XVIII

LE DONJON
Jeudi 1er mai
2 heures 17

Theodor Cuza avait fait preuve de beaucoup de patience et de dévotion, sans même savoir pourquoi il était persuadé que la créature entrevue la nuit précédente le visiterait à nouveau ce soir. Il lui avait parlé dans la langue des anciens. Et elle reviendrait. Cette nuit.

Rien d’autre n’était certain. Peut-être découvrirait-il des secrets recherchés par les savants à travers les âges. Peut-être aussi ne verrait-il plus jamais le matin.

Tout était prêt. Il était installé devant la table ; à sa gauche étaient empilés les gros ouvrages et, à sa droite, toutes sortes d’amulettes destinées à se préserver des vampires. Et puis, il y avait aussi l’éternelle timbale pleine d’eau.

L’unique lumière était prodiguée par l’ampoule nue pendue au-dessus de la table ; sa respiration constituait tout le fond sonore. Cuza tremblait, par désir de savoir mais aussi par peur de l’inconnu.

Soudain, il comprit qu’il n’était plus seul.

Il sentit, avant de voir quoi que ce soit, une présence maligne, qui échappait à son champ de vision et toute possibilité de description. Elle était là, tout simplement. Puis ce fut le début de l’obscurité. La nuit précédente, les ténèbres avaient remplacé l’air même de la chambre ; ce soir, elles sourdaient lentement des murs, insidieusement, jusqu’à les lui dissimuler.

Cuza posa les mains bien à plat sur la table pour les empêcher de trembler. Il sentait son cœur battre avec tant de violence qu’il redoutait à tout instant de voir ses vaisseaux se rompre. Le moment était venu, enfin !

Les murs avaient disparu. La nuit le couvrait d’un dôme d’ébène qui engloutissait toute lumière. Il faisait froid, mais pas autant que la nuit précédente, et le vent ne soufflait pas.

— Où êtes-vous ? dit-il en slavon.

Pas de réponse. Mais dans les ténèbres, par-delà le point que la lumière ne pouvait franchir, il savait que quelque chose attendait.

— Montrez-vous, je vous en prie !

Il y eut un long moment de silence puis une voix fortement accentuée s’éleva dans l’ombre.

— Je peux parler une forme plus moderne de notre langue.

Les mots étaient empruntés à une forme ancienne du dialecte daco-roumain parlé dans cette région à l’époque où fut construit le donjon.

Les ténèbres se dissipèrent quelque peu à l’extrémité de la petite table. Une forme se dessina dans le noir. Cuza reconnut immédiatement les yeux et le visage, puis le corps tout entier devint visible. Devant lui se dressait une sorte de géant : il devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-quinze et se tenait fièrement campé sur ses jambes. Une cape noire, comme ses yeux et sa chevelure, traînait jusqu’à terre ; une broche d’or ciselé la retenait au cou. Cuza pouvait également voir une chemise rouge flottante faite probablement de soie, des pantalons vagues ressemblant à des culottes de cheval et de hautes bottes de cuir brun.

Puissance, décadence, arrogance – tout y était.

— Comment se fait-il que vous sachiez cette langue ? dit la voix.

Cuza s’entendit bredouiller :

— Je l’ai étudiée pendant des années, de nombreuses années.

Il se rendit compte que son esprit était engourdi. Tout ce qu’il voulait savoir, tout ce qu’il désirait demander— tout cela s’était envolé. Machinalement, il énonça la première idée qui lui vint à l’esprit.

— Je m’attendais presque à vous voir arriver en smoking.

Les sourcils épais du visiteur se rapprochèrent pour manifester son étonnement.

— Je ne comprends pas le mot « smoking ».

Cuza s’en voulut de sa légèreté – c’est étonnant de voir comment un roman écrit au XIXe siècle par un Anglais peut modifier votre perception d’un mythe essentiellement roumain. Il s’appuya sur les bras du fauteuil.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le vicomte Radu Molasar. Cette région de Valachie m’appartenait jadis.

— Un boyard ?

— Oui, un des rares qui furent fidèles à Vlad – celui que l’on surnommait Tepes, l’Empaleur – jusqu’à sa fin devant Bucarest.

Cuza ne pouvait en croire ses oreilles bien qu’il se fût attendu à une telle réponse.

— Cela se passait en 1476 ! Il y a près de cinq siècles ! Êtes-vous donc si vieux ?

— J’étais là.

— Mais où vivez-vous depuis le XVe siècle ?

— Ici.

