Chapitre VI

Pendant une fraction de seconde, Malko ne vit plus que le trou noir du canon du parabellum braqué sur lui, l’estomac contracté, le cerveau vide. Il devinait plus qu’il ne le voyait, le doigt de Margaret Lim crispé sur la détente. S’imposant une immobilité absolue, il s’efforça de dire d’un ton calme :

— Je vous prie de m’excuser, je vous cherchais.

Margaret Lim mit plusieurs secondes avant de baisser son arme, les traits tirés vers le bas. Blême de peur. Une peur qui sembla à Malko mêlée de soulagement. Elle s’avança dans la lumière et demanda d’une voix dure :

— Que faisiez-vous derrière la maison ? Je vous ai vu.

Malko se dit qu’il était inutile de mentir. Sa « couverture » de journaliste lui permettait certaines licences…

— Je voulais vérifier si la Rolls de votre père ne se trouvait pas là.

Les yeux de Margaret Lim semblèrent foncer encore. Elle brandit le parabellum en direction de Malko.

— Mon père n’est pas ici… cria-t-elle d’une voix aiguë ! Laissez-le tranquille. Et partez !

Elle était dans un tel état de nerfs qu’elle était capable de tirer. Sagement Malko battit en retraite.

— Vous êtes certaine de ne pas savoir où est votre père ? répéta-t-il.

— Partez, répéta Margaret Lim de sa voix haut perchée. Elle resta là jusqu’à ce qu’il s’éloigne. En marchant dans l’allée sombre, Malko se dit que Margaret Lim était terrorisée. Sinon, elle ne se serait pas promenée la nuit dans son jardin avec un parabellum.

De qui avait-elle peur ?


* * *

— Ce Phil Scott, c’est un mythe… Il veut vous arnaquer, c’est tout.

John Canon jouait avec son stylo depuis cinq bonnes minutes. Sans se décider à signer le chèque de 10 000 dollars au porteur. Dans un geste familier, il tapota ses cheveux gris si épais et si raides qu’ils en paraissaient faux.

— Nous n’avons pas le choix, dit Malko. De toute façon, ça coûtera moins cher que le Viêt-nam…

— C’est un aventurier. Bonne famille, mais dévoyé. À Kuala-Lumpur il a été mêlé à une sale histoire de détournements de mineurs. Il s’en est sorti en payant la famille. C’est dangereux de le mêler à cette histoire. Il pourrait nous faire chanter…

— Écoutez, fit Malko, si vous connaissez quelqu’un d’autre qui puisse retrouver Tong Lim, dites-le-moi, mais je n’ai pas l’intention de m’installer à Singapour. Nous cherchons un informateur, pas un prix de vertu.

L’Américain ne répondit pas. Mais, à regret, il abaissa son stylo et tendit le chèque à Malko.

— Tenez, c’est un compte spécial sur la Bank of America. Ils ne vous poseront pas de questions. Espérons que cela ne servira pas à payer de l’opium et des filles à ce gars. Il est à la cote. Je le sais par sa banque. Il n’arrive même pas à payer son loyer.

— Il y a une histoire que nous ne soupçonnons pas autour de Lim, dit Malko. Il a peur pour sa vie. Et je trouve que les circonstances de la mort de Tan Ubin sont éminemment suspectes…

Il empocha le chèque. Avant de sortir du bureau, il se tourna vers John Canon, mi-figue, mi-raisin :

— Si on vous ramène mes restes dévorés par un crocodile, ne croyez pas que c’est un accident…

L’Américain s’arracha un sourire sans joie.

Un ange passa, dans un grand claquement de mâchoires. Malko avait encore dans les oreilles le claquement de celles qui avaient avalé l’oiseau à la « Crocodile Farm ».


* * *

Le maillot d’un jaune éblouissant ressortait sur la peau brune comme s’il était phosphorescent. Laissant à nu les longues cuisses fuselées, moulant les seins en poire découverts aux trois quarts par un soutien-gorge souple. Sani arborait toujours son étrange casque doré de cheveux laqués. Assise sur le plongeoir, une jambe pendante, l’autre repliée, elle lisait un magazine sous les regards admirateurs d’une douzaine d’Américains en bermudas multicolores. Seule attraction de l’enclave de béton recouverte d’herbe artificielle qui entourait la piscine du Mandarin, au cinquième étage de l’hôtel.

