Chapitre V

— Miss Lim is coming, annonça la vieille amah avec un sourire édenté. Puis, elle s’éloigna à petits pas vers la véranda laissant Malko seul dans le hall, meublé de commodes chinoises.

La maison de Tong Lim ressemblait à une publicité pour l’époque coloniale anglaise. Le plancher en teck luisait de propreté, la peinture blanche des jalousies n’avait pas une écaille, les bananiers du jardin étaient taillés au millimètre. Elle se cachait au fond d’une allée sinueuse donnant sur Tanglin Road, mais au-delà on n’entendait que le chant des oiseaux.

Il y eut un glissement imperceptible sur le plancher. Malko se retourna. Une jeune Chinoise vêtue d’un chemisier blanc et d’une jupe plissée venait de surgir d’une tenture derrière lui. Son visage boutonneux et rond aux yeux tellement bridés qu’ils en étaient presque invisibles exprimait une surprise polie. Elle tenait à la main la carte de Malko.

— Mr Linge ? I am Margaret Lim.

Il s’était bien gardé de téléphoner, comptant sur l’effet de surprise. Il lui adressa son sourire le plus enjôleur.

— Je suis très heureux de vous rencontrer, dit-il. Je suis journaliste et je prépare un grand article sur votre père…

Au mot de journaliste, le visage rond, s’était durci et le sourire avait disparu. Margaret Lim fit quelques pas en direction de la véranda qui entourait la maison et où étaient pendues plusieurs cages à oiseaux. Elle eut un rire gêné.

— Mais, ce n’est pas moi qu’il faut venir voir, c’est mon père. Il sera sûrement heureux de vous voir.

Elle était si naturelle que Malko s’y laissa prendre, plein d’espoir.

— Il est à son bureau ?

Margaret Lim eut un rire poli et embarrassé.

— Je ne sais pas vraiment. Mon père a beaucoup d’affaires, il n’est pas toujours au même endroit. Mais là-bas ils vous diront…

Sournoisement, elle s’éloignait de plus en plus, pour forcer Malko à sortir du hall. Ce dernier fit semblant de ne pas s’en apercevoir.

— Miss Lim, demanda-t-il, je cherche votre père depuis une semaine. En vain. Pouvez-vous me dire où il se trouve ?

Il y eut un silence interminable. Puis Margaret Lim battit rapidement des paupières, choquée d’une question aussi directe et balbutia :

— Mais je ne sais pas, je ne suis pas toujours là, je travaille, je crois que…

— Il y a combien de temps que vous ne l’avez pas vu, continua Malko. Une heure, une semaine, un mois ?

Margaret Lim rit. Le rire gêné de l’Asie.

— Je ne pourrai pas vous dire. Quelques jours peut-être. Mais cela n’a rien d’étonnant. Au bureau, ils vont vous…

Elle mentait si visiblement que c’en était gênant.

— Miss Lim, dit Malko, je suis venu des U.S.A. spécialement pour voir votre père. J’aimerais que vous m’aidiez.

La jeune Chinoise changea brusquement d’attitude.

— Oh, je suis désolée ! Je vais essayer de vous aider. Je ne savais pas que vous veniez de si loin. Voulez-vous déjeuner avec moi ? Je vous parlerai de mon père.

— Avec plaisir, dit Malko, surpris par ce revirement inattendu.

Enfin un « break ». Mais aussitôt, il fut noyé dans un flot de paroles. Margaret s’était assise en face de lui dans un grand fauteuil d’osier et lui débitait un flot d’informations touristiques… Un vrai message publicitaire.

Elle s’interrompit pour donner des ordres en malais à l’amah qui avait resurgi. Trente secondes plus tard, une Mercedes grise stoppa devant le perron. Margaret Lim sauta sur ses pieds.

— Je vous emmène. Le chauffeur vous ramènera prendre votre voiture.

Ils s’installèrent à l’arrière et la Mercedes s’ébranla doucement dans Ridley Park.

Margaret Lim continuait, intarissable, débitant ses informations d’un ton léger. Mais ses yeux avaient une expression de panique et de fines gouttelettes de sueur perlaient au-dessus de sa lèvre supérieure. Comme si elle luttait contre une angoisse tenace.

Profitant d’un trou, Malko demanda :

— À propos, y a-t-il des crocodiles à Singapour ?