— Pourquoi ?

Au fur et à mesure qu’il parlait, la peur cédait la place au plaisir de la découverte. Il voulait tout savoir – tout de suite !

— J’étais poursuivi.

— Par les Turcs ?

Les yeux de Molasar se fermèrent à moitié pour ne plus montrer que des pupilles d’une noirceur infinie.

— Non… par d’autres hommes… des fous qui m’auraient pourchassé dans le monde entier pour me détruire. Je savais que je ne pourrais tous les écraser, aussi préférai-je les éviter.

Ce disant, il ébaucha un sourire qui révéla des dents longues et jaunâtres, robustes sans qu’aucune fût particulièrement pointue.

— C’est pour cela que j’ai édifié ce donjon, poursuivit-il, que je l’ai aménagé et que je m’y suis caché.

— Êtes-vous… commença Cuza qui ne pouvait plus retenir plus longtemps sa question. Êtes-vous un mort vivant ?

A nouveau ce sourire froid, presque moqueur.

— Un mort vivant ? Un Nosferatu ? Un moroi ? Peut-être.

— Mais comment avez-vous…

Molasar balaya l’air de la main.

Assez ! Assez de questions insidieuses ! Je me moque de votre curiosité malsaine. Une seule chose m’importe : votre pays est le mien, et il y a des envahisseurs. Que faites-vous avec eux ? Trahissez-vous la Valachie ?

— Non !

Cuza sentit la terreur grandir à nouveau en lui. Mais il parvint à ajouter :

— Ils m’ont conduit ici contre mon gré.

Pourquoi ? s’écria Molasar.

— Ils pensaient que je pourrais découvrir ce qui a tué les soldats. Et j’y suis parvenu, je crois…

— Oui, fit Molasar dont l’humeur était des plus changeantes. J’ai besoin d’eux pour reprendre des forces après ce trop long repos. Il me les faudra tous si je veux recouvrer la toute-puissance !

— Vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Cuza sans même réfléchir à ce qu’il disait.

— Ne me dites jamais ce que je dois ou ne dois pas faire dans ma demeure ! Surtout lorsque des envahisseurs s’y sont introduits ! J’ai veillé à ce qu’aucun Turc ne s’aventure dans ce défilé, et je m’éveille aujourd’hui pour trouver mon donjon grouillant d’Allemands !

Il écumait littéralement et arpentait la pièce en tous sens, ponctuant chaque mot d’un geste rageur de la main.

Cuza profita de cette occasion pour soulever le couvercle d’une petite boîte et en tirer le fragment de miroir que Magda lui avait donné pendant la journée. Il le tendit en direction de Molasar pour tenter d’en saisir l’image. Molasar se tenait sur sa gauche, près de la pile de livres, mais le miroir ne renvoyait que le reflet des livres.

Le miroir fut soudain arraché à Cuza.

— Toujours aussi curieux ? dit Molasar en levant le miroir à hauteur de son visage. Oui, les légendes n’ont pas menti : je n’ai pas de reflet. Du moins, je n’en ai plus. Qu’avez-vous d’autre dans cette boîte ?

— De l’ail, dit Cuza en en tirant une gousse. On prétend qu’il éloigne les morts vivants.

Molasar tendit une paume velue.

— Donnez-le-moi.

Cuza s’exécuta et Molasar porta la gousse à sa bouche. Il en prit une bouchée et jeta le reste dans un coin de la pièce.

— J’adore l’ail.

— Et l’argent ?

Il lui présenta un médaillon que Magda lui avait laissé. Molasar n’hésita pas à s’en saisir et à le frotter entre ses paumes.

— Je n’aurais pas été un très bon boyard si j’avais eu peur de l’argent !

Il semblait presque s’amuser, à présent.

— Quant à ceci, dit Cuza en plongeant une dernière fois la main dans la boîte, on prétend qu’il s’agit du meilleur remède contre les vampires.

Il brandit la croix que le capitaine Woermann avait confiée à Magda.

Molasar émit un grognement et recula de plusieurs pas tout en se cachant les yeux.

— Enlevez cela !

— Elle vous affecte donc ?

Cuza était éberlué. Devant lui, Molasar semblait se recroqueviller de terreur.

— Je ne comprends pas. Comment une…

— Enlevez-la !

Cuza s’empressa de lui obéir et rangea la croix dans la boîte de carton.

Molasar semblait sur le point de lui sauter dessus ; il dévoilait ses dents et faisait siffler ses mots :

— Je pensais trouver en vous un allié contre les envahisseurs et je vois que vous n’êtes pas différent !

