IX

LE DONJON
Lundi 28 avril
19 heures 10

Les serpents étaient arrivés.

Les hommes de la SS, surtout les officiers, évoquaient pour Woermann des serpents. Et le SS-Sturmbannführer Erich Kaempffer ne faisait pas exception à la règle.

Woermann ne pourrait jamais oublier le jour où, quelques années avant la guerre, un Hohere SS-und Polizeiführer – nom ronflant pour désigner un chef de la police locale – avait donné une réception dans le district de Rathenow. Officier décoré de l’armée allemande et personnalité locale, le capitaine Woermann y avait été invité. Il n’avait pas envie de s’y rendre mais Helga avait si rarement l’occasion d’assister à une réception officielle qu’il n’avait pas eu le cœur de l’en priver.

Le long d’un des murs de la salle de réception était installé un terrarium de verre où un serpent d’un mètre de long ne cessait de se lover et de se dérouler. C’était l’animal favori du maître de maison. A trois reprises, il avait convié tous ses hôtes à le voir avaler un crapaud. Woermann s’était contenté d’un rapide coup d’œil pendant le premier repas – il avait vu le crapaud descendre lentement dans le gosier du serpent, agitant frénétiquement les pattes pour tenter de s’échapper.

Cette vision avait suffi pour rendre sinistre une soirée déjà pesante. En quittant la salle, Helga et lui avaient longé le terrarium : le serpent avait encore faim, il se tordait en tous sens et semblait réclamer un quatrième crapaud.

Woermann repensait à ce serpent en regardant Kaempffer déambuler dans ses appartements, tourner autour du chevalet, marcher de la porte à la fenêtre. Si l’on excepte la chemise brune, Kaempffer était tout de noir vêtu – veste, pantalon, cravate, ceinturon de cuir, étui de revolver, cuissardes. L’insigne d’argent représentant la tête de mort, les deux S pareils à des éclairs et les galons d’officier étaient les seules taches brillantes d’un uniforme d’un noir absolu… comme des écailles luisantes sur la peau d’un serpent à tête blonde.

Il remarqua que Kaempffer avait vieilli depuis leur dernière rencontre, survenue il y a deux ans à Berlin. Mais pas autant que moi, se dit Woermann. Le major SS avait deux ans de plus que lui mais il était plus mince et paraissait plus jeune. Ses cheveux blonds ne dissimulaient pas le moindre fil gris. Un bel exemple de la perfection aryenne.

— Vous n’avez amené qu’une escouade, dit Woermann. Votre message en mentionnait deux. Je croyais quant à moi que vous seriez venu avec un régiment au grand complet.

— Non, Klaus, fit Kaempffer d’un ton condescendant. Une seule escouade suffira largement pour résoudre vos petits problèmes. Mes einsatzkommandos excellent à ce genre de choses. Mais j’ai tout de même pris deux escouades parce que ce château ne constitue qu’une étape.

— Dans ce cas, où est l’autre escouade ? Elle cueille des fleurs ?

— Oui. dans un certain sens, dit Kaempffer avec un hideux sourire.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Kaempffer ôta sa casquette, son manteau, qu’il jeta sur le bureau de Woermann, puis il s’approcha de la fenêtre donnant sur le village.

— Vous allez bientôt comprendre…

Woermann rejoignit le SS à contrecœur. Kaempffer n’était là que depuis vingt minutes et il se comportait déjà en commandant de la place. Précédant son groupe d’extermination, il avait franchi la chaussée de bois sans la moindre hésitation, en dépit des piles de bois qui s’étaient affaissées au cours de la semaine précédente. La jeep du major et le camion qui la suivait étaient passés sans encombre. Après avoir débarqué et ordonné au sergent Oster de s’occuper de l’installation de ses hommes, il s’était présenté dans le bureau de Woermann avec toute l’arrogance d’un nouveau messie.

— On dirait que vous avez fait votre chemin depuis la Grande Guerre, dit Woermann, alors qu’ils regardaient le village paisible en contrebas. La SS semble vous convenir.

— Je préfère la SS à l’armée régulière, si c’est ce que vous voulez dire. Elle est plus efficace.

— C’est ce qu’on dit, oui.