Margaret Lim sauta sur le sujet.

— Bien sûr, il y a plusieurs « fermes de crocodiles ». On les élève pour les peaux et la viande.

— La viande ? fit Malko suffoqué.

Margaret eut un petit rire complice.

— Oh, mais on ne dit pas aux gens que c’est du crocodile ! Cela se vend en Indonésie.

Malko poursuivait son idée.

— Mais en dehors de ces fermes, il y a des crocodiles à Singapour. En liberté ?

Margaret Lim prit l’air carrément offusquée.

— Nous ne sommes pas un pays sauvage ! Il n’y a plus d’animaux à Singapour. D’ailleurs où iraient-ils ? C’est trop petit.

Malko n’insista pas. Le mystère s’épaississait. La Mercedes ralentit et stoppa devant un building flambant neuf. Un Hindou en turban se précipita et ouvrit la portière avec des démonstrations de servilité à la limite de l’abjection, rasant le sol de sa barbe. Margaret sortit, redressant sa petite taille et annonça fièrement :

— Voilà mon hôtel ! 350 chambres, une piscine et quatre restaurants.

Elle ne devait pas avoir plus de vingt-trois ans. Malko sourit, amusé par sa fierté enfantine.

— C’est vraiment à vous ?

— Papa me l’a donné, avoua la jeune Chinoise. Pour mes vingt et un ans.

Encore une que la famine ne guettait pas. Malko comprenait pourquoi tant de gens protégeaient Mr Lim. Un homme qui donne des hôtels de 350 chambres comme cadeau d’anniversaire commande le respect… Au milieu d’une haie de courbettes, on les mena jusqu’au restaurant, une grande salle sans charme décorée de dragons dorés.

— Nous allons déjeuner, annonça Margaret Lim. Peut-être que mon père viendra nous rejoindre.

Malko n’arrivait plus à mâcher tant il avait la bouche pleine. Ce n’était plus un repas, mais du gavage. Autour de la table, s’agitait un véritable ballet de serveuses, portant chacune un plateau accroché au cou, contenant quelques spécialités. Au déjeuner, il n’y avait jamais de menu dans les restaurants chinois. Chaque plat était présenté dans une assiette de taille différente, ce qui simplifiait l’addition. Margaret Lim rameutait les serveuses à petites injections sèches. Quand l’assiette de Malko était trop pleine, elle remplissait la sienne et transvasait ensuite, avec ses baguettes. Mettant un point d’honneur à ce que Malko ait la bouche pleine sans arrêt, sans doute pour l’empêcher de poser des questions. Ou bien encore avec de petits rires, elle trempait des choses inconnues et délicieuses dans une des innombrables soucoupes de sauce qui parsemaient la table et attendait, la baguette en l’air, nourrissant directement Malko !

Celui-ci parvint enfin à placer un mot :

— Vous nourrissez ainsi tous vos amis ?

— C’est la coutume, affirma Margaret Lim. On doit faire manger son hôte.

Malko aurait préféré moins de plats et plus d’informations. Quelque chose l’avait frappé.

— Vous parlez anglais aux serveuses, remarqua-t-il. Elles sont pourtant Chinoises comme vous.

Margaret éclata de rire.

— Mais je parle à peine chinois ! Je ne sais pas écrire mon nom. Je me sens Singapourienne, pas Chinoise. Elles aussi.

Il détailla cette fausse Chinoise. Avec moins de boutons, elle aurait été assez appétissante.

Les plats cessèrent de venir aussi brusquement qu’ils étaient apparus. Remplacés par des serviettes brûlantes. Le déjeuner était terminé. Il n’avait pas duré vingt minutes. Les Chinois aiment manger peu, vite et souvent. Malko avala en se brûlant la soupe qu’on se préparait à lui retirer. Margaret Lim consulta discrètement sa montre.

— J’ai rendez-vous avec des Japonais, expliqua-t-elle. Une agence de voyages de Tokyo.

Malko réalisa soudain qu’en près d’une heure, Margaret Lim avait réussi la performance de ne rien apprendre à Malko sur son père…

— Je croyais que nous devions voir Mr Lim ? remarqua-t-il.

— Quelquefois, il passe me voir, dit-elle. Mais maintenant, il ne viendra plus. Combien de temps restez-vous à Singapour ?

— Jusqu’à ce que je vois votre père, fit Malko.

