Chapitre VIII

La fille dansait sur place, sans trop se préoccuper de la musique, tortillant ses hanches grasses et faisant tressauter sa poitrine. Elle était totalement nue, à l’exception d’un bracelet à la cheville gauche.

À son visage rond et plat, Malko se dit qu’elle devait être malaise ou indonésienne. Ses traits épais de paysanne et son corps prématurément alourdi n’irradiaient pas beaucoup d’érotisme. Elle ramassa une banane posée à ses pieds, la frotta contre ses cuisses, puis entre ses seins et sur son visage, avec des gestes volontairement obscènes, puis commença à la peler, jetant la peau sur le premier rang de spectateurs. Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, Malko vit qu’il l’y avait que des étrangers, quelques couples âgés même, mais surtout des hommes seuls. Linda et lui se tenaient derrière eux, le long du bar. La salle était minuscule. En étendant la main, les premiers rangs pouvaient toucher la danseuse.

Celle-ci commença une parodie de danse sensuelle, mimant un accouplement d’une façon extrêmement réaliste grâce au fruit épluché.

Étonnant dans une ville qui interdisait une exposition de blue-jeans comme attentatoire à la pudeur…

Un incident détourna soudain l’attention des spectateurs. Un cancrelat, gros comme un autobus, avait surgi d’une plinthe, peut-être guidé par une pulsion érotique, et traversait tranquillement la scène, presque sous les pieds de la danseuse. L’imprudent n’eut pas le temps de laisser libre cours à ses instincts lubriques. Sans cesser de s’enfoncer la banane dans le vagin, en mimant un plaisir hautement questionnable, la danseuse lui décocha un coup de talon précis qui le transforma en bouillie noirâtre.

Le premier rang ne respirait plus. Malko regarda Linda. La Chinoise discutait à voix basse avec le barman, comme si la scène avait été dans un autre monde.

La danseuse vint se planter au bord de la scène, le ventre en avant, l’extrémité de la banane sortant de son triangle noir. Elle se contorsionna, serra les dents et un tronçon de banane tomba sur le plancher de la scène, coupé par la seule force de ses muscles intérieurs.

Encore quelques notes de musique et un second tronçon apparut et tomba. Pour corser le spectacle, la danseuse le ramassa et le tendit à une grosse bonne femme qui en eut un hoquet de dégoût. Puis, hilare, elle « rendit » encore deux tronçons de banane, terminant son numéro de guillotine cochonne par un grand écart. La musique s’arrêta et, ravie, Linda souffla à l’oreille de Malko.

— Les étrangers aiment beaucoup. Ils paient 20 dollars chacun.

Ses yeux brillaient de la joie la plus pure. Elle ajouta :

— Je peux vous donner une fille qui fait la même chose, mais qui est très belle. Une Tamil.

Malko refusa poliment.

Après quelques secondes d’entracte, la musique avait repris et une nouvelle fille se trémoussait sur la scène, un stock de bananes toutes neuves à ses pieds.

— Parlons affaires, dit soudain Linda.

Elle s’était fait servir un coca-cola. À côté d’eux, la tronçonneuse s’était affalée sur un tabouret. Les trois « papillons » gardes de corps s’étaient réparties autour de la porte. Linda semblait analyser Malko. Faussement détachée, sa cuisse s’appuyant contre la sienne, ses grosses lèvres épaisses arboraient un vague sourire, elle jouait languissamment avec ses bagues : elle avait commencé sa danse de séduction.

Mais, quand elle clignait des yeux, on voyait passer des dollars. Linda n’était qu’une tirelire. Il se demanda si elle avait une vie sexuelle. Ou si elle se contentait de régner sur ses « papillons », ses travestis et son show porno.

Pour écarter toute équivoque, il se pencha sur elle.

— Phil Scott m’a dit que vous pourriez me conduire à Tong Lim, dit-il. Est-ce exact ?

Les yeux étaient redevenus sans vie, comme ceux d’un insecte.

— Pourquoi voulez-vous voir Tong Lim ? Si nous faisons une affaire, je dois le savoir. Mr Lim est un homme respecté et puissant. Vous êtes étranger, je ne vous ai jamais vu. Et vous êtes en danger. En grand danger.