— Je vous montrerai comment l’efficacité peut résoudre des problèmes, Klaus. Et c’est en résolvant des problèmes qu’on finit par gagner la guerre. Tenez, regardez…

Il tendit la main vers le village. Woermann remarqua bientôt un mouvement aux abords du village. Un groupe d’hommes. Quand ils parvinrent à la chaussée, Woermann comprit qu’il s’agissait de dix villageois avançant sous la menace de la seconde escouade d’einsatzkommandos.

— Vous êtes devenu fou ! Ce sont des citoyens roumains ! Nous sommes en territoire allié ! s’écria Woermann, outré, bien qu’il se fût attendu à quelque chose de la sorte.

— Des soldats allemands ont été tués par un ou plusieurs citoyens roumains. Et cela m’étonnerait que le général Antonescu proteste auprès du Reich pour la mort de quelques péquenots.

— Leur mort ne résoudra rien !

— Oh, je n’ai pas l’intention de les tuer tout de suite : ils feront d’excellents otages. Les gens du village ont été prévenus : ces dix-là seront fusillés si un autre soldat allemand doit mourir. Et il en sera de même toutes les fois qu’un Allemand mourra. J’appliquerai cette méthode tant que le problème ne sera pas réglé, même s’il faut rayer le village de la carte.

Woermann se détourna. C’était donc cela l’Ordre Nouveau, l’Allemagne Nouvelle, l’éthique de la Race des Seigneurs. C’était ainsi que la guerre serait gagnée.

— Cela ne marchera pas, dit Woermann.

— Oh si, fit Kaempffer, dont l’arrogance était insupportable, parce que ça a toujours marché. Ces partisans ne tiennent que grâce au soutien de leurs compagnons de beuverie. Ils sont très forts pour jouer les héros – jusqu’au jour où leurs amis sont exécutés, leurs femmes et leurs enfants déportés. Ils redeviennent alors de braves paysans bien tranquilles.

Woermann voulait trouver le moyen de sauver ces villageois parce qu’il savait qu’ils n’étaient pour rien dans la mort de ses hommes.

— Cette fois-ci, c’est différent.

— Je ne le crois pas, Klaus, et je me permets de penser que mon expérience en ce domaine est bien supérieure à la vôtre.

— Bien sûr… Auschwitz, n’est-ce pas ?

— J’ai beaucoup appris auprès du commandant Hess.

— Ah, vous aimez apprendre ? fit Woermann, en lui jetant sa casquette. Eh bien, je vais vous montrer quelque chose de nouveau ! Venez avec moi !

Sans lui laisser le temps de le questionner, Woermann entraîna Kaempffer dans l’escalier puis dans la cour, avant d’emprunter un autre escalier qui menait à la cave. Il s’arrêta devant la brèche et alluma une lampe puis il conduisit Kaempffer dans les sous-sols caverneux.

— Il fait froid ici, dit Kaempffer en se frottant les mains.

— C’est là que nous gardons les corps. Il y en a six en tout.

— Vous ne les avez pas fait rapatrier ?

— J’ai pensé que les rapatrier un par un ferait mauvais effet… les Roumains pourraient jaser. Je voulais les emmener avec moi mais, comme vous le savez, ma demande de réaffectation a été rejetée.

Il fit halte devant les six corps recouverts de draps.

— Voici le soldat Remer, dit-il en découvrant la tête et les épaules de la dernière victime. Regardez sa gorge.

Kaempffer était impassible.

Woermann remit le drap en place puis fit de même avec le cadavre suivant, tenant sa lampe de façon que Kaempffer vît parfaitement la gorge déchirée. Il présenta ainsi tous les corps, gardant le plus mutilé pour la fin.

— Et enfin, le soldat Lutz…

Kaempffer ne put réprimer un petit cri de surprise. Mais l’étonnement de Woermann était encore plus grand : la tête de Lutz avait été disposée à l’envers – le sommet du crâne reposait entre les épaules, et le cou tranché était dirigé vers l’extérieur.

Woermann s’empressa de retourner la tête et se jura de découvrir celui qui s’était montré aussi peu respectueux envers les restes d’un camarade. Il remonta ensuite le drap et se planta devant Kaempffer.