De nouveau, la peur apparut dans les yeux de la jeune Chinoise. Elle marqua le coup d’un petit rire, signe d’embarras chez les Asiatiques.

— Donnez-moi le numéro de votre chambre au Shangri-la, dit-elle. Je vous appellerai dès que je saurai où il se trouve. Vous ne m’avez pas dit pour quel journal vous travaillez ?

Malko évita la question, lâchant sa dernière carte.

— À propos, je crois que vous connaissez un de mes amis, John Canon, qui travaille à l’ambassade américaine. Votre père souhaitait le rencontrer, il y a quelques temps.

Les cils de Margaret Lim se mirent à battre à la vitesse des ailes d’un oiseau-mouche. Cette fois, elle n’arrivait pas à dissimuler entièrement son trouble. Les mots se bousculaient dans sa bouche.

— Non, non, dit-elle, je ne connais pas cet homme. C’est une erreur. Sûrement une erreur. Au revoir, je vous appellerai. La Mercedes va vous reconduire.

Elle s’éloignait déjà dans le hall. Passez muscade. Pas de Lim. Malko, ivre de rage, monta dans la Mercedes. Il avait la déprimante impression d’être une balle de ping-pong. Quant au mystérieux Tong Lim, il était plus insaisissable que jamais. Il restait Phil Scott. S’il s’était remis de sa triste orgie et s’il se souvenait encore de sa promesse. Après cette ultime tentative, Malko n’aurait plus qu’à retourner se bronzer à Pattaya.


* * *

En 1945, les Japonais ont signé la reddition dans ce bureau, annonça triomphalement Phil Scott. Alors, où en êtes-vous ?

L’Australien avait retrouvé toute sa superbe. Coiffé avec soin, l’œil vif, le ventre rentré, le bracelet de cuivre bien astiqué. Il s’assit dans un fauteuil et alluma une cigarette.

— Alors, où en êtes-vous ?

— Nulle part, avoua Malko.

Phil Scott souffla sa fumée, sans répondre. Regardant la pluie drue qui s’était brutalement mise à tomber. Queue de mousson.

Le Cathy Building se dressait au bas d’Orchard Road écrasant de sa masse marron un vieux cinéma tout gris spécialiste des ersatz de Dracula. Propriété des omniprésents Shaw Brothers. Phil Scott y louait deux petits bureaux. Dans le premier, trônait une secrétaire malaise à la lourde poitrine et aux épais cheveux noirs tombant jusqu’à la taille. À la façon dont Phil Scott la regardait, elle ne devait pas seulement taper à la machine. Ce bureau avait un curieux côté irréel. Comme s’il ne s’y traitait pas de vraies affaires. De la poussière partout, peu de dossiers. Pas de coups de téléphone. La secrétaire apporta du thé.

De nouveau, Phil Scott semblait nerveux, inquiet, jouant sans cesse avec le bracelet de cuivre qui lui enserrait le poignet.

— Vous avez essayé de trouver le père Lim ? demanda-t-il.

Malko lui raconta son entrevue avec Margaret. L’Australien eut un rire sec.

— Margaret, c’est une vraie machine à sous ! Elle ne pense qu’au fric… C’est dommage, elle a un beau cul, ajouta-t-il, toujours galant. Mais elle vous a raconté des histoires, conclut-il péremptoirement. Tong Lim se trouve à Singapour.

Malko regarda la rade immense, dans le lointain les centaines de cargos, les orgueilleux buildings de « Shanton Way », le grouillement de Chinatown. Singapour était une ville où on pouvait se cacher ou sortir facilement. Chaque jour des dizaines de jonques descendaient la « Singapore River » pour se rendre dans la rade. Pratiquement sans aucun contrôle. À première vue Singapour semblait sans mystère, une petite dictature bien propre où on pouvait boire l’eau du robinet et où les fonctionnaires étaient d’une intégrité terrifiante. Où les morts étaient accidentelles, pas criminelles. Un oasis de pureté et de puritanisme dans la corruption de l’Extrême-Orient. Du maoïsme sans Mao… Mais l’existence d’un Phil Scott créait une lézarde dans cette belle façade. Lee Kuang Yew avait seulement habillé l’île d’un vernis puritain.

Mr Lim semblait faire partie de cette vie souterraine qu’il commençait à deviner.