— Moi aussi, je veux qu’ils s’en aillent ! dit Cuza, terrifié, écrasé contre le dossier du fauteuil. Plus que vous, peut-être !

— Dans ce cas, vous n’auriez jamais dû apporter ici cette abomination ! Et vous n’auriez jamais dû me la montrer !

— Mais je ne savais pas ! Ç’aurait pu être une simple légende, comme pour l’ail et l’argent ! s’écria Cuza, qui se devait à tout prix de le convaincre.

— Peut-être…

Molasar se calma puis se dirigea lentement vers la zone d’ombre.

— Mais j’ai toujours des doutes à votre sujet.

— Ne partez pas ! Je vous en prie !

Molasar s’avança dans les ténèbres, qui commencèrent de l’envelopper, et regarda Cuza sans dire mot.

— Je suis avec vous, Molasar ! cria Cuza, qui avait encore tant de questions à lui poser. Croyez-moi, je vous en prie !

Seuls les yeux brillants de Molasar étaient encore visibles. Tout le reste s’était fondu dans l’ombre. Soudain, une main émergea des ténèbres et se tendit vers Cuza.

— Je vous surveillerai, vieillard. Et je reviendrai vous parler si je vois que je peux vous faire confiance. Mais je mettrai fin à vos jours si vous trahissez notre peuple !

La main disparut. Puis les yeux. Mais ses paroles résonnaient encore. Peu à peu, les ténèbres s’évanouirent, comme absorbées par les murs, et tout redevint comme avant. La gousse d’ail mordue dans un coin de la pièce était l’unique preuve du passage de Molasar.

Cuza demeura longtemps immobile. Puis il remarqua que sa langue était plus lourde qu’à l’accoutumée. Il prit la timbale et but un peu d’eau, qu’il avala avec beaucoup de difficultés. Puis il posa la main sur la petite boîte et hésita avant de l’ouvrir. Il se décida finalement à en sortir la croix d’argent, qu’il posa à plat devant lui.

Un objet d’aussi petite taille… De l’argent, ouvragé aux quatre extrémités. Nul corps n’y était cloué. Rien qu’une croix, symbole de tout ce qu’il peut y avoir d’inhumain dans l’homme.

La tradition millénaire et l’apprentissage de sa propre foi avaient toujours poussé Cuza à voir dans le port d’une croix une coutume assez barbare, le signe d’un manque de maturité de la religion catholique. Mais le christianisme était un rejeton assez tardif du judaïsme, qui avait tout son temps pour mûrir. De quel mot Molasar avait-il qualifié cette croix ? Une « abomination »? Non, on ne pouvait dire cela. Du moins, pas pour Cuza. Un objet grotesque, peut-être, mais sûrement pas une abomination.

La croix, comme bien d’autres choses, prenait aujourd’hui un sens nouveau. Plus rien n’existait dans la pièce que cette petite croix d’argent sur laquelle Cuza concentrait toute sa pensée. Les croix ressemblaient beaucoup à ces amulettes avec lesquelles les primitifs chassaient les mauvais esprits. Les habitants de l’Europe centrale, les Tziganes, surtout, possédaient de nombreux charmes, qui allaient de l’ail aux icônes. Cuza leur avait assimilé la croix car il ne voyait pas pourquoi elle aurait mérité plus d’attention que les autres.

Et pourtant, Molasar avait trouvé cette croix repoussante, il ne pouvait même pas la regarder. La tradition lui accordait une toute-puissance sur les démons et les vampires parce qu’elle était censée symboliser le triomphe ultime du bien sur le mal. Cuza s’était toujours dit que, si les morts vivants existaient et si la croix avait quelque pouvoir sur eux, c’était uniquement à cause de la foi profonde de la personne qui détenait l’objet et non de l’objet lui-même.

Il se rendait maintenant compte qu’il avait eu tort.

Molasar était le mal. C’était une chose très claire : toute entité qui laisse derrière elle un chemin de cadavres pour perpétrer sa propre existence est fondamentalement mauvaise. Et Molasar avait reculé quand Cuza avait brandi la croix devant lui. Cuza ne croyait pas au pouvoir de la croix, mais elle avait pourtant réussi à supplanter Molasar.

Par conséquent, c’était bien la croix qui possédait un pouvoir, et pas celui qui la porte.

Cuza commençait à entrevoir toutes les implications d’une telle découverte…

Загрузка...