— Est-ce que vous comprenez maintenant pourquoi cela ne sert à rien de prendre des otages ?

Le major ne répondit pas immédiatement. Il préféra se diriger vers l’escalier et retrouver un peu de chaleur. Woermann savait qu’il était plus troublé qu’il ne voulait bien le laisser paraître.

— Ces hommes n’ont pas seulement été tués, dit finalement Kaempffer, ils ont été mutilés !

— C’est exact ! L’homme ou la chose qui a fait cela doit être complètement dément, et la vie de dix villageois n’y changera rien !

— Pourquoi dites-vous « ou la chose »?

Woermann soutint le regard de Kaempffer.

— Je n’en suis pas très sûr. Tout ce dont je suis certain, c’est que le tueur va et vient librement. Aucune mesure de sécurité ne semble devoir l’arrêter.

— Ce n’est pas un problème de sécurité, dit Kaempffer qui avait recouvré tout son aplomb en réintégrant les appartements de Woermann. La seule réponse valable, c’est la peur. Il faut que le tueur ait peur de tuer, qu’il se rende compte du prix que les autres vont payer pour son geste. La peur est notre meilleure protection, toujours.

— Et si le tueur est un homme comme vous, s’il se moque de la vie des autres villageois ?

Kaempffer ne répliqua pas, et Woermann développa son argument :

— L’arme de la peur n’aura pas d’effet sur ceux de votre trempe. Conservez-la pour Auschwitz, quand vous y retournerez.

— Je ne retournerai pas en Pologne, Klaus. Quand j’aurai rempli ma mission ici – ce qui ne devrait me prendre qu’un jour ou deux —je me rendrai à Ploiesti.

— Je ne vois pas ce que vous pourriez y faire : il n’y a pas de synagogues à brûler, rien que des raffineries de pétrole.

— C’est cela, persiflez, dit Kaempffer, les dents serrées, profitez-en aujourd’hui parce que vous n’en aurez plus l’occasion lorsque le projet Ploiesti sera en route.

Woermann s’installa à son bureau. Kaempffer le fatiguait, et ses yeux se portèrent sur le portrait de son fils cadet, Fritz, qui venait d’avoir quinze ans.

— Je ne vois toujours pas ce que vous pourriez faire à Ploiesti.

— Les raffineries ne m’intéressent pas, je les laisse au Commandement Suprême. Ce serait plutôt les voies ferrées…

— Les voies ferrées ? fit Woermann, qui contemplait toujours la photo de son fils.

— Oui, c’est à Ploiesti qu’on trouve le plus important nœud ferroviaire de Roumanie, et c’est ce qui fait de cette ville le site idéal d’un camp de réinstallation.

— Vous voulez dire… comme à Auschwitz ? dit Woermann, qui fut brutalement tiré de sa rêverie.

— Exactement ! C’est pour cela que le camp d’Auschwitz a été construit là où il est. Il est capital d’avoir un bon réseau ferroviaire pour assurer le transport jusqu’aux camps des représentants des races inférieures. Le pétrole part par train de Ploiesti pour toutes les régions de Roumanie, et les wagons en reviendront chargés de tous les Juifs, Tziganes et autres déchets humains qui souillent ce pays !

— Mais nous ne sommes pas en territoire occupé ! Vous ne pouvez pas…

— Le Führer ne veut pas que l’on néglige les indésirables de Roumanie. Il est vrai qu’Antonescu et la Garde de Fer ôtent aux Juifs les postes de responsabilité mais le Führer a un plan autrement plus vigoureux. Nous l’appelons à la SS la « Solution Roumaine ». Le Reichsführer Himmler s’est mis d’accord avec le général Antonescu pour que les SS montrent aux Roumains comment s’y prendre. Et c’est moi qui ai été choisi pour cette mission : je serai commandant du camp de Ploiesti.

Atterré, Woermann était bien incapable de répondre.

— Klaus, est-ce que vous savez combien il y a de Juifs en Roumanie ? poursuivit Kaempffer. Sept cent cinquante mille, selon les dernières estimations. Peut-être même un million ! Nous aurons bientôt des chiffres officiels, je vais m’y employer. Mais il y a pire encore, le pays regorge littéralement de Tziganes et de Francs-Maçons, sans parler des Musulmans ! Deux millions d’indésirables en tout !