Les coins de sa bouche épaisse s’étaient brusquement abaissés.

Malko demanda :

— À cause de l’attaque de ce soir ?

Linda s’intéressa quelques secondes d’un œil professionnel à la scène. Cette fois, la danseuse avait planté un stylo feutre dans son vagin. Accroupie au-dessus d’une feuille de papier, elle s’en servait pour adresser des messages obscènes aux spectateurs. Rassurée, Linda continua.

— Ils ne vous ont pas attaqué par hasard. Je connais les gens de ce gang. Ils ne touchent jamais aux étrangers. La police ne le permettrait pas. Ils protègent les tri-shaws et ils volent dans les docks.

— Pourquoi m’ont-ils attaqué alors ?

— On les a payés.

— L’acide, c’est courant ?

— Oh oui, fit Linda. Ils remplissent des ampoules électriques. D’habitude, ils s’en servent pour intimider ceux qui refusent leur protection. Vous, ils voulaient vous intimider aussi. Ils sont très méchants. Une fois, ils ont forcé une fille qui ne voulait pas payer à avaler ses excréments. Nous avons pris celui qui l’avait fait. On l’a laissé trois jours dans un tonneau avec des rats. Depuis, ils ont peur de nous.

Un bref éclair de joie avait illuminé ses yeux à l’évocation de ce souvenir touchant.

— Vous protégez les filles aussi ? demanda Malko.

Linda eut une moue amusée.

— Bien sûr, nous sommes la seule Société Secrète féminine. Alors, les filles préfèrent s’adresser à nous.

Ayant fini d’expédier ses messages personnels, la danseuse s’attaquait enfin aux bananes. Linda regarda soudain Malko avec méfiance.

— Les Sam-Seng du Gang 18 sont les indicateurs de la « Spécial Branch », dit-elle soudain. Ils leur vendent des communistes et la police les laisse opérer. Je me demande s’ils auraient fait une chose comme ce soir, sans que la « Spécial Branch » soit d’accord…

— Vous êtes sérieuse ? demanda Malko.

Linda secoua la tête.

— Je ne sais pas. Si j’étais sûre, je vous dirais de partir tout de suite. Je ne veux pas de problèmes avec la « Spécial Branch ».

Tout cela était bien étrange… À moins que Linda ne noircisse volontairement le tableau pour augmenter ses prix. Avec les Chinois on ne pouvait pas savoir. Malko sentait que Linda pouvait le mener à Lim. Ce n’était pas le moment de la faire changer d’avis. Une idée inquiétante le taraudait, reliée à ce que venait de dire Linda. Comment ceux qui l’avaient attaqué avaient-ils retrouvé sa trace ?

— Vous n’aurez pas de problèmes avec la police, affirma-t-il. Je suis journaliste et la « Spécial Branch » n’a rien à voir là-dedans.

Linda le fixa quelques secondes, sans expression, puis éclata d’un rire de crécelle, la main contre sa bouche. Si fort que des spectateurs furent distraits du numéro de la banane. Puis Linda se calma et dit d’une voix sèche :

— Vous mentez ! Vous n’êtes pas journaliste.

— Pourquoi ?

— Les journalistes sont pauvres, lâcha-t-elle d’un ton méprisant. Ils ne paient pas pour retrouver des gens.

Le barman se pencha soudain par-dessus le comptoir et tendit à Linda une liasse de billets qu’elle se mit à compter rapidement. Malko l’observa. Il la sentait à la fois appâtée, intriguée et effrayée par sa proposition. À la limite du refus. Elle savait qu’il mentait et avait peur de s’embarquer dans une histoire dont elle ne connaissait pas toutes les ramifications.

Les billets comptés, elle leva brusquement la tête.

— Combien me donnez-vous si je vous mène à Tong Lim ?

— 10 000 dollars Singapore, dit Malko.

La Chinoise cracha comme un chat en colère.

— Pas question ! Il faut au moins 100 000 dollars. En plus, je vous ai sauvé la vie ce soir.