— Comment savez-vous que Tong Lim est à Singapour ? demanda-t-il.

Phil Scott eut un sourire en coin.

— Vous pouvez me croire sur parole.

— Où ?

Les yeux bleus de Phil Scott s’emplirent d’une joie malsaine.

— Ne soyez pas naïf ! Ce ne sont pas des choses que l’on affiche. Mais cela peut se savoir. Avec de l’argent.

Phil Scott écrasa sa cigarette dans le cendrier.

— Pour qui travaillez-vous ? Votre truc de journaliste, c’est bidon. Vous n’avez pas l’air d’un flingueur, mais je ne voudrais pas commettre d’erreur et me retrouver coupé en petits morceaux. Ils ont le sens de la famille développé, les Chinois.

— Je ne veux aucun mal à Lim, affirma Malko. Je veux seulement lui parler. Il a essayé récemment de contacter des gens que je connais.

— Canon ?

— Si vous voulez, dit Malko. Disons que c’est John Canon.

— Je n’aime pas beaucoup ces histoires, fit l’Australien. Avec les Singapouriens, il faut faire attention où on met les pieds. Il y a deux ans, vos petits copains ont essayé de noyauter la « Spécial Branch ». Ça n’a pas plu. Ils ont coincé le gars et l’ont mis au trou… Ça a coûté 3 millions de dollars pour le faire sortir… Comme ils n’en paieraient pas 3 000 pour moi…

— Ne soyez pas si pessimiste, dit Malko.

Sans qu’aucun des deux aient prononcé le nom de la C.I.A., ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir. Malko essayait de jauger Phil Scott. L’Australien pouvait ne rien savoir du tout, n’être qu’un mythomane tropical en quête de quelques dollars pour satisfaire les petits vices qui lui maintenaient la tête hors de l’eau.

La secrétaire frappa et passa son imposante poitrine par la porte.

— Sir, Mr Lhoo voudrait vous voir.

Phil Scott consulta une énorme Seiko pleine de cadrans et d’aiguilles qui devait indiquer même les marées et dit :

— J’ai des trucs à voir avec ce type. Ça risque d’être long. Ensuite, je vais à Djakarta. Mais je vais m’occuper du problème. Seulement il me faut une garantie. Quelque chose comme 50 000 dollars.

— C’est beaucoup d’argent, remarqua Malko.

— Des dollars Singapore… se hâta de préciser Phil Scott. Vous m’en donnez la moitié avant. Personne ne vous aidera pour Lim en dehors de moi. Les Indiens voudraient bien, mais ils ne savent rien et les Chinois savent, mais ils ne voudront pas. Moi, j’ai des contacts.

— Je vais voir, dit Malko. De toutes façons, je ne vous donnerai pas plus de 10 000 dollars maintenant.

L’Australien fit semblant d’hésiter puis laissa tomber avec un sourire :

— Vous êtes radin ! OK ! Si vous voulez que je bouge, portez le fric à Sani. En billets de 100. Elle est tous les jours à la piscine du Mandarin jusqu’à cinq heures.

Il se leva. Malko aperçut, en traversant l’autre bureau, un Chinois maigrelet, assez pauvrement vêtu, tassé sur une chaise.

C’était un monde bizarre, malsain, clandestin. Là il retrouvait l’Asie qu’il connaissait. Il dut attendre dans le grand hall orné d’une gigantesque sculpture de cuivre. Une averse tropicale tombait drue, obscurcissant le ciel sans rafraîchir l’atmosphère. Il prit la carte de Singapour dans son attaché-case et regarda où se trouvait Ponggol. Il voulait vérifier quelque chose qui le tracassait. Dix minutes plus tard il se traînait dans Serangoon Road au volant de la Datsun.

Là, Singapour ressemblait encore à Singapour. Un grouillement de petites boutiques, d’étalages à même le trottoir, de tri-pousses chevauchés par de vieux Chinois squelettiques, des restaurants de plein air. Il se demandait si la mort de Tan Ubin était liée à l’évaporation de Tong Lim. Et comment ?


* * *

La mâchoire claqua avec un bruit terrifiant. Engloutissant le gros oiseau. Malko réprima un frisson d’horreur. Il avait à peine eu le temps de voir la gueule s’ouvrir et se refermer. Le crocodile, qui venait de le happer en bougeant à peine le cou, était toujours aussi immobile.