— Si j’avais su, dit Woermann, en se prenant la tête dans les mains, je n’aurais jamais mis les pieds dans cet égout !

— Riez si vous voulez, Klaus, mais Ploiesti aura une importance capitale. Aujourd’hui, nous transférons à Auschwitz les Juifs de Hongrie, et cela nous fait perdre beaucoup de temps, d’énergie et de carburant. Je peux vous dire que la plupart seront conduits en Roumanie dès que le camp de Ploiesti sera opérationnel. Et moi, son commandant, je deviendrai l’un des hommes les plus illustres de la SS et de tout le IIIe Reich ! Ce sera alors à mon tour de rire !

Woermann était prostré. Toutes ces théories l’écœuraient. Mais que pouvait-il faire dans un univers contrôlé par des fous, lui, l’officier d’une armée qui leur permettait de mettre leurs projets insensés à exécution ? Il regarda Kaempffer arpenter la pièce, et l’image du serpent s’imposa à nouveau à lui.

— Je ne savais pas que vous peigniez, dit le major, qui s’arrêta devant le chevalet, comme s’il le découvrait pour la première fois. Si vous aviez passé autant de temps à traquer le tueur qu’à travailler à cette peinture morbide, plusieurs hommes auraient peut-être…

— Morbide ! Il n’y a rien de morbide dans cette peinture !

— L’ombre d’un corps pendu à un nœud coulant, vous trouvez que ce n’est pas morbide ?

— De quoi parlez-vous ? fit Woermann, qui s’était levé brutalement.

— Là… sur le mur, dit Kaempffer, le doigt tendu.

Woermann examina la toile. Il ne voyait rien. Les ombres du mur étaient telles qu’il les avait peintes quelques jours plus tôt. Il n’y avait rien qui pût… Woermann retint son souffle. Sur la gauche de la fenêtre qui laissait apercevoir le village… cette fine ligne verticale se terminant par une forme plus sombre… on pouvait y voir un pendu… Il se souvenait vaguement d’avoir peint cette ligne et cette masse sombre mais il n’avait jamais eu l’intention de donner cette touche sinistre à son œuvre.

Mais Kaempffer pensait déjà à autre chose.

— C’est une chance que vous ayez achevé votre tableau, Klaus. Dès que je me serai installé, je ne vous laisserai plus un seul instant de libre.

Woermann s’attendait à l’entendre dire cela, et sa réponse était toute prête :

— Vous ne vous installerez pas dans mes appartements.

— Pardon, mes appartements. Vous semblez oublier que je suis votre supérieur, capitaine !

— La hiérarchie des SS ! fit Woermann en ricanant. Mais elle ne vaut rien du tout ! Mon sergent vaut au moins quatre soldats de votre trempe ! Sans parler de l’homme !

— Prenez garde, capitaine ! Cette croix de Fer que vous avez reçue à la dernière guerre ne vous donne pas tous les droits !

Woermann sortit de sa tunique la croix de Malte noire à bords d’argent et la brandit devant Kaempffer.

— Vous ne l’avez pas, vous, et vous ne l’aurez jamais ! Pas la vraie, tout au moins, celle qui n’a pas une ridicule petite swastika en son milieu !

— Assez !

— Non, je ne me tairai pas ! Vous autres, les SS, vous tuez des civils sans défense – des femmes, des enfants ! Moi, j’ai reçu cette médaille pour avoir affronté des hommes qui savaient se battre ! dit Woermann, dont la voix baissa subitement. Et nous savons tous les deux à quel point vous détestez un ennemi capable de riposter.

Kaempffer s’approcha si près de Woermann que leurs nez se touchaient presque. Ses yeux bleus étincelaient sous l’emprise de la colère.

— La Grande Guerre, mais c’est du passé, tout cela. C’est celle-ci, la Grande Guerre. L’autre, la vôtre, tout le monde l’a oubliée, à tout jamais !

Woermann sourit, heureux d’avoir poussé Kaempffer dans ses derniers retranchements.

— Non, on ne l’a pas oubliée, on ne l’oubliera jamais ! De même que l’on n’oubliera pas votre courage à Verdun !