Parce qu’un client mort était un client perdu…

Après dix minutes de tergiversations, ils tranchèrent pour 50 000 dont 10 000 le lendemain. Malko pensa à la tête de John Canon. L’argent de la C.I.A. filait comme de l’eau.

Linda se détendit. Malko voyait les rouages de son cerveau additionner le bénéfice possible de l’opération. Pour s’amuser, il laissa tomber.

— Vous devez être très riche, Linda.

La Chinoise prit l’air offusqué.

— Je n’ai rien. Je suis pauvre.

Soudain câline :

— Vous devriez m’offrir une jolie robe, en plus des 10 000 dollars.

— Et vous, dit Malko, que m’offrirez-vous ?

Il regretta aussitôt son imprudence. Linda le regardait comme si c’était de la crème Chantilly, ses lèvres épaisses retroussées en un sourire supposé sensuel.

— Si vous me donnez 1 000 dollars, dit-elle d’une voix câline, je ferai l’amour avec vous.

Elle croisa les jambes et sa robe s’ouvrit découvrant la cuisse plus haut que le papillon tatoué, jusqu’à la dentelle noire. Malko ne se laissa pas émouvoir. Linda devait être aussi sensuelle qu’une table de roulette.

— Vous gagnerez plus d’argent en me retrouvant Tong Lim, dit-il.

Linda n’insista pas. La jupe se referma. Pendant quelques secondes elle étudia Malko, comme pour chercher un autre moyen de lui soutirer de l’argent. Une autre « avaleuse » de banane était montée sur la scène.

— Ce sont des Indonésiennes ? dit-il.

Linda approuva de la tête.

— Oui. Il y a beaucoup de chômage à Djakarta. C’est pour cela que votre ami y est tout le temps. Il leur donne un peu d’argent pour les décider. Mais elles n’ont pas de papiers. La police les expulse. Il en faut tout le temps de nouvelles.

Malko regarda la malheureuse qui continuait à cracher ses tronçons de banane.

— Vous les payez bien ?

— Je les paie trop cher, gémit Linda. Je ne gagne presque rien.

Ses grosses lèvres s’étaient involontairement retroussées en un sourire gourmand. Linda devait être une redoutable mère maquerelle. Quant à Phil Scott, il était complet. Malko se demanda si lui et Linda n’avaient pas monté une combine vicieuse pour exploiter la C.I.A.

Une sonnerie stridente retentit tout à coup dans la boîte. Linda, sans bouger de son tabouret, poussa un cri d’alarme. La « tronçonneuse » interrompit instantanément son numéro, balaya d’un coup de pied les bouts de banane et sauta de l’estrade. Remplacée aussitôt par une autre Indonésienne, vêtue elle, d’un slip et d’un soutien-gorge en paillettes, qui commença à se trémousser au rythme de la musique.

Linda tourna vers Malko ses yeux de nouveau sans vie.

— C’est la police, n’ayez pas peur.

La porte du bouge s’ouvrit sur deux policiers chinois en uniforme bleu et casquette plate. Linda glissa de son tabouret et alla les accueillir. Il y eut une conversation très brève, ils balayèrent de leurs torches électriques les coins sombres, puis repartirent comme ils étaient venus. Linda revint vers Malko, l’air soucieux.

— C’est bizarre, remarqua-t-elle, ils ne viennent jamais si tard…

Une angoisse diffuse serra l’estomac de Malko. Cela finissait par faire beaucoup de faits étranges. Inquiétants. La curieuse mort de Tan Ubin, l’attitude étrange de la fille de Lim, l’attaque dont il avait été l’objet et maintenant l’inquiétude visible de Linda qui n’avait pourtant pas froid aux yeux. Comme si les autorités officielles de Singapour n’avaient pas voulu qu’il retrouve Tong Lim.

— J’ai faim, dit soudain Linda, venez, nous allons manger.

Ils se retrouvèrent dans une rue déserte et sombre au bout de laquelle on apercevait des lumières. Au passage, Malko nota le nom : Waterloo Street. Celle qui coupait et semblait encore animée à cette heure tardive était Albert Street, encombrée de camions et de tri-shaws. À 200 mètres de l’endroit où il avait été attaqué.