Le crissement des pas de Malko sur le ciment lui fit lever la tête. Elle sauta du plongeoir avec un geste gracieux qui fit trembler la chair ferme de ses seins, et vint vers Malko en souriant. Ainsi, elle semblait si pure, si innocente.

— Good morning ! dit-elle.

Le regard de Malko glissa malgré lui jusqu’à l’éblouissant triangle jaune qui cachait tout juste son mont de Vénus. Puis il remonta jusqu’aux yeux marrons.

— Vous êtes superbe, dit-il.

— Phil n’est pas là, dit-elle. Il est à Djakarta.

Malko sortit de la poche intérieure de sa veste d’alpaga une enveloppe marron cachetée.

— Ceci est pour lui.

Sani regarda l’enveloppe. De petites gouttes de sueur perlaient au-dessus de sa lèvre supérieure.

— Vous ne pouvez pas me l’apporter à la maison ce soir ? Ici, j’ai peur qu’on me la vole.

Elle restait en face de lui, infiniment désirable, un peu déhanchée. Comme si elle attendait quelque chose.

Son ton était aussi naturel que possible.

— D’accord, dit Malko.

— Je serai à la maison à partir de six heures, fit Sani. Si vous voulez dîner là, prévenez-moi, il faudra que j’aille au marché.

— Vous savez faire la cuisine aussi ?

Elle eut un sourire enfantin.

— J’aime manger. Je suis très gourmande.

Derrière Malko trépignait un Américain bedonnant qui désirait visiblement s’initier aux joies de la méthode audio-sensuelle. Dès que Malko l’eut laissée il se rua sur Sani. Celle-ci le précéda avec une grâce olympienne et distante jusqu’au petit bassin. Malko se retourna pour l’admirer. Ses longues jambes, ses reins cambrés et sa poitrine épanouie formaient un ensemble fabuleux.

Malko quitta à regret la piscine du Mandarin. Il n’était qu’à une centaine de mètres du « Chinese Emporium » où travaillait la veuve de Tan Ubin. Après sa promenade à Ponggol, il avait envie de bavarder un peu avec elle.


* * *

Les crocodiles empaillés alternaient avec les magnétophones japonais et les soieries made in China sur quatre étages. À travers la vitrine de la boutique Sony, il aperçut la silhouette charnue de la jeune veuve, enveloppée dans une blouse blanche, en train d’expliquer le fonctionnement d’un dictaphone à un client. Il attendit que celui-ci sortit de la boutique pour entrer. Sakra Ubin mit plusieurs secondes pour le reconnaître. Ses yeux foncèrent et elle demanda d’un ton sec :

— Comment saviez-vous où je travaillais ?

Elle avait l’air furieuse. Par l’échancrure de la blouse. Malko aperçut la naissance d’une poitrine qui n’avait rien à envier à celle de Sani.

Malko chercha son regard.

— Mrs Ubin, dit-il, j’ai découvert des éléments nouveaux concernant la mort de votre mari.

La jeune femme se figea, les traits tendus :

— Je ne veux plus penser à cela, cracha-t-elle. Je vous l’ai dit.

Je pense que votre mari n’est pas mort de mort naturelle… insista Malko. J’ai été à l’endroit où l’accident est supposé avoir eu lieu. Cela n’a pas pu se passer comme l’a dit la police.

Sakra Ubin recula jusqu’à une rangée de magnétophones. Une lueur affolée dans les yeux.

— Vous êtes fou ! Il a vraiment été tué par un crocodile, j’ai vu les photos.

— Il a été tué par un crocodile, compléta Malko, mais ce n’était pas un accident.

Elle respira profondément.

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Il est mort.

Brusquement, il eut l’impression qu’elle allait lui dire quelque chose. Puis les épaisses lèvres violettes se serrèrent et elle se décolla de l’étagère.