Son voisin se rapprocha, et sa gueule s’ouvrit, resta ainsi, découvrant le palais sans langue, les dents irrégulières coupantes comme des rasoirs. Les yeux mi-clos, le saurien commença à attendre.

À côté de Malko, le jeune Chinois qui venait de jeter l’oiseau dans la fosse éclata d’un rire féroce et joyeux.

— Another one, Sir ? He is fast[8] !

— No, thank you, dit Malko.

Il fourra deux billets dans la main du Chinois qui s’éloigna. Un car plein de Japonais venait de quitter la « Crocodiles farm » et Malko restait seul. Fasciné par le grouillement au-dessous de lui. Le soleil tapait sur des dizaines de crocodiles empilés dans une fosse en ciment de 4 mètres sur 4 en partie remplie d’eau. Les sauriens étaient entassés comme des sardines, la plupart la gueule ouverte, tous semblant dormir. L’un d’eux avait la moitié du museau arraché. Aucun ne dépassait 1 m 50. La « ferme » se composait d’une demi-douzaine de fosses semblables et d’un atelier où on traitait sommairement les peaux. C’était celle qui se trouvait le plus près de Ponggol, là où on avait retrouvé le corps déchiqueté de Tan Ubin.

C’était facile de basculer dans la fosse, le muret ne dépassait pas un mètre. Maintenant que les sauriens avaient repris leur immobilité, on ne sentait plus le danger. Ce qui était encore plus terrifiant. C’était comme si il n’y avait jamais eu d’oiseau. Le Chinois, ses billets à la main, observait Malko. Ravi.

Une absence totale de sensibilité. Malko se dit soudain que pour un être humain cela aurait été la même chose. Si on tombait dans cette fosse, on était mort en quelques secondes. Comme dans une broyeuse. Il se tourna vers le Chinois, maîtrisant son dégoût.

— Il n’y a jamais eu d’accidents ?

L’autre secoua la tête.

— Never, Sir.

Voyant qu’il n’y avait plus de dollars à espérer, il repartit vers la tannerie. Malko sortit de la ferme, reprit sa voiture. La zone où on avait retrouvé le corps du journaliste commençait là. La petite route était bordée par une jungle clairsemée, alternant avec une sorte de marécage débouchant plus loin sur une rizière.

Malko s’approcha du marécage, parcourut cent mètres et descendit de voiture. Quelque chose le frappa aussitôt. Le bord était à pic, sans herbe. Un crocodile n’aurait pu attendre à fleur d’eau car il y avait trop de profondeur. Le temps de se hisser sur la berge, Tan Ubin l’aurait sûrement entendu… Au moment où il démarrait, il remarqua le Chinois de la ferme aux crocodiles qui était sorti sur la route pour l’observer. Il marcha jusqu’à la rizière où un paysan repiquait du riz.

— Il n’y a pas de crocodiles ici ?

Le Chinois le regarda avec des yeux ronds. Puis il étendit la main.

— Crocodiles, this way…

Il indiquait la ferme.

Malko insista.

— Here, no crocodiles ? No accident ?

L’autre rit et se replongea dans la rizière. Pas concerné. Songeur Malko retourna vers sa voiture.

La mort de Tan Ubin lui semblait de plus en plus étrange. Mais pourquoi la police de Singapore faisait-elle semblant de croire à un accident ?

Il repartit vers la ville. Décidé à tout pour éclaircir ce mystère. Soudain une irrésistible envie le poussa vers Ridley Park.


* * *

Malko s’arrêta derrière les deux voitures garées à côté du perron blanc, et écouta. Deux Mercedes. Il avait laissé la sienne sur Tanglin Road et était venu à pied par les allées désertes de Ridley Park. Mais la Rolls de Tong Lim n’était pas là. Le premier étage de la maison était éclairé, le bas plongé dans l’obscurité.

Il s’avança le long du perron pour faire le tour. Furieux contre lui-même. Derrière, il ne vit rien et revint sur ses pas.

Au moment où il revenait à la hauteur des deux voitures il y eut un craquement léger derrière lui. Il se retourna d’un bloc et son sang se figea.

Les yeux exorbités, les jambes écartées, penchée en avant. Margaret Lim braquait sur lui un parabellum qu’elle tenait à deux mains. Les dents serrées, le menton rentré. Prête à tirer.

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