Ils la remontèrent au milieu des éventaires en train de plier, parvinrent à un petit restaurant dont les tables et la cuisine en plein air bloquaient la moitié de la rue.

— Venez, dit Linda, nous allons au premier.

Un énorme Chinois à la chemise couverte de taches de graisse se précipita vers Linda, essayant vainement de plier ses 200 kilos pour une courbette d’accueil. Il leur fraya un chemin entre les tables à grands coups de gueule. Ses petits yeux enfoncés dans la graisse soupesaient Malko, pleins de curiosité. On les installa au fond à une table presque propre. En face d’une cage contenant deux mainates.

Linda exhiba ses dents de requin.

— Fatty se demande qui vous êtes, il ne m’a jamais vue avec un étranger.

— Comment cela se fait-il ?

Linda lui lança un regard noir.

— Il n’y a que les putains qui sortent avec les étrangers. Si je ne faisais pas d’affaires avec vous, je ne serai pas là.


* * *

Linda plongeait ses baguettes dans la coquille du crabe avec l’acharnement d’un bourreau chinois décortiquant un supplicié. Ses yeux d’habitude sans vie luisaient de gourmandise.

— Fatty a le meilleur crabe farci de tout Singapour, dit-elle.

Elle en était à son troisième. Comme toute bonne Chinoise, Linda était gourmande comme une chatte. Ce devait être son seul vice. Malko la regardait s’empiffrer. Elle cracha par terre quelques bouts de coquilles, but un grand verre de thé, rota et dit d’une voix grave :

— Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir faim. Moi, je suis née en Indonésie, à Bornéo, dans un village de Dayaks. En 1962, les Indonésiens, sur l’ordre du Gouvernement ont commencé à massacrer tous les Chinois. Parce que certains étaient communistes. Mes parents avaient une épicerie. Les villageois ont décapité ma mère avec un parang. Mon père a essayé de se sauver, ils lui ont planté une lance dans le dos. Il a couru en rond jusqu’à ce qu’il tombe. Alors on lui a tranché la tête aussi. J’avais un frère. Ils lui ont ouvert le ventre et l’ont bourré de terre puis ils l’ont jeté dans la rivière.

Elle débitait sa litanie d’horreurs en suçant ses pattes de crabe, d’une voix monocorde. Ils étaient tout seuls maintenant dans le restaurant.

— Et vous ? demanda Malko.

— J’ai pu me cacher. J’avais dix ans. Ils n’ont pas vraiment cherché. Ils ont pillé la boutique puis ils sont partis. Je me suis cachée pendant deux mois dans les rizières, je mangeais n’importe quoi, des racines, de l’herbe, des insectes, des fruits sauvages. Puis j’ai été recueillie par des paysans. Ils m’ont gardé un an. Ils me nourrissaient à peine, j’étais dans la rizière toute la journée, avec les sangsues et le soleil. Pour manger, j’étais obligée de voler les offrandes destinées aux dieux sur les autels, dans la jungle. Je me suis fait prendre une fois.

Elle releva la manche de sa robe, exhibant une longue cicatrice noirâtre.

— Ils m’ont brûlée avec un fer rouge.

Malko fixa les yeux noirs sans vie. Linda avait rabaissé sa manche et picorait les derniers morceaux de crabe farci. Elle releva la tête :

— Je me suis sauvée sur un bateau qui venait ici. Mais avant j’ai revu mon père. Ils vendaient sa tête, avec celles d’autres Chinois, aux touristes, à Sarawak, pour cent dollars. En disant que c’étaient des têtes de Japonais tués pendant la guerre. Je n’avais pas cent dollars, sinon, je l’aurais achetée.

Linda essuya avec une serviette en papier la graisse qui maculait ses lèvres épaisses et ajouta, avec une imperceptible ironie :

— Vous ne me demandez pas comment j’ai payé mon voyage… Ils étaient seulement 7. J’avais choisi exprès un petit bateau. Depuis je n’ai jamais laissé un homme me toucher sans payer très cher.