— Laissez-moi, j’ai du travail.

— Vous ne savez vraiment rien, dit-il. Que faisait-il à Ponggol ? Qui allait-il voir ?

Sans répondre elle le poussa presque hors du magasin et s’enfuit dans l’arrière-boutique. Déçu, Malko se retrouva, dans Orchard Road, au milieu de la foule de touristes dégorgés par le Hilton et l’Intercontinental. Il n’avait rien à faire jusqu’à son rendez-vous avec Sani. Reprenant la Datsun, il regagna le Shangri-la et s’installa sur son balcon pour réfléchir. De là, Singapour ressemblait à un immense parc hérissé de trous de béton.

Dans cette ville en apparence si sage, il y avait un mystère. La mort de Tan Ubin était bizarre. Il avait l’impression que la police lui avait menti, que Margaret Lim mentait, que Sakra Ubin dissimulait quelque chose. Et que Tong Lim était à portée de la main. Il était sûr qu’à un certain moment le businessman chinois avait voulu contacter la C.I.A. Pourquoi ? Et pourquoi se cachait-il ?

Malko revint à l’intérieur et s’absorba un moment devant la photo panoramique de son château, songeant aux prochains embellissements qu’il allait y apporter. Il avait en vue un lot de tapis persans qui réchaufferaient merveilleusement sa réception. Étant donné la hausse constante des prix, il avait intérêt à acheter le plus vite possible. Malheureusement, il s’était déjà endetté jusqu’au cou pour finir sa toiture. Il restait tant à faire. De plus on était en plein hiver et la chaudière à mazout donnait des signes de faiblesse. Ça lui coûtait moins cher de passer l’hiver à Pattaya que de la refaire. Il était comme les malheureux Noirs qui vendaient leur sang pour vivre. Lui vendait sa vie à la C.I.A. à tempérament.

Le téléphone dérangea ses réflexions amères.

— Mr Linge, fit la voix de la standardiste, un appel de Djakarta. En P.C.V. De la part de Mr Scott.

L’Australien ne perdait pas le nord.

— Je l’accepte, dit Malko, amusé et agacé.

La voix ironique de Phil Scott lui parvint au milieu d’un bruit de fond effroyable.

— Ici, il pleut des cordes, annonça-t-il, c’est encore la mousson. On se noie si on sort de l’hôtel…

— Si je veux la météo, coupa Malko, je peux acheter le « Straits Time ».

L’Australien eut un ricanement enroué.

— Même pas ! Lee Kuan Yew interdit qu’on dise que le temps est mauvais sur Singapore. Il a supprimé la mousson par décret et les derniers moustiques se cachent depuis qu’il les a interdits… Bon. Cessons de déconner. Sani m’a dit que vous lui aviez apporté le petit cadeau. De mon côté, je me suis renseigné sur la personne que vous cherchez. J’ai quelqu’un qui peut vous la retrouver.

— Qui ?

Le rire domina les parasites.

— Ne soyez pas si pressé. Sani vous dira ce soir quand elle aura ouvert l’enveloppe.

— Vous ne revenez pas ?

— Pas tout de suite. O.K. Je ne veux pas vous ruiner. À bientôt. Et faites attention…

Malko sentit que ce n’étaient pas des mots en l’air.

— Vous voulez dire qu’il vaut mieux être armé ? suggéra-t-il.

Le ricanement de l’Australien domina le bruit des parasites.

— À votre place, c’est une idée que j’abandonnerai… Ici, c’est quinze ans ferme si on vous pique avec un flingue et la potence si vous avez tiré avec. Même en l’air…

L’appareil raccroché, Malko resta songeur. Après ce qu’il venait d’apprendre, l’attitude de Margaret Lim était encore plus insolite.

Avant de sortir de la chambre, il contempla son pistolet extra-plat rangé dans son attaché-case. Il l’aurait bien emporté.


