.

Son regard me sembla tourmenté, un bref instant. Puis, il me sourit.

— Non… mais garde mon billet, je serais capable de le perdre !

Je ris, détendue, puis je lui attrapai le bras pour l’entraîner vers la porte de l’immeuble. Je sentis une résistance.

— Faut que j’y aille, m’annonça-t-il. Ne ris pas, mais j’ai promis à mon grand-père de prendre le petit-déj’ avec lui.

J’éclatai de rire. Il était vraiment unique, avec son ancêtre, c’était son héros, et je trouvais ça génial. J’aimerais bien mieux le connaître, son Abuelo. Marc balança son mégot sur le trottoir et me prit dans ses bras, moi aussi, j’avais droit à mon câlin de fin de soirée, sauf que c’était un peu plus que les autres, il me serra contre lui, fort, le visage dans mon cou.

— Fais attention à toi, Yaël, murmura-t-il.

— Je n’ai que six étages à monter, lui répondis-je tout aussi bas. Si tu veux t’assurer qu’il ne m’arrive rien, ma proposition de monter tient toujours, je peux appeler ton grand-père pour demander l’autorisation…

— Ne me tente pas… pas aujourd’hui…

Je ris, toujours collée contre lui. Puis il embrassa ma joue, me lâcha, et recula de quelques pas.

— Tu me tiens au courant pour ce soir, lui dis-je.

— Va dormir !

Il me regarda avec insistance, me sourit en soupirant et tourna les talons. Je montai mes six étages, tout heureuse. Je m’écroulai sur mon lit habillée, et m’endormis sitôt la tête posée sur l’oreiller.

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