Avec une vitesse stupéfiante, elle lapa les leeches qu’on venait d’apporter et cracha par terre les peaux. Malko l’observait. En dépit de sa dureté, un charme étrange émanait du visage plat. Mais Linda ne pourrait jamais être comme les autres.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? demanda Malko.

Sans le regarder, elle haussa légèrement les épaules.

— Je ne sais pas, dit-elle brièvement.

— Mais, insista-t-il, Linda, ce n’est pas votre vrai nom ?

Un sourire amer tordit la bouche épaisse.

— Non. Mais j’ai appris à oublier mon nom. Cela me fait trop mal quand j’y pense. Venez… J’ai encore beaucoup à faire ce soir.

Si Malko n’avait pas perdu sa veste, il aurait pu croire que rien ne s’était passé… Ils redescendirent au rez-de-chaussée. Quand Linda fit mine de payer, Fatty le repoussa avec horreur.

Quand ils furent dehors, Linda expliqua :

— Je ne paie jamais Fatty, je le protège.

— Vous « protégez » beaucoup de gens, demanda Malko comme ils s’éloignaient dans Albert Street, maintenant déserte, à part quelques éventaires de fruits. Linda s’arrêta devant l’un d’eux où s’empilaient des fruits semblables à d’énormes artichauts. Une odeur douceâtre semblable à celle d’un fromage trop fait. Linda tomba en arrêt.

— Vous connaissez ?

Malko secoua la tête.

— Ce sont des heng-kee, expliqua Linda. Des fruits très recherchés parce que leur chair est aphrodisiaque. Les vieux Chinois riches les paient des fortunes, les réservent à l’avance. Mais ils sentent très mauvais. Si on en oublie un dans un réfrigérateur, il faut brûler la maison…

Ils reprirent leur marche et Malko continua :

— Vous avez beaucoup de clients ?

— Des filles surtout, précisa Linda. Mais je ne leur demande que de l’argent, je leur laisse leur dignité. Venez, je vais vous raccompagner à votre voiture. Qu’il ne vous arrive rien.

— Mais vous n’êtes même pas armée, remarqua Malko.

— Je n’ai pas besoin d’armes, coupa la Chinoise sèchement. Si les « 18 » m’attaquaient, aucun ne pourrait plus mettre les pieds dans Chinatown. Je lâcherais mes filles sur eux. Elles me sont dévouées jusqu’à la mort. Je suis leur seule famille. Ce sont toutes des épaves. Qui sont arrivées ici, sans papier, sans argent, sans famille. Des rescapées de l’Indonésie. Bientôt, il y en aura d’autres. En Malaisie, on commence à tuer des Chinois. Personne ne les aidera, fit-elle amèrement. Mr Lee Kuan Yew veut la paix. Il se bouchera les oreilles pour ne pas entendre leurs cris. Toute l’eau de Singapore vient de Johore…

Ils étaient arrivés devant la Datsun. À côté, il n’y avait plus qu’une rangée de tri-shaws, dont les conducteurs dormaient à la belle étoile. Malko ouvrit la portière.

— Je vous attendrai demain à 11 heures, au coin de Rochor Street et de Waterloo, dit Linda. Venez avec l’argent.

Elle le regarda démarrer puis se fondit dans l’obscurité. Malko accéléra dans Chinatown désert. Il ne mit pas plus de dix minutes pour remonter au Shangri-La. Revenu dans sa chambre climatisée, il prit une douche, but un grand verre de Perrier, et essaya de se détendre, appuyé au balcon. L’air de la nuit était tiède et parfumé. Le vent bruissait doucement dans les bambous géants du jardin.

Pourtant, un malaise diffus serrait l’estomac de Malko. Singapour commençait à ressembler à ces superbes fleurs tropicales au parfum entêtant qui attrapent et avalent ceux qui s’en approchent trop près.

Qui voulait tellement empêcher la C.I.A. d’entrer en contact avec Tong Lim ?