* * *

Sani portait un pantalon qui dissimulait ses jambes fuselées et un pull de soie mauve qui moulait sa poitrine comme un gant. La table était déjà mise, par terre à même la natte de Batik où ils avaient fait l’amour. Elle prit l’enveloppe, l’ouvrit, compta soigneusement les billets, assise en tailleur, avec l’application d’une écolière. Puis elle posa sur Malko son étrange regard mort et montra des dents nacrées en un sourire mécanique.

— C’est très bien, dit-elle. Je vous ai préparé de la cuisine malaise. J’espère que vous aimerez…

Elle se leva, disparut avec les billets et revint avec un plat fumant. Une légère odeur d’encens flottait dans la petite pièce. Malko observait la jeune Tamil, dont les gestes gracieux renforçaient la sensualité animale. Elle venait d’apporter du riz au curry mélangé à des morceaux de poulet et à des bouts de viande, avec une insolite salade au gingembre. Malko avait faim et ils dévorèrent sans parler. Sani mangeait presque gloutonnement avec application. Elle desservit, et revint s’asseoir en face de Malko.

— Vous voulez fumer ? J’ai un peu de chaudie.

Son ton était aussi normal que si elle avait proposé du thé.

— Non, merci, dit Malko.

— C’est dommage que Phil ne soit pas là.

Maintenant, elle semblait étrangement détachée, assise dans la position du lotus devant lui.

— J’aurais voulu être danseuse, dit-elle soudain. Mais il faut être riche pour cela !

— Vous gagnez bien votre vie, remarqua Malko.

Elle haussa les épaules.

— Oui, pas mal, mais Phil a besoin de beaucoup d’argent.

Elle énonçait le fait avec un naturel parfait. Il en fut suffoqué.

— Mais pourquoi l’entretenez-vous ? Il est en âge de travailler.

— Il ne gagne pas assez, dit-elle. Et puis il n’a pas de chance. Parfois, il est très malade. Il doit s’arrêter pendant des semaines. Il a des amibes. Alors, il a besoin de moi.

Une lueur ravie passa sur son visage mort. Pour changer de conversation, Malko demanda :

— Pourquoi cette laque sur vos cheveux ?

Sani caressa ses mèches figées.

— C’est joli, n’est-ce pas ? J’avais les cheveux, très longs, jusque-là, mais tout le monde ici, a les cheveux longs et noirs… J’aurais voulu être blonde.

— Sani, dit Malko avec sincérité, même en brune, vous êtes superbe…

— Merci, dit-elle.

Mais il sentit que le compliment ne la touchait pas vraiment. Il regarda sa montre. Onze heures moins le quart.

— Phil m’a dit que vous auriez un message pour moi.

— Ah oui, c’est vrai ! Elle sourit et récita d’un trait :

— Vous devez aller entre onze heures et demie et minuit dans Bugis Street. Mettez la veste verte que vous aviez il y a deux jours au Raffles. Quelqu’un vous abordera de la part de Linda. Suivez-le.

— Linda, qui est-ce ?

Sani secoua la tête.

— Je ne la connais pas. Une Chinoise.

Elle bâilla. Il se leva. Il avait tout juste le temps. Sani se drapa dans un sarong et l’accompagna à travers le jardin, pieds nus. Au moment de la quitter, Malko l’attira contre lui. Elle se laissa faire.

— Good night, dit-elle.

Elle s’enfuit en courant. Probablement pour penser à l’aise à Phil Scott qui ne l’aimait pas et qui l’exploitait mais qui portait tous ses espoirs. Malko regarda les étoiles et se demanda ce qu’il allait trouver dans Bugis Street.


* * *

Sur la gauche de Orchard Road, un terrain vague avait surgi en une journée. Tout un bloc de vieilles maisons balayées au bulldozer. Malko le dépassa, ébloui par les lampes à acétylène d’un parking transformé, comme tous les jours, en restaurant en plein air, avec des dizaines de stands. Là, on mangeait de la délicieuse nourriture chinoise pour 3 ou 4 dollars…

Il continua, descendant presque jusqu’à la mer, tournant à gauche dans Victoria Street qui s’enfonçait à travers Chinatown. Tout était sombre, les rideaux de fer tirés. Après un demi-mille, il aperçut enfin un îlot de vie. Les lampes à acétylène de dizaine d’éventaires brillaient dans la nuit, occupant presque tout l’espace d’une rue étroite coupant Victoria Street à angle droit : Bugis Street.