— Je vous préviens, je vais vous…

Il ne put achever sa phrase. Woermann avait ouvert toute grande la porte du bureau.

— Sortez !

— Vous n’avez pas le droit de…

— Sortez !

Ils se dévisagèrent longuement puis Kaempffer détourna la tête. Tous deux connaissaient la vérité sur le SS-Sturmbannführer Kaempffer. Sans dire un mot, il prit son manteau et sa casquette et quitta la pièce. Woermann referma calmement la porte derrière lui.

Il retourna à son bureau et se replongea dans la contemplation de la photo de Fritz. Plus il voyait des hommes de la trempe de Kaempffer, plus il s’inquiétait pour Fritz. Il ne s’en était pas fait autant quand Kurt, l’aîné, avait été envoyé en France. Mais Fritz…

Les Nazis allaient le façonner à leur image. Fritz avait été invité à rejoindre les Hitlerjugend, les Jeunesses Hitlériennes. Woermann avait été choqué d’entendre, au cours de sa dernière permission, son fils parler de la Race des Seigneurs et accorder au Führer une place qui avait jadis été celle de Dieu. Les Nazis lui volaient son fils pour le changer en serpent, comme Kaempffer. Et Woermann n’y pouvait rien.

Il ne pouvait pas davantage avoir le moindre contrôle sur Kaempffer. Si le major SS décidait de faire exécuter des paysans roumains, rien ne pourrait l’en dissuader. Kaempffer avait été envoyé par le Commandement Suprême. La seule solution aurait été de le faire arrêter, mais la notion même d’insubordination écœurait Woermann. Tout son héritage prussien se révoltait à cette idée. Depuis un quart de siècle, l’armée représentait tout pour lui. La défier aujourd’hui était impensable.

Impuissant. Voilà comment il se sentait. Et il repensa à cette clairière des environs de Poznan, en Pologne. C’était un an et demi auparavant, les combats venaient de s’achever. Ses hommes avaient établi leur bivouac quand des rafales d’armes automatiques avaient retenti non loin de là. Les membres des einsatzkommandos alignaient au bord d’un fossé des Juifs de tous âges, hommes et femmes, enfants. Ils les exécutaient, les corps roulaient dans la boue, puis d’autres condamnés leur succédaient. Le sang poissait la terre, l’air puait la cordite, et l’on entendait les gémissements de ceux à qui l’on ne prenait même pas la peine de donner le coup de grâce.

Il s’était senti impuissant, et il éprouvait la même sensation aujourd’hui. Il était incapable de considérer cette guerre comme une guerre de soldats, incapable d’arrêter cette chose qui exterminait ses hommes, incapable d’empêcher Kaempffer de tuer les villageois.

Et puis, à quoi bon se révolter ? Tout allait de mal en pis. Il était né avec le siècle, un siècle d’espoir et de promesses. Et il se trouvait maintenant pris dans une guerre qu’il ne comprenait pas.

Et pourtant, cette guerre, il l’avait désirée. Il y avait vu une occasion de chasser les vautours qui se repaissaient de sa Patrie. Son heure était venue, il avait participé à plusieurs grandes victoires. Et la Wehrmacht paraissait ne jamais devoir interrompre sa marche en avant.

Dans ce cas, pourquoi ce malaise ? Pourquoi trouvait-il mauvais de vouloir tout quitter pour revenir à Rathenow et y retrouver Helga. sa femme ? Pourquoi regrettait-il de s’être réjoui que son père, officier de carrière, lui aussi, fût mort à la Grande Guerre sans assister à toutes les atrocités commises au nom de sa Patrie ?

Malgré cela, il s’accrochait à son poste. Parce qu’il se répétait pour la centième fois, pour la millième fois, que l’armée allemande écraserait finalement les Nazis. Les politiciens allaient et venaient, mais l’armée serait toujours l’armée. S’il tenait bon, l’armée allemande serait un jour victorieuse d’Hitler et de ses barbares.

En attendant ce jour, il se prit à espérer que la menace de Kaempffer contre les villageois portât ses fruits et qu’il n’y eût pas de nouvelle victime. Pourtant, s’il devait y en avoir une… si un autre soldat allemand devait mourir, Woermann savait qui il souhaitait que cela fût.

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