* * *

Toute la troisième page du Straits Time était occupée par le reportage de l’incident tragique de Bugis Street. Malko contempla avec horreur les photos des blessés. La jeune femme – une Australienne – qui avait reçu la première ampoule d’acide était entièrement défigurée et avait perdu l’usage des deux yeux. Deux autres touristes étaient gravement atteints au visage…

Il lut tout l’article sans trouver une seule mention de lui ou de l’intervention des « papillons » ni des trois voyous blessés. Il dut tourner la page pour trouver un récit de rixe où un membre de la Société Secrète « 18 » avait été poignardé à mort. Comme si les deux incidents n’étaient pas liés.

Quant à l’acide, le Straits Time affirmait que la police était intervenue immédiatement sans pouvoir arrêter les coupables. En encadré, il y avait l’interview du chef du Department « Sociétés Secrètes » du C.I.D. expliquant que les touristes ne devaient pas s’alarmer et qu’il s’agissait d’un incident de racket qui avait mal tourné. Il rappelait dans la foulée que les crimes des Sociétés Secrètes avaient baissé de 70 % depuis l’avènement de Lee Kuan Yew et que tous les voyous pris en flagrant délit étaient passibles de l’internement administratif pour une durée indéterminée…

Malko referma le journal avec une impression de malaise. C’était curieux qu’on ne parle pas de lui. On avait dû pourtant retrouver sa veste brûlée. Heureusement, il n’avait aucun papier dedans.

Des témoins avaient vu qu’il s’agissait d’une attaque dirigée contre un étranger et pas d’un règlement de comptes entre Chinois.

Il termina son breakfast et descendit prendre sa voiture. John Canon arrivait à son bureau très tôt. La circulation lui sembla étrangement fluide. En cinq minutes, il eut descendu Orchard Road. À mi-chemin, il passa, sans y prêter attention, sous un grand portique enjambant la rue annonçant en lettres énormes « Restricted circulation zone for all vehicles ». Des lettres de néon rouge précisaient « In Opération ».

Trente mètres plus loin, un policier en bleu s’avança et siffla Malko qui dut s’arrêter.

— Vous n’avez pas de « sticker », remarqua sévèrement le policier. Vous n’avez pas le droit de circuler.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit Malko suffoqué.

Le Chinois le regarda comme s’il tombait de la planète Mars.

— Vous ne savez pas qu’entre 7 h 30 et 10 h 30 il faut une autorisation pour pénétrer dans la zone « retricted ». Vous êtes passible d’une amende de 200 dollars…

Il tendit la contravention à Malko qui repartit, furieux. Ça, c’était de la démocratie ! Le péage dans le centre des villes. Voilà pourquoi il n’y avait presque pas de voitures ! Les gens attendaient 10 h 30 pour descendre en ville. Quand il se gara dans la cour de l’Ambassade américaine, sa colère n’était pas encore tombée.

Midi moins le quart. Toujours pas de Linda. Et aucun moyen de la joindre… Même si Malko parvenait à retrouver son Q.G. dans le magma de maisons en démolition, elle ne devait s’y trouver que la nuit. Il était furieux et frustré après le mal qu’il avait eu à obtenir un nouveau chèque de John Canon. L’Américain voyait dans tout cela une minable escroquerie au détriment des contribuables américains. À sa conviction et aux apparences, Malko n’avait à lui opposer que son intuition. Un bus démarra devant lui, l’enveloppant d’un épais nuage de gas-oil. Si épais qu’il distingua à peine le tri-shaw qui venait de s’arrêter à sa hauteur. Son squelettique conducteur actionna vigoureusement sa sonnette. Malko tourna la tête. Enfoncée dans le siège, Linda arborait de grosses lunettes noires qui tenaient difficilement sur son visage plat. Cette fois, elle était en pantalon noir. Elle fit signe à Malko de la rejoindre.

Il monta dans le tri-shaw qui s’ébranla aussitôt, tournant dans Rochor Street, vers la mer.

— Alors ? dit Malko.

Linda tourna vers lui ses lunettes noires.

— Je suis venue parce que vous êtes un ami de Mr Scott, dit-elle, mais j’ai décidé de refuser votre proposition.

Malko la fixa avec incrédulité. La liasse des 10 000 dollars gonflant sa poche. Qu’est-ce qui avait fait changer d’avis la machine à sous assise à côté de lui ? Seul un danger immédiat et brutal pouvait stopper Linda.

Un danger de mort.

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