Malko gara sa Datsun dans Victoria, derrière une rangée de tri-shaws et partit à pied, se mêlant aux dizaines de touristes baguenaudant à la recherche de sensations. Bugis Street était le rendez-vous des travestis, une des traditions de Singapore. Dès la nuit tombée, tous les petits restaurants installaient leurs tables sur la chaussée, ne laissant qu’un étroit passage pour les passants. Les étrangers, de jeunes Chinois, des filles et tout ce qui restait de la faune de Chinatown. Malko se fraya un passage, happé par les garçons des innombrables restaurants.

Soudain, il réalisa qu’il manquait quelque chose à Bugis Street. Le seul bruit était le chuintement des innombrables lampes à acétylène éclairant les éventaires. Les conducteurs de pousses, au lieu de hurler comme à Hong Kong, à Bangkok ou à Djakarta, faisaient timidement résonner leur sonnette. Les garçons des restaurants gesticulaient en murmurant, les marchands attendaient sagement les clients. Malko éprouvait une curieuse sensation d’irréel. Comme si un gigantesque couvercle de sagesse avait été mis sur Singapore. Plus de moustiques, plus de mousson, plus de bruit.

Il s’arrêta au carrefour de Bugis et de Liang Seah. Les tables de bois des restaurants en plein air se rejoignaient presque au milieu. Occupées par des groupes de touristes. Dans l’ombre, quelques Chinois lapaient discrètement leur soupe devant les façades obscures des vieilles maisons lézardées. Malko sentit tout à coup un frôlement. Il tourna la tête et vit un visage blanchâtre de Pierrot, des yeux outrageusement maquillés, des lèvres rouges ouvertes dans un sourire commercial. Puis la robe chinoise moulante fendue très haut jusqu’en haut des cuisses, les hauts talons et les jambes gainées de noir en dépit de la chaleur. La créature demeura appuyée quelques instants contre lui, puis, d’une démarche dansante, s’enfonça dans la ruelle sombre voisine, après un regard appuyé à Malko.

Un travesti.

Tous les soirs, ils traînaient à la recherche de proies consentantes, scandinaves ou anglo-saxonnes, pour la plus grande joie des restaurants, qui voyaient monter leur chiffre d’affaires. Jadis les prostitués mâles et femelles, grouillaient dans les rues étroites de Chinatown. La poigne de fer de Lee Kuan Yew avait finalement repoussé et contenu le stupre dans ce dernier îlot, toléré par le « vice squad » du C.I.D. qui par ailleurs, allait jusqu’à bannir Playboy de Singapore. Malko reprit son vagabondage. Qui était la mystérieuse Linda et pourquoi lui avait-on donné rendez-vous dans cet étrange endroit ? Un autre travesti, avec un turban et un ensemble blanc, le frôla, s’accrocha quelques secondes à son bras, lui offrant des voluptés tarifées en mauvais anglais.

Devant lui, un pousse-pousse fit tinter sa clochette. Malko leva les yeux, sur ses gardes. Il ignorait qui allait le contacter.

Soudain, il vit une lueur inattendue dans le regard du vieux coolie : la peur. Celui-ci fixait un point derrière Malko. Ce dernier se retourna d’un bloc, l’estomac contracté.

Un jeune Chinois en maillot de corps, au visage aigu et dur, le bras droit brandi, serrant dans sa main droite une boule brunâtre de la grosseur d’une pomme, lui faisait face. Au moment où Malko se retournait, il la jeta dans sa direction. Malko plongea vers un éventaire de mini-cassettes à côté de lui.

La boule brunâtre le frôla, explosant en plein visage d’une jeune touriste, qui se trouvait à un mètre derrière lui. Il y eut un bruit mat de verre brisé et aussitôt, un hurlement inhumain. Du coin de l’œil, Malko vit la jeune femme crisper ses doigts sur son visage qui semblait tout à coup fumer, se plier en deux, folle de douleur, hurlant sans interruption. En une fraction de seconde, il devina ce qu’il y avait dans la boule. De l’acide.

Il se redressa, tous ses muscles bandés. La scène n’avait pas duré plus de dix secondes. La foule compacte autour de lui l’empêchait de courir. Pas un policier en vue et il n’avait pas d’arme. Le jeune Chinois qui avait lancé la boule d’acide plongea la main dans une sorte de besace. La femme hurlait toujours au milieu d’un cercle horrifié. Malko vit soudain deux autres Chinois qui s’avançaient sur la gauche brandissant chacun une boule brune. Tendus, repliés comme des fauves. D’un seul élan, ils lancèrent chacun leur projectile.

Il avait eu le temps de saisir une des tables en bois et de la brandir devant lui. Les deux boules s’écrasèrent sur ce bouclier improvisé, éclaboussant le marchand de mini-cassettes qui se mit à crier. Deux autres jeunes Chinois surgirent entre les tables du restaurant, eux aussi brandissant des boules d’acide. L’un d’eux cria quelque chose en chinois et ce fut la débandade. Les marchands ambulants s’égayant dans tous les sens. Un garçon de restaurant lâcha même son plateau et détala.

Cinq boules d’acide partirent en même temps. Malko ne sut jamais comment il les avait évitées.

Un homme entre deux âges – un Blanc – se tenait le visage à deux mains, assis à une table du restaurant. Atteint de plein fouet. Il se mit à crier d’une voix inhumaine. Malko saisit une chaise au passage et la brandit, interceptant encore un projectile. L’odeur âcre de l’acide sulfurique lui piquait les narines. Il ne restait plus auprès de lui que les blessés et quelques touristes figés de terreur. Maintenant les cinq Chinois s’avançaient en demi-cercle. Si une seule boule le frappait, il était défiguré à vie ou aveugle. Ou les deux. D’un bond désespéré, il sauta sur une table, bouscula d’une bourrade un Chinois qui s’interposait et détala à travers le restaurant en plein air, vers la ruelle où avait disparu le travesti. Une boule d’acide le frôla et explosa sur le genou enrobé de graisse d’une vieille Américaine qui regarda avec incrédulité sa chair se mettre à fumer avant de s’évanouir.

Malko avait pris quelques mètres d’avance sur les cinq Chinois.

Il glissa sur le pavé gluant de la ruelle, se rattrapa à un tri-shaw dont le conducteur, endormi entre ses brancards, se dressa avec un cri de terreur. Dix secondes plus tard, une boule d’acide destinée à Malko explosa contre sa poitrine décharnée. Son cri vrilla la ruelle tandis qu’il essayait de s’arracher les côtes avec ses ongles. Malko reprit sa course et stoppa brusquement : la ruelle était bloquée par un mur de gravats. Les bulldozers y avaient poussé les débris de plusieurs maisons. Il se retourna.

Les cinq Chinois arrivaient sur lui. Ils stoppèrent à dix mètres, puis s’avancèrent tranquillement, sûrs de leur coup.

Malko, dans un réflexe de désespoir, ôta sa veste de soie et la brandit devant lui. C’est tout ce qu’il avait pour arrêter l’acide. Les muscles tendus, il attendit.

À l’autre bout de la ruelle, il entendit le brouhaha impuissant des spectateurs horrifiés et les cris déchirants des blessés. Le conducteur du tri-shaw gémissait, recroquevillé sur lui-même.

Le premier Chinois visa soigneusement et une boule d’acide jaillit dans sa direction. Instinctivement, il jeta sa veste en avant. La boule se brisa dessus et il dut lâcher la veste. Maintenant, il n’avait plus rien pour se défendre. Il fit face aux cinq visages grimaçants qui s’approchaient. À ses pieds, la veste verte, mangée par l’acide, fumait.

Un des Chinois leva le bras et visa sa tête.

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